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Le Voyage de Saint Brendan
Navigatio sancti Brendani


AuteursDatesTypeLieuThèmesStatut
Culture Celtique
Culture Chrétienne
IXLittérature (reli.)FranceMysticisme
Théosophie
Religion

► Le Voyage de saint Brendan, moine actif au VI, prend sa source - sinon est issu - d’un amalgame entre d’une part les récits hagiographiques de sa vie et d’autre part l’echtra déjà christiano-celtique dit Voyage de Bran(1). La légende s’est vraisemblablement fixée vers le IX avec la Navigatio sancti Brendani abbatis dont on trouve par la suite de multiples versions et adaptations dans les bibliothèques européennes(2). Ces récits font immanquablement penser à l’Odyssée, l’Énéide et Sinbad le marin.

■ La version de Tuffrau est une paraphrase du poème original. On peut trouver la réinterprétation - plus fidèle - de Short et Merrilees(3) sur le beau site de Dominique Tixhon : Le Voyage de Saint Brendan Lien vers le site. Ne sachant si les auteurs ont laissé leur traduction sous communs ou s’il s’agit d’une permission exceptionnelle, nous nous sommes abstenus de la reproduire.

■ Ne pouvant déchiffrer le texte du ms. Harley 4751, nous laissons les illustrations dans leur ordre d’origine sans tenter de les attribuer aux chapitres du texte.



1. Ou de celui de Máel Dúin, même motif.

2. 𝕍 la notice des Arlima à ce sujet Lien vers l’œuvre

3. Avec texte anglo-normand du d.XII de Benedeit et illustrations.


Texte : Paul Tuffrau in Le Merveilleux Voyage de saint Brandan à la recherche du Paradis, 1925. | PSI

Illustrations : én. du Voyage de Saint Brendan in Bible historiale (Cod. Pal. germ. 60), 1460. | bs. Bibliothèque universitaire de Heidelberg (Heidelberg, Allemagne). Lien vers le catalogue Lien vers l’œuvre

Illustration : én. d’un bestiaire (Harley 4751), s.q.XIII. | bs. Bibliothèque Britannique (Londres, Royaume-Uni). Lien vers le catalogue Lien vers le catalogue

Huile sur toile : Le Voyage de saint Brendan, Edward Frampton, 1908. | bs. Musée d’art Chazen (Madison, États-Unis).

Illustration : én. du Nouveau monde des Indes occidentales, Honorius Philoponus (Caspar Plautius), 1621. | bs. Bibliothèque John Carter Brown (Virginia Beach, États-Unis). Lien vers le catalogue Lien vers l’œuvre sur Internet Archive

Illustration : én. de Notre pays dans l’histoire, sœurs franciscaines de la Perpétuelle adoration, 1917. | bs. Bibliothèque publique de New-york (New-York, États-Unis). Lien vers le catalogue Lien vers l’œuvre sur Internet Archive

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1. De saint Barintus et des merveilles qu’il avait vues sur la mer

Brendan était un saint homme, fils de Finloch, descendant du grand Eogène ; il était né dans le pays marécageux des Mimensiens. C’était un homme de grande abstinence, célèbre par ses vertus. Il était père de trois mille moines.

Comme il priait dans son oratoire, à la vesprée, il advint qu’un abbé s’avançât vers lui, à travers la lande appelée maintenant « lande des vertus Brandaine ». Cet abbé se nommait Barintus ; c’était le neveu du roi Neil.

Il se prosterna aux pieds du père, se mit à pleurer et demeura en oraison. Mais saint Brendan le releva de terre et le baisa. Puis il lui dit :

« Doux ami, pourquoi cette tristesse ? N’est-ce pas pour ma consolation que tu es venu ? » Il sied de cacher sa douleur et de montrer seulement sa joie à ses frères. Enseigne-moi plutôt la parole de Dieu ; puis tu réjouiras nos âmes en nous racontant les diverses merveilles que tu as vues sur la mer.

— O bon père, répondit Barintus, je suis venu précisément pour cela. La volonté de Dieu me pousse à te les dire ; mais à la pensée que je ne les reverrai plus pendant ma vie terrestre, mon cœur se brise. »

Donc, saint Barintus commença à entretenir saint Brendan d’une île, disant :

« Parmi mes fils en Dieu, il s’en trouvait jadis un, Mernoc, pourvoyeur des pauvres de Jésus-Christ, qui voulait vivre en solitaire. Il me quitta pour aller s’établir dans une île au milieu de celles appelées : îles Vertes du Courant. Le nom de celle-là est : île Délicieuse. Longtemps après, je sus que plusieurs ermites vivaient autour de lui, qu’ils lui obéissaient comme à leur père, et que Dieu accomplissait par lui de grands miracles.

« C’est pourquoi je partis pour visiter mon cher fils. Or, comme j’étais en mer depuis près de trois jours, il vint lui-même à ma rencontre, car Notre Sire lui avait révélé mon approche. Et il me guida vers l’île Délicieuse, à travers des îles innombrables dont chacune porte une cellule et nourrit un homme de Dieu. Pas un qui ne sautât dans sa barque en nous voyant et ne vînt vers nous ; et il en venait tant de tous les côtés qu’il semblait qu’on eût semé du charbon sur l’eau. Chacun d’eux vit isolément, mangeant des fruits, des noix, des racines ou toute espèce d’herbes qu’il peut trouver ; après complies, il s’enferme dans sa petite demeure jusqu’à ce que la cloche de l’île Délicieuse sonne matines dans le vent. Néanmoins, si leurs habitations sont éparses, un seul propos les gouverne tous : c’est de vivre selon la Foi, l’Espérance et la Charité.

« Mon cher fils Mernoc me fit visiter son île. Et quand nous arrivâmes à la côte qui fait face à l’Occident, nous trouvâmes une petite nacelle ; alors, il me dit : “Beau père, montons dans cette nef et déployons la voile. Dieu va nous conduire à la Terre de Promission où il placera, à la fin des temps, ceux qui l’auront bien servi.”

« Donc, nous commençâmes à naviguer vers l’Occident. Des nuées couvraient la mer, qui devinrent bientôt si épaisses qu’à peine pouvions-nous apercevoir la poupe ou la proue. Mais, passée la durée d’une nuit, elles se dissipèrent. Un vent chaud nous apporta des odeurs d’une suavité non pareille, si palpables que nous tendions les mains pour les prendre ; bientôt nous naviguâmes au milieu d’une lumière resplendissante ; la mer devint claire comme du cristal ; et une terre nous apparut au loin, belle et herbeuse, portant beaucoup d’arbres fruitiers.

« Quand nous y eûmes abordé, nous commençâmes à la parcourir. Et nous la parcourûmes tout le jour sans en trouver la fin. Nous ne vîmes nulle herbe sans fleur, nul arbre sans fruit, les feuilles étaient larges comme des peaux de bœufs, les raisins hauts comme des hommes ; les pierres sur lesquelles nous marchions étaient toutes en précieuse matière. Enfin, nous trouvâmes un fleuve qui coulait d’Occident en Orient, et ce fleuve était couleur d’arc-en-ciel. Nous le considérions, hésitant sur ce que nous devions faire ; nous avions envie de le traverser, mais nous attendions de connaître la volonté de Dieu. Alors, un jouvenceau plein d’une grande clarté apparut soudainement devant nous, nous salua en nous appelant par nos propres noms, et nous dit : “Salut, mes bons frères. Il a plu à Notre Sire de vous révéler la terre qu’il destine à ses saints. La moitié de cette île finit où coule ce fleuve. Il ne vous est pas donné d’avancer plus outre. Retournez d’où vous êtes venus.”

« Quand il eut parlé, je lui demandai qui il était, quel était son nom. Il me dit : “Pourquoi prends-tu souci de ces choses ? Pourquoi ne me questionnes-tu pas plutôt sur cette île ? Telle vous la voyez maintenant, telle elle est depuis le commencement. Y avez-vous souffert d’un besoin quelconque de nourriture ou de boisson ? Avez-vous ressenti une fois l’accablement du sommeil ? Avez-vous été une fois enveloppés par l’obscurité de la nuit ? Or voilà plus d’un an que vous êtes dans cette île. Sachez-le, en toute vérité : le jour ici n’est jamais souillé par les ténèbres. Car la vivante lumière de cette île, c’est Jésus-Christ.”

« Entendant cela, nous versâmes des larmes, et dès que nous fûmes apaisés, nous nous en retournâmes. Jusqu’au rivage, le jouvenceau marcha devant nous ; quand nous fûmes montés dans notre nacelle, il disparut. Nous déployâmes la voile, nous entrâmes de nouveau dans les brumes de la mer, et nous revînmes ainsi à l’île Délicieuse.

« Quand nos frères nous revirent, ils accoururent, exultant de joie, baisant nos robes, pleurant sur notre longue absence : “O pères, disaient-ils, pourquoi avez-vous laissé si longtemps vos brebis sans pasteurs ?”

« Je les réconfortai, disant : “Beaux frères, écoutez nos nouvelles. Le pays où vous vivez est à la porte même du Paradis. Devant vous est l’île appelée Terre de Promission des Saints, où le jour ne finit jamais. Les anges de Dieu la gardent. C’est là que m’a conduit votre abbé Mernoc. Et ne reconnaissez-vous point, à l’odeur de nos vêtements, que nous fûmes dans le Paradis de Dieu ?”

« Alors, les frères répondirent : “Sire, nous pensions bien que vous aviez été dans le Paradis de Dieu. Car souvent déjà notre abbé s’en est allé, nous ne savions où, et toujours il rapportait ce même parfum dans les plis de ses vêtements, si fort et si suave que nos narines le sentaient pendant quarante jours.”

« Et je leur dis : “Je suis resté là avec mon cher fils pendant un an qui nous a duré moins qu’une heure. Nous étions rassasiés sans nous repaître et rafraîchis sans nous reposer.”

« Après quarante jours, ayant pris la bénédiction des frères et de l’abbé Mernoc, j’ai quitté les îles Vertes du Courant. Je m’en suis retourné vers ma cellule d’où je suis sorti hier pour venir vous raconter ces choses. »

Quand Barintus eut terminé, saint Brendan s’agenouilla sur la lande et rendit graces, disant : « Notre Seigneur est saint dans toutes ses œuvres et miséricordieux dans toutes ses voies, qui révèle à ses serviteurs de telles merveilles. Et béni soit celui qui nous apporte aujourd’hui cette réfection spirituelle ! »

Puis il dit : « Allons maintenant refaire nos corps. »

Cette nuit passa. Et Barintus, ayant pris la bénédiction du père, s’en retourna.

