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« Être au milieu du temps »
Franck Bernède

De quelques principes et usages de la possession en Himalaya central (Uttaranchal-Inde)

L’Himalaya central est constitué d’une mosaïque de sociétés, où les nombreuses variations de la transe ritualisée occupent une place privilégiée dans l’économie des rituels populaires. Côtoyant les formes savantes de la religion, ces cultes villageois s’ancrent dans des héritages légendaires, historiques et territoriaux aux influences multiples. Le plus souvent entretenues par des castes de bas statut, ces traditions locales ont parfois été considérées comme un conservatoire des formes anciennes, voire archétypales, du paysage religieux. La présente étude, à la croisée de l’anthropologie religieuse et de l’ethnomusicologie, se concentre sur les aspects performatifs d’un culte domestique de l’Uttaranchal (Inde du Nord). Cette cérémonie, appelée gharau-ka jāgar, « jāgar de maison », est pratiquée dans la province du Kumaon, une aire géographique qu’il convient de rattacher historiquement et culturellement aux deux régions voisines du Garhwal indien et de l’Ouest du Népal. Creuset d’expressions artistiques entendues comme les vecteurs privilégiés de communication entre le monde des hommes et celui des dieux, l’aire considérée est le cadre naturel d’un continuum de pratiques religieuses où les cultes, le plus souvent aniconiques, s’expriment de préférence par le biais de la musique et de la danse. Loin d’opérer comme de simples ornements des cérémonies, les pratiques s’affirment ici comme constitutives des rites eux-mêmes.

Principalement dévolus aux aspects narratifs et à la systématique musicale, mes travaux antérieurs sur le jāgar s’étaient limités à la temporalité du rituel (Bernède 2002). Ils eussent été fragmentaires sans une approche de sa dimension spatiale, domaine d’élection des médiums. Dans cet article, j’examinerai la fonction de la danse dans le contexte de la possession. Plus spécifiquement, je m’interrogerai sur la valeur accordée à la notion de « mouvement », maître mot dans le vocabulaire technique des participants. Après avoir discuté des influences du tantrisme hindou sur les techniques du rituel, j’en récapitulerai l’ordonnancement à travers la modélisation d’un jāgar-type. Je concentrerai ensuite mon attention sur la personne du médium, figure centrale de la cérémonie. Le contexte et ses protagonistes étant posés, j’aborderai le décryptage des gestes rituels, éléments déterminants dans les processus de divinisation du composé humain. Prenant appui sur un inventaire des mouvements attribués aux principales divinités, je dégagerai les caractéristiques des danses d’incarnation, prélude aux consultations. Rassemblant enfin les éléments essentiels de l’expérience oraculaire, mes dernières remarques feront entrevoir la dimension métaphysique sous-jacente aux techniques musicales et aux stratégies spatio-temporelles mises en œuvre (1).

Typologie rituelle

Le jāgar (2) est l’une des cérémonies les plus représentatives de la vie religieuse du Kumaon (3). Le mot jāgar, issu du Skt. jāgaraṇa, signifie « éveiller », « réveiller » ou encore « veiller » (4). Polysémique, il définit à la fois l’ensemble de la cérémonie et l’une de ses parties principales. Les typologies rituelles et les techniques musicales du jāgar le situent comme une spécificité de l’univers religieux de cette région. En effet, à l’exception d’une variante de ce culte dans la région limitrophe de Baitadi au Népal de l’Ouest, il semble n’être pratiqué que dans deux régions de l’Inde du Nord : le Kumaon et le Garhwal. Les bardes regroupent sous le vocable générique de jāgar un ensemble de cérémonies qu’ils répartissent en deux groupes distincts : les cultes domestiques (ghārau-ka jāgar) et les cérémonies de temples (dūnī-ka jāgar). Pour eux, les différents types de jāgar se distinguent également par leurs durées. Les jāgar domestiques ne peuvent en effet excéder sept jours, alors que selon les choix et les moyens financiers des commanditaires, ceux qui sont effectués autour des foyers de renonçants peuvent se dérouler sur des périodes allant de 22 jours (baisi jāgar) à 6 mois (chiasi jāgar). Ces deux catégories de jāgar se distinguent musicalement par l’emploi de formations instrumentales différentes. Outre le barde s’accompagnant de son tambour-sablier huḍka, la première formation comprend un joueur de plat de laiton (thalī) et deux choristes. Quant aux jāgar de temples, ils utilisent le ḍhol-ki bājā, un groupe instrumental qui comprend un tambour ḍhol, un ou plusieurs petits tambours damāu auxquels s’ajoute parfois une timbale nagārā (5). Au genre martial et aux sonorités « à sons fixes » du jeu combiné du ḍhol-ḍamāu s’oppose ici le langage modulé du couple huḍka-thalī. Le cadre de cet article n’autorisant pas le traitement de ces deux formes contrastées du rituel, seul le ghārau-ka jāgar sera ici pris en compte (6).

Jāgar et tantrisme

Quelle que soit sa forme, le jāgar a pour objet principal la consultation de divinités villageoises (gauḷ dyāpt) ou de héros divinisés (bir dyāpt) par l’intermédiaire de médiums possédés, une expression qu’il convient toutefois d’utiliser avec précaution, car il n’existe, précisons-le, aucun équivalent à cette définition dans les langues locales. La terminologie vernaculaire fait état de tremblements, d’intrusions, de pénétrations, toutes sortes d’expériences qui sont avant tout décrites par les médiums comme une descente de la divinité (avatāra lagunera) dans leurs corps, eux-mêmes perçus comme les véhicules privilégiés et les lieux de la présence des dieux dans le monde. Il convient de remarquer d’emblée que si la manifestation des divinités dans les corps des médiums est ici un phénomène cultivé, tel n’est pas toujours le cas des esprits malfaisants, dont l’emprise sur les personnes qui en sont affligées n’est pas toujours contrôlée. Les deux états, traduits en français par « possession », sont distingués dans les langues locales – le médium est un dieu incarné tandis que le possédé ou l’affligé est « touché », « affecté », « frappé » par une entité divine et peut se trouver soit sous son influence, soit véritablement habité par elle (7). Loin d’être un phénomène isolé, ce mode d’expression religieuse se retrouve dans l’ensemble du monde indien où ce type de culte est largement répandu (en particulier parmi les communautés de bas statut) (8). Les fondements idéologiques sur lesquels il repose, mais surtout les modalités techniques par lesquelles il s’exprime, semblent s’inscrire dans une perspective générale de l’hindouisme. Ici, les processus de « possession » ou d’« absorption mystique » (Skt. āveśa)(9), quels que soient les milieux dans lesquels ils se manifestent, sont perçus non comme des fins en soi, mais plus comme des moyens (upāya) cultivés par les adeptes en quête d’identification avec les divinités (10). Comme on le remarquera plus loin, cette perspective religieuse, particulièrement valorisée dans la littérature de l’hindouisme médiéval, ne semble pas si éloignée du discours des médiums sur les moyens mis en œuvre dans les cultes de type oraculaire.

Au centre des cérémonies siège le barde (jāgari), un personnage aux fonctions multiples, identifié par les médiums à la figure de Guru Gorakhnāth, « le seigneur du bétail »(11), fondateur de la secte des Nāth (12). Cette filiation symbolique, qui pose le jāgari comme le maître des séances, s’inscrit dans la mouvance d’un courant religieux spécifique, celui du tantrisme hindou. En effet, comme nombre de cérémonies de types oraculaires en Inde, le jāgar kumaoni s’appuie sur des pratiques rituelles fortement influencées par les valeurs et techniques de l’hindouisme tantrique. Il est ici plus particulièrement imprégné par le Nāthisme, un courant religieux qui a marqué aussi bien l’hindouisme que le bouddhisme, et dont on note encore aujourd’hui l’influence tant au Tibet que dans le sous-continent indien. Dans l’aire himalayenne, où ses représentants semblent avoir toujours entretenu d’étroites relations avec les instances du pouvoir temporel, de nombreux mythes associent certains d’entre eux à la fondation de royautés, comme Candan Nāth à Jumla ou encore Ratan Nāth à Dang (Népal)(13). Figures éminentes du paysage religieux de l’Himalaya, les Nāth sont mentionnés en bonne place dans les répertoires épiques et cérémoniels des bardes contemporains, qui affirment être les descendants de musiciens de cour et généalogistes des rois. Parmi ces hautes figures, Guru Gorakhnāth est présenté dans le jāgar comme le maître de toutes les divinités villageoises, une fonction à laquelle s’identifient les bardes au cours des séances. Cette filiation spirituelle est renforcée par un mythe d’origine selon lequel, Dharm Dās, le barde archétypal, aurait reçu son tambour des mains même du saint fondateur. La posture que le barde adopte tout au long du rituel, considérée comme une armure de protection et symboliquement mise en relation avec Gorakhnāth lui-même en est un autre exemple. Nombre de divinités du jāgar sont par ailleurs présentées elles-mêmes comme des initiés dans l’ordre des kanphata yogi (14). Enfin, rangés dans la catégorie des divinités tutélaires ou de lignage, certains saints de l’ordre, les Nāth siddha, sont intégrés au panthéon villageois et sont plus particulièrement vénérés par les castes de musiciens (15).

