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Traité du destin
رسالة القدر (Risâlet al-Qadr)


AuteursDatesTypeLieuThèmesStatut
Avicenneecr. XI Littérature (phil.)ecr. IranMysticisme
Philosophie
Théologie
Non applicable

► Cet intéressant petit traité d’Avicenne fait parti de ces textes mystiques et jouit d’une bonne réputation, notamment dans le milieu alchimique.

𝕍 en outre l’étude du traducteur de la présente version : Vues d’Avicenne sur l’astrologie et sur rapport de la responsabilité humaine avec le destin (1885). Lien vers le catalogue Lien vers l’œuvre sur Internet Archive


Texte et traduction : de l’arabe au français, August Mehren, in Traités mystiques d’Avicenne, 1899. | bs. Université d’Ottawa. Lien vers le catalogue Lien vers l’œuvre sur Internet Archive

séparateur

Introduction de l’auteur. Avicenne rencontre un de ses amis que troublent des doutes philosophiques sur la doctrine traditionnelle du destin ; apparition subite de Hay b. Yaqzân.

En revenant de la ville de Shalambah (1) à Ispahan, Avicenne s’arrêta dans un château appartenant à l’un de ses amis, dont l’âme, troublée par des doutes philosophiques, regardait la dialectique comme la voie sûre et unique pour arriver à la vérité. Ils entamèrent une discussion sur le destin, mais ils n’aboutirent qu’à une querelle sans résultats, chacun persistant dans son point de vue ; son ami doutait de l’influence du destin, qui lui paraissait incompatible avec le libre arbitre et les récompenses et les punitions qui, d’après le Coran, sont réservées aux actions des hommes, tandis qu’Avicenne faisait tous ses efforts pour le réfuter, dans l’espoir de remédier à sa maladie et d’abattre un peu son ardeur. Tout à coup Avicenne vit venir de loin le sage vieillard Hay b. Yaqzân ; cela lui sembla providentiel, car il espérait que l’intervention de ce sage mettrait fin à la querelle ; car son ami n’avait pu concilier dans sa pensée la doctrine du destin, en tant qu’il domine toutes nos actions, bonnes ou mauvaises, sérieuses ou frivoles, avec la responsabilité morale qui nous fait attendre la récompense et craindre le châtiment. Qu’il soit le bienvenu ! dit-il, ce Hay b. Yaqzân, pour nous aider dans cette discussion et la faire aboutir à une solution. Alors Hay b. Yaqzân, reçu avec tous les honneurs qui lui étaient dus, et initié à l’objet de la querelle, commence par adresser la parole à Avicenne, qu’il trouve bien changé depuis les jours passés et privé de sa fraîcheur et de sa vivacité. C’est bien, répond Avicenne, le temps qui l’a atteint ; il en a éprouvé les vicissitudes jusqu’au moment où son esprit a été affermi par l’intelligence de la doctrine théorique et pratique du destin, car, dit-il, quand l’analogie prouve la vérité d’un principe et que la pratique appuie l’analogie, tout doute doit s’effacer, et une conviction complète doit entrer dans nos cœurs ; mais, ajoute-t-il, son ami a subi l’influence de Satan en niant le destin ; il a été par conséquent troublé dans son âme, parce qu’il a manqué de la sagesse nécessaire pour trouver la solution de cette question ; il n’a pas trouvé la vérité, ayant assimilé Dieu à la créature, et, resté inaccessible à toute admonition, il s’est obstiné dans ses propres pensées. — C’est pourquoi Avicenne regarde cette rencontre comme venant au-devant d’un de ses vœux les plus ardents, et il supplie Hay b. Yaqzân, vu sa sagacité et son expérience appuyée ici de l’aide de Dieu, d’assumer le rôle d’arbitre dans cette lutte ; peut-être le cœur de son ami sera-t-il amené à résipiscence, et la paix lui sera-t-elle rendue, en sorte qu’il ne persiste pas à s’attacher avec ténacité à une fausse doctrine, mais l’abandonne, dès que la vérité l’illuminera de la plénitude de sa lumière ; car les lutteurs passionnés pour la vérité seront toujours guidés dans la juste voie. Peut-être, qu’après un espace de temps fixé par la Providence, la fleur de la résipiscence s’ouvrira à lui ; il abandonnera la sécheresse de son raisonnement, et sa lutte intérieure se calmera, bien qu’il soit pour le moment réduit à l’extrémité, et que le médecin ait perdu tout espoir de le guérir. En tout cas il faut venir à son aide, quand ce ne serait qu’en vertu du devoir d’assistance mutuelle ries amis entr’eux.