2. Comment saint Brendan partit pour voir le paradis

Saint Brendan choisit dans toute sa congrégation quatorze frères. Il les réunit dans son oratoire, il leur raconta les merveilles que l’abbé Barintus avait vues sur la mer, et il leur dit : « Mes frères les mieux aimés, mes compagnons de lutte, je requiers de vous aide et conseil. Car toutes mes pensées se sont fondues en un seul désir : si c’est la volonté de Dieu, je souhaite voir à mon tour cette Terre de Promission des Saints et le vaste monde qui nous attend au delà du tombeau. Ne voulez-vous point venir avec moi ? »

Tous répondirent d’une voix : « Sire, ta volonté est toujours nôtre. N’avons-nous point quitté nos pères et nos mères pour venir vivre avec toi ? N’avons-nous pas rejeté nos héritages ? N’avons-nous pas remis en tes mains nos corps et nos âmes ? Nous serons toujours prêts à te suivre, soit à la mort, soit à la vie. »

Donc, ils décidèrent de jeûner pendant six semaines, à raison de trois jours par semaine, puis d’entrer en leur voie.

Quand les six semaines furent passées, saint Brendan réunit ses moines, les recommanda au prévôt du monastère et prit congé d’eux. Mais il ne voulut point revoir ses parents, de crainte que son cœur ne s’attendrît. Avec ses quatorze frères, il alla prendre la bénédiction d’un saint ermite nommé Aende. Puis il entra dans la région où plus personne n’habite, tant est formidable l’Océan qui gronde à ces bords lointains du monde.

Il s’arrêta au lieu appelé depuis : Saut de Brendan. C’est au sommet d’une montagne qui s’étend dans la mer en forme de groin. Là, ils charpentèrent en bois flexible, comme il est accoutumé dans ces régions, la carcasse d’une nacelle très légère ; ils la tendirent de peaux de bœufs toutes brunes de l’écorce du chêne ; ils oignirent de beurre les jointures des peaux ; puis, l’ayant mise à la mer, ils y portèrent d’autres peaux, d’autre beurre, quarante jours de vivres et toutes les choses nécessaires à la vie humaine.

Quand tout fut prêt, saint Brendan dit à ses frères : « Entrez dedans. Remerciez Dieu. Le vent est bon. »

Tous entrèrent. Il restait seul sur le rivage, bénissant la montagne, le port et la nef, quand trois moines de son abbaye apparurent, qui descendirent hâtivement vers lui et tombèrent à ses pieds, disant : « Beau père, par la charité du Christ, permets-nous d’aller avec toi où tu veux aller ; ou si c’est non, nous nous laisserons mourir de faim dans ce lieu-ci. »

Le saint père, voyant leur angoisse, les releva par les mains, disant : « Mes chers fils, que votre volonté soit faite. »

Il regardait leurs faces. Il dit encore : « Deux d’entre vous sont voués à Satan. Le troisième sera tenté. Mais Dieu le soutiendra. »

3. D’une grande soif qu’eurent les frères

Quand le saint homme et les trois frères furent montés dans la nef, on déploya la voile. Le vent l’emplit et les emporta si rapidement qu’ils ne virent bientôt plus que le ciel et la mer. Pendant trente jours il souffla, et ils n’avaient nul besoin de ramer, mais ils manœuvraient seulement les cordages pour tenir la voile toujours gonflée. Au trente et unième jour, le vent tomba. Ils se remirent aux rames et nagèrent tant qu’ils pleuraient de fatigue sur leurs bancs. Saint Brendan, voyant cela, les réconforta, disant : « Beaux frères, n’ayez pas peur, car Dieu est notre nautonier et notre pilote. Confions-nous à lui. Rentrez les avirons et le gouvernail. Laissez seulement la voile étendue, et que Dieu fasse ce qu’il voudra de ses serviteurs et de sa nef. »

Alors, ils se laissèrent porter sur les vagues monstrueuses, regardant de tous côtés l’horizon où n’apparaissait point d’île, mais seulement la procession des nuages qui défilaient sans fin. Parfois, à la vesprée, le vent soufflait. Ils ne savaient d’où il venait, ni vers quelles régions il entraînait leur nef. Au bout de trois mois, une terre apparut.

Quand ils en furent proches, ils virent que la côte était droite comme un mur, mais que divers ruisseaux s’écoulaient çà et là par des fissures. Et comme ils étaient durement travaillés par la soif, quelques-uns prirent des vases pour recueillir ce qu’ils pourraient puiser d’eau douce, aux endroits où elle se mêlait aux vagues. Saint Brendan les en empêcha, disant : « C’est rapine que vous voulez faire, mes frères. Soyez sûrs que cela ne serait point agréable à Notre Seigneur Jésus-Christ, qui ne nous montre présentement aucun port pour accéder en ce lieu. Mais c’est pour nous éprouver : dans trois jours, il nous donnera de quoi refaire nos corps fatigués. »

Pendant trois jours, ils naviguèrent ainsi autour de l’île, sans rien voir que la muraille abrupte et l’écume blanche qui sautait en bas. Mais le troisième jour, à l’heure de none, ils découvrirent un port étroit. Saint Brendan bénit l’entrée et ils s’y engagèrent.

Le bras de mer s’enfonçait très avant entre les rochers escarpés. Au fond, ils trouvèrent une eau claire qui descendait des hauteurs de l’île ; des herbes et des racines poussaient à l’entour et diverses sortes de poissons se jouaient dans cette eau.

« Voyez, mes frères, dit saint Brendan, comme Dieu donne le confort après le labeur. Buvez maintenant, mais prenez garde de ne pas user de cette eau outre mesure, car elle travaillerait vos corps grièvement. »

Or les frères observèrent inégalement le commandement de l’homme de Dieu. Les uns burent un plein hanap, les autres deux, les autres trois. Et ceux qui avaient bu trois hanaps dormirent pendant trois jours et trois nuits. Ceux qui en avaient bu deux, pendant deux jours et deux nuits. Ceux qui en avaient bu un, pendant un jour et une nuit. Saint Brendan, agenouillé sur le sable, priait Dieu sans arrêt pour ses frères qui avaient péché par gloutonnerie et non par malice.

Quand tous furent réveillés, il leur dit : « Mes chers fils, fuyons d’ici, afin que pis ne nous advienne. Dieu vous avait donné votre pâture, mais vous en avez fait abus. Donc, prenez ce qui vous est nécessaire, et quittons cette île. »

Ils prirent des poissons, des racines, de l’eau et se remirent hâtivement en mer. Désormais ils obéirent en tout temps, en tous lieux au saint homme. Et de ce jour, pour accroître leur soumission, Dieu permit qu’une grande lumière rayonnât autour de saint Brendan quand il dormait.

4. D’un grand serpent

Un jour apparut un serpent monstrueux qui se dirigea droit vers eux. Il braillait plus fort que quinze taureaux, et le dedans de sa gueule était embrasé comme la bûche dans la fournaise. Il fendait rapidement l’eau, comme s’il voulait les dévorer.

Quand les frères l’eurent vu, ils crièrent vers Notre Seigneur : « Seigneur, délivre-nous de ce serpent, qu’il ne nous dévore ! »

Et ils crièrent vers le saint père : « Père, secours-nous ! Père, secours-nous ! »

Saint Brendan pria le Seigneur, disant : « Seigneur, protège tes serviteurs, que cette bête ne les dévore ! » Et, réconfortant ses frères, il leur dit : « Ne vous épouvantez pas, hommes de peu de foi. Dieu, qui est notre garant, nous défendra contre la gueule de cette bête et contre tous autres périls. »

Comme elle approchait, des vagues merveilleusement hautes allaient en avant d’elle et soulevaient la nef. L’homme de Dieu se mit devant ses frères agenouillés, tendit ses mains vers le ciel et dit : « Seigneur, délivre tes serviteurs ainsi que tu délivras David des mains de Goliath le géant, et Jonas du ventre de la grande baleine ! »

Quand il eut fini cette oraison, voilà qu’un serpent énorme surgit de la mer tout contre la nef, et se dirigea droit à la rencontre de l’autre en jetant du feu hors de sa gueule. Et tous deux, dressant leurs têtes jusqu’aux nues, s’attaquèrent avec rage. Des flammes jaillissaient de leurs narines, ils s’enroulaient l’un à l’autre, ils se déchiraient à pleines dents. Le sang et le feu volaient autour d’eux. La mer était en grand tumulte, les vagues devenaient rouges. Et le vénérable vieillard disait à ses compagnons : « Voyez, mes fils, ce grand miracle de notre Sauveur. Voyez l’obéissance de cette créature aux ordres de son Créateur : comme elle est venue, comme elle combat, comme elle mord cruellement l’autre. Attendez sans crainte la fin de la bataille. Elle sera pour la plus grande gloire de Dieu. »

Et déjà le misérable monstre qui avait poursuivi les serviteurs de Jésus-Christ était tué et dépecé en trois parties. Et l’autre, après sa victoire, plongea et retourna en son lieu.

Le jour d’après, une île apparut au loin. Ils s’en approchèrent et virent sur le rivage la partie postérieure du serpent que la mer avait rejetée. Et saint Brendan dit : « Voilà la bête qui voulait vous dévorer. Vous la dévorerez vous-mêmes, et vous vous rassasierez de sa chair. Mais il est bon de chercher d’abord un endroit favorable pour tirer notre nef à sec, car je vois qu’un orage va s’élever en mer. »

Quand ils l’eurent fait, ils dressèrent leur tente à l’abri du vent, entre de grands rochers. Et quand ils y eurent mis toutes les choses utiles, saint Brendan leur dit : « Allez vers le serpent, prenez sur lui de quoi vous suffire pendant trois mois, et mettez diligemment toute cette chair dans le sel. Car, la nuit prochaine, les bêtes de la terre et de l’eau dévoreront toute sa charogne. »

Et les frères prirent et emportèrent des chairs ce dont besoin leur était. Le lendemain, ils retournèrent en ce lieu. Il ne restait plus que les ossements de la grande bête, pareils à la carcasse d’une barque. Alors, ils revinrent à l’homme de Dieu : « Sire abbé, il en est advenu comme tu l’avais prédit. Mais si nous devons rester ici trois mois, comment pourrons-nous vivre sans eau ? »

Il leur répondit : « Est-il donc plus difficile à Dieu de vous procurer à boire qu’à manger ? Allez de ce côté de l’île. Vous trouverez au milieu de la lande une claire fontaine. »

Et ils trouvèrent tout comme il le leur avait enseigné.

Saint Brendan resta là trois mois, parce que l’orage grondait sans arrêt sur la mer, qu’un vent très fort soufflait, avec des giboulées de grêle et de pluie. Ses frères se régalaient avec la chair de la grande bête. Mais le saint homme ne se nourrissait que d’herbes et de racines, car depuis qu’il avait été ordonné prêtre, il ne goûta jamais chose où il y avait eu esprit de vie.

Or un matin il leur dit : « Mes beaux fils, remplissez d’eau douce les buires et les vaisseaux. Car Notre Seigneur va nous donner aujourd’hui un temps clair, et la tempête va s’apaiser dans le ciel et sur les flots. »

5. D’un certain Château qu’ils trouvèrent et d’un petit démon éthiopien

Il arriva comme il avait dit : car le ciel s’éclaircit, l’eau s’aplanit, et ils purent, en déployant leur voile, gagner la haute mer.

