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L’Évolution du Bouddhisme
Julien Vinson

Dans une des plus grandes villes de l’Inde, lors des fêtes annuelles où se pressait une foule considérable venue de toutes les régions environnantes, quatre aveugles se rencontrèrent un jour. Rapprochés par leur communauté d’infortune, ils se racontaient leurs plaisirs et leurs chagrins. Ils se trouvèrent d’accord sur un desideratum : aucun d’eux n’avait pu se rendre compte encore de ce qu’était un éléphant. Un grand seigneur, que le hasard avait mis à même d’entendre leur conversation, eut pitié d’eux ; il appela le gardien de ses éléphants, lui dit de conduire les quatre étrangers auprès d’un des animaux confiés à ses soins, et lui recommanda de les laisser toucher et examiner l’animal à loisir. Ainsi fut fait, et les aveugles se retirèrent enchantés, comblant de bénédictions le cornac obligeant et son charitable maître. Puis ils échangèrent leurs impressions. L’un d’eux, qui avait touché la jambe de l’éléphant, déclara qu’un éléphant était fait comme un mortier ; mais un autre l’interrompit vivement : « Vous voulez dire comme un pilon ! » affirma celui-ci qui avait longuement palpé la trompe de l’animal. Avant que le premier eut pu répliquer, le troisième qui avait tenu entre ses mains une des oreilles du monstre, s’écria à son tour : « Vous avez bien mal vu, mes frères ; un éléphant est fait tout simplement comme l’instrument dont on se sert pour vanner le riz ! » Sur quoi, le quatrième aveugle prenant vivement la parole, accusa ses amis de maladresse, car, pour lui, qui n’avait pu saisir que la queue du colosse, un éléphant ne donnait l’idée que d’un gigantesque balai. Une violente querelle éclata aussitôt entre les quatre infortunés, et les personnes présentes eurent beaucoup de peine à les apaiser, à les réconcilier et à les mettre à même de se rendre compte de leur erreur.

Cette vieille fable indienne m’est revenue à la mémoire, Mesdames et Messieurs, quand, pour préparer cette conférence, j’ai voulu lire quelques-uns des travaux qui ont été publiés, en Europe, depuis quelques années, sur le Bouddhisme. Il semble que la plupart des écrivains n’aient eu en vue chacun qu’une partie restreinte de cette vaste synthèse et dédaignant tout le reste, n’aient jugé la doctrine tout entière que sur cet aperçu imparfait et d’après ses tendances personnelles ou ses idées préconçues. Pour l’un, le Bouddhisme est la religion la plus simple du monde ; pour l’autre, c’est, au contraire, la plus compliquée et la plus spiritualiste ; pour un troisième, c’est la plus facile et la plus sage, c’est le vrai culte digne des penseurs modernes ; pour celui-ci, c’est une série de spéculations puériles et insignifiantes ; pour celui-là, c’est un matérialisme désolant. Toutes ces appréciations sont à la fois inexactes et fondées ; fondées, parce qu’elles dérivent d’une observation vraie de faits partiels, et inexactes, parce qu’elles confondent le détail avec l’ensemble. Le Bouddhisme est, en effet, la religion qui a le plus vécu, celle dont le développement a été le plus étendu, celle dont les doctrines ont évolué, pendant près de cinq siècles, de la façon la plus absolue, si j’ose m’exprimer ainsi. On ne peut comprendre le Bouddhisme qu’en étudiant son histoire.

Il faut tout d’abord partir de ce fait incontestable, que le Bouddhisme est essentiellement une religion indienne. Son fondateur, ses premiers adeptes, ne prétendaient point établir un culte nouveau. Ils ne voulaient même pas réformer les vieilles doctrines. Ils se préoccupaient uniquement de trouver la méthode la meilleure pour atteindre le but normal de la vie. L’expérience leur avait appris l’inutilité des mortifications, des prières et des sacrifices ; l’observation leur montra l’égalité naturelle des hommes et les vices de l’organisation sociale. Il leur sembla que la vie ordinaire était incompatible avec la connaissance de la vérité ; ils se dirent que la vérité était accessible seulement à ceux qui, dégagés des préoccupations quotidiennes de l’existence, pouvaient s’absorber dans la méditation subjective. Le but de la vie, la vérité, la voie du salut, fut uniquement à leurs yeux le moyen d’échapper à la renaissance.

Depuis l’époque lointaine où les pasteurs qui chantaient les hymnes du Rgvèda, étaient descendus dans les plaines de l’Indus ; depuis les jours heureux où, installes enfin dans la région fertile des cinq fleuves (Pandjâb), ils s’avançaient peu à peu vers la Narmadâ et la Krchnâ, le culte brahmanique s’était rapidement développé avec son immense appareil de rites sacrés et d’observances variées suivant les diverses classes de la société. En même temps, par une conséquence naturelle, les spéculations philosophiques étaient devenues l’unique occupation des prêtres, des brames, des premiers du peuple, auxquels était exclusivement réservé le droit de penser, de raisonner et d’instruire. De bonne heure aussi, sous l’influence d’une nature toujours épanouie dans la splendeur de son incomparable majesté ; sous le pur éclat d’un soleil toujours radieux et superbe ; au milieu d’une vie facile où les désirs, peu nombreux, sont toujours aisément satisfaits, les philosophes indiens avaient compris qu’il n’y a rien de réel au-delà du monde physique et que tout peut et doit être discuté. Admettant pour unique et nécessaire postulatum leur propre existence, ils observèrent trois sortes de phénomènes : la double série d’actes matériels et sensoriels qui constituent la vie et qu’on peut résumer par ces deux mots : l’âme et le corps ; les transformations incessantes et successives de la matière immanente et, par suite, son éternité ; l’identité du fonctionnement de la pensée chez tous les hommes. De là naquit leur théorie de l’âme universelle, paramâtmâ, répandue dans la matière universelle,

Mens agitat molem et magno se corpore miscet, et des âmes individuelles, djîvâtmâ, manifestations accidentelles de l’âme universelle dans une localisation particulière, sous une forme limitée, de la matière universelle. D’autre part, puisque la vie, pour tous les êtres, n’est, dans le cas le plus favorable, qu’une suite de bonheurs imparfaits et d’aspirations inassouvies, ils se dirent que la vie, résultat de ces manifestations partielles de l’âme générale, est un mal qu’il faut songer avant tout à détruire ; que l’existence individuelle et égoïste, par les besoins et les devoirs qu’elle crée, est éminemment fâcheuse ; que d’ailleurs, ces besoins et ces devoirs tendent à la perpétuation de l’égoïsme et de l’individualité ; et ils conçurent leur doctrine de la transmigration des âmes, de la renaissance sous des formes plus ou moins agréables selon les mérites ou les démérites de chacune des vies passées, jusqu’au jour où tout égoïsme se trouvant détruit, l’âme individuelle n’a plus conscience de son isolement et se confond, dès lors, avec l’âme universelle. Cette conception, commune aux diverses écoles philosophiques de l’Inde, est le fond même de toutes les religions indiennes ; elle a surtout été développée dans le Bouddhisme et le Çivaïsme.

On sait de quelle manière Çâkyamuni, le pénitent de la race Çâkya, Gâutama, nommé aussi Siddhârta, fils du roi de Kapilavastu, fut amené, au sixième siècle avant notre ère, à chercher la voie du salut. Gomme il se rendait à son jardin de plaisance, dans tout l’appareil royal, il fit quatre rencontres qui décidèrent de sa destinée : un vieillard décrépit lui apprit la caducité de la jeunesse ; un malade lui montra la fragilité du corps ; un cadavre lui fit songer au néant de la vie ; un religieux mendiant, heureux dans son insouciante pauvreté, lui fit comprendre la supériorité de la vie contemplative. On sait également comment le jeune prince s’enfuit de son palais, pour aller prendre les leçons des sages ; et, comment, après avoir en vain pratiqué les austérités les plus cruelles pendant sept années, désabusé des enseignements de ses maîtres, il arriva de lui-même, une nuit, à la certitude, sous un multipliant qu’on montre encore aux fidèles, près du rivage de la Nâirandjarâ, non loin du village d’Uruvilva.

