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De l’Ésotérisme dans l’art (Notes d’esthétique occulte)


AuteursDatesTypeLieuThèmesStatut
Victor-Émile Micheletpubl. 1890Littérature (phil.)publ. FranceÉsotérisme
Art
Non applicable

► Édité à la Librairie du Merveilleux, il s’agit du premier texte publié de Michelet, il est capital pour comprendre la pensée de l’auteur. Michelet indique : Ces notes résument une conférence faite au Groupe indépendant d’études ésotériques le 29 janvier 1890. Jusqu’à ce qu’internet permette de partager plus facilement les informations, ce n’était pas un essai aisé à trouver.


Texte : én. de De l’Ésotérisme dans l’art, 1890. | bs. Institut de Recherche Getty (Los Angeles, États-Unis d’Amerique). Lien vers le catalogue Lien vers l’œuvre sur Internet Archive

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L’esthétique : science incertaine et trébuchante ! Pourtant elle repose sur un socle fixe.

La Beauté a son absolu. L’Idéal est un. Toutes les formules de la Beauté données par les différents génies humains, toutes les grandes œuvres d’art sont inspirées par cet Idéal unique, toujours le même malgré la diversité des formes qu’il revêt. Ainsi la lumière envoie des rayons diversement colorés quand elle traverse le prisme.

J’imagine un septénaire de grands artistes, au hasard énumérés : Dante, Shakespeare, Vinci, Dürer, Beethoven, Poe, Hugo. C’est le même et unique Idéal qui brille sous des formes variées à travers ce prisme d’âmes.

Car la Beauté immuable est sœur de la Vérité immuable. J’essaierai, en ces notes trop insuffisantes, de découvrir l’essence de la Beauté dans la synthèse où les occultistes enferment leurs notions sur le Monde, puis, par des exemples, de démontrer que nombre de grands génies ont connu cette synthèse.

I. — DU FONDEMENT KABBALISTIQUE DE LA BEAUTE

La Kabbale institue dix manifestations de l’Être absolu ; ce sont les dix Séphiroth que le Sépher Jesirah appelle « les dix Esprits ineffables du Dieu vivant ». La dixième des séphiroth ayant une existence distincte du nonaire formé par les autres, ces neuf Séphiroth sont divisées en trois triades, dont chacune correspond à l’un des trois Mondes.

La première triade est celle du monde divin, du monde métaphysique ; la deuxième appartient au monde intellectuel, et la troisième au monde naturel. Ainsi apparaît la série trinitaire que le Sépher nomme le Nombre, le Nombrant et le Nombré.

Or, la troisième Séphire de la seconde triade, soit la sixième des Séphiroth, c’est la Beauté, c’est Tiphéreth.

Pour déterminer les rapports de Tiphéreth, la Beauté, avec les cinq premières Séphiroth, les trois premières appartenant au monde divin et les deux autres appartenant au monde intellectuel, j’emploie le procédé pantaculaire.

Instituant le triangle du monde divin, j’écrirai la figure :

Illustration 1

Construisant le triangle du monde intellectuel j’obtiendrai cette seconde figure :

Illustration 2

Au sommet du triangle du monde divin, Kéther, la Couronne, exprime, dans l’abstraction du concept kabbalistique, l’Être absolu, c’est-à-dire la plus vaste conception que la pensée se forme de la Substance, Kéther s’appuie sur Chochmah et Binah.

Chochmah, l’Intelligence, c’est le Logos, le principe mâle, actif, générateur, par qui la création s’opère, phallus de la conceptualité dont Binah est la matrice.

Binah, la Sagesse, c’est la forme femelle, passive réceptive de l’Esprit.

Dans le second triangle, Tiphéreth, la Beauté, est la résultante de Chésed et Géburah.

Chésed, principe mâle, actif, du monde intellectuel, exprime la Grâce, et la Magnificence, — phallus de l’intellectualité dont Géburah est la matrice.

Géburah, la Rigueur, exprime la puissance déconcentration de la Grâce, de Chésed.

En vertu du principe d’analogie (sunt quœ superius sicut quœ inferius), j’oppose les deux triangles tracés plus haut, afin d’obtenir un pantacle sénaire

Illustration 3

La troisième triade des Séphiroth, Jesod, la Génération ou le Fondement même de l’être, est la résultante de Netzah, principe mâle du développement, et de Hod, la Gloire, principe femelle de la force créatrice, conservatrice de la forme.