Au bout de huit semaines, le vent cessa de soulever les vagues, la mer devint comme coagulée, un vaste silence s’établit, qui semblait éternel. Et l’eau pullulait de bêtes hideuses qui montaient des profondeurs à l’approche de la nef, se heurtaient à ses flancs de cuir, chargeaient les rames et montaient dessus pour mieux voir les frères. Ils priaient Dieu en pleurant pour qu’il leur vînt en aide ; car leur force s’épuisait sans que la nef avançât sur ces flots horribles. À la fin, ils ne ramaient plus, ils demeuraient en oraison.

Quarante jours ils voguèrent ainsi. La quarantième nuit, des lumières leur apparurent, les unes grosses, les autres petites, les unes vives, les autres incertaines, comme fait le feu dans un tison qui va s’éteindre ; et ces lumières étaient rouges, et il semblait que ce fussent signes qu’on leur faisait.

Quand saint Brendan vit cela, il bénit les lumières et dit à ses compagnons « Dieu nous envoie ce message pour notre bien. Allons vers lui. »

Et un vent propice se leva, pour qu’ils n’eussent pas à travailler au delà de leurs forces. Quand l’aube creva, ils virent un fort château bâti sur un rocher que l’eau assaillait de toutes parts. Un chien les attendait sur la grève, qui vint aux pieds de saint Brendan en lui faisant fête, comme les chiens ont coutume de faire à leur seigneur ; puis il marcha devant eux en un sentier, et les frères le suivirent jusqu’à la porte du château, qui était ouverte.

Nul être humain ne l’habitait. Les salles en étaient si richement décorées qu’ils croyaient être dans le Paradis de Dieu. Les voûtes étaient peintes à étoiles et à fleurs, les murailles étaient encourtinées de soie brillante sur laquelle étaient suspendus des vaisseaux de diverse matière, des freins d’or, des cornes cerclées d’argent. Et ils entrèrent dans une salle pleine de sièges, avec des bassins d’eau chaude pour se laver les pieds ; il y avait un siège pour chaque frère, et devant chaque siège, un bassin.

Quand ils se furent assis, saint Brendan les avertit, disant : « Gardez, beaux frères, que le diable ne vous induise en tentation de larcin. Je sais qu’il est en train de circonvenir l’un d’entre nous. Prions pour son âme. »

Puis saint Brendan dit au frère qui avait accoutumé d’apprêter leur nourriture : « Va, et vois où est servi le manger que Notre Sire nous a préparé. »

Et celui-ci, se levant aussitôt, trouva dans la salle voisine une table dressée, avec sur la nappe des pains d’une blancheur miraculeuse, des pots pleins de bière, du bœuf rôti, du porc salé et de grands poissons.

Alors, saint Brendan bénit le manger et les frères ; et ils s’assirent, et ils magnifièrent le Seigneur ; et ils burent et mangèrent tant qu’ils voulurent. Car, à mesure qu’ils mangeaient et buvaient, les mets renaissaient au fond des plats, la bière remontait du fond des coupes.

Quand ils eurent fini, le saint homme dit : « Il faut que vous délassiez vos membres, qui sont rompus par la grande fatigue de ramer. Allez vous reposer. Chacun de vous a son lit bien appareillé dans la salle voisine ; vous vous endormirez sous couvertures chaudes et sur couettes molles, en écoutant sauter la mer qui ne peut plus rien contre vous. »

Pendant que les frères dormaient, saint Brendan vit l’œuvre du diable : c’est à savoir un enfant Éthiopien qui tenait un frein d’argent en sa main et qui dansait sans bruit devant le lit de l’un d’entre eux : or celui-là était un des trois qui avaient quitté l’Irlande contre la volonté du père.

La nuit était venue, tout était noir ; et pourtant, il voyait distinctement le démon danser. Car, à qui Dieu prête ses yeux, il n’est besoin de cierge ni de chandelle pour percer les ténèbres. Saint Brendan s’agenouilla et se mit à adorer et à prier jusqu’au jour.

Au matin, comme les frères, ayant célébré le service de Dieu, se préparaient à retourner à leur nef, voici que la table se trouva préparée comme la veille ; et ainsi pendant trois jours notre Seigneur appareilla le manger à ses serviteurs. Le quatrième jour, plus rien n’apparut. Alors, saint Brendan sortit du château avec ses compagnons, et descendit sur le rivage. Mais avant de s’embarquer, il leur dit : « Gardez de rien emporter avec vous. »

Et chacun répondit : « Sire, non ferai-je : et qu’il n’advienne point qu’aucun de nous ne corrompe la voie des autres par larcin ! »

Alors, saint Brendan dit : « Il en est pourtant advenu ainsi. Voyez ici notre frère. C’est un voleur. Il cache en son sein un frein d’argent que le diable lui donna l’autre nuit. »

Quand le frère coupable eut ouï ces paroles, il tira le frein hors de son sein, le jeta, et tomba aux pieds du saint homme, disant : « Père, j’ai péché. Pardonnez-moi et priez tous pour mon âme, afin qu’elle ne périsse pas. »

Alors, tous s’étendirent à terre, priant pour l’âme de leur compagnon.

Comme ils se relevaient et que le saint homme prenait le pécheur par les deux mains, voilà qu’un petit Éthiopien saillit de son sein, hurlant à pleine voix et disant :

« Pourquoi, homme de Dieu, me boutes-tu hors de mon héritage, où je vis depuis sept ans ? »

Saint Brendan traça sur lui le signe de la croix et répondit : « Au nom de Notre Seigneur, je te défends de nuire à quiconque, d’ici jusqu’au jour du Jugement. »

Et, s’étant tourné vers le frère, il lui dit : « Reçois le corps et le sang de Jésus-Christ, car ton me va sortir de ton corps, et il aura ce lieu-ci pour sépulture. Hélas, tel autre d’entre nous est plus à plaindre, car son lit est déjà préparé en enfer. »

Donc, ayant reçu l’Eucharistie, le frère mourut. Devant tous, deux anges lumineux descendirent jusqu’à ses lèvres, recueillirent son âme et s’envolèrent. Pour le corps, il restait là ; ses compagnons l’enfouirent sur place, avant de se remettre en mer.

6. D’un ange qui les nourrissait

Longtemps ils naviguèrent sans apercevoir d’île, mais seulement le ciel déployé au-dessus des vagues, et rien de plus. Quand ils eurent bu toute leur eau et mangé tout leur pain, une grande détresse s’empara d’eux.

Un jour, ils virent une voile blanche, comme d’une barque qui serait venue rapidement vers eux. Mais quand elle fut plus près, ils reconnurent que c’était un ange éclatant de lumière qui marchait sur les flots. Il portait une corbeille pleine de pains et une buire pleine d’eau douce. Il s’arrêta devant eux et il était plus grand que le mât de leur nef. Il leur dit : « Voici de quoi manger et boire : Dieu ne vous oublie pas. Cette nourriture vous suffira jusqu’à la Pâque pour laquelle un lieu vous est destiné. »

Donc ils continuèrent à nager, se refaisant tous les deux jours. Et leur nef allait par divers lieux de la mer.

Or, un matin, ils virent une île toute proche et sur cette île foison de brebis blanches, grandes comme des bœufs, qui couvraient la terre. Saint Brendan dit : « Lâchez les cordes, abattez la voile, poussez à la côte. Mes fils, c’est aujourd’hui la Cène de Jésus-Christ. Il nous aime et nous protège, puisqu’il nous a conduits ici. Nous y trouverons l’agneau sans tache qui nous est nécessaire pour accomplir l’œuvre divine. »

Et ils restèrent là jusqu’au saint samedi. Alors, ils allèrent dans la lande, choisirent un agneau blanc, le lièrent, et il les suivait aussi docilement que s’il eût été une bête domestique. Mais, en arrivant au rivage, ils trouvèrent le même ange qui les attendait. Il tenait une corbeille pleine de pains cuits sous la cendre. Il s’inclina devant saint Brendan et lui dit : « O pâquerette de Dieu, ce n’est point ici que Notre Seigneur t’a donné de célébrer sa sainte résurrection. Quand tu auras dit les vêpres, entre en ta nef, déplie la voile et laisse faire au vent qui souffle. Emporte des branches sèches pour cuire la chair de l’agneau. Car, où ta nef te conduira, il ne pousse ni bois ni herbe. »

Il dit encore : « Vous me reverrez dans cinquante jours, à la Pentecôte.

— Ange de Dieu, dit saint Brendan, où serons-nous dans cinquante jours ? »

Il répondit : « Vous serez dans une île qui n’est pas loin d’ici, du côté de l’Occident, et qu’on appelle Paradis des Oiseaux.

— Ange de Dieu, dit encore saint Brendan, d’où vient que ces brebis sont si grandes ? Mes frères et moi ne cessons de nous en étonner. »

Il répondit : « C’est que nul ne prend leur lait et qu’elles demeurent toute l’année dans ces pâturages. L’hiver ne leur fait point de mal. Ainsi, elles deviennent plus vigoureuses que dans vos climats. »

Et comme ils s’agenouillaient avec humilité pour recevoir sa bénédiction, il la leur donna, disant : « Vous avez encore une longue route à parcourir, pleine de surprenantes merveilles, avant de trouver le prix de vos peines. Mais assurez vos âmes ; et quelque péril qu’il vous advienne, n’ayez point peur. »

7. De la pâque sur Jasconius

Étrange était l’île où le vent les mena. Ils n’y trouvèrent ni port ni rocher ni sable ni herbe, seulement un sol tout nu sur lequel il fallut hisser la nef avec des cordes. Et cette île était petite et ronde.

Alors, ils s’écartèrent de différents côtés, s’agenouillèrent et se mirent à prier. Seul l’homme de Dieu demeura dans la nef. Car il savait ce qu’était cette île ; mais il ne voulait pas le révéler à ses frères, de crainte qu’ils ne fussent épouvantés.

Quand le matin se leva, il les rassembla autour de la nef, et il les prêcha comme en une église : « O mes fils, le Roi Céleste, le Roi de Gloire est aujourd’hui ressuscité d’entre les morts. C’est pourquoi il convient de ne plus pleurer, mais de magnifier le Seigneur. Louons-le, et chantons alléluia aux quatre points du ciel. »

Ainsi firent-ils. Quatre se tournèrent vers le Septentrion, quatre vers le Midi, quatre vers l’Orient, quatre vers l’Occident. Le saint père demeura au milieu, dans la nef. Et chacun célébra sa messe, plein de jubilation.

Quand ils eurent fini, les frères prirent le bois qu’ils avaient apporté, allumèrent du feu et placèrent au-dessus un chaudron plein de viande. Quand la viande fut bouillie, ils s’assirent et mangèrent. Et comme ils finissaient, voilà que l’île ondule sous eux à la façon d’une eau et commence à se mouvoir.

Tous s’écrient hautement et implorent le saint homme : « Ah, seigneur abbé, aide-nous ! »

Il répond : « Ne vous effrayez pas. Invoquez le Seigneur Dieu et venez à moi. »

Et il les tire par les mains à l’intérieur du navire, l’un après l’autre, à grand effort, car leurs vêtements étaient déjà mouillés.

Et l’île continuait à fuir, si bien qu’ils purent suivre la flamme ardente et claire de leur foyer pendant plus de deux lieues, après quoi elle s’abîma.