Siddhârta avait trente-six ans quand il acquit ainsi la connaissance de la bonne voie, quand il devint le sage par excellence, le Bouddha. Il vécut encore quarante quatre ans, pendant lesquels il ne cessa pas un seul jour de prêcher « la vraie doctrine ». Quel fut son enseignement pendant ces quarante-quatre années ? le modifia-t-il ou le continua-t-il toujours uniforme ? Nous l’ignorons, car nous n’avons sur ses prédications qu’un recueil de ses discours familiers et de ses aphorismes, écrit plusieurs siècles après sa mort. Que cet événement historique se place à l’année 543 avant Jésus-Christ, date généralement adoptée, ou à l’année 412, comme des spécialistes l’ont proposé d’après les résultats de travaux récents, on sait que l’écriture ne fut introduite dans l’Inde qu’au troisième siècle avant notre ère.

Il paraît établi que le Bouddha commençait par affirmer l’existence matérielle de l’homme, mais en lui déniant toute personnalité morale. De même, disait-il, qu’un char n’existe que par ses brancards, ses roues, son siège, qui sont autant de manifestations locales de la substance universelle ; de même, l’homme n’existe que par les skandha « divisions, parties », c’est-à-dire par les vingt-huit éléments matériels, les six sensations, les six perceptions, les cinquante-deux facultés et le raisonnement conscient, qui sont de même des manifestations de la substance. Le raisonnement conscient est une simple ; amplification, sous quatre-vingt-dix-neuf variétés, des cinquante-deux facultés envisagées au point de vue du mérite ou du démérite. C’est tout cela qui est la vie ; la mort n’est que la cessation du phénomène local. Mais, hélas ! d’un phénomène d’autres résultent nécessairement ; toute vie aboutit à une renaissance : rien de ce qui vit ne saurait y échapper. On ne vit pas, en effet, sans sensation ; or, la sensation produit le besoin ; le besoin amène le désir ; le désir provoque, par l’illusion de l’individualité, une combinaison nouvelle d’éléments matériels ; et toute existence, avec l’illusion de l’individualité, comporte l’activité, Karma, cause efficace du bien et du mal. Le bien et le mal doivent être inévitablement punis ou récompensés, et, vu la brièveté de la vie, ils ne peuvent guère l’être que dans d’autres existences, jusqu’à ce que, exactement équilibrés ou détruits par cette récompense et ce châtiment, ils laissent l’activité impuissante dans l’égoïsme anéanti. Le Bouddha, pour faire comprendre sa pensée, employait une comparaison qui est devenue classique : le monde, disait-il, le substratum commun, peut être figuré par une lampe, c’est-à-dire par un récipient plat avec un bec triangulaire où s’appuie une mèche de coton ; l’huile est assimilable à l’activité et produit la flamme, la vie, par l’intermédiaire du corps qui est représenté par la mèche. Or, la flamme brûle, se voit, s’entend, se communique, passe d’une lampe à l’autre, et n’a pourtant pas d’existence indépendante : c’est un phénomène ; pour qu’il ne puisse plus y avoir de flamme, il faut qu’il n’y ait plus d’huile dans la lampe. De même, tant qu’il y aura de l’activité, il y aura de la vie. Les actions bonnes ou mauvaises que nous avons accomplies dans nos existences antérieures, pèsent sur nous du poids de toute leur inconsciente fatalité. C’est pourquoi le but que tout homme doit se proposer est uniquement d’en atténuer, d’en compenser, d’en détruire les conséquences nécessaires.

Cette conception, je le répète, n’est pas spéciale au Bouddhisme ; elle est générale dans les religions et les philosophies de l’Inde, qui admettent, à peu près toutes, ces quatre points fondamentaux : éternité de l’âme universelle, éternité de la matière, inertie de l’âme qui ne devient capable d’activité que lorsqu’elle est jointe à la matière localisée, production ipso facto de l’activité dès que cette union de l’âme et du corps se trouve réalisée. Le bien et le mal, effets inévitables de l’activité, doivent être détruits par la récompense ou la punition qu’ils exigent, ce qui n’est possible que pendant une longue série d’existences sous des formes variées. Il peut être intéressant de montrer, par quelques citations, comment les Indiens expriment leur sentiment à cet égard.

Un poème çivaïste tamoul fait dire à l’un de ses héros : Je n’ai pas rendu les honneurs convenables à mes hôtes et aux sages habiles dans la lecture des vieux livres ; pourtant, excepté la double activité, y a-t-il quelque chose qui m’appartienne? Ni la maison que j’habite, ni l’épouse que j’ai choisie, ni mes enfants, ni cotte forme corporelle ne me suivront. Mort, je serai plongé au fond du monde inférieur et j’y souffrirai de la pauvreté, dans une vie postérieure.

Un autre poème, traduit du canara et relatif au fondateur d’une secte çivaïste hétérodoxe, s’exprime en ces termes : Celui qui, après avoir erré de corps en corps et être enfin arrivé à la forme humaine si difficile à obtenir, n’en profite pas pour pratiquer les vertus les plus pénibles afin d’obtenir l’état unique où l’on est délivré de la renaissance ; celui-là, disent les sages, fait comme s’il jetait dans un trou du sol le lait qui devrait être recueilli dans un vase d’or.

Un abrégé du Mahâbhârata, le grand poème vichnouviste, n’est pas moins précis : La vertu produit la victoire ; le péché détruit la force ; telle est l’activité, disent ceux qui ont franchi les limites de la science…

Des passages plus explicites encore se rencontreraient dans les compositions des Djâinas qui sont très probablement de vieux hérétiques bouddhistes. On lit dans le Tchintâmam, par exemple :

Tel, lorsqu’on coupe le pédoncule d’un nénuphar, un fil suit, inséparable ; telle, la mauvaise activité ne s’éloigne pas quand l’âme quitte son ancien corps : elle demeure jointe à elle, l’entoure, l’embrasse, entre où elle entre, la suit et allume le feu ardent d’une douleur illimitée.

Lorsque, devenus hommes à l’esprit vertueux, nous avons rendu des services à tous, notre bonne activité court après notre âme comme l’ombre suit l’oiseau : elle reste en nous sans que rien n’en manque et elle nous procure tout ce que nous pouvons désirer…

Cette théorie est tellement naturelle et ordinaire dans l’Inde, qu’au début d’un poème chrétien, composé dans une langue du sud de l’Inde, au commencement de ce siècle, par un haut fonctionnaire anglais, Dieu est appelé « la grande mer où n’existent pas les vagues du bien et du mal ». Je pourrais rappeler beaucoup d’autres passages et rechercher bien de légendes caractéristiques : je ne dirai qu’un mot de la sainte de Karikal, Punîtavatî, qui, abandonnée par son mari à cause des faveurs divines que lui avait méritées sa grande vertu, obtint la grâce de se débarrasser jeune encore de son corps et de s’absorber aux yeux des fidèles émerveillés dans le grand Çiva, qui, pour les çivaïstes, personnifie l’âme universelle.