Opposant cette triade de Séphiroth à celle que domine Tiphéreth, j’obtiendrai le second pantacle sénaire ci-dessous :

Illustration 4

Ainsi, d’après ces deux figures, Tiphéreth, la Beauté, est un mirage, un reflet de Kéther, de l’être absolu, de ce qui est le plus proche du mystérieux Ainsoph. De même elle est un reflet de Jésod, de l’essence du monde.

Tous les grands poètes, tous les grands artistes ont eu l’intuition de cette nature de la Beauté. Dans leurs hymnes à sa gloire, ils ont clamé, directe ou virtuelle, en leur langue suprême, cette notion de l’essence de la Beauté, devinée par leur génie.

II. — DE L’ÉSOTÉRISME DANS l’ŒUVRE DE BEAUTÉ

Du monde de la conceptualité où rayonne l’idée vivante de la Beauté, passons dans le monde où elle se réalise. Allons d’un plan sur un autre. Laissons l’esthétique occulte pour considérer l’œuvre de Beauté.

Il est des hommes qui ont mission de révéler la Beauté. Ce sont les Poètes.

Qu’est-ce que le Poète ?

C’est une des incarnations diverses sous lesquelles se manifeste le Révélateur, le Héros, l’homme que Carlyle appelle un messager envoyé de l’impénétrable infini avec des nouvelles pour nous. Cette conception du Héros, exprimée par un visionnaire de génie, est la directe conséquence d’une autre conception universellement admise par les occultistes et les mystiques, et formulée ainsi par Novalis : Tout être créé est une révélation dans la chair. Cette conception, nous la retrouverons dans tous les poèmes sacrés de l’antiquité. Ainsi, dans les grandes épopées de l’Inde, dans le Ramayana, l’enfant Krishna, l’enfant prédestiné qui doit devenir un sauveur d’hommes, est une incarnation divine, et Rama, le futur héros, est toujours couronné, dans le poème, d’une épithète constante : il est appelé : « le devoir incarné », de même que, dans Homère, Ulysse est toujours « l’industrieux Ulysse ». Les historiens ésotériques contemporains, comme MM. Saint-Yves d’Alveydre et Edouard Schuré, ont l’habitude de considérer ainsi les héros qui arrivent sur terre pour donner quelque puissant coup d’épaule à l’évolution de l’humanité.

Carlyle dit : Le Héros est celui qui vit dans la sphère intérieure des choses, dans le Vrai, le Divin et l’Eternel, qui existent toujours, inaperçus de la plupart, sous le Temporaire, le Trivial. Son être est dans cela. Il déclare cela au dehors. Sa vie est un lambeau de l’éternel cœur de la Nature elle-même ; — la vie de tous les hommes aussi. Mais le grand nombre des faibles ne connaît pas le Fait et lui est infidèle la plupart du temps.

Le Héros saisit le mystère du côté moral ; il enseigne le Bien et le Mal, le devoir et la prohibition. Il fixe aux foules une croyance basée sur ce qu’il a deviné de la mystérieuse et uniforme Vérité. Alors il est prophète, comme Moïse, comme Mahomet. S’il saisit le mystère du côté originel, s’il pénètre la sphère des Principes, sans là-dessus édifier une croyance à la portée des foules, sans vulgariser sa vision et sa science, il est Mage, comme Apollonius de Tyane, comme Paracelse, comme Khunrath.

S’il pénètre le monde des Lois et révèle aux hommes non des principes, mais des lois, il est un savant, comme Kepler, comme Newton. Il évolue, dans le monde intellectuel, plutôt que dans le monde du Divin, plutôt que dans le monde des Principes.

S’il pénètre le mystère des couleurs et des formes, ou des sonorités, il révèle la Beauté : il est Phidias ou Michel-Ange, ou Léonard de Vinci, ou Beethoven. S’il a saisi le mystère du côté esthétique, comme dit Hegel, il révèle la Beauté, il est poète, dans la plénitude de la force triomphale : il est Dante, Shakespeare, Shelley.

Le poète doit avoir pénétré ce que Goethe appelait « le secret ouvert ».