Théoriquement accessible à toutes les strates de la société hindoue, la doctrine Nāth reste, tout au moins dans les régions de l’Himalaya occidental, l’apanage des renonçants de l’ordre dont l’origine n’est jamais de bas statut. Tentant de retracer les sources hypothétiques de filiation entre les Nāth et les castes de musiciens, j’ai interrogé plusieurs supérieurs (mahant) de monastères en Inde et au Népal. Tant en Uttaranchal que dans les monastères du Népal de l’Ouest, les réponses ont été unanimes : intouchables, les tailleurs-musiciens Damāi, comme d’ailleurs l’ensemble des groupes de bas statut, ne peuvent en aucun cas recevoir l’initiation. Leur présence est en revanche requise pour l’accompagnement musical des rites. Rémunérés en part de récolte selon un principe associatif, ils participent, comme dans les cultes brahmaniques publics, du paysage religieux de la communauté (16). Tel est au Kumaon, le cas des musiciens Dās qui, au moins depuis la période Chand (XIIe-XVIIIe siècles), accompagnent les rituels de certains sanctuaires Nāth (comme celui de Nagnāth à Bhagesvar par exemple). Dans cette région, où la secte semble sous-représentée vis-à-vis du Garhwal ou de l’ouest du Népal, les Nāth apparaissent en revanche de manière récurrente dans le répertoire des bardes. Invoqués pendant la phase préliminaire des jāgar, ils font également l’objet d’hagiographies chantées qui, fait significatif, sont établies sur la même systématique musicale que le corpus épique. Ainsi, le rattachement ­spirituel des bardes au courant Nāth, loin d’être avalisé par des relations initiatiques formelles, semble relever d’une sorte de filiation idéale, peut-être issue du contact rapproché qu’ont entretenu les deux communautés au cours des siècles.

Quelle qu’en soit l’origine, cette influence s’exerce de manière soutenue dans le contexte du jāgar. Elle s’illustre tout d’abord par la nature des relations qu’entretiennent bardes et médiums. Soumis à l’autorité des premiers en tant qu’hypostases de Guru Gorakhnāth, les seconds leur manifestent leur dévotion lors des phases d’incarnation et plus précisément avant l’exécution des danses identificatoires. Ces signes d’allégeance, représentés par la traditionnelle salutation mains jointes, anjali muḍra, sont exécutés lors des récits relatifs à la conception, à la naissance ou encore aux premiers actes extraordinaires attribués aux divinités dans les récits chantés par le barde. D’autres références, tout aussi significatives, apparaissent également dans l’utilisation de certains gestes rituels propres (mais non exclusifs) au tantrisme des Nāth. Je pense ici au maniement et à l’apposition des cendres, activités essentielles dans l’exercice divinatoire mais aussi des gestes de divinisation du corps des médiums. Considérée comme un rite d’auto-consécration, cette technique gestuelle s’enracine dans un fond de pratiques tantriques et se trouve être par ailleurs un préliminaire indispensable au yoga des Nāth. Ces processus, dont je me propose d’examiner les techniques dans les pages qui suivent, ne concernent pas seulement les médiums, mais sont également manifestés par le barde. Ils sont, à mon sens, essentiels pour saisir la relation qu’entretient le musicien avec son tambour. En effet, la consécration des instruments de musique relève, me semble-t-il, de la même catégorie d’actes rituels que les processus d’auto-consécration des médiums.

Modélisation du rituel

Les jāgar domestiques ou plus exactement « de maison » (gharau-ka jāgar), peuvent s’étendre d’une à sept soirées et sont effectués tout au long de l’année sans restrictions calendaires. Ils se déroulent le plus souvent dans la maison même des commanditaires, quelle que soit leur caste. Les cérémonies s’effectuent en général entre le crépuscule du soir et le crépuscule du matin. Elles sont souvent prolongées le jour suivant par une visite aux sanctuaires ou aux temples des divinités. S’y déroulent, en fonction des injonctions faites par les médiums, des sacrifices d’animaux, suivis d’un banquet collectif. Les séances suivent toujours plus ou moins le même ordre chronologique. Elles débutent vers dix heures du soir et se répartissent le plus souvent en deux grandes phases, correspondant chacune à l’incarnation d’une ou plusieurs divinités. Avant d’aborder l’analyse chorégraphique du rituel, il apparaît utile de donner au préalable les repères indispensables à son l’organisation temporelle à travers la modélisation d’un jāgar-type. Au sein du continuum que semble former le jāgar, la terminologie locale divise la cérémonie en cinq parties distinctes :

1. Naubat, sandhyā et dulaimcha pūjā

Le jāgar débute invariablement par l’établissement d’un foyer de renoncement dédié à Gorakhnāth (Gorakhnāth-ka dhūnī). Celui-ci est allumé par le commanditaire à l’extérieur de la maison. Des braises et des cendres en sont extraites et sont transportées dans un plat de métal (thalī) au centre de la pièce où se déroulera la séance. La phase préliminaire intègre plusieurs activités interdépendantes qui sont respectivement nommées naubat, sandhyā et dulaiṁcha pūjā. Le premier terme définit l’intervention musicale du barde et de ses assistants.

Du point de vue musical, le naubat peut s’apparenter à un prélude instrumental qui annonce l’imminence d’une veillée. Lieu d’un ajustage stylistique entre les différents musiciens, il est aussi celui de l’apprentissage des figures rythmiques pour d’éventuels postulants au statut de barde. Au plan symbolique, la complémentarité de timbres des instruments utilisés (huḍka et thalī) est associée aux fonctions dévolues aux bardes et aux médiums ou, plus exactement, aux archétypes auxquels les participants s’identifient pendant la séance. Ainsi, le son du tambour-sablier représente la présence sonore de Guru Gorakhnāth, alors que celui du thalī manifeste celle des divinités qui s’incarnent dans les médiums. Fait remarquable, le naubat synthétise en la préfigurant toute l’ossature rythmique du rituel. Sa structure, au demeurant très codifiée, prend appui sur un nombre déterminé de figures rythmiques dont l’organisation présente peu de variantes d’un interprète à l’autre. Les bardes emploient deux termes pour désigner le rythme : le premier, chāl, de l’hindi chāla qui signifie mouvement, et le second, tāl, du sanscrit tāla, « frappement de mains », terme générique qui, on le sait, désigne la structure métrique dans la musique indienne. De manière significative, le premier semble utilisé exclusivement dans le contexte cérémoniel, tandis que le second est réservé au répertoire épique. Ainsi, la notion même de rythme musical semble nettement distinguée entre ces deux répertoires, pourtant fondés au Kumaon sur la même systématique musicale. La structure rythmique du jāgar doit donc d’abord se comprendre en termes de « mouvements » et pas seulement de rythme au sens musical du terme. C’est là un point sur lequel il convient d’insister car, outre le fait de marquer une importante frontière stylistique entre les deux répertoires, cette terminologie signe d’emblée l’un des principes sur lesquels repose toute l’économie du rituel, celui du mouvement.

Outre son contenu musical, le terme naubat désigne également la préparation des ingrédients qui seront utilisés tout au long du rituel ainsi que la consécration des sièges de divinité (dulaiṁcha pūjā). Le second, sandhyā, « crépuscule », ou sandhyā jhulana « le balancement du crépuscule » comme les bardes l’expriment parfois, renvoie à l’invocation (nyūtan) des noms divins psalmodiés par le barde, parfois même par le médium principal, lors de l’offrande de lumières (arati)(17). Cette dernière, qui comprend également une purification du lieu (sudh-karn) consiste en une aspersion de la pièce et de l’assistance d’un mélange d’eau, d’urine de vache et de cendres appelé bibhut pāni « eau de cendres ». La phase naubat peut être le moment où les médiums montrent les premiers signes d’un changement d’état premiers.