Pour atteindre le but suprême, suivant le Bouddha, il faut tout d’abord connaître exactement les quatre vérités, qui sont : la nature de la douleur, ses causes, sa terminaison, la voie qui conduit à cette terminaison. La douleur, c’est la naissance, l’amour, la fortune, la vieillesse, la mort, en un mot tout ce qui contribue à la personnalité. La cause de la douleur, c’est la sensation qui produit le besoin, la soif d’agir et de vivre. La terminaison de la douleur arrive quand cette soif irrésistible, cette redoutable activité individuelle est complètement épuisée. La voie du salut, c’est le moyen d’épuiser cette soif, de mettre un terme à cette activité. On y arrive seulement quand on connaît les huit principes, que je ne saurais détailler ici, et qu’on ne réussit d’ailleurs à connaître que par une série d’étapes progressives, en passant par quatre états d’esprits différents. Le premier état est celui de la conversion, de la connaissance du vrai. Le second, celui de l’avant-dernière renaissance, où l’illusion de l’individualité est en quelque sorte réduite à son minimum. Dans le troisième état, qui est la dernière vie corporelle, l’être n’est plus capable de désir ni de haine, il est devenu « vénérable », arhat, et il emploie celte dernière vie à se dépouiller de toute aspiration, de toute idée de permanence, de tout sentiment de sa propre sagesse, de toute trace d’ignorance. Quand il y est arrivé, il meurt physiquement et entre alors dans le quatrième état, le Nirvana.

On a beaucoup discuté, en Europe, sur le véritable sens de ce mot, qui peut se traduire « l’extinction, l’anéantissement ». On a voulu généralement y voir l’anéantissement matériel absolu. Cette interprétation n’est point exacte ; le Nirvana, c’est l’anéantissement de l’activité et par suite de la personnalité, et rien de plus, puisque la vie n’est qu’une illusion, qu’une apparence, qu’une manifestation partielle de la substance dont l’existence est un fait palpable. Mais, que la substance existe ou non après l’évanouissement de notre personnalité, que nous importe ? Nous ne serons plus sujets à la douleur, au mal, au bien, au joug effrayant de la vie ; les éléments qui composent notre individualité, détachés enfin les uns des autres, entreront dans le repos absolu ou iront isolément reformer d’autres êtres ; mais nous n’avons point à nous en préoccuper, nous qui ne devons espérer qu’à l’ineffable bonheur de l’effacement infini.

Le nirvana, c’est ce que les çivaïstes appellent le mukti « détachement » ; les Djâinas le désignent sous les noms de môkcha « délivrance », ou de gati « but suprême » ; dans d’autres langues de l’Inde, on lui donne encore les noms de « profit, gain, demeure par excellence ». Les doctrines des Djàinas sont, à ce point de vue, identiques à celles des Bouddhistes ; ils attribuent la révélation de la vérité à un arhat nommé Mahâvîra, fils d’un roi Siddhârta, qui, le jour où il arriva la certitude, devint, non plus Bouddha « le sage », mais le « vainqueur », Djina, mot d’où dérive le nom de la secte.

La pure doctrine bouddhiste est exposée, suivant ses adeptes, dans les livres sacrés dont l’ensemble constitue « la triple corbeille », tripitaka, c’est-à-dire les paroles du Bouddha, les codes de discipline, les traités de philosophie. La religion comprend d’ailleurs trois choses essentielles, qu’on nomme « les trois pierres précieuses », triratna : le Bouddha, la loi et l’assemblée ; les catholiques diraient : Dieu, le catéchisme et l’église.

La personne même du Bouddha dut prendre de bonne heure une importance considérable ; plus la religion se répandait, plus le nombre des convertis se multipliait et plus il devenait difficile de voir le maître, de l’approcher, de l’entendre. Après sa mort, ce ne fut plus un homme ordinaire ; son œuvre était si considérable, qu’on vit en lui de bonne heure un sauveur prédestiné. En même temps, par une sorte d’action réflexe ou rétrospective, 0n se dit que sa doctrine était trop capitale, trop essentielle, pour avoir été découverte si tard, car l’humanité est déjà bien vieille. Il parut vraisemblable qu’enseignée plusieurs fois aux habitants du monde, elle ait été plusieurs fois oubliée, tant est grande la faiblesse de l’esprit humain, et l’on supposa qu’il y avait eu, avant Gâutama, vingt-quatre sauveurs comme lui, vingt-quatre Bouddhas, qui, comme lui, étaient venus successivement rétablir la pure doctrine. Cinq mille ans après la mort de Siddhârta, il en naîtra un autre, le dernier, qui s’appellera Mâitrêya « l’amical », ou Adjita « l’invaincu ».

Ces vingt-six Bouddhas sont des bienfaiteurs de l’humanité : mais ce ne sont pas les seuls sages parfaits qui aient pu exister. On peut être sage et ne pas être utile aux hommes, ne pas s’occuper de propagande ou d’enseignement. C’est pourquoi, dans le Bouddhisme postérieur, on eut les Bouddhas individuels, pratyêka-bouddha, êtres vénérables, mais envers lesquels 011 n’a point de reconnaissance à conserver. Quant aux vingt-six docteurs secourables, On songea, au contraire, à les vénérer dans leurs vies antérieures, puisque, en leur qualité d’hommes, ils ont dû passer par de longues séries de renaissances ; deux de ces « prébouddhas », si l’on peut s’exprimer ainsi, sont particulièrement honorés, Mandjuçri « le glorieux charme », personnification de la sagesse, et Avalôkitêçvara « le Seigneur qui regarde d’en haut », personnification de la force ; c’est ce dernier qui est devenu, plus tard, le Gâutama ou Siddhârta de l’histoire.

Jusqu’ici, la doctrine n’est point essentiellement altérée ; il n’y a point d’être qui échappe à la renaissance, il n’y a point de personnalité consciente et immatérielle. Le triple monde, inférieur, terrestre et supérieur, n’est toujours qu’une manifestation locale de la substance ; les dieux sont des êtres privilégiés qui jouissent d’un bonheur enviable, mais leur existence est limitée et ils ne perpétuent leurs noms que sous des personnalités différentes, car tous les bons peuvent devenir Kuvêra, Kâma, Agni, Indra lui-même, comme tous les mauvais devront prendre la forme horrible des cruels habitants de l’enfer. Mais, le nirvâna, auxquels tous aspirent, n’est pas à la portée de tous ; les religieux seuls y arriveront : les laïques doivent se borner à pratiquer la vertu, pour obtenir des renaissances de plus en plus agréables.

C’était là pourtant déjà une concession aux exigences sociales, car, en principe, le Bouddha ne devait s’intéresser qu’à ceux dont le but suprême était l’occupation exclusive. Mais il avait fallu céder aux circonstances et accepter toutes les recrues, laïques ou non. Dès que leur nombre se trouva augmenté dans des proportions inattendues ; dès que le courant eut entraîné les masses ignorantes et peu propres aux hautes spéculations ; dès que la mort du Maître, en supprimant l’unité fondamentale de direction, eût facilité la prépondérance des influences personnelles locales ; il était inévitable que, peu à peu, isolément, des habitudes nouvelles prissent naissance. Des réunions de sages devinrent nécessaires pour fixer les points de doctrine, pour répondre aux doutes des convertis, pour examiner les questions de discipline. L’histoire a conservé le souvenir de nombreux conciles ; les plus célèbres sont ceux qui furent tenus depuis le deuxième mois après la mort de Siddhârta jusqu’à l’époque du grand roi Piyadasi ou Açôka, qu’on pourrait appeler le Constantin du Bouddhisme. Converti par un miracle, ce grand monarque devint un des plus ardents propagateurs de la réforme. Il couvrit son empire, qui, d’après ses propres paroles, s’étendait jusqu’à l’extrême sud de l’Inde et jusqu’à Ceylan, de proclamations religieuses. Ce sont les premiers documents écrits que l’on connaisse dans une langue indienne ; ils remontent au troisième siècle avant notre ère. On vient d’en découvrir trois, fort intéressants, dans le Maïssour, tout au sud-ouest de Décan.