Alors saint Brendan leur dit : « Beaux fils, n’admirez-vous point ce qu’a fait cette île ? »

Ils répondirent : « Père, nous admirons grandement, mais surtout nous avons peur. »

Et le saint homme leur déclara : « Ce n’est pas sur une île que vous avez célébré la Pâque, mais sur une bête, la première et la plus grande de celles qui vivent dans la mer. Ainsi l’a voulu Notre Seigneur pour accroître notre foi ; car, plus nous verrons de merveilles, mieux nous croirons en lui. Et vous saurez que cette grande bête a nom Jasconius. Depuis l’origine des temps, elle s’efforce de mettre sa queue dans sa bouche, mais elle n’y parvient point : par quoi elle nous figure l’éternité. »

8. Du paradis des oiseaux

Bientôt ils aperçurent, du côté où le soleil s’enfonce dans la mer, une île débordante d’herbes qui retombaient de toutes parts jusqu’à la crête des flots.

« Voilà, dit le saint homme, l’île que nous a prédite l’ange. »

Ils longèrent la côte, cherchant un cours d’eau. Un s’offrit, qui avait tout juste la largeur de la nef. Ils s’y engagèrent, mais ils avaient peine à remonter le courant. Alors les frères descendirent et fixèrent une corde à la proue. Puis ils halèrent la nef l’espace d’une lieue, et le saint homme était assis dedans, qui méditait. Ainsi ils arrivèrent à la source. Au-dessus, un arbre miraculeux déployait sa ramure, couverte de tant de blancs oiseaux que pas une feuille n’était visible.

Quand le saint homme vit cela, il se mit à penser : « Par quelle cause une telle multitude d’oiseaux peut-elle être rassemblée en ce lieu ? »

Et, ne trouvant pas, il en éprouva un si grand ennui qu’il fondit en larmes, tomba à genoux et pria Dieu, disant : « Seigneur, toi qui connais l’inconnaissable, tire-moi d’angoisse. Père débonnaire, fais que je pénètre, tout indigne que j’en sois, ton secret que je vois présentement devant mes yeux. »

Alors, un de ces oiseaux immaculés s’envola de l’arbre et vint se poser sur le haut de la proue. Il éclatait au soleil comme une hostie. Une petite aigrette d’or s’agitait sur sa tête. Quand il eut contemplé le vénérable abbé pendant un instant avec un visage tranquille, il étendit ses ailes et les battit doucement, en signe de joie. Le son en était mélodieux comme d’une clarine de cristal.

Saint Brendan comprit que Dieu avait accueilli sa prière. Il dit : « Si tu es un messager du Seigneur, apprends-moi ce que sont ces beaux oiseaux, tes compagnons, et pourquoi vous êtes assemblés ici. »

Alors, l’oiseau parla : « Nous ne sommes pas des oiseaux, mais des anges. Jadis nous habitions dans le ciel sacré. Nous en fûmes précipités avec le Félon, avec le Superbe qui se révolta contre le Verbe de Dieu. Toutefois, nous n’avions pas péché avec lui : nous avions seulement continué à le servir, comme nous faisions de toute éternité. Donc, nous ne fûmes pas foudroyés comme ceux qui avaient partagé son orgueil. Nous reçûmes les corps que tu vois ; nous fûmes placés dans cette île qui flotte sur la vaste étendue des eaux. Notre châtiment, c’est de ne plus jamais voir rayonner la majesté du Seigneur. Notre réconfort, c’est de pouvoir toujours le célébrer avec les beaux cantiques que nous chantions jadis, quand nous étions anges sur les marches de son trône. »

Ayant ainsi parlé, l’oiseau s’éleva dans l’air et revola vers les siens.

Alors, tous entr’ouvrirent leurs ailes, et d’une voix commencèrent à chanter en se frappant mélodieusement les flancs :

Te decet hymnus, Deus, in Sion et tibi reddetur votum in Jerusalem, ce qui est comme : Seigneur, il convient de te chanter une hymne…

Sans cesse ils reprenaient ce verset, le modulant en parfait accord ; et cette modulation, soutenue par l’harmonie de leurs ailes, semblait un chant de douleur dans sa suavité.

Quand ils eurent fini, saint Brendan dit à ses frères : « Avez-vous ouï la joie de ces anges ? Comment ils nous ont accueillis, comme ils nous ont fêtés ? Louez Dieu et remerciez-le : il vous aime plus que vous ne croyez. Maintenant, refaisons nos corps de nourriture terrestre : car nos âmes sont soûlées de réfection divine. »

Donc, ils mangèrent, chantèrent complies et s’endormirent au milieu des fleurs, lassés comme sont des gens qui ont échappé à de grands périls.

Quand le ciel s’éclaircit, l’homme de Dieu ouvrit les yeux et il éveilla ses frères en disant saintement ce verset :

Domine, labia mea aperies. (Seigneur, tu ouvriras mes lèvres.)

Et aussitôt les oiseaux s’agitèrent dans les branches et répondirent avec un grand battement d’ailes : Laudate Dominum, omiines Angeli ejus… (Anges de Dieu, louez tous votre Créateur.)

Quand le clair soleil apparut, ils chantèrent : Illuminavit Dominus vultum suum. (Le Seigneur a illuminé son visage.)

À tierce, ils chantèrent : Caeli enarrant gloriam Dei. (Les cieux racontent la gloire de Dieu.)

À sexte, ils chantèrent : Quam delecta tabernacula tua, Domine. (Que tes demeures sont aimables, ô Seigneur !)

À none, ils chantèrent : Quando veniam et apparebo ante faciem Dei ? (Quand irai-je et apparaîtrai-je devant la face de Dieu ?)

Et ils chantèrent aussi pour vêpres et pour complies. Ainsi, aux sept heures de la journée, ces oiseaux rendaient grâce au Seigneur ; et saint Brendan et ses frères en étaient divinement réconfortés.

Un jour le saint homme dit : « Il nous faut aviser. Bientôt il sera temps de quitter nos amis. Or notre barque est toute rongée par le sel de mer. Tendez-la de cuir neuf, oignez-la de beurre, puisez l’eau de cette fontaine et remplissez tous nos vaisseaux, afin que nous soyons prêts à répondre à l’appel de Dieu. »

Au matin de la Pentecôte, ils virent en s’éveillant l’ange debout devant eux : « Frères, leur dit-il, il faut partir. Cette fois-ci, la voie est longue, que vous avez à parcourir sur la mer. Mais j’y ai pourvu : vous trouverez votre nef pleine de biscuits et de poisson salé. »

Donc saint Brendan et ses frères, étant entrés dans la nef, s’abandonnèrent au courant du fleuve. Tant qu’ils furent dans l’île, les oiseaux les accompagnèrent. Ils volaient autour d’eux comme des colombes, les becquetaient par grand amour, ou se posaient sur la poupe, sur le mât, sur l’étrave, chantant : Domine, qui requiescet in monte sancto tuo ? Qui ingreditur sine macula. (Seigneur, qui reposera sur ta montagne sainte ? Celui qui s’en va pur et sans tache.)

Mais quand la nef entra dans la mer, tous l’abandonnèrent, car Dieu ne leur permettait pas de sortir de l’île. Seul l’oiseau qui les avait accueillis demeura un peu de temps et leur dit : « Louez Dieu. Dans sa providence, il vous a prédestiné deux lieux où refaire vos corps fatigués. Chaque année, Jasconius vous offrira son dos pour y célébrer la nuit de Pâques. Puis vous rencontrerez cette île flottante où nous sommes et vous y demeurerez jusqu’à la Pentecôte. Présentement vous entrez pour sept mois au milieu des hasards de la mer. Votre pèlerinage doit durer encore six années ; puis vous trouverez cette Terre de Promission que vos cœurs désirent. Beaux doux frères, ne perdez pas courage : si grandes merveilles sont en elle qu’elles vous paieront de tous vos tourments. »

Et il revola en hâte vers les siens qui s’étaient rangés au bord de la falaise, battant les ailes de douleur, donnant toutes les marques d’une grande affliction ; mais le vent entraînait rapidement la nef, si bien que le Paradis des Oiseaux s’effaça, et qu’ils ne virent bientôt plus que le soleil éternel de Dieu sur les flots sans nombre.

9. Du monastère de l’éternelle jeunesse

Pendant sept mois, ils ne rencontrèrent d’autres créatures vivantes que les grands poissons qui errent par les sentiers de la mer, et qui les épouvantaient du bruit du souffle de leurs narines. Ils ménageaient leur nourriture, se repaissant par deux et par trois jours. Parfois un brouillard obscur les ensevelissait et ils pouvaient regarder le soleil en face comme on regarde la lune, et le goût de l’eau de mer entrait en eux par leurs bouches et par leurs nez ; et pendant un temps infini, ils demeuraient immobiles sur les flots onctueux comme l’huile. Parfois la tempête labourait l’étendue, l’eau grésillait comme une chaudière, les flèches de la foudre volaient de toutes parts ; la petite nef était entraînée avec rapidité, tantôt soulevée jusqu’aux cieux, tantôt précipitée au fond des abîmes. Alors, leurs âmes étaient éperdues. Ils étaient saisis de vertige, ils s’accrochaient à tout comme des hommes ivres. Mais saint Branclan, tenant le mât fermement embrassé, disait : « Entendez-vous la voix de l’Éternel qui retentit sur les eaux ? C’est le Dieu de Gloire qui fait gronder le tonnerre. Priez et adorez : l’Éternel est sur les grandes eaux. »

Quand ils eurent mangé tous les biscuits et vidé toutes les outres, ils connurent qu’une terre était proche. Elle leur apparut vers le Septentrion, en forme d’une montagne pointue. Et ses contours étaient ténus comme ceux d’un nuage.

En approchant, ils virent que c’était une roche escarpée qui portait les murs et la haute flèche d’une abbaye. Ils en firent le tour, considérant comment ils pourraient aborder. Un moine se tenait sur une étroite grève, qui leur fit signe de venir à lui. Ils vinrent donc. Et cet homme se prosterna aux pieds du saint père. Ses cheveux étaient blancs comme ceux d’un vieillard. Saint Brendan le releva aussitôt et lui donna le baiser de paix. Alors, tous virent avec émerveillement que sa face était fraîche comme rose en fleur. Il prit l’homme de Dieu par la main, et commença à le conduire. Et saint Brendan posait différentes questions : « Quelle est cette abbaye ? Qui osa la bâtir ainsi au péril de la mer ? Jamais je n’ai vu murs aussi hauts, flèche aussi fière. Qui en est l’abbé ? » Mais il n’obtenait aucune réponse. Car, avec une mansuétude incroyable, le moine tenait son doigt posé sur ses lèvres, pour signifier qu’il devait se taire. Dès que Saint Brendan eut compris que telle était la loi de l’île, il se retourna et admonesta ses frères qui conversaient en le suivant : « Gardez-vous de parler, que vous ne souilliez les oreilles de ce bon religieux par votre bavardage insipide. »

Tous se turent. Alors, ils entendirent qu’on chantait au-dessus d’eux le verset : Surgite sancti de mansionibus vestris… (O saints, sortez de vos demeures…) Et ils virent des moines, rangés sur une double file, qui descendaient vers eux en chantant. L’abbé venait le dernier. Il était coiffé d’une mitre blanche, il tenait à la main sa grande crosse gemmée d’améthystes. Il échangea le baiser de paix avec saint Brendan, et ainsi firent ses serviteurs avec les compagnons du saint homme.