2. Bhaṇau, « encourager »

D’une durée variable selon les circonstances et les interprètes, la seconde phase, appelée bhaṇau, littéralement « encourager », se présente comme un prélude et une mise en condition aux danses de possession. Comparable à un récit laudatif, son contenu narratif, souligné par la première intervention des assistants choristes et du plat de laiton, est une introduction au récit des divinités. Il peut être le cadre de possessions passagères des médiums, parfois même des membres de l’assistance. Se différenciant de la partie introductive, le bhaṇau instaure d’emblée un intense climat de recueillement des médiums et de dévotion parmi l’assistance. Il est parfois précédé d’un intermède, sorte de sous-partie, appelée Mahābhārat, comme la grande épopée pan-indienne, consistant ici en récits édifiants mettant en scène les divinités du panthéon classique(18).

3. jāgar, « éveiller »

Enchaînée sans transition au récit laudatif, la phase jāgar, éponyme de la cérémonie,est celle pendant laquelle les médiums incarnent les divinités par le biais des danses identificatoires. Cette phase est la plus longue du rituel. Elle se fonde sur un jeu d’alternance entre parties déclamées et parties chantées au cours desquelles les médiums illustrent la Geste des divinités chantée par le barde. Au-delà de leurs fonctions édifiantes pour l’assemblée, ces danses « d’incarnation » apparaissent à bien des égards comme une méditation active des médiums sur les divinités. Y sont progressivement assimilés leurs traits de caractères et leurs fonctions. Elles permettent en outre à l’assistance d’identifier les personnes divines auxquelles ils sont confrontés. L’identification des entités, puch gachha « l’interrogatoire », apparaît comme l’une des sections principales de la phase jāgar. Celle-ci se caractérise également par des actes rituels visant à sacraliser le corps du médium. Associées aux danses ou exécutées au sol, ces opérations, appelées bibhut nyāsa, consistent en l’apposition de cendres du foyer sur le corps du médium. Ces deux activités, la danse et les impositions, concourent à la déification du médium qui, temporairement dépossédé de sa personnalité ordinaire, est à même de laisser la divinité parler à travers lui.

4. Autāra hūṇa,« l’incarnation »

L’incarnation (autāra hūṇa), du sanscrit ataraṇa « s’incarner », rassemble l’ensemble des actes accomplis par les médiums lors de la phase de consultation. Elle fait suite aux mouvements dansés de la phase jāgar. S’y déroulent plusieurs séquences inextricablement mêlées : l’établissement du diagnostic, la cure, les prescriptions et le don des nourritures consacrées (prasāda). Cette partie du rituel est la plus importante aux yeux de l’assemblée qui, soucieuse des réponses apportées à ses interrogations, est particulièrement attentive à tous les actes et paroles des divinités incarnées. Les médiums doivent y authentifier les paroles de la divinité par des procédés divinatoires ; ils saisissent des grains de riz qu’ils lancent en l’air et rattrapent, examinent, puis posent sur un plat qu’ils présentent à l’assistance. La parole de vérité est authentifiée par la présence d’un nombre pair de grains. Le dieu « flaire, renifle » littéralement ses patients afin de cerner les causes de leurs malheurs. Il pose des questions, écoute les réponses et détermine les causes. Le traitement des afflictions est bien souvent l’objet de débats houleux, de menaces et de hurlements. Il est accompagné de prescriptions enjoignant des visites aux sanctuaires et des sacrifices sanglants. Bien qu’entrecoupée parfois de brèves interventions des instruments ponctuant la narration du barde, la phase de consultation se détache nettement des autres parties du culte par l’absence de musique et de danse.

5. Aśis ou aśirbad,« bénédiction », chāl dena,« donner le départ »

La consultation achevée, le barde est à même de renvoyer la divinité. Celles-ci est libre de retourner au mont Kailaś, résidence du Seigneur Mahādeva. La cérémonie s’achève par une bénédiction de l’assemblée et des musiciens. Appelée asis ou asirbād, cette phase conclusive s’effectue par divers attouchements et aspersions d’eau lustrale (bibhut pāni). La divinité projette à nouveau quelques poignées de riz, chassant les mauvais esprits (bhūt) qui rôderaient encore. Certains médiums signifient le départ de la divinité de manière appuyée en tournant par trois fois sur eux-mêmes avant de saluer de la tête leurs sièges. Le barde fait alors entendre un dernier chant de bénédiction dont les thèmes musicaux reprennent ceux qui sont utilisés pendant la phase jāgar. La divinité danse encore une dernière fois, illustrant son retour vers les régions divines. Délaissant son véhicule, celui-ci, s’écroule au sol.

Entre ciel et terre : figures de la médiation

Deux termes équivalents sont utilisés pour qualifier l’activité des dieux dans le monde : le premier, avatār, du sanscrit avatārana, (ava+tr) exprime l’idée d’une « descente », le second, autāra hūṇa « incarnation », n’est autre que sa traduction en langue kumaonie. Comme dans de nombreuses cultures, les médiums sont ici à la fois présentés comme les chevaux, ou montures des dieux (dyāpt-ka ghoḍā), et comme les divinités elles-mêmes. Toutes les entités qui « descendent » lors du jāgar dansent : c’est là leur premier mode de manifestation. Elles sont d’ailleurs collectivement désignées par l’expression nachnevali dyāpt, « les dieux dansants ». Jouant un rôle crucial dans le processus d’incarnation, la danse représente un épisode central dans le déroulement du rituel. Mais, comme nous le verrons par la suite, l’actualisation de la présence divine dans le corps des médiums est également soumise à d’autres catégories de gestes, eux proprement rituels et sans rapport apparent avec la musique.

Les médiums (K. ḍãgari, H. ḍãgariyā) sont considérés comme les réceptacles privilégiés de la présence visible des divinités dans le monde. Leurs rôles sont considérés essentiellement comme passifs. Leurs principales activités, la danse et la consultation, ne sont pas censées relever de leur volonté propre, mais d’un principe de soumission. Une interprétation étymologique et comparative du terme ḍãgariyā a été proposée par M. Gaborieau (1975b, 1976). L’auteur relie le mot ḍãgariyā à ḍãgrī, terme désignant les prêtres de temple de la région de Jumla (Népal de l’ouest), également employé au Népal central pour désigner les intercesseurs dhāmi possédés par les bāyū, « esprits de malemort » (Gaborieau 1976 : 226). Il fait par ailleurs dériver le mot ḍãgariyā de ḍaṇgara et ḍagga, termes péjoratifs définissant dans le dictionnaire de Turner (19) un animal maigre ou castré, une mauvaise bête ; et, par extension, un homme stupide, paresseux, malade, maigre, qui ne travaille pas, qui n’a pas de famille, pas d’enfant (1975b : 165). Ces qualificatifs ne semblent pas recouper la perception que semblaient en avoir les populations avec lesquelles j’ai été en contact. Appelés ici Parameśvāra, « Seigneur suprême », ou simplement Malik, « Maître » par le barde pendant les séances, les médiums semblaient au contraire jouir d’un certain prestige.

Le statut de médium n’est pas l’apanage d’une caste ou d’un groupe en particulier. Les élus sont issus de toutes les strates de la société (20). La plupart des médiums officiants dans les jāgar domestiques auxquels j’ai assisté étaient des femmes. Bien qu’il ne puisse y avoir véritablement de restriction d’âge pour devenir ḍãgari, il semble, selon Fanger (1990 : 181), que la « maturité rituelle » en représente la limite inférieure : mariage pour les femmes et cérémonie du barpan, l’initiation de passage à l’âge adulte pour les hommes. Cependant, nombre de ḍãgari apparaissent comme des marginaux. Certains sont célibataires, frappés d’infortune, ou atteints de difformités physiques. La tradition leur prête des exploits extraordinaires. Ceux-ci sont perçus par tous, non tant comme un garant de l’authenticité de la présence divine dans leurs corps, que comme les signes visibles de leur capacité à la recevoir. Ces démonstrations spectaculaires, comme tordre des barres de métal brûlantes ou marcher sur les braises, sont effectuées lors des séances de jāgar de temples, qui sont les lieux d’élections privilégiés des futurs médiums(21).