D’après ces proclamations, ces édits, comme on les appelle, le Bouddhisme était encore assez pur ; la règle s’était évidemment néanmoins déjà adoucie pour les laïques, aggravée pour les religieux. Ceux-ci, d’ailleurs, n’étaient plus les prédicateurs errants des premiers jours. Ces mendiants, auxquels les séculiers devaient fournir les choses nécessaires à la vie, étaient devenus sédentaires, lorsque des princes généreux leur eurent donné la sécurité de l’existence en leur distribuant des terres et des maisons. Installés dans ces habitations, ils devinrent de véritables moines, ne quittant leur couvent que pendant une des six saisons de l’année, pour aller prêcher et mendier au loin ; ils revenaient ensuite à leur monastère où la hiérarchie s’introduisit par les nécessités de l’administration temporelle, par l’autorité de la science, et sans doute aussi par les tendances plus ou moins dominatrices de certains moines.

Le Brahmanisme paraît être demeuré très longtemps insouciant des progrès du culte nouveau : ce n’était là probablement, pour les Brames, qu’une secte philosophique de plus, car ils ont fait au Bouddha une place fort honorable dans leur panthéon en l’admettant au nombre des incarnations de Vichnou. Mais leurs intérêts matériels se trouvèrent un jour menacés et leur tolérance dédaigneuse cessa naturellement. Les différences entre le Bouddhisme et le Brahmanisme n’étaient pas telles qu’elles fussent immédiatement apparentes. Siddhârta prétendait seulement enseigner la vraie méthode ; il ne combattait point les doctrines officielles et courantes. Sans doute il communiquait à tous, même aux femmes, la bonne nouvelle ; sans doute, il condamnait l’ascétisme, les prières et les sacrifices : sans doute, il affectait de ne plus tenir compte de la différence d’origine ou de caste des religieux qui venaient se ranger sous sa loi. Mais ce ne furent là longtemps, aux veux des Brames, que des fantaisies de sectaires, que des utopies irréalisables. Elles devinrent dangereuses le jour où le nombre de leurs partisans eut augmenté dans des proportions considérables, lorsque le Bouddhisme se montra d’ailleurs moins spéculatif et plus ritualiste ; plusieurs siècles après Piyadasi, commença l’ère des persécutions. Avec l’appui tout-puissant du bras séculier, elles furent longues, acharnées, implacables ; elles eurent un plein succès. Quand les Musulmans apportèrent le Qoran dans l’Inde, ils n’y trouvèrent plus de bouddhistes ; les derniers avaient depuis longtemps disparu.

Mais la bonne nouvelle avait été portée à l’étranger et y prospérait merveilleusement. Les premières missions, organisées sous Açôka, avaient converti Ceylan deux cents ans avant notre ère. De Ceylan, la réforme passa en Birmanie au cinquième siècle après Jésus-Christ ; à Siam, au septième, et s’étendit à Java, à Bali, à Sumatra jusqu’au douzième. Dans le nord, le Kachmîr, le Kabul, le Népal, le Thibet, reçurent la bonne nouvelle du premier au septième siècle. Elle devint prépondérante en Chine au quatrième siècle, et passa de là au Japon, dans la Corée, à Formose, en Cochinchine, à Ava, en Mongolie ; elle gagna même les régions occidentales de l’empire, où ses progrès furent arrêtés par le mouvement musulman du treizième siècle. Les fidèles chassés de l’Inde par les persécutions bramaniques, vinrent entretenir la foi des nouveaux convertis, qu’excitait encore le zèle des pèlerins assez courageux pour entreprendre le pénible voyage de l’Inde. On cite, entre autres, des voyages de pèlerins chinois depuis l’année 399 jusqu’à 691, dont les relations ont été traduites en français par Abel Rémusat et Stanislas Julien. C’est grâce à ces exilés, à ces missionnaires, à ces pieux voyageurs, que les écrits des bouddhistes sont parvenus jusqu’à nous sous leur forme originale sanscrite ou dans des traductions thibétaines, chinoises, siamoises, pâlies et autres. Le succès du Bouddhisme, qui s’explique facilement chez les peuples inférieurs dont les cultes originaux n’étaient qu’un naturalisme fétichiste, pourrait paraître surprenant en Chine et au Japon, si l’on ne savait combien y est grand l’esprit de tolérance, et si l’on ne tenait compte de ce fait que le Bouddhisme s’y glissa tout naturellement entre les superstitions du Taoïsme populaire et le matérialisme scientifique des doctrines de Confucius.

L’évolution du Bouddhisme s’était d’ailleurs accentuée surtout dans le nord. On a distingué deux formes principales de cette évolution : celle du petit véhicule et celle du grand véhicule, hînâyana, proprement « la voie inférieure », et mahâyana « la grande voie ». La première est celle des régions méridionales.

Les sectateurs du petit véhicule croient aux quatre vérités et aux huit principes ; ils ont de plus douze enchaîne ments des causes : l’ignorance produit le mérite ou le démérite ; le mérite ou le démérite amène la connaissance ; la connaissance distingue entre l’âme et le corps ; et ainsi de suite jusqu’à la suppression de l’ignorance qui est le commencement du salut.

Le salut ne saurait être obtenu que par les quatre intenses méditations sur les conditions de l’existence ; les quatre grands efforts pour produire le bien ; les quatre bases de la sainteté, c’est-à-dire la volonté, l’effort, la préparation du cœur, la recherche ; les cinq puissances morales : la conviction, l’énergie, l’observation, la méditation, l’intuition ; et les sept sagesses : la foi, le recueillement, la contemplation, l’étude de l’Écriture, la joie, le repos, la sérénité.

D’ailleurs, en attendant le nirvana, en se préparant à une naissance meilleure, on peut espérer un résultat pratique immédiat, on peut acquérir dix pouvoirs surnaturels grâce aux dix sagesses surnaturelles ; et ces sagesses surnaturelles sont accordées à ceux qui savent arriver à un état mental particulier, nommé dhyâna, sorte d’absorption spirituelle toute spéciale qui, pour être parfaite, n’exige pas moins de quatre degrés successifs de méditation. Le premier degré est l’état du pur et saint religieux qui applique sa pensée sur un point important de doctrine, qui l’analyse et l’approfondit ; c’est un état de joie et de contentement, de liberté complète de pensée à laquelle prépare l’absence de sensualité et le renoncement au péché. Le second état, dans lequel prédomine l’intuition, est plein de la satisfaction du succès, car le sage qui y est parvenu a trouvé la solution du problème qu’il s’était posé dans le premier état. Au troisième, le contentement de la réussite s’est à la fois élargi et calmé et a fait place au recueillement, pendant lequel on perd la notion précise du détail considéré. C’est l’annonce du quatrième étal, celui de l’absorption pure ou plutôt de l’extase pacifique, sans joies et sans peines, sans empressement et sans regret. Dans le Bouddhisme septentrional, qui pratique le système du grand véhicule, on compte un cinquième état contemplatif plus parfait et plus absolu.