Après cette introduction, Hav b. Yaqzân prend la parole et, s’adressant à Avicenne, lui rappelle que Dieu seul est tout puissant, et lui donne le conseil d’apporter plus de douceur à ses admonestations.

Tout doucement, mon ami ! La puissance et le gouvernement des esprits n’appartiennent pas à toi, mais à celui dont la sagesse a embrassé tout avant la création, qui a disposé et combiné les éléments contraires, qui de même a distribué aux hommes les vertus et les vices. Aux uns il a donné la lourdeur et la pauvreté d’esprit, aux autres la vivacité et la promptitude à saisir les choses intelligibles ; aux uns la violence, aux autres la persévérance confiante ; il nous indique le droit chemin et il nous conduit à l’erreur ; il nous destine la félicité et la perdition, l’obéissance et l’obstination, la douceur et l’esprit d’altercation ; il sait d’avance quel parti sera le plus fort ; à lui rien n’est caché ; il fait exécuter ses ordres et ses arrêts ; il n’y a rien qui puisse s’y opposer. C’est pourquoi il faut céder à la destinée ; toute opposition ne servirait qu’à user nos forces. Mets donc trêve à tes sévérités envers ton ami ; ne le réfute pas avec violence, mais donne tes conseils avec douceur et tes réprimandes sans amertume ; emploie envers lui et ses pareils plutôt la miséricorde et la douceur, qui guérissent mieux les malades de l’âme que ceux du corps, et par lesquelles vous tous ensemble serez bénis, et la bonne direction vous sera accordée. Ce n’est pas à tout le monde qu’a été départie la continence de Joseph (2), à qui la beauté divine se fit voir, non plus que la chasteté d’Absâl (3), quand il fut averti par l’éclair de la lumière céleste.

Hay b. Yaqzân, s’adressant alors à l’ami d’Avicenne, fait remarquer que l’homme est déterminé dans ses actions, qu’il fait pourtant siennes, après qu’elles ont clé prédestinées par la sagesse de Dieu.

Et vous, mon ami, blessé dans votre âme par les promesses de récompense et les menaces de punition, il faut vous rappeler que tout cela regarde l’homme en tant qu’il fait siennes les actions, et non comme être dirigé et presque déterminé. Si le bien-être général formait la base de la croyance, l’homme entamerait la dispute avec nous, comme nous l’entamerions avec lui, et il nous jugerait comme nous le jugerions ; il s’établirait alors un être portant le nom de raison et de sagesse, et doué de la faculté d’admettre et de défendre ; en conséquence, la majesté divine serait exposée à être blâmée et à être excusée ; son initiative et son décret seraient assujétis à un but, soit conforme à son propre motif, soit y opposé, ou à une cause effective confirmant son dessein. Mais quelle horreur de toutes ses pensées ! L’Être suprême n’interroge personne sur ce qu’il fera, ce qui est évident aux yeux de toute personne approfondie dans la connaissance de Dieu, et initiée aux choses divines et aux mystères de la suprême sagesse qui lui ont été révélés. Quant à la charge que vous m’avez confiée, de guider votre ami, il faut employer dans les cas pareils beaucoup de patience ; ce n’est que le temps et l’assistance divine qui pourront ramener un tel égaré sur le droit chemin, sans précipitation et sans cet éblouissement des yeux que cause une lumière trop subite. Abandonnons la voie actuelle, qui n’aboutit qu’à le rendre suspens dans ses doutes, où il faut pour bien long temps un guide sûr et expérimenté, et choisissons un autre chemin plus commode et plus facile, qui, s’il ne nous conduit pas directement à la vérité et à sa contemplation, au moins nous guidera à son ombre ; prenons donc cette voie la plus sûre pour atteindre notre but.

Quant à la charge que vous m’avez confiée, de guider votre ami, il faut employer dans les cas pareils beaucoup de patience ; ce n’est que le temps et l’assistance divine qui pourront ramener un tel égaré sur le droit chemin, sans précipitation et sans cet éblouissement des yeux que cause une lumière trop subite. Abandonnons la voie actuelle, qui n’aboutit qu’à le rendre suspens dans ses doutes, où il faut pour bien long temps un guide sûr et expérimenté, et choisissons un autre chemin plus commode et plus facile, qui, s’il ne nous conduit pas directement à la vérité et à sa contemplation, au moins nous guidera à son ombre ; prenons donc cette voie la plus sûre pour atteindre notre but.