Personnages effacés dans la vie publique, les médiums sont peu enclins à parler de leurs activités au sein des jāgar. Attribuant invariablement celles-ci aux divinités elles-mêmes, ils prétendent de manière générale ne jamais se souvenir des événements survenus lors des séances. Toutefois, cette « amnésie » semble très relative. Des entretiens, appuyés sur des films vidéo tournés lors des séances, ont levé quelques voiles sur les différents aspects de l’activité médiumnique. Ils se sont révélés précieux pour identifier l’ensemble des gestes et postures utilisés, tant dans le contexte rituel proprement dit que dans les processus identificatoires engagés pendant les danses d’incarnation. Janki Devi, la seule médium qui ait accepté cette confrontation, ne manqua pas de préciser les différents modes de pénétration de la divinité dans son corps. Selon sa description, l’actualisation de la présence divine n’est pas un phénomène instantané mais progressif, qui suit plusieurs étapes :

La première intrusion, lors d’une intense méditation, jaillit du centre de l’être. La divinité [ici Golu] de la taille d’une graine, réveillée par la dévotion au maître (guru-bhakti), grandit tout d’abord dans le cœur, imprègne progressivement l’intérieur du corps et le réchauffe. Golujiū prend peu à peu possession de tout l’espace disponible. Lorsque tout le corps est chaud [investi], il manque de place et cherche encore à s’étendre. C’est la raison des tremblements (kāmno). La deuxième étape survient à l’issue des actes d’imposition (bibhut nyāsa) et des danses d’incarnation. À ce point, tout est lumineux. La parole de Golu pénètre par le sommet de la tête. Elle est l’ombrelle des dévots et les protège.

Aussi brève soit-elle, cette évocation des processus de l’incarnation, conçus comme une « descente » (avatār) de la divinité dans son corps, est du plus grand intérêt. Elle n’est pas sans rappeler nombre de descriptions et allusions aux processus identificatoires largement décrits dans la littérature religieuse pan indienne. Comme je l’ai déjà évoqué, ils ne me semblent pas si éloignés de ceux qui sont réunis sous le terme āveśa, notamment dans le contexte du Śivaïsme Kashmiri. Les étapes de son actualisation pourraient être mises en relation avec celles qui jalonnent les processus de cette ascèse tantrique : la méditation initiale dans le cœur (dhyāna), la sacralisation préliminaire du composé humain par auto-consécration (nyāsa), les danses d’incarnations, qui ici apparaissent comme une méditation « active » sur la divinité, et enfin à travers l’actualisation des processus engagés qui, manifestant le succès de cet échauffement (tapasyā), en seraient en quelque sorte les fruits. Recherchés ici non à des fins personnelles, ils seraient cultivés dans une perspective de soutien et de réconfort aux affligés. Fondés sur des processus identificatoires analogues, ils s’enracinent, à mon sens, dans un substrat idéologique commun, celui d’une quête d’identité fusionnelle avec les divinités.

L’espace rituel

Cérémonie nocturne, le jāgar domestique se déroule dans la pièce centrale des habitations. Ce lieu de vie, qui n’est pas celui des rituels familiaux, mais celui du foyer domestique, est appelé khalī (Gaborieau 1975 : 76-77). Selon Gaborieau, le mot khalī est employé largement dans tout l’Himalaya pour désigner « l’aire à battre ». Au Kumaon, il n’est pas réservé au contexte cérémoniel, mais renvoie indifféremment à tout lieu de rencontre. Il peut aussi bien désigner la cour de récréation des élèves, que le lieu où l’on joue aux cartes. Ici, le mot khalī désigne l’aire spécifique où se déroule le rituel. Outre le foyer de renoncement (Guru Goraknāth-ki dhūnī) qui en constitue le pôle symbolique, cet espace comporte le siège du barde et de ses assistants, ainsi que les sièges qui sont attribués aux divinités. Bien qu’on ne puisse lui assigner une orientation cardinale réellement fixée, le khalī est le plus souvent organisé selon un axe nord-sud. Les sièges des médiums sont généralement disposés au sud, alors que ceux du barde et des assistants sont placés au nord, orient faste et résidence des dieux. De manière intéressante, le regard du barde est tourné vers le Sud, région des morts dans la tradition hindoue. Il fait face aux divinités incarnées, dont certaines sont considérées comme des victimes de la malemort(22). Conçu comme le « palais des dieux » (dyāptai-ki darbār)(23), le khalī est tout à la fois le lieu de la présence des divinités dans le monde, mais aussi celui de la justice divine. Sa purification s’impose donc comme un préliminaire incontournable. Effectuée tant par le commanditaire que par le barde ou les médiums, elle consiste en une aspersion d’un mélange d’eau, d’urine de vache et de cendres (bibhut pāni) sur les murs et sur l’assemblée réunie.

L’espace où se déroule le jāgar est relativement compartimenté. On peut schématiquement le diviser en trois cercles concentriques. Le premier est celui où est disposé le foyer de renoncement (dhūnī) et où sont exécutées les danses d’incarnation. Le deuxième correspond, grosso modo, aux sièges des participants, généralement constitués de couvertures repliées. À chaque divinité est attribué un siège spécifique. Parfois identifié à un trône, celui-ci n’est pas la propriété des médiums. Il est fourni par le commanditaire de la veillée, et seul sa consécration et l’habilitation d’un médium à s’y asseoir font de cet objet inerte le lieu temporaire de la divinité. L’accession à cet espace sacralisé n’est possible qu’après plusieurs « incarnations » successives (au moins cinq selon les informateurs). Ici le barde et ses assistants sont invariablement regroupés en ligne. Formant en quelque sorte le cercle le plus extérieur, une troisième zone, strictement délimitée, est enfin dévolue à l’assistance. Les hommes se tiennent toujours dans l’entourage du barde alors que les femmes et les enfants se regroupent auprès des médiums. Cette frontière invisible marque la séparation entre les officiants et l’assistance. Si immatérielle soit-elle, elle n’en demeure pas moins présente tout au long du rituel. Les membres de l’assemblée ne la franchissent qu’en cas de nécessité absolue, lors des aspersions d’eau lustrale en début de séance et dans les cas où les actes violents des entités peuvent mettre en danger la vie de leurs supports humains. Elle n’est véritablement abolie qu’à deux moments de la cérémonie : lors des consultations et pendant la bénédiction finale. Ainsi, la zone dans laquelle les médiums évoluent n’excède en général pas un rayon de deux à trois mètres. L’exiguïté des lieux fait que toute démonstration gestuelle est ici contrainte. Cette limitation spatiale, qui apporte une efficacité extrême au mouvement, semble en même temps le démultiplier. Le jāgar est un monde clos, dont le climat oppressant est renforcé par la proximité entre les médiums et l’assistance. Cette situation joue sans nul doute un rôle déterminant dans la réception des affects par l’assemblée.

Les gestes rituels

Bien que le barde s’impose comme le maître incontesté du jāgar, les actes rituels qui s’y déroulent demeurent l’apanage des médiums. Cette prérogative ne concerne que ceux qui sont véritablement confirmés, les pakka dãgari (lit. Les médiums accomplis, bien cuits). On peut répartir ces gestes techniques en quatre groupes distincts. Le premier inclut les actes dévotionnels comme les salutations, les purifications diverses et les louanges. Le deuxième réunit les gestes d’auto-consécration, ceux qui sont mis en relation avec la divinisation du corps. Le troisième regroupe l’ensemble des mouvements dansés, correspondant à la représentation théâtralisée du récit de divinité. Enfin le quatrième groupe comprend les gestes de consultation, considérés comme relevant de la divinité elle-même. On les exposera successivement.

Les purifications

Comme dans l’ensemble des rites et cérémonies de l’hindouisme, les procédures de purifications, quels que soient les formes ou les degrés d’élaboration qu’elles prennent, demeurent un préambule incontournable aux cultes. Le jāgar n’y fait pas exception. Ces procédures apparaissent lors de la consécration des sièges (dulaiṁcha pūjā) et de l’offrande de lumière (arati)(24). Elles comprennent l’apposition de poudres de couleur et de riz (tīkā lagunera)(25) ainsi que des aspersions d’eau lustrale (bibhut pāni lagunera)(26), constituées d’un mélange d’eau, d’urine de vache et de cendres extraites du foyer de renonçant. Ces procédés concernent tout aussi bien l’espace rituel que les instruments de musique, les participants ou l’assistance. Cette première classe de gestes rituels n’est pas l’apanage des médiums, tous les participants à la veillée l’accomplissent.