Mais tout ceci n’est bon que pour les religieux ; les laïques ne pouvaient s’accommoder de ces satisfactions purement intellectuelles ; il leur fallait un culte à prières, à cérémonies, à idoles. On lit des dieux ; on adora les pré-bouddhas, les Bôdhisatvas ; on adopta toutes les divinités du Vichnouvisme et du Çivaïsme dont on fit les principaux adorateurs d’Avalôkitêçvara. Les hideuses représentations de dieux à têtes énormes, à bras et à jambes multiples, reprirent leurs places dans les temples, dans les monastères, aux bords des routes, faisant escorte à l’image du Bouddha. La méditation fut remplacée par la prière, par la récitation indéfinie d’invocations plus ou moins mystiques ; la prière devint machinale. On inventa le guide du dévôt, les moulins à prières, les arbres de la loi, les chapelets ; cet instrument d’origine indienne a été emprunté, plus tard, aux bouddhistes par les musulmans, des mains desquels il passa aux chrétiens pendant les dernières croisades. Il fut permis au vulgaire de conserver sa foi dans les formules, les charmes, les cercles magiques. La morale fut résumée en quelques recommandations sommaires ; on conseillait surtout la charité et le dévouement, on prescrivait d’éviter les cinq grands péchés : meurtre, vol. luxure, mensonge, ivresse. Le meurtre est le plus abominable des cinq : détruire un être en vie, c’est en effet contrarier le cours normal de l’activité ; c’est pourquoi les religieux ont toujours auprès d’eux un filtre dans lequel ils font passer l’eau qu’ils vont boire, de peur qu’elle ne contienne quelque animalcule vivant. On raconte à ce sujet qu’un prêtre bouddhiste se laissa mourir de soif, parce qu’un voyageur européen lui avait montré, à l’aide d’un microscope, que l’eau la mieux filtrée est encore pleine d’infusoires.

En admettant le culte des dieux, en leur rendant un pouvoir sur la nature, en en faisant les auxiliaires des hommes, on rétablit forcément une hiérarchie entre eux. Le ciel ne fut bientôt plus assez vaste ; on inventa, au-dessus du monde supérieur, seize mondes de Brahmà, le père des dieux. On affecta ces mondes au séjour des sages qui avaient atteint l’un quelconque des cinq degrés de méditation dhyâna. Ceux qui n’ont pas dépassé le premier degré vont dans les trois premiers mondes de Brahmâ ; ceux qui sont montés au second, revivent dans les quatrième, cinquième et sixième mondes ; ceux qui sont arrivés au troisième état, renaissent dans les trois mondes suivants. Le dixième et le onzième reçoivent ceux qui ont su s’élever jusqu’à la quatrième phase ; enfin, ceux qui ont été capables d’accomplir la méditation absolue, ceux qui ne doivent plus renaître qu’une fois avant d’avoir mérité le nirvana, sont reçus dans l’un quelconque des cinq derniers mondes à chacun desquels préside une divinité spéciale. Ces cinq divinités ont été appelées les Bouddhas contemplatifs, dhyânibuddha ; elles correspondent aux cinq derniers sauveurs du monde. La quatrième, qui correspond par conséquent à Gâutama ou Siddhàrta, dont Avalôkitêçvara avait été le bôdbisatva, le pré-bouddha, a reçu le nom d’Amitâbha « la lumière incommensurable ».

Au dixième siècle de notre ère, une secte nouvelle alla plus loin encore ; elle inventa un Bouddha primordial, Adi-buddha, infini, spontané, omniscient, qui aurait fait émaner de lui-même, par l’effort de sa pensée, les cinq Bouddhas de contemplation dont chacun a produit un Bôdhisatva, qui est devenu ou deviendra un Bouddha humain. De chaque Bôdhisatva est sorti chaque fois un monde matériel nouveau.

D’autres sectes existaient depuis longtemps : le système de Nàgàrdjuna qui vivait il y a dix-huit cents ans et qui n’est autre chose que le grand véhicule, le système contemplatif d’Aryasangha, le système moyen de Bouddhapalîta, et bien d’autres encore ; nous ne citerons que celui d’Asanga, au sixième siècle après Jésus-Christ, qui incorpora dans le Bouddhisme les théories et les pratiques des écoles tantrika du Çivaïsme.

On sait que ces écoles se rattachent à des livres religieux, appelés tantras, qui contiennent des formules mystiques, des rites mystérieux, et qui enseignent le moyen d’obtenir des dons surnaturels ; c’est peut-être un reste des vieilles religions originales, anté-âryennes, de l’Inde antique. Le point de départ de ces croyances est la foi dans l’énergie divine manifestée surtout sous la forme féminine ; cette énergie suprême, émanée de Dieu, produisit neuf autres énergies femelles qui, bannies du ciel pour leur arrogance, devinrent sur notre globe la plupart des divinités protectrices des villages. Le salut est d’ailleurs obtenu, suivant les partisans des tantras, par la seule contemplation de l’Être suprême : peu importe la manière dont on vit : il est même excellent de commettre tous les excès lorsqu’on ne cesse pas d’avoir son esprit fixé sur le grand et éternel absolu.

Je rappelle encore une fois ici que, théoriquement, le Çivaïsme ne diffère pas du Bouddhisme ; ses trois entités : Dieu « le chef », pali ; l’âme « l’animal », paçu ; et l’action « le lien matériel », pâça, correspondent exactement à l’âme universelle, à l’âme individuelle et à l’activité de la vie. La formule recommandée aux méditations des dévots, « je (suis) lui », sô’ham, implique l’absorption de l’individu dans la divinité suprême. Le lien matériel produit toujours la renaissance, puisque, dit un sage, « celui qui a mangé a de nouveau faim » .

Mais pour en revenir au Bouddhisme, la création de ces grandes figures divines altérait de plus en plus la doctrine primitive. Le nirvana ne fut bientôt plus l’absorption dans la substance générale, illimitée ; ce fut un monde suprême, une sorte de paradis supérieur à tous les mondes infernaux, terrestres et célestes, séjour du Bouddha primordial.

D’autres causes d’altérations devaient survenir par l’extension de la religion de Siddhârta au delà de son pays d’origine, sous les diverses influences de climat, de moeurs et de milieu. À Ceylan, où le petit véhicule est suivi, elle est restée encore simple et pure. La principale particularité du Bouddhisme ceylanais est le culte de la célèbre relique, la dent canine de Gâutama. À la mort du maître, en effet, ses disciples avaient recueilli, sur le bûcher funéraire, ses deux omoplates, son os frontal, quatre de ses dents et quelques-uns de ses cheveux. On prétend môme posséder son balai, son écuelle à recueillir les aumônes et son pot à eau dont la capacité est d’environ 85 litres. Ce dernier détail donnerait au Bouddha une taille prodigieuse ; la dent de Ceylan est, du reste, un morceau d’ivoire de cinq centimètres de long sur deux de large à sa base. Elle est conservée Kandy, enveloppée d’une feuille d’or, dans une série de boîtes et de châsses de plus en plus précieuses. En 1500, les Portugais s’en emparèrent, à Jaffna, et l’archevêque de Goa la pila de sa propre main dans un mortier ; puis il jeta dans le feu la poudre qu’il obtint ainsi et, enfin, il lança les cendres dans la rivière. Naturellement, il se trouva qu’au dernier moment une main pieuse avait sauvé la précieuse relique et lui avait substitué un fac-similé, une imitation vulgaire. La dent en avait vu d’autres : un roi de Patna avait essayé de la détruire par le feu, par la terre, par l’eau, par le fer et chaque fois elle avait reparu sur une éblouissante fleur de lotus ; c’est même là, dit-on, qu’il faut chercher l’origine de la formule célèbre : ôm ! mani padmê hum !mani padmê paraît signifier « la perle (est) dans le lotus ». On montre également aux touristes, à Ceylan, l’empreinte du pied de Gâutama qui aurait eu un mètre et demi de long ; les çivaïstes rapportent cette trace à Çiva, les vichnuvistes à Râma ou Hanumân, les musulmans à Ali et les chrétiens à Adam ou à saint Thomas. N’a-t-on pas, dans la chrétienté, des empreintes analogues de pieds sacrés ? Ne vénère-t-on pas, par exemple, à Poitiers, le pas de Jésus-Christ lorsqu’il vint parler à sainte Radegonde, le 3 août 487 ? Je n’insiste pas sur les reliques chrétiennes, les deux suaires de Jésus-Christ, entre autres, ou les onze doigts de sainte Thérèse.