Ils les conduisirent dans le cloître de leur abbaye. Là, par grande humilité, ils se mirent à laver les pieds de leurs hôtes. Quand ce fut fini, ils les menèrent en grand silence dans le réfectoire. La cloche sonna, tous s’assirent le long des tables. Chaque compagnon de saint Brendan avait à sa droite, à sa gauche un moine de l’abbaye. Devant chacun d’eux était un pain blanc et des racines fraîches. Et l’abbé les exhorta à faire chère lie, disant : « Mes doux frères, mangez de ce pain, qui nous est une aumône de Dieu. Tous les jours, nous trouvons douze pains dans notre cellier, un pour deux frères, car nous sommes vingt-quatre dans cette abbaye. Mais aux jours des grandes fêtes et dimanches, nous trouvons vingt-quatre pains, en sorte que chacun de nous a le sien et peut en manger matin et soir. Ainsi, nous vivons sans autre soin que celui de la prière, depuis les temps où saint Patrice et saint Albey, nos pères, nous ont quittés. Et il y aura bientôt quatre-vingt-quatre ans. Cependant, nous ne sentons en nos membres ni vieillesse ni langueur. Nos visages n’ont pas de rides, nos cheveux seulement ont blanchi. Or ce matin nous avons trouvé notre provision doublée, ce qui n’arrive jamais en dehors des jours que j’ai dits et nous avons connu que des visiteurs agréables à Dieu étaient proches. »

Ils se rassasièrent de ce pain, qui était doux et parfaitement cuit, et des racines, qui étaient pleines de saveur. Nul ne parlait, hors le frère qui lisait. Puis ils allèrent à l’église en chantant en chœur Miserere.

Quand saint Brendan eut adoré le Seigneur, il commença à considérer comment cette église était édifiée. Elle était carrée, avec cinq autels, un au centre et quatre sur les côtés. Sur chaque autel, il y avait trois grands cierges. Ces autels étaient en cristal. De cristal aussi étaient les patènes, les calices, les burettes et les sièges rangés le long des murs.

Comme il contemplait ces choses, une flèche de feu pénétra par une fenêtre et vint se poser tour à tour sur les cierges, qui s’allumèrent ; puis elle disparut par la même voie.

« Ce sont, dit l’abbé, cierges que nous apportâmes avec nous quand nous vînmes dans cette terre. Jamais depuis lors nous ne les avons allumés ou éteints : Dieu y pourvoit au début et à la fin de chaque office de la façon que vous avez vue. Et jamais la cire ne décroît ni ne s’amenuise. — Comment se peut-il, dit saint Brendan, qu’un objet terrestre produise de la lumière sans se consumer ?

— N’avez-vous point lu, dit l’abbé, que Moïse vît sur le mont Horeb un buisson tout en feu ? Et cependant, le buisson ne se consumait point. C’est que la flamme qui brûlait en lui était, comme ici, toute spirituelle. »

Quand l’office fut achevé, l’abbé dit à saint Brendan : « Sire, il est temps de retourner au réfectoire, pour que toutes choses soient faites de jour, comme il est écrit : Qui in luce ambulat, non offendit. Puis nous reviendrons ici chanter complies. »

Lorsque complies furent chantées, les frères saluèrent l’abbé et se retirèrent dans leurs cellules, chacun emmenant un hôte avec lui. L’abbé emmena saint Brendan dans la sienne. Et voici qu’à la porte ils trouvèrent un moine prosterné. L’abbé, comprenant sa pensée par révélation de Dieu, prit un style, écrivit sur une tablette, puis la donna au frère qui requérait conseil.

Saint Brendan s’émerveillait. Il demanda au père à quelles heures il était loisible aux moines de parler.

« Sire, répondit-il, voilà cinquante ans que nous vivons dans cette île, et jusqu’aujourd’hui nous n’avons entendu nos voix que lorsque nous chantons les louanges de Dieu. Nous ne parlons jamais entre nous autrement que par signes d’yeux ou de doigts. Et la règle est que ce soit toujours le plus âgé des deux qui commence.

Saint Brendan fondit en larmes devant une telle perfection. Il dit : « Je vous en supplie, permettez-nous de rester auprès de vous et de participer à votre béatitude.

— C’est Dieu qui ne le permet point, répondit l’abbé. Il vous destine à voir les grandes merveilles qui manifestent sa puissance et à les raconter aux hommes, afin que son nom soit glorifié. Mais vous demeurerez avec nous, s’il vous plaît, jusqu’à l’octave de l’Épiphanie.

Le saint homme demeura donc le temps indiqué dans cette île, qui se nomme Albey. Quand l’octave de l’Épiphanie fut passée, il fit porter dans la nef les provisions nécessaires et l’eau douce ; puis ils prirent en pleurant la bénédiction de leurs hôtes, et ils se remirent, en implorant la sauvegarde de Dieu, sur les flots turbulents dont il n’existe compte ni mémoire.

10. Des noix pleines de jus

Si longtemps ils errèrent sur la mer au gré des vents et des courants que les vivres vinrent à manquer, puis l’eau douce. Et nulle terre n’apparaissait. Mais saint Brendan les exhortait à se ceindre de force et de foi, disant que cette épreuve n’avait qu’un temps.

Un jour, ils virent flotter autour d’eux de grosses noix, faites en forme de balles. Elles devinrent si nombreuses que l’étrave de la barque les rejetait avec peine. Ils en prirent à leur bord tant qu’ils purent, en se réjouissant. Et saint Brendan, considérant leur grosseur, disait : « En vérité, mes frères, je ne me souviens pas d’avoir jamais vu de noix semblables. Ouvrons-en une pour savoir si elles renferment du jus. »

Il prit un vaisseau, brisa l’écale de la plus petite et recueillit une livre de suc blanc comme le lait. Il le partagea, il donna une once à chacun, gardant une once pour lui. Ainsi, brisant chaque jour une noix, ils pouvaient satisfaire leur faim et leur soif. Et ils avaient toujours une saveur de miel dans la bouche.

11. D’un géant et comment saint Brendan le ressuscita

Un jour, ils aperçurent au-dessus des vagues un tertre d’une dimension prodigieuse, semblable en tout à un tombeau.

L’île qui le portait était toute petite et rase sur la mer. Ils en firent le tour en ramant. Les uns disaient qu’aucun être ne reposait là, parce qu’il n’y eut et n’y aura jamais d’homme de cette taille. Les autres répondaient que rien n’est impossible à Dieu. Finalement, tous se tournèrent vers le père et lui dirent : « Bon père, nous voulons te demander une grâce. Ceux-ci disent que cette terre ne recèle aucune créature humaine. Ceux-là disent qu’un géant y repose. Commande qu’elle s’entr’ouvre et que le mort, s’il y en a un, ressuscite, afin que nous soyons tirés d’incertitude. »

En les entendant ainsi parler, le bienheureux Brendan fut saisi d’effroi, car il se jugeait indigne d’entreprendre un si grand miracle. Tout en larmes, il se prosterna devant le Seigneur et demeura longtemps en oraison. Dieu sans doute lui inspira d’avoir confiance ; car il se releva, tendit ses mains vers le ciel et dit à très haute voix : « Seigneur Jésus-Christ, s’il est vrai que tu as ressuscité Lazare ; s’il est vrai que tu as dit : “Quiconque aura de foi gros comme un grain de moutarde peut dire à la montagne : Va-t’en là-bas, et aussitôt la montagne ira,” fais que cette terre se fende. Et si un corps humain y repose, vivifie-le par ta grâce. Afin que, lorsqu’il se dressera devant nous, vivant et ressuscité, ton nom soit glorifié avec celui du Père et du Saint-Esprit. »

Voilà que le tertre se fend par le milieu avec le bruit d’un mur qui s’écroule, et un géant prodigieux se dresse. Il est si formidable d’aspect que les frères se jettent à genoux autour du père et cachent leurs visages dans sa robe. Seul saint Brendan ne tremble pas, et dit : « O toi dont la tête touche aux nuages, qui es-tu ?

— Je suis Milduus, et je naquis chez les païens de Calédonie il y a dix siècles. Il y en a neuf que j’expie en enfer ma vie méchante et sans baptême. O toi qui m’as tiré des flammes où je brûlais, qui es-tu ?

— Ami, je suis un serviteur de Dieu. Mes frères et moi, nous errons sur ces mers inconnues, à la recherche d’une île qui surpasse toutes les îles par l’excellence et la splendeur de sa nature.

— Je me souviens, dit le géant, d’avoir jadis entrevu, au delà des Forges Ardentes, une île qui brillait comme une perle. Mais, quand je voulus m’approcher d’elle, le brouillard de la mer me la déroba. Si tu veux te fier à moi, je puis essayer de t’y conduire.

— Mon frère, dit saint Brendan avec mansuétude, nous remettons nos vies entre tes mains. »

Alors, le géant entre dans l’eau, qui lui vient à peine à la ceinture. Il saisit d’une main le câble de l’ancre et commence à remorquer le petit navire. Mais aussitôt le vent se lève, le ciel noircit, la mer devient bruyante et houleuse. Saint Brendan comprit que la volonté de Dieu n’était point que Milduus les conduisît vers son Paradis. Il dit au géant : « O mon frère, il est vain de t’efforcer contre cette mer qui se soulève. Retournons à l’île de ta sépulture. La volonté de Dieu est contre nous, et si grande que soit ta force, tu ne peux rien contre elle, non plus que le fétu contre le vent. »

Donc, Milduus les ramena vers l’île de sa sépulture. Et quand ils y furent revenus, il dit en pleurant : « O toi que tes compagnons nomment leur père, que vais-je devenir, puisque je ne puis aller avec vous ?

— Ami, dit saint Brendan, je vais te baptiser. Le baptême mettra ton âme à l’abri du feu qui la dévorait. Et tu te rendormiras ensuite dans la paix du Seigneur. »

Il récita le Credo. Milduus le répéta, s’agenouilla sur le fond de la mer et mit sa tête sous l’eau qui lave du péché. Et il se recoucha dans sa tombe, plein de joie. Alors, le tertre se referma de lui-même et reprit l’aspect qu’il avait depuis les anciens jours.

12. D’une grande feuille, d’une grappe de raisin et d’une île qui sentait les pommes

De nouveau, ils s’abandonnèrent au vent de Dieu. Et ils restèrent longtemps sans rien voir d’autre, au bas du ciel, que l’horizon tendu comme une corde de harpe. Quand toutes les noix furent mangées, ils eurent faim.

Un matin, ils virent une grande feuille qui flottait. Pour la hisser dans la nef, ils durent s’efforcer à trois, car elle était plus large que la peau d’un bœuf. Et ils la partagèrent entre eux. Ils trouvèrent qu’elle était aussi savoureuse qu’un fruit.