La veillée débute par la préparation du feu de renonçant (Gorakhnāth-ki dhūnī), allumé sur la terrasse extérieure de la maison. Des braises, qui en seront le substitut pendant la séance, en sont extraites et sont apportées dans un plat à l’intérieur de la pièce d’entrée. Alors que les membres de l’assistance s’installent, les hommes à droite, et les femmes à gauche, les officiants préparent les ingrédients indispensables aux actes rituels : le plat à offrandes (pūjā-ki thalī) les cendres sacrées (bibhut) et l’eau lustrale (bibhut pāni). Le barde s’appose ici en premier la marque au front (tīkā). Il projette du riz cru et des poudres colorées sur le siège de la divinité (dulaiṁcha) et purifie lui-même l’espace et l’assistance par une aspersion d’eau lustrale. Saisissant son tambour, il fait successivement entendre les rythmes qui jalonneront les différentes étapes du rituel(27). Le premier, shen chāl, consiste en de rapides frappes régulières sur une simple structure binaire (28). Coïncidant avec l’apparition du rythme ternaire « mouvement droit » (khaḍi chāl), le médium pénètre dans l’aire rituelle. Il se saisit du plat à offrandes et procède à l’adoration du barde et de ses assistants. Se tournant vers le siège de la divinité, constitué d’une couverture repliée, il y dépose à son tour des fleurs et du riz et le salue par trois fois. Ce geste, dit anjali, est suivi d’un hommage au siège, mains croisées. Il le réitère en direction du barde et de ses acolytes. Ces préliminaires achevés, il s’installe sur le siège où, la face tournée vers le nord, il fait face au maître de cérémonie. Au son du rythme binaire intitulé « mouvement oblique » (terchi chāl), il s’appose enfin la tīkā au front, avant de la proposer à l’assistance.

Les louanges

Les relations entre bardes et médiums se fondent essentiellement sur un rapport de pouvoir où ces derniers restent soumis à l’autorité du barde. Cette hiérarchie s’exprime notamment par des gestes de louanges regroupés sous le terme générique de muḍra. Ceterme qui marque, on le sait, de nombreux domaines de la tradition indienne, signifie essentiellement « sceau ». Dans le contexte hindou, le muḍra est au plan symbolique et technique la matrice et l’aboutissement d’un geste. Il a tout à la fois pour vocation d’établir, révéler, synthétiser et d’actualiser le principe d’identité entre la divinité et son dévot. Dans le tantrisme, où l’art des muḍra est particulièrement développé, celui-ci forme à lui seul un langage gestuel complet, parallèle et complémentaire à la science des lettres (mantra śastra). À ce titre, il est d’ailleurs parfois comparé à un mantra du corps (29).

Les muḍra employées dans le jāgar ne sont pas associés à une entité particulière, mais sont communs à toutes les divinités invoquées. Techniquement, la variété des muḍra pratiquées se limite à quelques gestes, dont la caractéristique principale est l’utilisation systématique des deux mains. Il n’existe à ma connaissance aucun muḍra effectué avec une seule main dans ce contexte. La posture classique anjali muḍra forme ici la matrice des « sceaux » exprimés. Elle apparaît lors de la première danse dédiée à Guru Gorakhnāth. Elle se décline ensuite sous des schémas variables où la position des doigts semble répondre à des degrés d’intention divers (Fig. 1, 2, 3). Une autre posture, paumes ouvertes et doigts croisés, illustre d’autres situations (Fig. 4). Elle est utilisée lors des phases de repos entre les danses d’incarnation ainsi que pendant les consultations. Sa signification est polysémique et seul le contexte peut en éclairer le sens. Dans le premier cas, elle n’est qu’une extension d’une posture au sol, correspondant à un étirement de satisfaction de la divinité écoutant son histoire. Dans le second, elle est exécutée lors de la phase de consultation et vise à repousser les attaques des esprits malfaisants.

L’auto-consécration

Regroupés sous l’appellation générique de nyāsa, les gestes d’imposition des médiumssont exécutés lors de la célébration des lumières (sandhyā pūjā) et pendant la phase d’incarnation (autāra hūna). On les retrouve en particulier lors du maniement des cendres du foyer. Ces gestes sont ici mis en relation avec l’obtention d’un corps divin. Ils ne sont pas sans rappeler les procédés d’auto-consécration décrits dans les manuels tantriques. Ils présentent de grandes similitudes avec les impositions de mains (karanyāsa) et des membres (anganyāsa), exécutées au début des rituels quotidiens de l’hindouisme classique(30). Aux premiers, répond dans le contexte du jāgar le passage des mains dans les cendres et au second, leur apposition sur le corps. Aussi peu développés qu’ils paraissent, ces gestes apparaissent comme fondateurs dans le processus de légitimation de la pratique oraculaire.

Les nyāsa du jāgar sont, en règle générale, effectués à l’aide des cendres du foyer et sont intitulés bibhut nyāsa. Comme le montre la séquence filmée(31), ils consistent en un attouchement des parties du corps par apposition des mains, préalablement purifiées dans le foyer. Ils sont effectués bras croisés. Les mains remontent lentement le long des membres pour finir au sommet de la tête où le geste se résout par une aspersion du crâne. Cette procédure, exécutée en dansant, est commune à tous les dieux. Dans l’extrait proposé, la femme médium se saisit du plat à offrande et rend hommage au barde. Elle se rapproche du foyer et s’appose les cendres sacrées sur l’ensemble du corps. Son geste est solennellement accompagné par les frappes régulières du tambour huḍka. Ce bain de cendres (bibhut snāna) est effectué par deux fois. À grand renfort de salutations, elle s’adresse alors au barde et s’écrie : « ādesh ! ādesh ! » (« Commande-moi ! Commande-moi ! »). Pleinement consacrée, elle bénit tour à tour les instruments, les musiciens et l’assistance en leur apposant la tīkā de cendres.

L’incarnation

L’intrusion des entités dans le corps des médiums, on l’a dit, n’est pas un phénomène instantané, mais au contraire gradué qui comprend trois étapes. La première qui est amorcée pendant la phase initiale du rituel (naubat), se fonde sur une méditation et une visualisation de la divinité dans le cœur. La deuxième, correspondant à la phase centrale du rituel et induite par les danses identificatoires au récit chanté par le barde, peut être considéré comme une méditation active. Enfin, la troisième et dernière étape, initiant la consultation, est vécue par les médiums comme une intrusion de la divinité par le sommet du crâne. À chaque étape de ce processus répondent un certain nombre d’attitudes corporelles spécifiques. Nous n’évoquerons pour l’instant que la première et la troisième étape, réservant plus loin un traitement séparé aux danses d’incarnation composant la seconde.

Aboutissement d’une méditation sur la divinité, les premiers indices de la présence divine sont des tremblements. On en trouvera un exemple significatif dans le film d’analyse à propos de Kalyān Bişṭ, divinité centrale dans ce type de cérémonie. Après les danses a lieu l’intrusion de la divinité par le sommet du crâne. Elle est vécue comme un événement particulièrement douloureux, qui se traduit souvent par un cri d’une extraordinaire intensité – signe pour l’assemblée que le dieu descend (autara gaim), et s’incarne en pénétrant par la fontanelle. Cette « descente » est généralement saluée par le barde qui entonne alors un chant de reconnaissance. Celui-ci est parfois suivi d’une très brève mélopée du médium. Le dieu manifeste ensuite sa présence par des gestes d’une extrême violence accompagnés de contractions. Puis, il se redresse et se prosterne devant le barde en gémissant. Alors que le rythme des instruments va en s’accélérant, la divinité demande à recevoir des ordres : « Commande ! Commande ! » (« ādesh ! ādesh ! »). Les gestes exprimés sont alors en parfaite adéquation avec la structure rythmique. La mélodie est brutalement transposée au ton supérieur lorsque le médium se dénoue les cheveux et les emmêle. Le corps se balance à nouveau dans tous les sens. L’importance de cet acte est soulignée par une nouvelle augmentation du volume sonore et une accélération du tempo. Le corps reste agité de soubresauts jusqu’à ce que des membres de l’assistance fassent une offrande au gourou. Le plat de braises (dhūnī) est alors posé aux pieds du médium. Il y plonge les mains et s’appose au front des cendres sacrées au son des frappes régulières du tambour.