***

Un préjugé, qui commence à disparaître, un vieux lieu commun, qui a été trop répandu, prétend qu’entre le monde de la science et le monde de la poésie, il y a un abîme. Nous avons entendu souvent affirmer que science et poésie sont deux sœurs ennemies, deux antagonistes irréconciliables.

Pour quiconque a quelque peu entrevu la synthèse occulte, pour quiconque a risqué des regards sur le monde du Divin, cet antagonisme n’existe pas plus que celui qu’on trouve entre les religions diverses et la science.

De même que chaque religion est une révélation de l’Universelle vérité, de ce qui constitue la Haute Science, la science définitive, celle qui ne se borne pas à connaître les Lois, mais qui remonte jusqu’à la Cause Première ; de même toute poésie est la vision exprimée d’un rayon émané de cette universelle Vérité.

Un poète contemporain, qui eut des intuitions, comme tous les poètes, M. Sully-Prudhomme, a cru entrevoir, dans l’inconnu de l’avenir, la venue au monde de poètes différents de ceux qu’on a vus jusqu’ici. Ces nouveaux poètes, imprégnés de la science enfin définitive, débarrassée des tâtonnements actuels, ces nouveaux poètes, ayant connu les ultimes secrets de la nature et des dieux, chanteraient de majestueuses hymnes, des poèmes célébrant l’harmonie des mondes. Ils écriraient, au lieu de poèmes troublés, anxieux, de calmes et nobles poèmes, sans cris d’angoisse ; ils écriraient

Sur de plus hauts objets des poèmes sans larmes.

Je ne pense pas que les beaux poèmes de l’avenir soient sans larmes, car alors ils perdraient le caractère qui nous passionne et nous charme le plus, leur caractère d’humanité.

Mais on pourrait répondre à ces vers de M. Sully Prudhomme qu’en tous les temps les poètes ont eu l’intuition de l’universelle vérité. Beaucoup, surtout en notre temps, où peu d’hommes ont remué les vieux bouquins magiques dans lesquels il faut beaucoup chercher pour trouver quelque chose, beaucoup ont deviné le Mystère ; ils ont connu les Causes, ils ont pénétré la sphère du Divin. Leur génie devant eux déchirait les triples voiles sous lesquels se cache la déesse Isis, la sombre Nature.

Et quand ils avaient vu, quand ils avaient pénétré ces mystères, pour nous les expliquer, ils étaient obligés de se mettre à notre portée, de nous rendre accessible ce qu’ils connaissaient. Ils ont donc toujours montré ce qu’ils savaient en l’enveloppant dans les bandelettes du symbole, en l’enfermant dans des légendes, dans des mythes. De cette façon, le lecteur comprenait là-dedans ce qu’il pouvait ; il montait dans leur œuvre jusqu’où son propre esprit lui permettait l’ascension.

Ainsi, selon l’allégorie biblique, quand Moïse descendit du Sinaï, où il avait contemplé Dieu face à face, il revint parmi les hommes en conservant sur son visage une éblouissante lumière, en sorte que, pour ne pas aveugler les hommes par le rayonnement de son visage, il était forcé de se cacher la tête d’un voile épais.

***

Parmi les poètes, parmi les artistes, il y en eut, dans tous les temps, qui étaient guidés dans leur œuvre non seulement par leur intuition, mais aussi par une étude approfondie des choses de la nature qu’on considère comme secrètes ; qui ont connu la synthèse de ce qu’on appelle — plus ou moins improprement — la science occulte. Il y eut des poètes et des artistes qui étaient ce qu’on appelle des Initiés, des occultistes, des magistes.

Ils sont très nombreux, ces poètes, ces artistes qui ont été des initiés. Elles fourmillent, ces œuvres d’art qui, sous la formule de Beauté, révèlent des vérités scientifiques de l’ordre le plus haut.

Ainsi, les initiés de notre temps, ceux qui cherchent dans les bouquins des bibliothèques, dans les systèmes des philosophes, dans les théories des kabbalistes, dans les symboles des alchimistes, dans tout ce qui a touché aux choses du Mystère, quelque chose de la Vérité universelle, ceux qui veulent pénétrer les secrets de la haute science, doivent étudier Shakespeare, Homère, Dante, Eschyle, etc., etc. Ils trouveront des enseignements dans les peintures de Vinci et d’Albrecht Dürer, dans la statuaire antique, dans l’architecture antique, dans les drames lyriques de Richard Wagner, etc., etc.