Un autre matin, un très grand oiseau apparut, semblable à un nuage. Il vint vers eux et vola en cercle autour du mât. Ses yeux étaient rouges, cerclés d’or ; son plumage était éclatant. Il tenait en son bec un rameau d’où pendait une grappe de raisin merveilleusement rouge et doré. Il le laissa choir droit aux pieds du saint homme, et s’en retourna en son lieu.

Saint Brendan dit à ses frères : « Assurément nous approchons du Paradis. Car le vénérable abbé Barintus y a vu abondance de raisins semblable. »

Les grains de celui-ci étaient gros comme des pommes et pleins de suc. Il en donna un à chacun des frères. À raison d’un grain par frère et par jour, la grappe leur dura un mois. Puis de nouveau, ils furent sans nourriture.

Un matin, enfin, une île leur apparut au loin. Elle était couverte d’arbres. Une odeur en venait, douce comme celle qui sort d’un grenier plein de pommes. Elle leur sembla si délectable qu’ils ouvraient la bouche pour s’en repaître. Et quand ils furent plus près, ils virent que tous ces arbres étaient chargés de grappes semblables au raisin merveilleux, en profusion telle que les rameaux ployaient jusqu’à terre sous un même fruit, d’une même couleur.

Saint Brendan bénit le Seigneur, disant : « Nous te remercions de nous découvrir un lieu où nous pourrons manger à notre suffisance. Tirons la nef sur le sable et rassasions-nous de ces fruits. »

Ils restèrent là trois mois. Ils choisissaient les grains les plus vermeils à même les grappes. Ils puisaient l’eau pour boire à une fontaine qui coulait au centre de l’île sur des herbes.

Puis ils se rembarquèrent. Et comme le temps était venu, ils retrouvèrent le Jasconius qui les attendait, avec leur chaudron posé sur son dos. Ils célébrèrent la Pâque sur lui. Puis ils allèrent prendre leur repos dans l’île des Oiseaux. Pendant les sept années qu’ils passèrent sur ces mers inconnues, ce double réconfort ne leur manqua jamais. Quand ils étaient bien délassés, ils reprenaient leur quête aventureuse.

13. D’un oiseau appelé griffon

Un jour, un point noir s’éleva au-dessus de l’horizon ; et ce point noir grossit et devint un nuage ; et ce nuage devient un grand oiseau qui étend l’ombre sous lui. Il n’est moine qui ne le reconnaisse, et qui s’écrie : « Un griffon ! Miserere nobis, Domine ! »

Sachez que cet oiseau est ainsi appelé à cause de la grande force de ses griffes, et qu’il est très cruel. Souvent il advient qu’il saisisse les navires dans la mer et qu’il les emporte. Et celui-là était le plus fort de sa race. Déjà le vent de ses ailes, emplissant la voile, couchait la nef sur l’eau ; tous les frères, épouvantés, s’étaient caché la tête sous leur cuculle et se pressaient à genoux aux pieds de saint Brendan ; saint Brendan priait Dieu de toutes ses forces, sachant qu’il n’abandonnerait pas ses serviteurs.

Comme le griffon étendait ses ongles pour les saisir, voici qu’un dragon surgit des flots. Il ouvre ses ailes, il tend le cou, il s’élève vers le griffon. Tous deux se heurtent avec furie dans les nues. Le feu qu’ils crachent fait de grands éclairs autour d’eux. Les plumes volent, le sang pleut sur les vagues. Le dragon n’est que morsures et flammes ; il crève les yeux du griffon, il le mord cruellement à la gorge et le tue. Et la charogne en tombe à la mer avec un grand fracas.

Sept fois le dragon vainqueur tourne dans le ciel. Puis il reploye ses ailes, plonge et ne reparaît plus.

Et saint Brendan prêcha ses frères, disant : « Ayez confiance en toute occasion. Dieu est notre garant. Aucune bête vivante ne peut nous nuire. »

14. Des bêtes de la mer qui voulurent ouïr la messe

Un jour, ils s’aperçurent que la mer prenait peu à peu la transparence du cristal. En se penchant, ils pouvaient voir les choses qui étaient sous eux. Et ils virent en effet une diversité incroyable de bêtes qui glissaient en tous sens ou gisaient au repos dans les profondeurs comme bêtes au pâturage. Même il leur semblait, tant l’eau était diaphane, qu’ils pourraient les toucher facilement de la main ou de l’aviron. Mais ils n’avaient garde d’essayer, car beaucoup de ces bêtes étaient grosses et vigoureuses.

Or le vénérable homme de Dieu ne daignait rien voir. Debout au pied du mât, il célébrait la fête de saint Pierre l’Apôtre. Et comme il chantait l’office très haut, à voix très claire, les frères lui dirent : « Beau cher père, chante plus bas, ou tu vas nous faire mourir. II y a sous nous des poissons grands et cruels. Jamais nous n’avons vu bêtes aussi monstrueuses. Si le son de ta voix les irrite, ils nous attaqueront. »

Saint Brendan sourit et leur dit : « Je m’émerveille de votre sottise. Des bêtes plus grandes encore ont voulu nous dévorer : n’ont-elles pas été elles-mêmes dévorées sous vos yeux ? N’avez-vous pas allumé du feu et fait cuire votre viande sur le dos du Jasconius, qui est le père de tous les poissons ? Que craignez-vous donc de ceux-ci ? Dieu est votre garant et vous avez peur ! Battez votre coulpe, demandez-lui pardon. »

Et il se mit à chanter le plus fort qu’il pût. Les frères, pleins de terreur, regardaient vers les bêtes.

Quand elles eurent entendu la voix de l’homme de Dieu, elles s’élevèrent du fond et se mirent à nager autour de la nef. Bientôt il y en eut tant que l’eau disparut et que la nef s’arrêta, pressée de toutes parts entre les poissons innombrables. Alors, ceux-ci se rangèrent en bel ordre : chacun appuya sa tête sur le dos de celui qui était devant lui et la tint un peu hors de l’eau ; et les plus petits étaient devant, les plus gros derrière, en sorte que tous voyaient distinctement l’homme de Dieu.

Ils restèrent ainsi, attentifs et silencieux, jusqu’à ce qu’il eût fini sa messe et qu’il leur eût donné sa bénédiction.

Après cela, ils se dispersèrent par les différentes voies de la mer et disparurent en nageant.

Bien qu’ils eussent bon vent et qu’ils tinssent leur voile étendue, les serviteurs de Dieu mirent un mois à franchir la mer transparente.

15. D’une église de cristal

À celle-là succéda une mer dormante et morte, sur laquelle régnait le froid. Ils s’épuisaient à ramer, tant pour faire avancer la nef que pour se réchauffer : car, dès qu’ils s’arrêtaient, le sang gelait dans leurs veines. Cette eau était lourde sur l’aviron comme celle d’un étang qui va prendre ; ils pleuraient de fatigue, et leurs larmes gelaient aussitôt sur leurs joues.

Une nuit une grande forme blanche apparut au loin, éclatante sous la lune. Elle se dressait sur la mer comme une église au-dessus des champs ; et c’en était véritablement une. Elle leur semblait toute proche. Cependant, ils mirent trois jours à l’atteindre. Quand ils furent près d’elle, ils cessèrent d’apercevoir son sommet à cause de sa trop grande hauteur, car elle était aussi haute que les nuages. Elle était faite tout entière d’un cristal très pur, si transparent qu’ils distinguaient l’autel au travers. Aucune terre ne la portait : ses fondements s’enfonçaient directement dans les profondeurs.

Ils en firent d’abord le tour en ramant. Saint Brendan mesura un des côtés. Il trouva qu’il avait dix-huit cents coudées.

Puis ils entrèrent par le porche dans la nef. La lumière, que n’arrêtait aucune muraille, y était aussi vive qu’en plein air. Ils virent sur l’autel un calice d’or et une patène d’or, qui étincelaient au soleil.

« Mes frères, dit saint Brendan, ramons diligemment vers cette sainte table. Je veux y célébrer la messe, afin de remercier Dieu de nous avoir montré cette œuvre de ses mains, la plus belle de celles qu’il nous a révélées jusqu’ici. »

Ainsi fit-il. Et jamais prêtre ne mit sur ses épaules chasuble aussi resplendissante : car, en officiant, il parut, par un effet de la grâce divine, vêtu tout entier d’arc-en-ciel.

Quand il eut fini, une voix puissante et claire résonna au-dessus d’eux ; mais les frères ne savaient quel langage c’était là, ni qui parlait. Saint Brendan écoutait. Il prit ensuite le calice et la patène, et les emporta, disant : « Notre Seigneur nous fait ces deux dons, afin que nous puissions plus tard convaincre les incrédules. »

Ils restèrent tout le jour à regarder l’église merveilleuse, sans pouvoir en rassasier leurs yeux. Puis, à la vesprée, un bon vent commença à venter derrière eux, qui les en éloigna. Ils étaient emportés sans avoir besoin de ramer, abandonnant à Dieu la voile et le gouvernail. Pendant un mois ils voguèrent ainsi droit vers le Septentrion.

16. Des forges ardentes

Un jour enfin, une grande fumée leur apparut, montant de la mer comme d’un atelier de forgeron. Dès qu’il l’eut vue, le vénérable père dit : « Beaux amis, je suis angoissé. Je voudrais bien ne point approcher de cette fumée. Mais le vent nous pousse droit vers elle. »

Elle s’étalait si largement dans le ciel qu’ils cessèrent bientôt de voir clair. De l’endroit d’où elle sortait jaillissaient aussi, à une hauteur incroyable, des flammes, des étincelles, des roches ardentes ; et cet endroit était une île rocheuse, repoussante d’aspect.

Quand ils furent plus près, ils commencèrent à percevoir des bruits souterrains, comme le halètement de soufflets qui souffleraient aussi fort que des tonnerres, et le choc de marteaux qui heurteraient des enclumes de fer.

Entendant ces bruits, le saint père se plaça sur la proue, ouvrit les bras en croix du côté de la terre, et pria : « Sire Jésus-Christ, permets que nous nous éloignions sans dommage de cette île funeste. »

Il parlait encore qu’ils virent avec effroi apparaître en haut de la falaise un être monstrueux. Il était hérissé, à la fois ardent et obscur, et ses yeux semblaient feu qui brûle. Quand il vit les serviteurs de Dieu qui passaient le long de l’île, il poussa un cri : « Heu ! Heu ! Heu ! » qui fit jaillir des flammes de sa gorge, et il disparut d’un bond.

L’homme de Dieu se couvrit du signe de la croix et dit à ses frères : « Celui-là est un des forgerons terribles qui habitent cette île. Abattez vite la voile, que le vent ne nous pousse pas plus près d’eux. Et mettez-vous tous aux rames, et ramez tant que vous aurez de force, car ils vont essayer de nous tuer. »

Ils n’étaient guère loin quand le maudit reparut. Il portait au bout d’une tenaille une masse ardente d’où sortait la fumée et d’où tombait le feu. Elle aurait bien fait la charge de dix bœufs. Il la haussa vers le ciel et la lança contre les serviteurs de Dieu. Mais elle ne leur fit aucun mal, parce que le signe de la croix était sur eux : elle passa à cinquante coudées au-dessus d’eux et tomba dans la mer. Une fumée s’éleva, et la mer se mit à bouillir comme une chaudière quand un fort feu est sous elle.