La majesté de Dieu ne nous permet pas, pour nous approcher d’elle, de prendre la route de l’intelligence inférieure, puisque le Créateur divin n’agit et n’est en repos, n’avance et ne recule point comme l’homme pour son propre intérêt. Par la comparaison de ses actions avec les actions humaines, les expressions se confondront, et des ténèbres profondes vous envelopperont, plus épaisses encore que vos doutes causés par la réflexion sur les promesses et les menaces de la récompense et de la punition de l’autre vie. Il ne vous restera, dans l’espoir d’éloigner ces doutes et d’écarter ces ténèbres, en fait d’obligation imposée de faire le bien, d’en excuser la négligence, tout en cherchant de vous soustraire à la répréhension divine, qu’un fardeau peut-être encore plus lourd que celui de votre adversaire, tenant au destin.

Parabole proposée pour illustrer le rapport de la liberté humaine avec le destin. L’homme, exposé continuellement aux attaques des tentations sensuelles, n’est pas assez gardé par ses facultés intellectuelles ; il n’aura à la fin d’autre ressource que d’implorer les anges célestes destinés par Dieu à le secourir.

Si vous voulez faire la comparaison entre les actions humaines et celles de Dieu, tenez donc celle-ci comme la plus convenable. Deux personnes d’âme généreuse eurent l’intention d’élever dans un désert stérile, infesté par des brigands et des animaux sauvages, et dépourvu de toute ressource de la nature et de l’aide des hommes, mais dont la traversée était le plus court chemin pour arriver aux bords de la mer et aux ports de communication, un hôtel pour le confort des voyageurs qui, après avoir traversé des montagnes inaccessibles, des ravins profonds et des défilés étroits, à peine accessibles aux bêtes de somme, y trouveraient un asile sûr et bien gardé, des jardins, des bains, des mosquées, des coupoles, des arcades abritées contre le froid de l’hiver et les chaleurs de l’été, des puits et des canaux, avec tous les agréments possibles du voyage. Aucun des deux n’était mû par aucun but égoïste, ni par l’espoir du gain et de la louange de ses contemporains, ni par des témoignages de reconnaissance ou de sympathie ; la seule chose qui les distinguait, consistait en ce que l’un était exclusivement poussé à achever cette œuvre par la générosité innée de l’âme, malgré sa conviction ferme et sûre que tout irait, comme il en arrive ordinairement dans ce monde, au rebours de ses meilleures intentions ; que le château du désert, malgré tous les avertissements donnés aux peuplades environnantes, au lieu d’être un asile des voyageurs, deviendrait à la fin un repaire des brigands, d’où l’on attaquerait les caravanes et rendrait les routes peu sûres ; que ce serait un lieu de réunion pour tous les malfaiteurs et débauchés du pays, dont ne se sauveraient que très peu de personnes honnêtes. L’autre, au contraire, était persuadé de la réussite de son entreprise, et convaincu qu’il exécutait une œuvre de bienfaisance, dont les conséquences salutaires se répandraient dans le monde par l’aide de Dieu. — Enfin, le château élevé, les craintes du premier se réalisèrent, tandis que l’autre persévéra dans ses illusions. Dites-moi, continue Hay b. Yaqzân, adressant la parole à l’ami troublé par ses idées concernant le destin, comment jugera ton guide de la raison, que tu as choisi comme juge suprême dans la question de la responsabilité humaine et du destin, ces deux personnages ? Peut-être acceptera-t-il l’excuse de la bonne intention du deuxième, parce qu’il n’a pas eu le pouvoir de survaincre les difficultés qui l’empêchaient d’exécuter son noble dessein ; peut-être l’accusera-t-il d’avoir manqué de sagacité pour avoir entrepris une œuvre qui aboutit à devenir la cause de troubles universels et un sujet de repentir pour lui-même, attendu qu’il n’eût pas réfléchi d’avance aux suites de son acte. Quant au premier, son jugement sur lui ne laisse point de place au doute ; il sera exposé à une foule de reproches, contre lesquels il n’aura point d’excuse à proférer ; mais pourtant, quelle est celle de ces deux actions qu’il faut assimiler à l’action de Dieu, si toutefois il est possible de comparer la créature avec Dieu, et employer pour lui les qualifications du bien et du mal, du beau et du laid ? Ne serait-ce point l’acte du premier en tant qu’il n’a eu, en agissant de la sorte, à l’instar de Dieu, ni intention, ni but, ni cause motrice ?