Ne nous attardons pas trop longuement dans l’art de l’antiquité et dans l’Art, trop peu connu, de l’Orient. Tout cela est trop loin de nous, bien qu’immortel.

On sait que les sphinx d’Egypte, ces sculptures qui paraissent à nos savants des figures de fantaisie, sont ce que les initiés nomment des pantacles, c’est-à-dire des représentations, par une forme non arbitraire, de conceptions initiatiques. On sait que l’homme qui comprendrait toutes les idées contenues dans la forme du Sphinx serait un Initié du plus haut degré. On sait que les pyramides d’Egypte sont également des pantacles, des schémas de l’idée initiatique. Toute l’architecture antique, au temps où elle était hiératique et sacrée, sibylline, construisait des temples dont la forme était un enseignement pour l’initiable.

Je dirai même plus : l’art de la danse de théâtre, au temps où elle était non pas, comme aujourd’hui, un divertissement, un plaisir des yeux, mais un art sacré, au temps où elle était l’orchestique des Grecs, par exemple, était pleine d’enseignements initiatiques.

Etant donnée la niaiserie analytique des cerveaux contemporains et leur impuissance à voir synthétiquement, je m’imagine fort bien qu’il leur semble d’un haut comique de penser qu’un ballet puisse révéler quelque chose des vérités scientifiques.

Il me serait désagréable, en avançant de pareilles affirmations dont je n’ai pas le temps, aujourd’hui, de fournir la preuve, de passer pour un fou bon à enfermer. J’abandonnerai les mystères de l’art antique.

Je me bornerai à rappeler que l’Exposition de 1889 à Paris a fourni plusieurs reconstructions d’ancien art exotique qui méritaient l’attention des occultistes. Ainsi le palais du Mexique était plein de figures hermétiques empruntées à une très vieille civilisation américaine. Ainsi, dans la rue du Caire, la reconstruction, réduite, du temple égyptien d’Edfou, était ce que nous appelons un pantacle.

Restons dans notre France. Tout l’art gothique est hermétique, est plein d’enseignements occultes. Toutes nos cathédrales du moyen âge fourmillent de ces enseignements. Notre-Dame de Paris est une école d’Alchimie. Le portail plus proche de l’Hôtel-Dieu contient des sculptures donnant hiéroglyphiquement le secret du Grand-Œuvre. M. Papus, dans son Traité élémentaire de sciences occultes, en donne l’explication.

La Tour Saint-Jacques est un pantacle. La Tour Saint-Jacques contient, sculptés dans la pierre, plus d’enseignements en matière de sciences occultes que toute une bibliothèque. On connaît là-dessus la légende de l’alchimiste Nicolas Flamel. Avez-vous remarqué, au sommet de la Tour, les quatre figures qui, aux quatre coins, dominent Paris, colossales : un lion, un aigle, un ange et un taureau ? ce sont les quatre animaux de l’Apocalypse, les quatre animaux symboliques dont la compréhension donne la clef du grand arcane, fait le grand Mage, dompteur des forces ; les quatre animaux qui constituent le Khéroub de la Khaldée, le Sphinx de l’Egypte, les veaux de l’arche d’alliance ; les quatre animaux représentant ce qu’on appelle le quaternaire, ce que les Kabbalistes appellent du nom sacré יהוה, et ce que les alchimistes appellent les quatre éléments, Feu, Air, Eau, Terre, — éléments qui paraissent si naïfs aux chimistes modernes parce qu’ils les prennent dans leur sens positif, s’attachant à la lettre, non à l’esprit.

Pénétrons dans les arts plastiques, peinture et sculpture. Il est évident, pour tout occultiste, dès qu’il voit une œuvre comme le Saint Jean-Baptiste ou la Vierge aux Rochers de Léonard de Vinci, au musée du Louvre, que le peintre qui a fait de telles œuvres était un initié d’un ordre supérieur. Je n’ai pas encore lu les manuscrits de Vinci, mais il est probable que ce génie universel a décelé là quelque chose de sa science.