Le Bouddhisme chinois procède du grand véhicule. Il enseigne les cinq voies du salut, celles des Bouddhas sauveurs, des pré-Bouddhas, des Bouddhas individuels, des disciples immédiats du maître, et des sages ; les cinq agrégats naturels ou conditions de l’existence ; les cinq prohibitions, les cinq aliments purs, les cinq facultés divines, les cinq éléments de la personne du Bouddha. Parmi les objets directs du culte, il y a les cinq ombres, u in, dont la première est l’ombre du Bouddha qui n’apparaît qu’aux plus grands saints. Le pèlerin Hiuen-Tsang ne parvint à la voir, dans l’Inde même, il y a douze siècles, qu’après de longues prières : l’image, vague et à demi effacée, lui apparut au fond d’une caverne, brillant d’une lueur jaune rouge et entourée des ombres plus indistinctes des bôdhisatvas et des premiers disciples. Le Bouddhisme chinois s’est incorporé toutes les figures du vieux culte national, les mânes, les génies des vents et des eaux, et il a multiplié les cérémonies religieuses. Il s’est partagé en un grand nombre de sectes ayant chacune ses divinités particulières ; la plus importante adore Kuan-in, déesse de la miséricorde, qu’on regarde comme une incarnation d’Avalokitêçvara ; protectrice spéciale des marins, elle est représentée avec dix tètes et quarante bras, Elle habite, avec son père Amitâbha, que les Chinois nomment ho-mi-to-fa, le paradis supérieur, lac de lotus toujours épanouis, où revivent les sages, le « glorieux pays » ou l’« empire du plaisir », appelé Sukhâvatî en sanscrit. L’articulation du nom d’Amitâbha ou de la formule na-mo-ho-mi-to-fut, transcription du sanscrit namô ’mitâbhâya « salut à Amitàbha » est une source abondante de mérites et de bénédictions.

Les Chinois ont, comme on le voit, complètement transcrit en les adaptant au phonétisme de leur langue, la plupart des noms ou des mots religieux sanscrits : Çâkya est devenu Cha-ka : Bouddha, Fo-t’o, qu’on abrège d’ordinaire en Fo ; Bôdhisatva, fu-sa ou pu-sa, qu’on écrit poussah en France ; Nirvana, nie-pan ou nie-puan-na, et ainsi de suite. Quelques-uns ont été néanmoins traduits : le nirvana a été expliqué « intelligence accomplie », tching-kio ; tathâgata « celui qui est allé ainsi », un des noms sanscrits de Gâutama qui revient le plus souvent dans les invocations du grand véhicule, a été rendu par ju-laï « ainsi venu ». Les Annamites, les Birmans, les Japonais ont imité les Chinois à ce point de vue ; ainsi Bouddha est prononcé Phot à Siam.

Le Bouddhisme japonais, qui s’est inspiré de celui de la Chine, s’est cependant retrempé, si j’ose m’exprimer ainsi, par des relations directes avec l’Inde. On a retrouvé dans la Bibliothèque impériale du Japon le plus ancien livre sanscrit connu ; c’est un manuscrit qui remonterait à l’an 609 de notre ère. Les divinités du pays ou les génies locaux ont aussi pris rang dans la hiérarchie sacrée. Il s’est formé sept sectes principales dont la plus populaire adore Kuan-in sous le nom de Kuannon, qui peut prendre trente-trois formes diverses : la plus célèbre est une image dorée dont la tête porte une couronne de petits enfants. Le peuple a des « boîtes à prières » ; il sait faire de chaque ruisseau, par des appareils ingénieux, un flux perpétuel d’oraisons. Les fidèles invoquent sans cesse le nom du Bouddha : ils écrivent leurs demandes sur des bandelettes de papier qui, roulées en boules, sont lancées contre l’idole ou enfouies dans la statue creuse du dieu vénéré.

Ces pratiques nous amènent aux formes religieuses du Thibet, où la vieille philosophie de Siddhârta s’est altérée de la façon la plus intéressante. Elle y a remplacé une vieille religion naturaliste qui consistait principalement dans le culte des génies, bons ou mauvais, et en pratiques de sorcellerie. Introduit au Thibet dès le quatrième siècle, le Bouddhisme n’y fut officiellement reconnu qu’au septième ; il y fut réformé au quatorzième siècle par le sage Tsong-Khapa qui rétablit l’obligation du célibat, à laquelle s’étaient soustraits les religieux, restaura la discipline et imposa aux réformés, pour leurs vêtements, la couleur jaune ; ceux qui résistèrent à la réforme, et ils sont encore nombreux aujourd’hui, surtout au Boutan et au Népal, gardèrent l’habit rouge.

La religion thibétaine, qui procède du grand véhicule, appelle le nirvana d’un mot qui signifie, dans la langue du pays, « la délivrance de toute peine » ; elle le regarde comme le bonheur suprême dans un monde supérieur à tout ; c’est le repos idéal et la délivrance absolue. Un y arrive par la répression des désirs, la pratique des vertus, la récitation des prières, la confession auriculaire, l’observance des rites magiques. En attendant, on peut renaître sous l’une des six formes suivantes : Dieu ou bon génie, homme, démon ou mauvais génie, animal, revenant, habitant de l’enfer. Immédiatement au-dessous du nirvana est un séjour particulier où l’on éprouve un bonheur presque parfait ; c’est la demeure des saints ; on n’y est plus sujet à la renaissance, mais on y existe encore à l’état individuel. C’est là qu’habite Amitâbha, nommé en thibétain Od-pag-med « éclat sans mesure » ; il y a là un grand lac couvert de fleurs parfumées de lotus ; c’est dans ces fleurs que viennent se reposer les sages ; ils peuvent quitter momentanément ce séjour de paix et de félicité pour venir au secours des hommes et pour reprendre la forme humaine. Ce paradis est le seul but suprême accessible aux laïques, aux hommes du monde ; car le nirvana est réservé aux religieux.

Les Thibétains sont, du reste, tout à fait déistes ; ils croient à l’efficacité, pour le bonheur et le malheur de ceux qui vivent sur la terre, d’une intervention des génies, des mauvais esprits, des dieux, des bouddhas. Les mauvais esprits tentent journellement les hommes qui sont défendus par les dieux ou par les génies. Les dieux sont extrêmement nombreux ; outre les personnalités du grand véhicule, ils comprennent les principales divinités de l’Inde et beaucoup de divinités particulières et locales. On peut citer, entre autres, le Dieu de la mort qui, à l’aide d’un grand miroir, voit toutes les actions des hommes ; quand l’un de nous meurt, les serviteurs de ce dieu viennent chercher l’âme du défunt : ses actions sont pesées dans la balance sacrée du dieu qui envoie alors l’âme à la destinée que lui ont valu ses actes bons ou mauvais. Entre la mort et la renaissance, l’âme est dans ce qu’on appelle l’état de Bardo, état malheureux dont les mauvais esprits peuvent prolonger la durée ; l’âme erre alors dans l’espace et peut apparaître aux hommes sous l’apparence informe d’un morceau de chair crue.