D’autres forgerons apparurent. Chacun tenait une masse ardente. Ils se mirent à les lancer vers la petite nef. Mais les unes tombaient devant, les autres tombaient derrière ; chaque fois, l’eau sifflait comme sous un charbon allumé. Les serviteurs de Dieu n’en éprouvaient aucun mal, fors qu’ils suaient de peur, de fatigue et de chaleur sur leurs avirons, au milieu de cette mer bouillante.

Ils ramèrent si longtemps qu’enfin, ils furent hors de portée. Alors, les forgerons disparurent en poussant de grands hurlements. Tant qu’ils furent sous le vent de l’île, ils les entendirent hurler et leurs narines furent offensées par une grande puanteur.

Alors, saint Brendan réconforta ses frères, disant : « O soldats du Christ, nos armes sont invincibles : ce sont l’espérance et la foi. Nous sommes dans le voisinage des enfers, mais ils ne prévaudront pas contre elles. Pour ce, veillez et faites hardiment. »

17. Du frère emmené par les démons

L’île qui leur apparut ensuite portait une haute montagne. Ses côtes étaient abruptes et tout en elle semblait ténébreux.

Quand ils furent près d’elle, un des frères sauta hors de nef. C’était un des deux qui restaient sur les trois qui avaient suivi saint Brendan malgré lui. Et il nageait vers cette terre, en se lamentant : « Hélas, beaux frères, voici que je suis arraché du milieu de vous. Je ne puis me défendre d’aller vers les démons qui m’attendent là-haut. »

Ils virent alors une multitude de maudits qui se pressaient en haut de la falaise. Et l’un d’eux ouvrit ses ailes et descendit avec la rapidité de la pierre. Il tenait à la main un croc qu’il enfonça sous le menton du malheureux si durement qu’il le fit braire. Et il remonta en l’emportant comme un aigle de mer fait d’un petit poisson.

Ce que voyant, les frères se jetèrent de terreur au fond de la nef, disant : « Miserere nobis, Domine ! »

Mais le saint homme demeura debout, ferme et sans peur. Il dit : « Malheur à toi, qui reçois un tel prix de ta coupable vie ! »

Le vent qui soufflait les éloigna promptement de l’île. Comme il regardait derrière eux, ils virent une fumée épaisse et enflammée sortir de la montagne, le soufre et la poix bouillonner et couler sur ses pentes. En sorte que toute l’île, de noire qu’elle leur était apparue, semblait maintenant n’être plus qu’un feu.

18. De Judas

Un jour, ils virent sur la mer une bosse. Les uns disaient que c’était une nef, les autres un oiseau, les autres une roche. L’homme de Dieu leur dit : « Mes frères, cessez de discuter, et allons voir. »

C’était véritablement une roche. Et sur la roche, il y avait un homme au visage voilé qui tenait, fortement embrassé, un pilier de pierre. De tous côtés, les flots furieux l’assaillaient, le frappaient jusqu’à la nuque. Quand ils se retiraient, il s’écriait : « Roi Jésus, ne mourrai-je donc jamais ? Roi Jésus, c’est donc là ta miséricorde ? Jésus, fils de Marie, je demande grâce ! »

Comme l’homme de Dieu approchait, les ondes s’apaisèrent, la mer s’aplanit. L’homme entendit le bruit des rames, semblable à celui du fléau ; il se tut, et devint attentif.

Alors saint Brendan lui dit : « Dis-moi, dolent, quel forfait expies-tu ainsi ? Qui es-tu ? De la part de Jésus, que tu invoques, je t’ordonne de me le dire. »

L’homme répondit d’une voix rauque : « Je suis Judas, qui vendit son Dieu. Je suis celui qui trahit son seigneur par un baiser. Je suis celui qui dérobait l’argent dont il avait la garde et empêchait ainsi Dieu de faire l’aumône aux pauvres. Or les pauvres maintenant sont riches et moi dépouillé. Je suis le félon qui livra l’agneau confiant. Quand je le vis dans les mains des Juifs, raillé, battu, couronné d’épines, j’eus regret, mais il était trop tard. Quand je vis le sang qui coulait sur ses deux flancs, la croix que l’on préparait pour le pendre, j’offris de rendre les trente deniers. Mais personne n’en voulut. Alors, dans ma rage, je me tuai. Et comme je n’avais confessé mes péchés à aucun prêtre, je suis damné pour l’éternité. Vous ne voyez rien de mes peines. Ceci est mon repos que je prends le samedi soir jusqu’à la vesprée du dimanche. Et aussi de la Nativité de Notre Seigneur à l’Épiphanie, de Pâques à la Pentecôte, de la Purification de sainte Marie à l’Assomption. Et quand je pense aux tourments qui m’attendent, il me semble que je suis ici en un paradis de délices. »

Saint Brendan demanda : « Si ceci est ton repos, quel châtiment souffres-tu donc ? Et où le souffres-tu ? »

Judas répondit : « Dans la montagne que vous avez vue. Là est le diable Léviathan avec ses serviteurs. J’y étais quand il engloutit votre frère. Et l’enfer en eut grande liesse, et il jeta de grandes flammes comme il fait toujours quand il dévore l’âme d’un impie. J’y suis tourmenté avec Hérode et Pilate, Anne et Caïphe. Le lundi, je suis cloué sur la roue, et je tourne comme le vent. Le mardi, je suis étendu sur une herse et chargé de roches : regardez mon corps, comme il est percé. Le mercredi, je bous dans la poix, où je suis devenu noir comme vous voyez ; puis je suis embroché et rôti comme un quartier de viande. Le jeudi, je suis précipité dans un abîme où je gèle, et il n’est pire supplice que ce grand froid. Le vendredi, je suis écorché, salé, et les démons me gavent de cuivre et de plomb fondus. Le samedi, je suis jeté dans une geôle infecte où la puanteur est si grande que mon cœur passerait mes lèvres, sans le cuivre qu’ils m’ont fait boire. Et le dimanche, je suis ici, où je me rafraîchis. Tout à l’heure, les diables vont venir me prendre. Obtiens de Notre Seigneur que mon séjour ici soit prolongé d’une nuit. Je sais que tu es saint et pieux, car sans l’aide divine tu n’aurais pu parvenir vivant jusqu’ici. »

Le saint homme pleurait abondamment en écoutant Judas raconter ses supplices. Il répondit : « Si Notre Seigneur veut exaucer son serviteur, tu ne sentiras pas les dents et les griffes des maudits avant demain matin. »

Il dit encore : « Qu’est ce linge qui te voile la face ? Et cette pierre que tu tiens embrassée ? »

Judas répondit : « Dans ma vie, j’ai fait le bien deux fois. Avant d’être disciple du Christ, je fis jeter un pont sur une grande eau où beaucoup de voyageurs périssaient : c’est le pilier de ce pont qui est ici mon soutien. Et je donnai une chemise à un homme qui mendiait nu : c’est ce linge qui empêche aujourd’hui l’onde de me frapper en plein visage. »

Quand le soir assombrit la mer, voici qu’une multitude de démons arrive, menant un bruit effroyable. Et cette multitude est si grande qu’elle couvre la surface de l’abîme. Tous ont des dents pointues qui leur sortent de la bouche, des yeux étincelants comme des éclairs, des jambes et des bras secs comme du bois brûlé, des ailes noires armées de dards. L’un d’eux dit à saint Brendan : « Éloigne-toi un peu, homme de Dieu, parce que nous ne pouvons pas approcher, si tu ne t’éloignes. Et nous n’oserions pas nous présenter devant notre prince si nous ne lui ramenions pas celui-ci, qui lui est plus cher que tous les autres damnés. Rends-nous cette proie, elle est nôtre. »

Brendan répond : « Laissez-le en paix jusqu’à demain matin. » Tout l’enfer proteste d’une voix : ils ne bougeront d’ici qu’ils ne l’emportent. « Je vous l’ordonne, dit saint Brendan, au nom de Jésus. » À contre-cœur les diables le laissent. Et saint Brendan décide de ne s’éloigner qu’au jour levant. Toute la nuit les diables rôdent sur la mer, sans oser approcher.

Ils poussent des cris de rage et d’ennui, disant : « Notre prince nous battra de façon terrible pour ne lui avoir pas ramené ce misérable captif à l’heure fixée. O homme de Dieu, maudite soit ta venue »

Et saint Brendan répondait : « Cette malédiction retombera sur vous : car celui que vous maudissez est béni, et celui que vous bénissez est maudit. »

Les diables disaient en grinçant des dents : « Il ne gagnera rien à ce répit. Car, dans les six jours qui viennent, il souffrira double tourment. »

Et saint Brendan répondait : « Il ne souffrira pas double tourment, mais seulement ce qu’il est condamné à souffrir. Je vous défends, à vous et à votre prince, de rien entreprendre au delà. »

Alors les démons s’écriaient : « Es-tu notre seigneur à tous, que tu commandes ainsi ? »

Et l’homme de Dieu : « Je suis le serviteur du Seigneur, et tout ce que je commande en son nom doit arriver. Pour moi, je n’ai seigneurie d’aucune sorte, sinon celle qu’il me concède quand je parle en son nom. »

Au petit jour, saint Brendan ordonne à ses frères de hisser la voile, et la nef s’éloigne. Les diables l’escortent un peu de temps avec des insultes et des blasphèmes ; puis ils retournent à la roche, saisissent la malheureuse âme et l’emportent au milieu d’eux avec un grand hurlement.

19. De l’ermite Paul

Ils naviguèrent longtemps, glorifiant Dieu et le remerciant de les avoir sauvés de l’enfer. Une nuit, la mer sous eux s’éclaira. Une splendeur intarissable semblait jaillir des profondeurs. Ils voguaient au milieu de vagues de lumière. Par quoi ils connurent qu’ils approchaient du royaume de Dieu.

Au matin une petite île leur apparut, dont la forme était circulaire et la côte roide comme un mur. À grand’peine purent-ils découvrir un port étroit. Ils y engagèrent la proue de leur nef. Au fond un sentier périlleux s’élevait. Ils le gravirent jusqu’au sommet de l’île.

Ce sommet était nu, fait de roches plates. De toutes parts on voyait la mer. En son centre, il portait une cellule pétrie avec de l’argile. Un vieillard en sortit, qui accueillit saint Brendan en lui disant selon le verset : « Frère Brendan, quelle heureuse et bonne chose c’est, quand les frères sont tous réunis ! »

Il le baisa, et baisa successivement la joue des quinze frères, en nommant chacun par son nom.

Et ils s’émerveillaient, non tant de l’esprit de divination qui était en lui que de son aspect. Car il était sans vêtement, mais couvert tout entier des cheveux de son chef et des poils de sa barbe qui étaient tout blancs, tant il était vieux. Son regard était angélique, sa voix céleste.