Regardons un peu les modernes. Un peintre comme Gustave Moreau, un aquafortiste comme Félicien Rops, un sculpteur comme Rodin, ont créé des œuvres qui révèlent l’intuition du génie vers l’Harmonie, vers l’universelle vérité. Ils sont des initiés inconscients.

Il serait facile de révéler l’initiation des poètes. Il faudrait les étudier les uns après les autres. Laissons de côté ceux de l’antiquité, Homère, les hymnes orphiques, les poèmes sanscrits, Eschyle, qui nous entraîneraient trop loin, et Dante que toutes les universités italiennes s’efforcent de comprendre depuis quatre siècles.

Choisissons donc un seul poète. Prenons-en un énorme, tel qu’un autre poète, notre contemporain, celui-là, a pu dire que, « lorsque Shakespeare mourut, l’humanité resta veuve ». Prenons Shakespeare.

L’œuvre de Shakespeare est plein de magie ; il déborde d’enseignements occultes.

On prétend aujourd’hui que Shakespeare était le pseudonyme de François Bacon, le savant considérable. Peu nous importe ici. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce génie, quel qu’il soit, savait tout. C’était un grand Initié, que les magistes doivent révérer autant que Pythagore ou Khunrath ou Paracelse.

Shakespeare vivait en un temps où l’on brûlait volontiers les occultistes. Alors, Faust échappait tant bien que mal au bûcher, Faust, cette espèce de sorcier qui nous a laissé l’invention de l’imprimerie et dont l’existence a inspiré le poème d’un autre poète initié de notre siècle, Gœthe ; alors Agrippa, médecin de Louise de Savoie, mourait à l’hôpital, à Grenoble, comme un simple poète. Deux chiens seuls suivirent son convoi, deux chiens que des imbéciles crédules prétendirent être des esprits malins.

Paracelse aussi mourait à l’hôpital, sur un grabat, à l’hôpital de Salzbourg. Voilà quel était le sort des grands initiés de ce temps.

Il y en avait un autre, que très probablement Shakespeare a connu personnellement : c’est l’Anglais John Dee, un alchimiste qui nous a laissé un ouvrage, Monas hieroglyphica (in theatrum chemicum), et que la protection de la reine Elisabeth et du comte de Leicester eut grande peine à sauver du bûcher.

À ce moment, le théâtre, comme les autres arts, s’occupait fort de magie. Le théâtre anglais et le théâtre espagnol, les deux plus remarquables de cette époque en Europe, sont parsemés de scènes puisées dans le monde occulte. Par exemple, dans l’une des plus gracieuses comédies de Lope de Véga, la Belle aux yeux d’or, apparaît le Maure Zulim, qui, en qualité de magiste, dévoile aux spectateurs le dénouement futur de la comédie. Ainsi, l’infant Henri, qui courtise la belle aux yeux d’or, demande à Zulim si ses désirs seront exaucés. Et le magiste arabe arrive en scène, tenant en main une figure généthliaque :

Il explique à l’infant, placée en face de la Lune et la regardant fixement : Vénus, m’indique que tu ne peux pas réussir. La présence de Mars, que tu vois là, signifie que la jeune fille aime un personnage de son rang, quoique tous deux soient en désaccord depuis l’arrivée de ton altesse. Le Soleil annonce que tu la verras un jour, sans que toutefois son honneur en reçoive aucune atteinte....

En Espagne, dans le pays même de l’Inquisition, les auteurs dramatiques parlaient plus librement de ces mystères qu’en Angleterre. Au pays de Shakespeare, les écrivains n’étaient pas tendres aux magistes ; à cela il y avait une cause :

Le roi d’Écosse Jacques VI avait écrit de sa main auguste un livre contre les sorciers (1597). Ce n’était pas un sceptique, ce roi, il ne riait pas de ces choses-là ; mais il prouvait péremptoirement que les sorciers et les démons existent toujours, et concluait qu’ils méritent un jugement rigoureux et une punition sévère.

La littérature dramatique du temps obéit aux idées royales et malmena fort les pauvres sorciers. Marlowe écrivit un Faust dans lequel ce pauvre Faust est précipité dans les enfers. Seulement Marlowe n’avait pas l’envergure de Gœthe.