Nous voyons donc que le destin est le moteur de l’intention et l’exécuteur de l’action humaine ; c’est lui qui, en maître absolu, s’attaque à la fragile demeure de l’homme, par toutes espèces d’artifices [c’est-à-dire les tentations du monde sensible], bien que l’entrée en soit défendue par des gardiens [c’est-à-dire les facultés intellectuelles de l’homme] ; ces assaillants ont plein pouvoir d’agir par toutes sortes de tentations et de moyens de persuasion, tandis que la défense est confiée à des gardiens dont l’utilité pourtant n’est pas bien sûre, dont l’initiative est molle et l’influence souvent très faible. Les pensées salutaires ne sont éveillées que par des voix intérieures, qui, s’opposant aux tentations, chassent le sommeil du malheureux hésitant, brisent l’enveloppe du cœur et, en soufflant le feu dans son intérieur, font espérer qu’il échappera à de nouvelles attaques. Mais s’il balance entre les tentations et les admonitions, il sera bientôt livré en proie et sacrifié à ses ennemis et à la perdition. Voilà notre pauvre homme cloué à sa place et subjugué par ses passions. Il n’aura d’autre ressource que de s’adresser aux seuls anges tutélaires, aimés de Dieu (4), tandis que les gardiens ordinaires refusent le plus souvent d’y ajouter leur assistance. — Quant à ces motifs extérieurs et accidentels qui influencent la volonté et les actions humaines, il est en général à remarquer que l’imagination ainsi que la réflexion, qui provoquent la pensée, dérivent d’une image dans l’intérieur, qui précède toujours la manifestation de la volonté. Quelquefois, cette image, qui frappe la réflexion et l’éveille, a son origine dans une représentation solide, une opinion d’une force durable ; mais quelquefois, c’est une image fugitive, un souffle vague et peu stable, dérivant d’une fantaisie troublée et trop faible, lui-même, pour être retenu. La base de cette espèce d’impressions n’est ordinairement qu’un éveil subit de la sensualité ou de la colère, qui passe promptement à d’autres sensations provoquées par des impressions du même genre et dont on a peine de se souvenir et de compter. Quelquefois, nous voyons l’éclair d’une volonté faible briller après ces impressions ; mais si elle n’était pas secondée par d’autres impulsions, tout, en vérité, serait plongé dans la torpeur, et même, si cet éclair est supposé assez fort, l’action qui en résulte, ne dépassera pas celle d’un rêveur, dont les desseins ne sont fixés à rien de solide. C’est un moteur dérivant d’une étincelle de la fantaisie, et s’éteignant avec elle, comme cela arrive, dans le rêve, au dormeur, qui, plongé dans le sommeil, n’est impressionné que d’une image vague et vaine. De même que celui-ci n’a pas perdu la sensibilité et le mouvement, ainsi la pensée est accessible à cet éclair fugitif ; ce ne sont que les membres extérieurs qui sont assoupis par le sommeil, tandis que l’intérieur est en éveil et la réflexion toujours travaille, unie à la force du désir. Ainsi l’homme, en général, se trouve entre l’état de veille et de sommeil ; tantôt il est surexcité par la fantaisie, tantôt par une opinion indécise, tantôt enfin par le désir, qui, uni à la force de l’intention et secondé par des impulsions, maîtrise tout à la fois et produit le mouvement de l’action. Nous considérons donc le désir comme le principe de toute volition et action ; mais ici, il faut observer que toute volition et spontanéité humaine a un principe de commencement, qui de même suppose une cause réelle, à laquelle l’existence de ce principe se rattache ; là où cet enchaîne ment n’existe pas, tout lien de causalité est rompu. Quelquefois pourtant, les liens de causalité se relâchent, et les volitions humaines dérivent de motifs vagues et contradictoires, qui, dominant toute résistance, assaillent l’homme de tous côtés et le mènent comme une pièce de bétail liée et privée de toute force ; ne lui laissant aucun relâche, ils l’emmènent, la langue rendue muette, incapable d’appeler au secours, et le lancent, pénétré d’horreur, dans la profondeur de l’abîme. Cela ne dérive-t-il point des vicissitudes du destin (5)), qui entraînent l’homme sans lui laisser la faculté d’entendre les admonitions ? Et si même il se présentait contre notre opinion une objection, en attribuant tout à la volonté de Dieu, qui serait à même de fixer cette volonté et de l’assimiler à la nôtre, si ce n’est par le nom seul, et qui, de l’autre côté, prétendrait qu’elle aurait son origine du néant ? En tout cas, les voies droites et claires seules nous conduisent au but désiré, sans égarement causé par des questions épineuses et obscures. Peut-être ceux qui sont guidés par la sagesse divine seront-ils exempts de cette espèce de controverse ; instruits par elle sur la volonté de Dieu, ils la défendront contre toute dérogation provenant de cette opposition. Celui qui renonce à prendre l’intelligence humaine pour guide dans la recherche de la vérité, s’égare dans sa confiance d’atteindre par là l’hospice de sécurité, tandis que l’homme guidé par Dieu, droit et généreux, par l’intelligence élevée et soumise, arrivera à la station finale de son voyage. Celui qui préfère la société de la caravane, n’échappera pas sauf sur sa monture, mais celui seul auquel la sainteté du but a été manifestée, appartiendra aux voyageurs qui se tiennent aux confins de l’Islâm et du salut (6)).