La divination et le traitement

Pleinement consacré à l’issue des phases bhaṇau et jāgar, le médium utilise désormais un tout autre registre de gestes techniques qui, bien que liés et souvent enchaînés, peuvent se répartir en deux classes : les gestes divinatoires et les gestes de traitement. Ils apparaissent tous deux au cours de la phase de consultation (autāra hūna), reconnue par tous comme la plus importante de la cérémonie. Comme souvent en Himalaya, la divination est effectuée à l’aide de grains de riz. Elle répond à plusieurs objectifs, dont le principal est ici l’authentification des déités. Aux yeux des participants, la divinité elle-même les manipule. Elle en saisit une poignée qu’elle lance en l’air, la rattrape, avant de l’examiner attentivement et de la déposer sur un plat retourné. L’analyse du nombre des grains, de leur disposition cardinale, de leur qualité même, sont autant de signes tangibles de la véracité et de la précision du discours prophétique. Quant aux gestes de traitement, ils participent d’un ensemble de mouvements corporels répandus chez de nombreux officiants œuvrant dans les cérémonies de type oraculaire en Himalaya. La divinité souffle bruyamment sur son patient, l’asperge d’eau lustrale, claque des doigts autour de sa tête avant de se frapper les cuisses(32). Elle souffle également sur les grains de riz, qu’elle jette derrière sa tête. La séquence filmée, où j’ai réuni la pacification du bhūt, le traitement de protection des enfants(33), mais aussi les gestes effectués par le médium pour conjurer la stérilité d’un jeune couple, illustrent ces procédés. Ainsi, le traitement des patients se subdivise en plusieurs séquences inextricablement mêlées qui comportent l’établissement du diagnostic, la cure, les prescriptions, le don des nourritures consacrées (prasāda) et la bénédiction finale. Le dieu « flaire, renifle » littéralement ses patients, afin de cerner les causes de leurs malheurs. Il pose des questions, écoute les réponses et détermine les causes. Dans de nombreuses séances, le traitement des afflictions ou la réduction des conflits est l’objet de débats houleux, de menaces et de hurlements. Il est accompagné de prescriptions enjoignant des visites aux sanctuaires et des sacrifices d’animaux. Bien qu’entrecoupées de brèves interventions des instruments ponctuant la narration du barde, les phases de consultation proprement dites se détachent nettement de l’ensemble de la séance par l’absence de musique et de danse. Concrètement, les médiums utilisent un registre de gestes bien particuliers qui consistent en une succession de quatre mouvements enchaînés : l’apposition de cendres au front, un mouvement circulaire de la main autour de la tête du patient, la projection de souffles dans la paume, le tout se concluant par un frappement sec de la main sur la cuisse droite. Ce geste, peut-être le plus représentatif de l’activité oraculaire, signifie aux yeux des participants que le dieu se saisit des afflictions et les chasse. Selon Janki Devi, qui me le commenta en visionnant les films, ce geste doit être compris comme l’ombrelle protectrice du dieu et disposée au-dessus de la tête du dévot pour l’abriter contre l’infortune. Enfin, un autre geste, tout aussi spécifique dans ce contexte, consiste à se passer les mains dans les cheveux. Récurent chez tous les médiums, il est, aux dires des bardes, « une parole par le geste », un équivalent tactile de la formule « Eh, guru, Eh dhārmyā » qui, selon eux, est un appel au maître spirituel et à la justice divine.

Les bénédictions

La phase finale des jāgar, aśis, consiste en une bénédiction générale de l’assistance par les dieux. Elle se caractérise par une réitération de l’activité des danses effectuées lors de la phase jāgar. Les mouvements exécutés y sont semblables. Intervenant dans la continuité directe des consultations, ces deux dernières sections du rituel sont souvent confondues. De manière générale, le barde relance l’activité de la divinité au rythme binaire du terchi chāl, l’encourageant ainsi à se manifester une dernière fois. Cette dernière manifestation peut prendre des formes diverses. Le renvoi de la divinité par le barde peut également susciter des attitudes très explicites de la part de certains médiums. Un autre aperçu de mouvements-type (34) symbolise bien cette sortie du principe divin du corps du médium. Ici, le dieu tournoie par trois fois sur lui-même avant de s’incliner sur son propre siège et de délaisser son véhicule, le médium, qui revient instantanément à la vie du monde.

Les dieux en mouvement

Centrale dans le processus d’incarnation des divinités, la danse s’inscrit dans le prolongement direct des phases de purification et d’auto-consécration, qui jalonnent la première partie de la cérémonie. Cette phase d’intense activité représente la partie la plus longue des séances (près de 40 % en moyenne). Mentionnons d’emblée que les danses de possession, aussi importantes soient-elles, ne représentent aux yeux de l’assistance qu’un préliminaire à l’activité oraculaire, laquelle reste pour eux l’objet principal du rituel. On ne vient pas voir les dieux danser, mais bien les consulter (35).

L’univers du jāgar est peuplé d’entités rangées dans la catégorie des divinités villageoises (gaum-ki dyāpt) où sont réunis dieux, esprits malfaisants et héros du passé. Principalement vénérées par les castes d’artisans intouchables, ces entités sont néanmoins communes à toutes les couches de la société. Ce sont elles que les jāgar domestiques mettent en scène. Elles sont distinguées des divinités brahmaniques collectivement appelées « dieux lourds » (bhar dyāpt) par les basses castes. Ce panthéon local n’est pas différent dans les séances domestiques et les cérémonies de temples : les divinités incarnées par les médiums sont les mêmes dans les deux cas. La plupart d’entre elles sont masculines et sont bien souvent inscrites dans la mémoire populaire comme d’anciens monarques. Parmi celles-ci, trois déités, Golu, Ganganāth et Kalyān Singh Bişṭ présentent de nombreux traits communs, notamment leur étroite relation à la malemort. Toutes se rassemblent autour d’une notion fondamentale, celle de la justice. Celle-ci est symbolisée, tant dans l’iconographie contemporaine qu’à travers les postures adoptées par les médiums : parmi ces symboles, l’épée de justice s’impose comme l’attribut majeur des dieux.

Caractéristiques des danses d’incarnation

Les danses du jāgar sont essentiellement figuratives. À chaque déité correspondent des postures et des mouvements spécifiques qui illustrent tout à la fois leurs traits de caractère et les actes qui leur sont attribués. Exécutés principalement pendant la phase centrale du rituel (jāgar), ils sont parfois réitérés lors des consultations et pendant la bénédiction finale (aśis). Les postures, relativement stéréotypées, se retrouvent pour la plupart d’un médium à l’autre, que ce dernier soit un homme ou une femme. Elles trouvent leur source d’inspiration dans les actes de la vie quotidienne. Ainsi, la Geste des divinités est à l’image de la vie des hommes, un trait que l’on remarque également dans les textes de récits chantés où les héros, d’origine royale, sont souvent engagés dans des activités similaires à celles des castes d’artisans.

Bien que certaines postures soient spécifiquement associées à quelques divinités, nombre d’entre elles sont partagées par l’ensemble du panthéon villageois. Les postures de Ganganāth, par exemple, sont proches de celles qui sont employées pour caractériser Golu. Les mouvements des dieux sont relativement simples. Ils combinent faibles rotations et déplacements restreints. Leur chorégraphie se fonde sur un jeu élémentaire d’alternance entre postures au sol, correspondant aux phases de repos, et gestes dansés sur une seule jambe. De manière générale, les postures dansées expriment trois actions principales : se purifier, rendre la justice et se venger. Parmi celles-ci, la purification du corps apparaît comme l’une des caractéristiques communes à toutes les divinités villageoises et s’exprime, selon les matériaux qu’elle utilise, par des mouvements opposés. Ainsi, le bain dans le Gange est exécuté par des mouvements depuis la tête, tandis que la purification par les cendres se fait à partir des pieds. La notion de justice est rendue par le déplacement, le voyage à dos de cheval que le médium rend en sautillant à cloche-pied, un bras en l’air, évoque l’épée de la justice brandie par le dieu.

Cette grammaire corporelle, loin d’être le fruit d’une pratique assidue, ou d’une initiation formelle, ne répond à aucune formation graduée. Il n’existe en effet, à proprement parler, aucune forme d’apprentissage spécifique aux danses d’incarnation des médiums. Les séances de jāgar en sont le seul lieu d’acquisition. La maîtrise des mouvements est progressivement intégrée au cours des séances. Encore indifférenciés lors des premières possessions spontanées, les postures et les mouvements se dessinent peu à peu aux cours des cérémonies. Alors que les « apprentis » médiums ne marquent que peu de différences entre les postures attribuées aux dieux et celles qui relèvent des esprits malfaisants, les médiums accomplis le font. Ainsi, ils exécutent sur le sol les postures attribuées aux bhūt et dansent sur un pied lorsqu’ils sont possédés par des divinités. Ce fait transparaît bien dans les séquences filmées, où l’une des possédées incarne successivement un bhūt puis Ganganāth. Ici, la jeune femme, n’ayant été « touchée » que trois fois au cours de séances précédentes, ne manifeste encore qu’une gamme limitée de postures. On notera toutefois que la danse à cloche-pied bras en l’air, est déjà intégrée. On retiendra enfin que les médiums professionnels se distinguent des apprentis par leurs capacités à engendrer un dieu, et à en évoquer la conception par des gestes spécifiques au cours des séances. Cette subtile hiérarchie, parfois difficile à distinguer pour l’observateur extérieur, est en revanche bien présente dans la conscience de l’assistance, pour laquelle les moindres détails de postures prennent valeur de signes (36).