Aux Bouddhas divers déjà créés dans l’Inde, le Thibet a ajouté les Bouddhas de confession, au nombre de trente-cinq, quarante et un ou cinquante et un, suivant les sectes. Ils ont le pouvoir d’accorder à ceux qui les implorent la rémission de leurs péchés. Ce sont des saints, de grands pénitents, des rois pieux déjà parvenus au nirvana.

Tous ces personnages ont leurs attributs, leurs montures, leurs légendes ; chacun est vénéré suivant un rite particulier et avec des prières spéciales. De toutes les prières, la plus efficace est la formule : ôm ! mani padmê hum ! que je vous rappelais tout à l’heure ; au Thibet, on l’écrit partout, soit en toutes lettres, soit sous une forme abrégée monogrammatique dans un encadrement qui rappelle le contour d’une feuille de figuier. La puissance de cette prière augmente si on l’écrit en rouge, en lettres d’argent, en lettres d’or ; ainsi une prière rouge en vaut cent huit noires. Plus on la répète et plus sa vertu se multiplie ; aussi possède-t-on d’énormes manuscrits qui ne contiennent absolument que ces quatre mots écrits des millions de fois à la suite des uns des autres. C’est ainsi que la prière est devenue machinale ou plutôt mécanique et qu’on a inventé, comme je l’ai dit tout à l’heure, les guides-manuels, les chapelets, les boîtes à prières, les moulins, les arbres et les murs de la loi.

La prière étant efficace par elle-même, peu importe qu’elle soit prononcée, pourvu qu’elle occupe le plus de temps possible, qu’elle s’accomplisse même toute seule. C’est pour cela qu’on a construit des murs souvent très longs couverts d’inscriptions formées uniquement des quatre mots sacrés ; qu’on a planté partout où cela a été possible les « arbres de la loi », simples poteaux terminés par un drapeau do soie où la formule fatidique est imprimée ou brodée ; c’est pour cela que les moulins à prières tournent sans cesse au fil de l’eau des ruisseaux dans chaque rue, au caprice de la brise sur les toits des maisons : ils sont pleins de petits papiers où sont écrites les prières usuelles et des passages de la sainte écriture. Il y a aussi des moulins mus par des manivelles, autour desquels est enroulée une bande de papier qui porte l’éternelle formule ; les plus ordinaires ont environ un décimètre de haut et cinq à six centimètres de diamètre. On a pris à la lettre une figure chère à Gâutama qui conseillait de « tourner la roue de la loi », c’est-à-dire d’aller toujours en suivant les prescriptions du droit naturel.

Tous ces objets sont fabriqués ou vendus par les moines, les prêtres, les lamas ; toutes ces prières et toutes ces cérémonies sont faites dans les églises. Les temples du Thibet, presque toujours réunis à des monastères, ont généralement la forme d’un grand carré ou d’un vaste rectangle. On y accède par un large vestibule où sont des moulins à prières que des prêtres font continuellement tourner. Des salles latérales, véritables sacristies, sont réservées pour la bibliothèque et les détails du service. Dans l’espace affecté au culte, la nef est délimitée par deux rangées de piliers où sont suspendus de grands écrans de soie frangée ; au fond est l’autel, formé d’une table de bois surélevée. On y monte à l’aide de degrés sur lesquels sont déposés les instruments qui servent à toutes les cérémonies : vases pour oblations, tambourins, clochettes, encensoirs, miroirs sacrés, lampes, rituels et formulaires, etc. Sur les murs sont peintes les images des dieux et des saints et, dans l’enceinte, se trouvent plusieurs statues des Bouddhas toujours conformes aux types traditionnels.

Les cérémonies religieuses sont dirigées par un la-ma ; ce mot veut dire « homme supérieur ». On sait avec quelle précision le clergé thibétain est hiérarchisé. L’homme qui veut se vouer à la vie religieuse est d’abord « aspirant, candidat, subordonné», frère-lai, dirait-on en Europe ; puis il devient diacre, puis prêtre. Ces grades sont conférés par le conseil des moines, par le chapitre ; le religieux est alors lama. Il peut, toujours à l’élection, obtenir encore l’un ou l’autre des deux grades supérieurs de « chef des chœurs » ou de « surveillant ». Rappelons que c’est là l’étymologie du titre d’évêque et que les brames du sud de l’Inde sont également appelés « ceux qui regardent », pârppâr. Il n’a plus alors au-dessus de lui que l’abbé, le supérieur du monastère, tantôt élu par les moines, tantôt nommé par le grand lama. S’il fait preuve d’une sainteté extraordinaire, s’il fait voir que l’esprit d’un Bouddha s’est incarné en lui, il deviendra l’un des deux cents prélats qu’on a comparés aux cardinaux de l’église romaine. Ces cardinaux et les abbés des monastères les plus importants se réunissent en conclave à la mort d’un grand lama, pour élire son successeur. Le grand lama, dalaï-lama, est considéré comme l’incarnation d’Avalôkitêçvara qui s’incorpore en lui par une émanation de la suprême sagesse sous la forme d’un rayon lumineux. On fait une enquête rigoureuse sur les enfants qui sont nés aussitôt après la mort du pontife ; 0n retient trois de ces enfants que l’enquête a montrés capables d’avoir reçu l’âme divine et on les amène au conclave. Les « pères » inscrivent les noms de ces trois enfants sur des fiches d’or qu’on jette dans une urne de même métal ; après une invocation à l’esprit saint, le hasard prononce. Le vicaire désigné du grand lama est le supérieur du grand couvent d’An-tchi-lhun-po qui est regardé comme une incarnation d’Amitâbha, père d’Avalôkitêçvara. Le grand lama, qui a réuni pendant longtemps entre ses mains le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, est le chef incontesté de l’orthodoxie thibétaine ; il est infaillible et tout-puissant ; les pèlerins qui viennent l’adorer n’oseraient le toucher de leurs mains impures ou de leurs lèvres profanes ; ils se prosternent devant lui, et il leur donne sa bénédiction en leur frappant le sommet de la tête avec une houppe en soie fixée à l’extrémité d’une baguette.

À côté du grand lama, il y a une grande lamase, si ce féminin n0us est permis. C’est, dit-on, une incarnation de la femme de Çiva, sous sa forme bienveillante et bienfaisante. Elle est la supérieure générale de tous les couvents de femmes du Thibet.

Les lamas vivent dans le célibat ; ils sont ordinairement réunis dans des monastères. Il y en a cependant un grand nombre qui sont détachés dans les villes et les villages, pour les besoins des ouailles laïques ; mais ces derniers sont officiellement rattachés à certaines lamaseries où ils sont obligés de venir faire des retraites à des époques déterminées. Les lamas sont très nombreux : on en compte environ un sur dix habitants. En Birmanie, il y a un religieux, un talapoin, sur trente personnes ; chez les Kalmouks, la proportion est de un sur cent cinquante ou deux cents. À Ceylan, les religieux sont beaucoup moins abondants ; on n’en trouve guère qu’un pour huit cents fidèles. Il y a d’ailleurs plusieurs grands lamas dans le bouddhisme septentrional : un chez les Mongols, trois en Chine, un au Boutan (c’est le chef des hétérodoxes rouges) et d’autres encore. La religion des Kalmouks et des Mongols ne diffère de celle du Thibet que sur des points secondaires ; en Mongolie, par exemple, on croit que les actions, bonnes ou mauvaises, des hommes ne sont pas pesées par le dieu de la mort dans une balance, mais qu’elles sont comptées au moyen de cailloux noirs et blancs alignés sur le sol.