Mais revenons de cette digression et examinons les tentations dont nous avons parlé.

La force des tentations varie selon leurs rapports avec les âmes ; il n’y a pas grande différence entre l’âme entraînée par le destin et celle que subjuguent les passions. Le rapport entre la responsabilité humaine et le destin est éclairé par une parabole. La récompense de l’autre vie ne doit pas être considérée comme un salaire, mais comme un don gratuit de la grâce divine, et les menaces de punition s’adouciront et s’effaceront par la clémence de Dieu, qui sait d’avance tout ce qui concerne notre obéissance, ou désobéissance. La foule seule enveloppée de ténèbres, pleine de frivolité et de légèreté, sera l’objet à qui s’adressent les menaces divines. Aussi faut-il renoncer à toute comparaison faite entre Dieu, dans ses promesses et ses menaces, et la pauvre créature humaine.

Les tentations qui se présentent à l’esprit n’agissent pas également sur toutes les âmes ; le degré d’affinité existant entr’elles et les âmes varie constamment ; quelquefois, une âme succombe, tandis qu’une autre surmonte une tentation de beaucoup plus forte ; cela dépend de leur diversité de nature, du développement individuel, des mœurs, de la sagacité ou du manque d’intelligence, du caractère hardi ou craintif. Ainsi, un motif de sensualité ne captive pas l’homme expérimenté et abstinent au même degré que le voluptueux jeune et frivole ; de même, les excitants provenant de la colère ne saisissent pas le tempérament froid aussi bien que le chaud, ni l’homme content comme le désespéré ; celui qui s’approche du déclin de la vie n’est pas léger comme celui qui se trouve à la fleur de la jeunesse. Par conséquent, à des causes données se lient d’autres causes, à des motifs s’opposent des obstacles, et les coursiers du temps, en entamant leur course sur le vaste hippodrome du monde, sont mainte fois détournés de leur route par des obstacles et poussés dans une direction tout opposée à leur but. Parfois, ils sont arrêtés subitement ou choquent violemment un obstacle. De tout cela il faut conclure que ta volonté est contrainte, et que les actions la suivent ; le plus haut résultat de ton opinion que tu atteindrais, serait que ta volonté, si non contrainte, soit quasi-contrainte, et si le mot subjugué ne s’employait généralement que d’un fardeau imposé, on pourrait également t’envisager comme subjugué ou quasi-subjugué. Mais si tu cherches une excuse dans l’omnipotence de Dieu, il n’y a pas grande différence entre le premier, le deuxième et le troisième coursier de l’hippodrome, entre l’hôte invité et celui qui accompagne l’hôte ; pour exprimer la différence on ne trouverait que des synonymes. Voilà la distinction entre la contrainte provoquée par le destin et celle que causent les motifs extérieurs et les appétits sensuels qui s’emparent de ton libre arbitre et maîtrisent ton choix au point de le faire disparaître. Si le pécheur lancé dans l’abîme par le destin est excusable, il en est de même de celui qui a été entraîné par ses passions, ou, en tout cas, il l’est presque an même degré, en tant que tous les deux n’auront pu agir autrement ; aussi l’homme généreux n’hésiterait-il pas à recevoir leurs excuses et cesserait de leur faire des reproches, à l’un comme à l’antre, à celui qui a été assujéti au destin, comme à celui qui a cédé à l’entraînement de sa nature. Comment serait-il autrement possible ? Est-ce que la majesté divine, en vérité, exécutera les menaces de punition éternelle, bien que Dieu ne soit comparable à aucun être humain ? Au contraire, si tu considères Dieu comme élevé au-dessus de toute comparaison humaine, où est celui qui t’a privé de tout espoir de salut, et qui a sanctionné la punition éternelle comme nécessité ?