Conclusion

La figure du médium, à laquelle nous avons consacré ici l’essentiel de notre attention, tient une part active dans l’incarnation divine, en accomplissant la méditation qui la rend possible. Contrairement à ce que l’on observe chez d’autres types d’intercesseurs de l’Himalaya, notamment ceux de l’ouest du Népal pour lesquels l’intrusion des divinités semble être un phénomène spontané et immédiat, elle apparaît ici comme un processus gradué, maîtrisé à l’aide de nombreuses techniques rituelles, gestuelles et musicales. Si la seconde intrusion du dieu par le sommet de la tête relève de l’abandon et de la soumission, tel n’est pas le cas des impulsions initiales, pendant lesquelles les médiums s’immergent dans une absorption méditative « active » dont les procédés ne sont pas sans rappeler les techniques de visualisation décrites dans la littérature religieuse classique. Destinée à donner naissance aux divinités dans leurs corps, cette attitude est l’un des germes de l’incarnation et un prélude aux danses qu’elle inaugure. Comme on l’aura constaté, le processus d’incarnation se décompose en trois étapes successives : la « naissance » de la divinité dans le cœur, les danses identificatoires et la « descente » du dieu par la fontanelle. Trois procédés psycho-corporels apparaissent ici comme déterminants : les « sceaux » rituels (muḍra), les gestes d’auto-consécration (nyāsa) et les danses (ṇrtya). Si les premiers, adressés au barde en tant que Guru Gorakhnāth, relèvent de la dévotion, les seconds ont pour but de diviniser le corps. Quant aux danses, fondées et articulées sur un processus d’identification aux dieux chantés par le barde dans ses récits, elles sont destinées à matérialiser en quelque sorte leur présence. Considérant les éléments techniques de cette immersion graduée, les similitudes entre les techniques de possession des médiums kumaoni et les procédés de la pūjā tantrique sont incontestables. Cependant, le rapprochement entre ces deux pratiques doit être nuancé. En effet, plusieurs éléments importants du culte tantrique sont ici absents, parmi lesquels la dédicace initiale au dieu Gaṇesa, la prise de vœux (saṇkalpa) et la purification de la bouche (acāmana). Cette dernière, préambule incontournable à toute profération mantrique, ne semble pas ici se justifier dans la mesure où, à ma connaissance, il n’existe pas de mantras spécifiques liés aux divinités villageoises. Ce n’est donc pas tant la forme « phonique » de la divinité qui est mise en avant, que celle, visuelle, manifestée par le mouvement. En revanche, les procédés de déification préliminaire du corps comme l’auto-consécration des membres par les cendres (bibhūt nyāsa) leur sont communs. Cette déification du composé humain n’est pas sans rappeler les deux catégories de gestes d’imposition et de divinisation des mains (karanyāsa) et des membres (anganyāsa) présents dans de nombreux cultes de l’hindouisme. De plus, si le statut du médium kumaoni ne peut être assimilé à celui de l’initié tantrique, les procédés par lesquels il favorise la descente de la divinité en son corps présentent de fortes similitudes avec ceux qui sont employés par ce dernier. Ces deux types d’activité visent néanmoins des objectifs distincts. La dimension thérapeutique communautaire du premier se distingue en effet de la quête personnelle de libération du second.

Nous avons vu que certaines procédures techniques du tantrisme s’avéraient particulièrement importantes dans le champ d’activité des médiums et qu’on retrouvait de nombreuses références au courant Nāth dans l’activité des bardes. Ces dernières références apparaissent bien dans la fonction de maître des divinités villageoises que les bardes assument en tant qu’hypostases temporaires de Guru Gorakhnāth, ainsi qu’au niveau des représentations symboliques associées aux procédés techniques qu’ils mettent en œuvre au cours du rituel. La fonction de maître des dieux du barde, malgré son bas statut social, sa posture de jeu considérée comme une armure, renforcent cette identification symbolique. Le tambour-sablier huḍka, son inséparable compagnon, présenté comme une variante de l’archétypal ḍamaru, attribut du dieu Śiva, y contribue également. Architecte du « hors-monde » au cœur de l’espace domestique, le barde s’impose en quelque sorte ici comme le « tempo-graphe » d’un autre temps, celui des dieux. On rappellera à cet égard que dans la tradition classique, maintes références présentent le temps divin comme particulièrement distendu par rapport à celui des hommes, mais néanmoins fini. Bien que son appréciation « vécue » à échelle humaine soit impossible, il n’en demeure pas moins une préoccupation centrale dans le champ de la réflexion métaphysique, mais aussi dans le domaine des arts, et notamment dans celui de la danse qui symbolise bien ces questionnements spatio-temporels. De manière générale, la danse peut se concevoir comme illustration du temps dans l’espace, mais elle est aussi le témoignage d’une fuite hors du temps. L’obsession universelle des danseurs, vaincre la pesanteur, s’affirme à cet égard comme une volonté de sortir du monde et du temps. En touchant à ses limites, le danseur s’impose comme un intermédiaire entre le temps linéaire, fini, et l’infinie possibilité de l’être à travers le mouvement. Dans de nombreuses cultures, la danse tente d’ailleurs d’inscrire l’homme en dehors du temps linéaire, en dehors d’un temps mesuré ou, si l’on préfère, conventionnel. Cet aspect est particulièrement visible dans la phase jāgar du rituel, cœur de la séance, où l’entêtante réitération des pulsations rythmiques semble contribuer à l’abolition de toute notion chronologique, laissant alors place à un pur mouvement figuré par la danse à cloche-pied des dieux. Cette singulière posture du corps témoigne d’une nette volonté de se différencier de l’homme ordinaire. Si les grands dieux de l’hindouisme ne touchent pas la terre, les divinités villageoises ne la touchent que d’un pied. Dans un contexte religieux où cette catégorie de divinités ne connaît guère de représentations matérielles, le corps, la voix et les mouvements des médiums en sont les seules expressions visibles dans le monde. « Mouvements » musicaux et « mouvements » dansés apparaissent à cet égard comme les deux éclatantes icônes du culte. La sensation physique qui se dégage des mouvements du médium, qu’elle soit vécue directement par celui qui la produit, ou par « sympathie » dans l’assistance, implique, mobilise et stimule non seulement les mouvements réels du corps, mais encore les mouvements « imaginés » sous-tendus par les mythes et soutenus par les pulsations isochrones jouées aux instruments. Interrogée sur cette perception spatio-temporelle, la femme médium Janki Devi mentionnait que « danser les dieux », c’était avant tout « être au milieu du temps », témoignant d’une relation entre la capacité visionnaire de la divinité et le mouvement comme modus operandi. « Etre au milieu du temps », tel est, me semble-t-il, l’un des mots clés de cette perception particulière, insondable et insaisissable, au cœur même de l’expérience religieuse du jāgar. Loin d’être un phénomène isolé, cette perception n’est pas sans rappeler celle de l’artiste, confronté un jour ou l’autre à ce mystère. Sensation fugitive pendant le travail solitaire, et comme par un effet de la grâce, en concert, « être au milieu du temps » peut être compris comme un état à la fois mental et physique, où les trois phases du continuum musical (ce qui vient d’être joué, ce qui est joué, et ce qui va être joué) se rejoignent en un vécu « a-temporel », un éternel présent.


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Notes de Franck Bernède

1. Cet article prend appui sur des matériaux collectés au Kumaon et dans l’extrême ouest du Népal entre 1987 et 2000. Le texte s’accompagne de supports vidéos consultables sur le site. www.singhini.org. Ils sont extraits d’un corpus de trois DVD accompagnant ma thèse de doctorat (Bernède 2004). Les films ont été réalisés en janvier-février 2000 dans la région d’Almora au Kumaon. Cette étude a bénéficié de nombreux échanges avec Marie Lecomte-Tilouine et Maheshwar Prasad Joshi, à qui je souhaite ici exprimer ma vive reconnaissance. Je tiens également à remercier chaleureusement Marianne le Roux et Fabien Bourdier pour leur assistance généreuse dans le montage des documents audiovisuels.