Un autre auteur dramatique, Greene, fit faire, sur la scène, amende honorable à Roger Bacon, le moine initié. Voici en quels termes :

Je le déclare, Bacon se repent cruellement de s’être jamais mêlé de cet art. Les heures que j’ai consacrées à la pyromancie, les papiers pleins de sortilèges que j’ai froissés pendant l’horreur d’une nuit tardive, les évocations de diables et de démons que j’ai faites, revêtu de l’étole et de l’aube, à l’aide du mystérieux pentagramme, les prières sacrilèges où j’ai mêlé le saint Nom de Dieu, Soter, Elohim, Adonaï, Alpha, Manoth, Tétragrammaton, à l’invocation des cinq puissances du ciel, voilà les preuves que Bacon doit être damné pour avoir osé contrecarrer Dieu. Au temps qu’il vivait, Shakespeare devait, comme tous les initiés de cette époque, — je pourrais dire de tous les temps, — déguiser sa science ; mais il la laisse percer à chaque page. D’abord, ses pièces sont construites avec une harmonie prouvant que l’auteur connaissait la méthode analogique sur laquelle est basée la doctrine occulte. De cette même doctrine ressortissent les notions qu’il avait de l’humanité et de toute la nature.

On le voit à chaque instant montrer quelque chose d’une de ces sciences d’application qui passionnent même les moins crédules des positivistes, les sciences du destin, comme l’astrologie et la chiromancie. Ainsi, dans le Marchand de Venise un jeune Vénitien étudie la main de son camarade Lorenzo.

Dans le Roi Lear, quand le roi maudit la douce Cordélia, il lance à cette tête charmante cet anathème : Par le rayonnement sacré du soleil, par les mystères d’Hécate et de la nuit, par toutes les influences des astres qui nous font exister et cesser d’être, je te maudis.

Le poète qui parlait ainsi connaissait donc les lois des influences sidérales, l’aspir et le respir magnétique des êtres, l’évolution des vivants dans la lumière astrale, en un mot les lois de la vie.

Voulons-nous savoir comment, dans ce Roi Lear, Shakespeare exprime, sous une forme d’art, la formule des astrologues : Astra inclinant, non necessitant, par laquelle les occultistes expriment, dans la vie humaine, l’antagonisme entre l’influence de la fatalité et l’influence de la volonté humaine, conciliant par là la doctrine du déterminisme avec celle du libre arbitre ?

Glocester est inquiet, il pressent un malheur dont l’ombre plane déjà sur son front :

Il murmure : Ces dernières éclipses de soleil et de lune, ne nous présagent rien de bon. La sagesse naturelle a beau les expliquer d’une manière ou de l’autre, la nature n’en est pas moins bouleversée par leurs effets inévitables : l’amour se refroidit, l’amitié s’altère, les frères se divisent ; émeutes dans les cités, désordres dans les campagnes ; dans les palais, trahisons ; rupture entre le père et le fils.

À cette inquiétude du vieillard, son fils Edmond, un jeune scélérat, répond avec la fougue irréfléchie de sa jeunesse et se fait le protagoniste de la liberté :

C’est bien là l’excellente fatuité des hommes. -Quand notre fortune est malade, souvent par suite des excès de notre propre conduite, nous faisons responsables de nos désastres le soleil, la lune et les étoiles. Comme si nous étions scélérats par nécessité, imbéciles par compulsion céleste, fourbes, voleurs et traîtres par la prédominance des sphères, ivrognes, adultères, menteurs par obéissance forcée à l’influx planétaire, et coupables en tout par violence divine. Admirable subterfuge de l’homme paillard : mettre ses instincts de boue à la charge des étoiles ! Mon père s’est uni à ma mère sous la queue du Dragon, d’où il s’ensuit que je suis brutal et paillard. Bast ! j’aurais été ce que je suis, quand même la plus virginale étoile du firmament aurait cligné sur ma bâtardise !

Il faudrait un volume de commentaires pour révéler tout l’ésotérisme de l’œuvre shakespearienne.

Ce qu’il y a de certain, c’est que le magiste le plus pointilleux ne trouverait pas une erreur envers le rituel magique dans tout l’œuvre du grand poète, pas une hérésie contre la doctrine occulte.