Quant à ton opinion sur la responsabilité humaine et sa nécessité, c’est une question qui dépasse les forces de ta raison, mais que je t’expliquerai par une nouvelle comparaison : Un homme opulent, complètement indépendant, et ne se souciant ni de louange ni de blâme, à qui l’exécution de ses ordres n’était pas plus profitable que la désobéissance (7) de ses serviteurs ne pouvait lui nuire, rassembla sa famille et ses domestiques et leur intima cet ordre : Tout individu qui aura défriché de ce terrain pierreux autant que la mesure d’un empan, sera payé en or, en diamants et émeraudes, tandis que toute personne qui désobéira à mes ordres, sera saisi et tué après avoir eu les yeux crevés. Les serviteurs, les uns dominés par l’indolence, les autres entraînés par leurs passions, se montrèrent désobéissants, et bien que le maître n’eût promis la récompense en or et émeraudes que comme moyen d’exhortation, et menacé de supplices et de la croix que pour les éloigner du mal, il se mit, conformément à sa parole véridique, à conférer les récompenses et à faire subir les peines. On lui demanda alors : «Pourquoi n’as-tu pas plutôt diminué les récompenses et mitigé les peines prononcées contre les coupables ?» Il répondit : «Après mûre réflexion, je me suis décidé à augmenter mes bienfaits et à redoubler mes récompenses envers mon serviteur fidèle ; se ressouvenant, après sa misère passée, de ma grâce actuelle il s’en rendra digne par de nobles intentions et par un but élevé ; il s’éveillera de son sommeil, et la joie sera son partage et non le repentir. Comme il était nécessaire d’exciter au bien par mes promesses, il l’était de même d’inspirer la crainte par mes menaces exagérées. Pourtant, la fidélité à ma parole m’oblige à exécuter le tout ensemble : à récompenser les rares serviteurs qui ont été obéissants, et à châtier les obstinés, bien que j’aie su d’avance ce que produiraient leurs devoirs envers moi».

Maintenant, après avoir entendu cette parabole, ta raison, qui t’a servi de guide, te reprochera probablement de n’avoir pas assez réfléchi et de t’être précipité trop rapidement, mais, peut-être, viendra-t-elle à résipiscence et fera remarquer : « L’excès de la récompense concernera peut-être une action future, dont la récompense serait toute une montagne d’or et de pierres précieuses, et seulement à présent faut-il distinguer entre un don de grâce et une rémunération ». Enfin, si l’on établit cette différence entre rémunération et don de grâce, y aurait-il ici un défaut du convenable, ou faudrait-il pour cela déprécier la valeur de la grâce ? Au contraire, si le but de l’excès de ce don n’a été que répandre partout l’émulation de belles actions, pourrait-on supposer de générosité plus grande et de remède plus efficace, tandis que les menaces des peines horribles seront bien éloignées de s’effectuer, en dépassant de beaucoup l’importance de la situation ? Certainement, tu sais que l’objet de ces menaces sera la foule ignorante et enveloppée de ténèbres. « Vous avez semé à tous les vents, moissonnez, s’il vous plaît, et gagnez — la pure perte ! » Enfin, notre obéissance à Dieu, en tant qu’elle mérite la récompense de l’autre vie, a-t-elle plus de valeur qu’un grain de sable à côté d’une montagne, ou est-elle plus digne d’être prise en considération que l’ouvrage exigu de l’ouvrier, par le maître puissant et indépendant de notre parabole? Voudrais-tu peut-être exposer Dieu au même reproche que l’être obstiné dans ses actions, blâmable dans ses rapports, à l’esprit léger et stupide ? Partant, abandonne cette assimilation de l’Être suprême à la créature et ne le rend pas l’objet de tes fausses opinions et de tes jugements, en établissant des analogies impossibles entre lui et l’homme.

Considération de l’omnipotence et de l’omnipotence de Dieu, qui a suivi ses propres voies dans la création, sans avoir égard à ce qui paraît beau ou laid, bon ou mauvais, aux yeux des hommes. Il verse sa grâce partout, sans être lié par aucune obligation.