Les détails qui précèdent, font pressentir combien le culte public doit être formaliste et compliqué dans le lamaïsme et, en général, dans tout le Bouddhisme du nord. Les Parisiens ont eu récemment l’occasion de s’en faire une idée : deux bonzes de l’extrême Orient ont célébré leur office au musée Guimet ; et les spectateurs privilégiés qui avaient assisté à la cérémonie ont tous conservé cette impression qu’ils avaient pris part à une fête catholique. Cette impression serait bien plus forte si l’on assistait aux offices dans le pays même, par exemple à la cérémonie de la « purification » dans la grande cathédrale de Lha-sa. Derrière les deux voiles en treillis d’argent qui séparent de la nef le chœur et le sanctuaire, tous les lamas, placés selon leurs rangs et leurs fonctions, adressent d’ardentes prières à l’esprit du Bouddha qui plane invisible sur la sainte assemblée. Un prêtre élève en l’air un miroir de métal sur lequel un autre prêtre jette d’assez loin de l’eau mélangée de sucre et de safran ; c’est, dit-0n, pour recueillir l’esprit du Bouddha. L’eau qui coule sur le miroir tombe sur une image du monde que présente un troisième prêtre, et elle est soigneusement recueillie par un quatrième qui passe dans les rangs et jette sur les mains de chaque religieux quelques gouttes du liquide divinisé. Chacun s’empresse de porter la main ainsi bénie au sommet de sa tête, à son front, à sa poitrine, puis de humer précieusement ce qui peut rester de la liqueur sacrée. Un essuie le miroir avec une serviette de soie. Les chants éclatent. L’encens emplit de ses parfums pénétrants la vaste église, où se presse, silencieuse et recueillie, une foule immense…

Cette étude ne serait pas complète si je ne disais quelques mots de ce qu’on a appelé le néo-bouddhisme, de la nouvelle Société théosophique qui prétend se rattacher au petit véhicule de Ceylan, mais qui procède en réalité du mysticisme de quelques fantaisistes du Nord, combiné avec le spiritisme américain. Les inventeurs de la doctrine la nomment Bouddhisme ésotérique ; ils l’ont expliquée dans beaucoup de livres d’une lecture insipide et fatigante. Suivant eux, le nirvana, loin d’être l’anéantissement de l’individualité, est, au contraire, « l’exclusion des trois feux passionnels, l’empire complet de l’esprit sur la matière ». L’homme est un être triple : il est formé d’un corps physique animé, d’une âme intellectuelle et d’un esprit divin. L’homme physique se compose des trois premiers des sept principes : corps matériel, vitalité, corps astral ; l’homme intellectuel comprend les quatrième et cinquième principes, l’âme animale et l’âme humaine ; l’homme spirituel réunit les deux derniers principes, l’âme spirituelle et l’esprit. Les néo-bouddhistes affirment aussi avoir découvert qu’il y a sept élats de la matière : l’état solide, l’état liquide, l’état gazeux, l’état radiant et trois autres inconnus des Occidentaux ; grâce à cette connaissance, ils prétendent pouvoir transmuter les corps. En attendant, ils savent les décomposer, les projeter au loin, les précipiter et les recomposer presque instantanément ; ils reçoivent ainsi en quelques minutes, du bout du monde, des lettres que n’ont souillées aucun cachet administratif, aucun timbre-poste. Ils peuvent, du reste, se dédoubler eux-mêmes : leur corps physique demeure à Paris, par exemple, tandis que le corps astral, son double éthéré et son prototype, se transporte instantanément à San-Francisco ou à Pékin. Ces divagations sont entremêlées de mots sanscrits mal écrits et mal interprétés, d’étymologies bizarres, de sentences mystiques et de dissertations extravagantes sur le Christ, la Vierge, le Bouddha, le Mexique, l’Egypte, etc. Comme dit Virgile, dans l’Enfer de Dante (II, 51),

Non ragioniam di lor, ma guarda e passa.

Arrivé au terme de ma tâche, je crains, Mesdames et Messieurs, de m’en être acquitté d’une manière bien insuffisante. Je voulais exposer d’une façon complète, mais aussi sommaire que possible, tout ce qui concerne le Bouddhisme. Ceux d’entre vous qui sont au courant de la question auront probablement trouvé que j’ai trop insisté sur des faits connus et que je n’ai pas mis assez en lumière certains détails d’une valeur capitale à leurs yeux. Aux autres, mon analyse aura paru sans doute confuse et pénible, et peut-être auront-ils éprouvé quelque peine à me suivre dans l’esquisse de ces théories parfois extrêmement transcendantes et quintessenciées. Je réclame l’indulgence des uns et des autres, en faveur de ma bonne volonté. Je vous remercie du reste de l’attention soutenue que vous avez bien voulu me prêter, et je m’estimerais heureux d’avoir pu seulement vous faire voir ou vous rappeler l’évolution, d’ailleurs logique et naturelle, de la religion la plus importante du monde, sinon par son histoire, au moins par le nombre de ses partisans.

Simple réforme philosophique à son origine, n’ayant aucune prétention sociale ou politique, comme on dirait aujourd’hui, elle a développé tout un corps de doctrines spéculatives, qui ont abouti à la fois au mysticisme métaphysique et aux pratiques grossières de la magie ; elle a fait de son fondateur une personnalité multiple toujours présente et active sous ses incarnations variées ; elle a absorbé plusieurs cultes naturalistes et s’est créé un panthéon pour ainsi dire infini. Elle a commencé par une réaction contre le vieux ritualisme hindou, et elle a abouti au ritualisme le plus compliqué. Malgré tout, le Bouddhisme n’a pu cependant encore arriver à la conception précise du Dieu personnel, créateur tout-puissant, des Occidentaux modernes. Tant il est vrai que l’idée de ce Dieu est purement subjective ; qu’elle est le résultat d’un long travail cérébral, le terme d’un processus mental incompatible avec l’imagination puissante, mais aventureuse, indépendante et éprise de détails des philosophes indiens. L’évolution, le progrès constant, le renouvellement perpétuel, n’est-ce pas au surplus en réalité la conception de la trinité brahmanique : création, conservation et destruction rénovatrice ?

L’évolution ! Nous la voyons sans cesse partout, tout autour de nous. Quand nous jetons les yeux sur le ciel, qui ne nous raconte plus la gloire de Dieu, mais qui nous enseigne l’inanité des raisonnements théologiques, nous y rencontrons d’abord ces planètes qui font escorte avec nous à notre soleil, dans sa course à travers l’espace : sur les unes, la vie paraît avoir déjà totalement disparu ; sur d’autres, elle ne semble pas s’être manifestée encore. Le soleil, arrivé lui-même à son déclin, est comme perdu au milieu de la multitude innombrable des astres, depuis les étoiles les plus éclatantes jusqu’à ces nébuleuses obscures qu’on suppose au début de leur mystérieuse germination. Dans la contemplation de ces phénomènes sublimes, nous apprenons à ne pas désespérer de l’avenir du monde ; nous y lisons les inflexibles lois du temps et nous concevons ainsi la notion exacte de notre devoir. Oui, nous qui ne sommes, comme diraient les sages antiques de l’Inde, qu’un accident momentané, qu’une manifestation locale de la substance éternelle, nous devons consacrer notre rapide existence à combattre tous les préjugés, à interrompre toutes les routines, et à pratiquer sans défaillance la bonne doctrine, celle dont le credo se résume en ces trois facteurs imprescriptibles du progrès social : le travail, la solidarité humaine et la liberté !

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Notes

Julien Vinson, conférence : « L’Évolution du Bouddhisme », publ. in Bulletins et mémoires de la société d’anthropologie de Paris, 3 1 (1892), pp. 398-426.