Quand saint Brendan vit cela, il poussa soupir sur soupir et se courrouça contre lui-même, disant : « Malheur à moi, pécheur, qui ai choisi de porter l’habit du cénobite et de vivre au milieu des hommes ! Voici un pieux anachorète qui vit nu comme un ange, seul dans sa cellule, assurément plus près de Dieu que moi ! »

Le solitaire répondit : « Vénérable père, tu portes l’habit de moine, mais tu es plus grand qu’un moine. Le moine se nourrit du labeur de ses mains et s’en habille. Or voilà sept ans que Dieu prend soin de toi et pourvoit à tous tes besoins ; il te guide à travers les hasards, il te découvre les plus grandes merveilles qui soient, et tu te proclames indigne !

— Beau cher père, dit saint Brendan, j’ai tort. Mais dis-nous qui tu es.

— Volontiers, dit le solitaire. Je m’appelle Paul l’ermite. J’ai vécu cinquante ans dans une abbaye d’Irlande ; j’étais le fossoyeur et le gardien du cimetière des frères. Une nuit, un vieillard m’apparut. Il me dit : “Prends ta bêche et suis-moi.” Où il s’arrêta, je creusai une tombe. Quand j’eus fini, il me dit : “Fils, je suis saint Patrice. Hier, j’ai quitté le siècle, et cette tombe que tu as creusée, c’est la mienne. En remerciement, je veux que tu sois désormais affranchi de tout souci matériel. Va sur le rivage. Une nef t’attend.” J’y allai, je trouvai tout comme il avait dit. J’entrai dans la nef, et elle m’emporta. Je voguai ainsi pendant trente jours et autant de nuits.

« Le trente et unième jour, cette pierre m’apparut. J’abordai, je sortis de ma nef et je la repoussai du pied pour qu’elle retournât en son lieu. Et elle s’éloigna en fendant très rapidement les ondes. Depuis lors, je vis ici.

« Le premier jour, vers l’heure de none, une loutre m’apporta un poisson à manger, avec un petit fagot d’herbe sèche qu’elle me présenta entre ses deux pieds de devant ; car elle marchait debout sur les pieds de derrière. Alors, frappant un caillou contre un caillou et allumant les herbes, je préparai cette nourriture. Pendant trente ans, tous les trois jours, ce même serviteur m’apporta un poisson. Tous les dimanches, un jet d’eau sortait de cette pierre, avec quoi je pouvais étancher ma soif et laver mes mains. Et ainsi, par la grâce de Dieu, rien ne me manquait.

« Au bout de trente ans, la fontaine se mit à couler sans arrêt et la loutre ne revint plus. Depuis lors, je me soutiens en buvant de l’eau de cette fontaine.

« Or voilà quatre-vingt-dix ans que je vis dans cette île ; pendant trente ans, j’ai vécu de poisson, pendant soixante d’eau claire. Et j’avais cinquante ans quand je quittai mon pays. Le chiffre de mes ans a donc passé cent quarante. Que la volonté de Dieu s’accomplisse, soit qu’il veuille me faire durer jusqu’au jour du Jugement, soit qu’il veuille me faire mourir tout à l’heure.

« Mais vous, remplissez vos vaisseaux avec cette eau. Vous en aurez grand besoin, car vous ne toucherez plus terre avant le samedi de Pâques. Vous célébrerez la résurrection du Christ où vous l’avez déjà célébrée six fois. De là, vous irez tout droit à la Terre de Promission des Saints, où vous resterez quarante jours. Ces choses accomplies, Dieu vous ramènera sains et saufs au pays de votre naissance. »

20. Des Dernières pâques sur Jasconius

Donc, ayant rempli leurs vaisseaux, ils demandèrent sa bénédiction à l’homme de Dieu et se remirent en mer. Ils ne virent plus aucune terre pendant tout le carême. Mais ils avaient pour les soutenir l’eau de l’ermite et surtout la pensée que bientôt ils allaient voir le paradis de Dieu.

Le saint samedi de Pâques, ils trouvèrent Jasconius qui les attendait. Ils tirèrent leur nef sur lui. Ils passèrent la nuit à chanter des psaumes, et le matin chacun célébra sa messe. Comme ils allaient se rembarquer, Jasconius s’ébranla et se mit à nager avec rapidité, tous les frères étant debout sur son dos.

« N’ayez point peur, dit saint Brendan. Quelqu’un là-haut veille sur nous et guide cette grande bête à travers la mer. »

Elle les mena droit à l’île des Oiseaux, les déposa sur la grève et plongea aussitôt. Quand elle eut plongé, ils s’aperçurent qu’un d’eux manquait. Et celui-là était le dernier des trois qui avaient suivi saint Brendan malgré lui.

« N’en soyez pas en peine, dit le vénérable père. Dieu en a fait ce qu’il lui a plu. Sachez seulement qu’il est jugé et qu’il a maintenant son lot, soit de repos, soit de tourment. »

Saint Brendan et ses frères demeurèrent là jusqu’à l’octave de la Pentecôte. Et comme ils préparaient leur nef, l’ange qui les avait jadis visités apparut soudainement devant eux. Il leur dit : « Désormais, je serai votre guide. Car sans moi, vous ne pourriez trouver la Terre de Promission des Saints. »

Et il glissait devant eux sur la mer, suivant sa voie tout droit au milieu des flots qui s’aplanissaient ; en sorte que la petite barque semblait voguer sur un lac, entre les vagues monstrueuses qui s’ouvraient devant elle.

21. De la terre de promission des saints, comment ils la trouvèrent et comment ils en revinrent

Pendant quarante jours, ils allèrent ainsi droit devant eux. Le quarante et unième, ils entrèrent dans une obscurité si grande que l’un ne pouvait voir l’autre. Et l’ange dit à saint Brendan : « Sais-tu ce qu’est cette nuit ?

— Ange de Dieu, dit saint Brendan, je ne sais pas.

— Elle interdit, répondit l’ange, l’abord de cette terre que vous cherchez à tous ceux qui ne sont point guidés par le souffle de Dieu. »

Après bien des heures, l’ombre s’éclaircit, puis se dissipa ; ils voguèrent au milieu d’une grande lumière couleur d’aurore. Devant eux était le Paradis.

Ils virent un grand mur qui montait jusqu’aux nues et qui courait, sans créneaux, tours ni embrasures, d’un bout de l’horizon à l’autre. Il ne montrait aucun joint, il semblait lisse et resplendissait comme neige au soleil. Nul n’en eût pu dire la matière, sauf Dieu qui en avait été l’ouvrier. Des chrysolithes, des topazes, des émeraudes, des béryls, des jacinthes bordaient en bel ordre sa crête qui étincelait de feux variés.

« Ange de Dieu, dit saint Brendan, le vénérable abbé Barintus ne m’avait point parlé d’une semblable merveille.

— C’est qu’il ne l’a point vue, dit l’ange. Et bien peu la voient, quand ils abordent ici. Telle est la justice de Dieu : il n’y a qu’un seul Paradis pour tous, mais chacun voit le Paradis qu’il mérite. »

Ils prirent terre devant la porte. Des dragons enflammés la gardaient. Au-dessus de l’entrée, un glaive pendait, la pointe en bas, si affilé qu’il eût percé le diamant le plus dur. L’ange apaisa les dragons, et ils se couchèrent humblement sur le sable ; il prit le glaive, il l’écarta. Plus rien ne faisait obstacle : ils s’avancèrent dans le séjour de gloire.

Grands bois, rivières, prés fleuris s’étendent de tous côtés. Les bois sont pleins d’oiseaux, les rivières de beaux poissons, les prés d’animaux exempts de péchés ; des daims jouent avec des loups, une lionne allaite un agneau. Un doux air souffle, plein de parfums. Le clair soleil luit sans que jamais un nuage le voile.

Les frères vont et viennent dans les herbages, tout émerveillés. Les pommiers sont couverts de fleurs comme en avril et de fruits comme en septembre. Ils cueillent des pommes, ils boivent aux fontaines. Ils n’ont désir qu’aussitôt ils ne puissent satisfaire. Ils errent ainsi pendant quarante jours sans avoir faim, ni soif, ni sommeil. Et ils arrivent au pied d’une petite colline couverte de cyprès, sur le bord d’un grand fleuve.

Ils y montent. De là ils découvrent une contrée plus miraculeuse encore ; tout y est pur et rayonnant ; ils entendent les chants et les mélodies des anges qui jouent de la harpe dans les bosquets, et cette musique est si suave qu’ils en éprouvent une grande souffrance. Car la nature humaine est infirme et souffre de trop de joie.

Alors, l’ange leur dit : « Brendan, tu vois devant toi le Paradis, que tu as prié Dieu de te montrer. C’est là que résident plus de cent mille saints, que Dieu admet dans sa gloire ; c’est là que tu résideras un jour. Mais retournons. Je ne te mènerai pas plus avant, car la contemplation de Dieu brûlerait tes yeux et la trop grande béatitude ferait éclater ton cœur. »

Et il dit aussi : « Prenez de ces fruits et de ces pierres, que les hommes nomment précieuses, autant qu’en pourra contenir votre nef, afin que tous vous croient, quand vous porterez témoignage. »

Ainsi firent-ils. Ils revinrent à regret vers la mer. L’ange les baisa l’un après l’autre, puis les bénit. Ils montèrent dans leur petite nacelle, ils déployèrent la voile. Et le vent les éloigna rapidement du Paradis, tous versant des larmes abondantes pour la grande douleur qu’ils avaient de partir.

Ils rentrèrent dans la nue obscure, en sortirent et trouvèrent un oiseau envoyé par notre Seigneur pour leur indiquer la route. Cet oiseau était semblable à ceux des mers d’Irlande. Sachez que leurs cœurs se réjouissaient grandement en le regardant qui allait devant eux d’un vol égal et sûr. Au bout de trois mois, ils atteignirent le pays de leur naissance.

Jamais il n’y eut joie plus vive que celle des moines du moutier quand ils revirent leur doux père. La nouvelle se répandit dans le pays, tous accoururent, tous voulurent savoir ce qu’il avait trouvé au delà du terme des navigations humaines. Alors, saint Brendan raconta les grandes merveilles, de Dieu, le Paradis, et comment pendant sept années, il eut toujours à sa suffisance les choses qu’il avait demandées par la prière. Il donna à sentir son vêtement et ceux de ses frères, qui étaient imprégnés d’une odeur forte et douce, comme d’un jardin plein de fleurs. Il n’y eut homme, femme ou moine béni qui ne pleurât de tendresse et d’admiration.

Pour que mémoire fidèle fût gardée de ses aventures, saint Brendan les écrivît dans un livre. Et quand il eut fini, il mourut.

Or la grâce divine, qui agissait par lui, agit maintenant par le récit de sa vie. Plusieurs, qui l’ont lue, ont renoncé au siècle et sont devenus de grands saints. Puissiez-vous, l’ayant lue à votre tour, vous amender à leur exemple et mériter comme eux le Paradis — In secula seculorum. Amen.

Ci finit de saint Brendan et des merveilles qu’il trouva dans les mers d’Irlande.