Si le beau et le laid, le bien et le mal étaient aux yeux de Dieu ce qu’ils sont aux yeux des hommes, il n’aurait pas créé le lion redoutable (8), aux dents disloquées, et aux jambes tortues, dont la faim n’est satisfaite qu’en mangeant la chair crue et sanglante, nullement en broutant des herbes et des baies ; ses mâchoires, ses griffes, ses tendons solides, son cou imposant, sa nuque, sa crinière, ses côtes et son ventre, la forme de tous ses membres excitent en nous l’étonnement, quand nous considérons que tout cela lui est donné pour atteindre le bétail fugitif, le saisir et le déchirer. Il n’aurait pas non plus créé l’aigle aux griffes crochues, au bec recourbé, avec les ailes souples et divisées, son crâne chauve, les yeux pénétrants, son cou élevé, ses jambes si robustes ; et cet aigle n’a pas été créé ni pour cueillir des baies, ni pour mâcher ses aliments et brouter des herbes, mais pour saisir et déchirer sa proie. Dieu en le créant n’a pas eu le même égard que toi aux sentiments de compassion, ni suivi les mêmes principes d’intelligence. Lui, il ne s’est pas conformé à ton avis, qui eût été d’éloigner les malheurs et d’éteindre la flamme brûlante. Dans sa sagesse, impénétrable aux yeux de notre intelligence, il y a donné son consentement, et tu n’aurais pas le droit d’exiger de lui la compensation des membres déchirés, ni des cous cassés. Le temps fait oublier les douleurs, éteint la vengeance, apaise la colère et étouffe la haine ; alors, le passé est, comme s’il n’eût jamais existé ; les douleurs affligeantes et les pertes subites ne sont nullement prises en considération ; Dieu ne fait aucune distinction entre la compensation et le don gratuit, entre l’initiative de sa grâce et la récompense ; les siècles qui passent, les vicissitudes du temps effacent tout rapport causal. Même, si une nouvelle série de bonheurs commençait, l’homme ne saurait rien de leur origine ; il les regarderait soit en compensation d’un outrage, soit d’une perte, d’un conseil manqué et d’une illusion. À peine, dans le courant d’un demi-siècle, est-il possible à l’homme de parler de restitution et de compensation ; comment cela se pourrait-il dans l’écoulement des siècles, qui aura effacé toutes les motions originaires, tandis que d’autres auront déjà commencé à agir ? Par conséquent, il est impossible de parler de compensation ; Dieu répand sa grâce partout et en a seul l’initiative, sans être obligé par rien, et sans avoir à s’acquitter d’aucune obligation, Lui qui n’est assujéti à rien, et à qui n’est imposé aucun devoir. — Voilà la conviction de tout homme qu’il a instruit de sa sagesse, et à qui il a communiqué sa science.

Conclusion de la dissertation. Pour terminer cette discussion sur les rapports de la responsabilité humaine avec le destin, il faudrait une autre raison plus haute que l’ordinaire : à savoir l’intelligence suprême aidée par Dieu. Pourtant, cette dissertation pourra fournir des armes capables de terrasser l’adversaire et de le convaincre que son plaidoyer pour défendre la responsabilité de l’homme n’est qu’un entretien inutile.

Dans cet exposé des principes, peut-être, me regarderas-tu comme un dialecticien, sortant dès l’origine de votre école, puis suivant sa propre voie ; — c’est pourquoi quiconque se sert des armes de la raison seule se fâche de mon discours et cherche à repousser ce que j’ai avancé ; — ou comme un homme qui ignore que toute opinion peut être contre-balancée par une autre, et que la controverse ne peut être finie que par l’éclair de la vérité, mais, au contraire, que c’est l’œuvre inutile de lutter contre les vents du désert. Ne me prenez pour tel et n’estimez pas impossible que je pourrais être de même le plus habile de lancer mes flèches vers le but, et le meilleur guide pour conduire à travers les errements d’une dialectique artificielle, pour lutter contre la perversité de la doctrine et repousser toute attaque de sa part ; mais il faut faire remarquer que toute cette espèce de dispute et inutile et n’aboutit à rien, et que l’arbitre suprême à qui la décision appartiendra, est l’Intelligence, bien différente de la raison commune, dont nous avons fait usage jusqu’à présent ; la méthode à suivre serait donc toute antre. La raison et l’intelligence sont synonymes, mais bien que chacun de nous s’arroge soit la raison, soit l’intelligence, et s’en vante, ce n’est que l’homme spécial et très rare à qui l’intelligence divine fournit son aide, en répandant le repos dans son âme, en dissipant les ténèbres et en lui facilitant la distinction entre le vrai et la fausse apparence ; ce ne sont que les âmes élevées et élues qui arriveront à ce degré, sans être troublées dans leurs spéculations, par les distractions mondaines, par les accidents du temps et par la faiblesse de leur pensée. Mais la charge que nous nous sommes imposée, sur la base de la raison seule, est bien difficile et sujette au trouble ; elle ne nous conduit pas à la vérité pure et sans mélange de ténèbres ; aussi l’âme égarée est-elle souvent exposée au repentir, et, si elle n’avance pas avec humilité, elle ne recueillera jamais de bons fruits ; égarée par la frivolité et par la confiance en sa langue, elle cherchera en vain le but, ou elle tâtonnera comme dans un sommeil, en s’adonnant à toutes espèces d’hallucination. Certes, son adversaire, tenant à la tradition, et attaqué par les arguments de la raison commune, trouvera le passage encombré et l’échappée difficile, mais le champion de la raison se trouvera dans une situation encore plus précaire, d’où il cherchera à échapper le plus tôt possible, surtout si tu diriges contre lui quelques-uns de ces arguments que nous avons employés ici ; alors il commencera à, céder le terrain, la main tremblante et la vue obscurcie, atteint par des morsures dangereuses et ébranlé dans le fond de ses opinions. Enfin, s’il donne, après mûre réflexion, sa réponse, il rayonnera de joie et comprendra qu’il a perdu son temps dans une discussion inutile, incapable qu’il est de tirer des étincelles de son propre silex. N’ayant eu ni la clé de la porte, ni l’huile à la lampe, il ne s’est jamais réjoui à l’ombre de la vérité, ni rafraîchi de sa rosée fécondante, attendu qu’il ne s’est jamais tourné vers la demeure sublime de la vérité ; — il n’a cherché que là où il n’y avait rien à trouver.