Il serait curieux de comparer, par exemple, l’apparition du fantôme à Hamlet avec le passage dans lequel le magiste contemporain Éliphas Lévi donne le rituel à employer envers les fantômes, envers les formes que les spirites actuels appellent les désincarnés. J’ai même été fort étonné de la scrupuleuse fidélité avec laquelle le grand tragédien Mounet-Sully suit envers le fantôme le cérémonial que les magistes emploient envers les Elémentaux.

Il serait curieux de prendre Macbeth, d’y chercher toutes les manifestations de l’occulte, les apparitions de Banquo, l’accès de somnambulisme de lady Macbeth, lorsque la dolente criminelle ensommeillée sanglote le couplet fameux : Tous les parfums de l’Arabie ne pourraient rendre pure cette petite main. Et les épisodes des sorcières, des trois immondes saganes procédant à leurs rites étranges, semblables aux sorcières de Thessalie qui font descendre à leur gré l’influence lunaire, la sombre Hécate, triangle du mal. Cette goétie aussi est orthodoxe. Voyez les trois sorcières tourner autour de la chaudière ignoble en chantant : Trois tours pour moi, et trois tours pour toi, et trois en plus pour faire neuf.

Ici, les initiés qui connaissent la vertu mystique des nombres reconnaîtront ce que vient faire le chiffre 9, le nombre de l’influx astral, et de l’accomplissement des destins, le nombre de l’ermite du Taro.

Une sorcière dit : Au picotement de mes pouces, je sens qu’un maudit vient par ici.» Ceci prouve que cette vieille est d’une extrême sensibilité magnétique ; elle sait que le fluide magnétique, comme le fluide électrique, s’écoule par les pointes, que le fluide humain passe par l’extrémité des doigts.

Macbeth seul vaudrait une longue étude d’un occultiste, car c’est la mise en œuvre d’art de la domination de la volonté humaine par les influences mauvaises. Dans Macbeth, astra nécessitant. Macbeth est un vaincu de la volonté, inférieure au destin.

Mais les œuvres où Shakespeare a mis le plus de science mystérieuse, c’est une duologie, c’est ses pièces féeriques, la Tempête et le Songe d’une nuit d’été, qui se complètent l’une par l’autre. Ah ! qu’il y en aurait long à dire sur ces deux pièces, que l’on regarde généralement comme d’aimables jeux de fantaisie ailée, de caprice idéal. J’aimerais à en montrer la logique profonde, mais il me faudrait des pages et des pages.

La Tempête est le dernier ouvrage de Shakespeare, l’œuvre définitive ; au point de vue ésotérique, l’œuvre capitale. Elle complète le Songe, écrit dans la jeunesse. Le Songe, c’est l’action des forces sur l’homme. La Tempête, c’est l’action de l’homme, en puissance de sa plénitude, sur les forces de la nature. Et tout cela exprimé en un symbolisme du plus intuitif génie.

Les Kabbalistes affirment que toute connaissance humaine est possédée par l’homme qui comprend tous les sens d’un mystérieux mot hébreu. C’est le mot que, selon la Bible, le grand-prêtre seul, le grand initié, avait le droit de prononcer. On l’épelle : יהוה. Et on le dispose ainsi, lorsqu’on synthétise en lui l’énoncé du grand arcane :

Illustration 5

Les initiés comprendront si je dis qu’on peut disposer selon la figure ci-jointe les quatre principaux personnages de la duologie féerique de Shakespeare. Ainsi Obéron, Titania, Ariel, Puck symboliseraient le mystère du nombre 4, le mystère exprimé par la croix :

Illustration 6

Dans la Tempête, Prospero, le mage dont la science et la vertu ont dompté les forces de la nature, Prospero qui a vaincu l’esprit du mal, c’est-à-dire Caliban, Prospero porte tous les attributs symboliques du mage. Il a, comme l’ermite du neuvième arcane du Taro, la lampe, le bâton, et le manteau d’Apollonius. Lorsque la gracieuse Miranda, l’être de beauté et de pureté, supplie son puissant père d’apaisir la tempête qu’ont déchaînée les enchantements du Mage, Prospero lui dit : Ote-moi mon manteau magique ; et Miranda enlève doucement le manteau et le bâton.