2. Plusieurs études ont été réalisées sur le jāgar kumaoni. Amorcées à la fin des années 1960, elles se sont déroulées dans les districts d’Almora, de Nainital et dans la vallée de Katyur. Principalement consacrées aux cultes domestiques, elles ont déjà fait l’objet de cinq thèses et donné lieu à la publication de plusieurs articles. Abordées sous l’angle de l’anthropologie sociale (Gaborieau 1975b, Fanger 1980, 1990, Quayle 1981, Krengel 1999), de l’ethno-linguistique (Leavitt 1985, 1994, 1995, 1997), ou encore de l’ethnomusicologie (Bernède 1997, 2002, 2004), ces travaux sont autant d’approches complémentaires de la cérémonie complexe que représente le jāgar.

3. La société traditionnelle kumaoni repose sur une division tripartite comprenant les Thūl-jāt ou Bhit, les Khasi ou Thakur et les Dom. À la première catégorie correspondent les brahmanes, descendants d’immigrants venus de différentes régions de l’Inde (Maharashtra, Gujerat, Bihar, etc.), qui jouissent depuis l’époque Katyurī d’un statut supérieur. À l’autre extrémité, les Dom, décrits comme les premiers habitants du terroir, auraient été mis sous le joug des Khasi qui, à leur tour, auraient été conquis par les brahmanes. Ces Dom représentent aujourd’hui le artisans intouchables (Śilpakār). C’est à la base de cette échelle sociale qu’apparaissent les castes de musiciens.

4. Selon le dictionnaire de Monier-Williams (1899 : 417), le mot jāgar est issu de la racine jāgṛ qui signifie « to be awake or watch ».

5. Ces deux formations sont également utilisées dans l’accompagnement des répertoires épiques (bharat) des régions de l’Ouest du Népal (Doti et Dailekh notamment). Pour une étude approfondie de ce répertoire, cf. Bordes, 2005.

6. Sur le rituel de temple dhūnī-ka jāgar, cf. Lecomte-Tilouine (à paraître).

7. La distinction proposée par Tarabout (1999 : 314-315) entre « possession institutionnelle » et « possession néfaste » n’aurait ici de pertinence, comme d’ailleurs dans les cas examinés par cet auteur au Kerala, que dans une phase « intermédiaire » du rituel dans la mesure où les entités malfaisantes (bhūt) qui habiteront les possédés sont toutes destinées tôt ou tard à être élevées au rang de divinités (dyāpt).

8. Le livre de Rouget La musique et la transe (1990) reste sans aucun doute l’ouvrage de référence pour une appréhension générale de l’ampleur du phénomène.

9. Selon André Padoux (1999 : 134), le terme āveśa, formé, avec le préfixe ā qui marque un mouvement vers quelque chose, est formé à partir de la racine VIŚ qui signifie « entrer dans, aller vers, prendre possession, atteindre ou obtenir ». Āveśa (ou āveśana) désigne ainsi le fait de prendre possession, mais aussi d’être absorbé en, ou fixé de façon intense sur quelque chose.

10. Sur la « possession » ou « absorption mystique » dans le Śivaïsme du Kashmir, cf. Padoux 1999.

11. Briggs 1938 : 182.

12. Figure marquante de l’hindouisme médiéval, Guru Gorakhnāth est tout aussi proéminent dans l’histoire religieuse du sous-continent que peuvent l’être par exemple, Shankaracharya pour le Vedanta ou Abhinavagupta pour le Śivaïsme du Cachemire. Inclus dans la liste des 84 accomplis (mahasiddha) du tantrisme indo-tibétain, il est particulièrement vénéré au Népal où il apparaît avec la déesse Kālikā comme divinité lignagère des rois de Gorkha.

13. Cf. Bouillier 1997.

14. Deux autres classes d’entités divines, les bir (Skt. vīra) et les cinquante-deux yogini, témoignent également de l’impact de la tradition tantrique dans ce contexte. Celles-ci figurent aussi en bonne place dans le panthéon invoqué par les bardes. Si les bir sont des renonçants accomplis dans la littérature Nāth, ils apparaissent en revanche bien souvent comme des esprits malfaisants dans le contexte des jāgar.

15. Tel est le cas des bardes Huḍke-Damāi de la région de Baitadi (Népal de l’Ouest) qui les vénèrent comme divinités lignagères.

16. La participation musicale des Damāi à la vie des monastères Nāth a toutefois tendance à disparaître aujourd’hui, notamment en raison des difficultés économiques rencontrées par ces sanctuaires.

17. Pour les hindous, les sandhyā sont des moments de jonction délicats où les rites viennent consolider l’ordre du monde, au matin (rattai byana) le rite d’offrande (puja) et au soir (byala) l’offrande de lumières (arati). Le byala sandhya, effectué au crépuscule, considéré comme un moment dangereux, est tenu comme le plus favorable pour l’exécution des jāgar domestiques.

18. Selon Dominé-Datta (communication personnelle), la phase « Mahābharāt » incluait jadis dans la région d’Almora des récits cosmologiques inspirés de Purāṇa locaux comme le Nanda devi et le Śiva Purāṇa. Elle est le plus souvent omise aujourd’hui. Pour une exégèse de cette sous-partie, cf. Leavitt (1985 : 427-73)

19. Turner 1966 : 308-309, entrées 5524 et 5526.

20. Gaborieau 1975b : 149.

21. Quayle (1981 : 182) insiste sur le renoncement et les observances purificatrices auxquels ils doivent se soumettre pour accéder à ce statut. Il met notamment l’accent sur l’entretien d’un feu intérieur (tapasya), prélude à la possession, qu’il associe aux facultés de clairvoyance des possédés.

22. Tel est le cas de Kalyān Singh et de Ganganāth, héros divinisés, tous les deux assassinés à la suite d’histoires d’adultères.

23. Cf. Krengel 1999 : 265.

24. Cf. film, chapitre « Gestes rituels », séquence « Dulaimcha puja et arati ».

25. Cf. film, chapitre « Gestes rituels », séquence « Tika lagunera ».

26. Cf. film, chapitre « Gestes rituels », séquence « Bibhut pani lagunera ».

27. Pour une analyse musicale du rituel, cf. Bernède 2002, 2004.

28. Pour une écoute des formules rythmiques jalonnant la cérémonie, cf. le CD Bardes de l’Himalaya. (Bernède 1997).

29. Sur les muḍra dans l’hindouisme tantrique, cf. Padoux 1990.

30. Sur l’imposition des mantras (nyāsa) dans l’hindouisme tantrique, cf. Padoux, 1980.

31. Cf. film, chapitre « Gestes rituels », séquence « Bibhut nyāsa ».

32. Ce geste technique n’est pas sans rappeler celui qui accompagne la profération du bījā mantra PHAT dans l’ultime séquence gestuelle des anganyasa de la puja tantrique. On notera à ce propos la concordance entre ce geste de traitement et ce phonème, tous deux associés dans leurs sphères rituelles respectives à l’éloignement des obstacles. On mentionnera par ailleurs que le bījā PHAT, préexistant depuis l’époque védique (cf. Atharvaveda 4.18), est phoniquement mis en relation avec le hennissement du cheval. Pour une exégèse des phonèmes tantriques, cf. Vira & Taki 1978.

33. Spécifique, le traitement de protection des enfants en bas âge consiste à les faire « danser » en un mouvement appelé Bhairav ghodi, littéralement « [faire] le cheval de Bhairav », forme terrible du dieu Śiva. Cf. Film, chapitre « Gestes rituels », séquence « Traitement ».

34. Cf. Film, chapitre « Gestes rituels », séquence « Dyaptai ka prasthan ».

35. Ces danses sont si présentes dans le rituel que, pour les musicologues indiens, la cérémonie du jāgar se définit avant tout comme une « danse de possession » (Vatsyayan 1987 : 70-7 1).

36. Une illustration détaillée des postures utilisées par les médiums lors des danses d’incarnation est proposée dans les films d’accompagnement, chapitre « Danser les dieux », séquences « Chittai Golu », « Kalyān Bişṭ » et « Bhut ».

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Notes

Franck Bernède, article : « Être au milieu du temps », publ. in Cahiers d’ethnomusicologie, 19 (2006), pp. 53-78.

► Monsieur Bernède, ethnomusicologue, est en outre depuis 2001, le fondateur et le coordinateur du Centre de recherche singhini, association dont les objectifs sont la recherche, la préservation et la promotion de la culture musicale (et des disciplines artistiques connexes) dans la zone Himalayenne.