Finissons maintenant, et comprenez que, pour atteindre le but, il nous faut absolument de l’aide d’en haut. Si la disposition naturelle et l’effort seuls suffisaient, tout le monde s’arrogerait de l’écriture d’Ibn Moqla (9) et composerait des plaisanteries de Nâbigha (10), dont les uns relèvent le succès, d’autres les efforts ! Dans la complication des causes, l’aide d’en haut les égare tous ensemble, et c’est comme si une corde solide les retenait du but que ces deux personnes ont atteint. Adapte maintenant l’analogie de l’écriture et de la poésie à d’autres sujets d’études ; observe les limites de ta capacité, et alors tu arriveras à la connaissance du vrai. Combien est vrai l’adage : « Travaillez toujours, et chacun sera favorisé du succès de tout pour lequel il a été créé par la nature » (11)

Voilà ce qui m’est arrivé, j’en suis témoin, et « Dieu seul garantit la parole » (12).



Notes d’August Mehren

1. Sur Shalambah, petit canton du Demâvend, 𝕍 Dictionn. géogr. de la Perse, par Barbier de Meynard, p. 352.

2. L’histoire de Joseph est assez connue. 𝕍 Coran, Sour. XII, v. 23, ss.

3. Quant à Absâl ou Salâmân et Absâl, c’est le nom d’une légende mystique, qui a été traitée par Avicenne et se trouve dans l’Index de ses écrits, composé par Djoûzdjânî, bien que nous l’ayons cherchée en vain dans les manuscrits de Leyde et de Londres. On doit au célèbre commentateur des écrits philosophiques de notre auteur, Naçîr al-Dîn al-Thoûsî, un examen minutieux de cette légende et de ses diverses variantes ; il se trouve dans son commentaire sur l’ouvrage important d’Avicenne, intitulé : Al-Ishârât wa-l-Tanbîhât ; 𝕍 mon édition des trois dernières sections de ce traité, IX namath, p. 10 du texte arabe et p. 11 de la traduction eu français (Traités mystiques, IIe Fasc.), Leyde, 1891.

4. Comp. le traité de Abd al-Razzâq, dans le Journ. asiat., 1S73, p. 164, trad. de M. S. Gujard.

5. Comp. le traité de Abd al-Razzâq, l.e., p. 154. 174. 181.

6. Dans le texte arabe se trouve l’expression du Coran, Sour. XXII, v 11 : ordinairement expliquée par "aux confins de l’islâm" (non pas „au centre").

7. Comp. ’Abd al-Razzâq, l.e., p. 194.

8. Comp. le même tour de démonstration dans les chap. XXXIX—XLI du livre de Job.

9. Sur Ibn Moqla Aboû ’Alî Mohammad, né à Bagdad, en 273, mort en 32S, de l’Hég., 𝕍 Ibu Khaldoûn, Proleg., trad. par de Slane, t. II, p. 309, n. 5.

10. Al-Nâbigha al-Dhonbyânî, uu des plus célèbres poètes avant l’Islâm, appartient au VIIe siècle après J.-C. ; 𝕍 de Sacy, Chrest. ar., t. II, p. 410, ss.

11. Tradition du prophète ; 𝕍 Lisán al-’Arab, t. VII, p. 15S, et le traité de ’Abd al-Razzâq, l.e. p. 148. 193.

12. 𝕍 Cor., Sour. XII, v. 66.