Il a étudié beaucoup, ce Prospero, autant que Raymond Lulle ou Roger Bacon : Enfoui dans des études secrètes, j’ai négligé les fins mondaines pour me vouer à la retraite et perfectionner mon esprit dans cette science qui, si elle était moins abstruse, serait plus appréciée que tous les biens populaires.

Aussi est-il le maître des forces de la nature ; il commande aux ondins, aux sylphes, aux gnomes et salamandres, c’est-à-dire au quaternaire mystérieux des forces. Et Ariel lui dit : Salut, grand maître, grave seigneur, salut ! Je viens pour satisfaire ton meilleur désir, qu’il s’agisse de courir, de nager, de plonger dans le feu, de chevaucher sur les nuages frisés. À ton service impérieux emploie Ariel et toute sa bande.

Voulez-vous connaître sa conception de la vie, ses idées sur la fin de notre globe terraqué ; un astronome contemporain pourrait, en moins beau style, énoncer la même opinion :

Un jour, de même que l’édifice sans base de cette vision, les tours coiffées de nuées, les magnifiques palais, les temples solennels, ce globe lui-même et tout ce qu’il contient se dissoudront, sans laisser plus de vapeur à l’horizon que la fête immatérielle qui vient de s’évanouir. Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est enveloppée d’un grand sommeil.

Astrologue, Prospero n’accomplit aucun acte important sans interroger les conjonctions astrales :

Grâce à ma prescience, j’ai découvert que mon zénith est dominé par un astre propice dont je dois mettre à profit l’influence, sous peine de voir ma destinée subir un éternel déclin.

Il fixe, selon ses connaissances astrologiques, le jour nuptial de sa bien-aimée fille Miranda. Puis, quand il a accompli son œuvre, le bonheur de son enfant, il renonce à l’art magique. Il sait qu’une loi occulte n’accorde pas le pouvoir de manier les forces à qui n’est pas personnellement désintéressé de leur usage.

L’espace me fait défaut pour approfondir le sens ésotérique du Songe, et révéler le mystère des amours d’Obéron et de Titania, ces allégories charmantes. Mais en passant, je ne puis m’empêcher de remarquer un passage où Obéron enseigne aux alchimistes le secret du grand œuvre.

Nous autres esprits, dit Obéron, nous ne sommes pas seulement ce que nous semblons être. Moi qui vous parle, j’ai fait bien souvent des parties avec l’amant de la matinée ; et, comme un forestier, je puis marcher dans les halliers jusqu’à ce que la porte de l’Orient, toute flamboyante, soufflant sur Neptune avec de splendides rayons, change en or jaune le sel vert de ses eaux.

Quiconque est familiarisé avec le langage imagé des alchimistes comprendra les paroles d’Obéron.

Abandonnons donc Obéron. Mais quel regret de s’éloigner de Titania, cette jolie fille de Diane, cette émanation de la Lune, la planète « souveraine maîtresse de la mélancolie », comme dit Cléopâtre à Antoine, cette capricieuse Lune « souveraine des flots qui, pâle de colère, remplit l’air d’humidité » !

Depuis Shakespeare, comme avant lui, tous les grands poètes ont été soit des initiés, soit des intuitifs. Il faudrait citer, en notre siècle, parmi ceux qui devinaient :

Victor Hugo ; Lamartine, dont la Chute d’un ange, est caractéristique ; Shelley (surtout dans la Reine Mab) ; Charles Baudelaire, qui eut un sens extraordinaire du mystère ; Edgar Poë, Carlyle, Barbey d’Aurévilly, etc., etc.

Parmi les initiés :

Gœthe. — Son premier et surtout son second Faust sont œuvres d’initié. D’ailleurs ses lettres décèlent ses études.

Balzac. — L’auteur de Louis Lambert, de Séraphita et de la Recherche de l’absolu, initié Martiniste possédait assurément une vaste science.

Bulwer Lytton, l’élève d’Eliphas Lévi.

Villiers de l’Isle-Adam, magnifique génie méconnu de son temps et trop tôt fauché, dont l’Axël contient une « quatrième partie » d’une hautaine portée initiatique.

Salut au groupe héroïque de ces prédestinés dont l’âme coexiste avec l’âme du monde, et qui, dans leur main tendue vers le divin idéal, portent la palme d’or des hommes deux fois nés !