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L’Art et la vertu magique de la poésie
Victor-Émile Michelet

L’Art et la Magie

Si la magie est un art, l’art est une magie. De cette vérité, le langage a conservé la notion dans cette locution courante : « la magie de l’art». On dit d’un artiste : « c’est un magicien ». Victor Hugo avait coutume de dire : Moi, je suis un mage !. Il avait raison. Le poète opère une réalisation magique par le moyen de son œuvre.

La magie est l’art de se servir, dans un but déterminé, des correspondances existant entre le monde visible et le monde invisible. Le secret de ces correspondances n’est pas toujours pénétré de ceux qui font œuvre magique. Souvent, il n’est que soupçonné. Les bergers sorciers, les guérisseurs, certains magnétiseurs praticiens font œuvre magique sans comprendre le mystérieux enchaîne ment des forces dont leur volonté contraint l’obéissance.

Les uns agissent en magie noire ou goétie ; ce sont les sorciers. Les autres agissent en magie blanche ou théurgie ; ce sont les mages.

L’opérateur magique conscient, celui qui a pénétré le secret, je le désignerai sous le nom de mage. Le vocable est prétentieux, et, à l’heure actuelle, démonétisé pour avoir vêtu des épaules de charlatans. Mais, c’est le seul vocable dont je puisse user. L’occultiste est l’homme qui recherche la connaissance théorique de la doctrine secrète. Il ne devient mage, que s’il en tente l’application.

Comme toutes les œuvres, l’opération magique est soumise à la loi de hiérarchie. Aux degrés inférieurs de l’échelle, beaucoup de gens font de la magie pratique, sans s’en apercevoir, tout comme M. Jourdain faisait de la prose.

L’alchimiste fait œuvre de magie consciente. Il cherche à réaliser le Grand Œuvre sur le plan matériel, puisque l’une des formes du Grand Œuvre, c’est la transmutation des métaux, c’est la production de l’or. Or, avant de se livrer à la réalisation de ce Grand Œuvre, l’alchimiste a étudié la loi d’évolution des métaux. Il sait que les minéraux, comme les animaux et comme les étoiles, sont soumis à la loi universelle de l’évolution. Et, tandis qu’il agit ainsi, il •passe pour un fou, pour un chimérique rêveuraux yeux du savant universitaire qui, à l’heure actuelle, croit que la loi d’évolution, dont Darwin lui a découvert un petit coin, ne s’applique qu’aux espèces animales, et que le reste de la nature se débrouille comme il peut parmi la ronde incohérente des forces aveugles que fait danser le violon sinistre du hasard.

Autre exemple d’œuvre de magie pratique : La consécration d’un talisman. Le mage qui consacre un talisman selon les rites traditionnels connaît toutes les lois naturelles que symbolisent ces rites, puérils et ridicules pour qui n’en comprend pas la portée. Il sait que ces rites sont basés sur la connaissance des correspondances mystérieuses des manifestations de la nature. Il sait que, selon le vers merveilleusement intuitif de Baudelaire,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il sait à quelles forces sa volonté lance un appel dans l’infini.

On pourrait passer ainsi en revue toutes les œuvres magiques, depuis les plus hauts efforts théurgiques d’un Apollonius de Thyane ou d’un Paracelse, jusqu’aux plus noires turpitudes de la Goétie, jusqu’aux plus immondes pratiques des saganes antiques et des sorcières villageoises, jusqu’aux enchantements des sorcières de Thessalie, qui, dit la légende, faisaient descendre la lune sur la terre. Il est bien entendu qu’elles ne faisaient pas descendre la lune dans un sceau d’eau, comme les enfants ; c’était l’influx de la planète que leurs cérémonies bizarres appelaient, à travers les courants de la lumière astrale, pour le projeter vers un but déterminé.

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Voilà quelques œuvres magiques, au sens strict du mot. Il est d’autres œuvres magiques réalisées inconsciemment par la plupart des hommes.

En amour, la femme fait œuvre de magie. La langue courante a gardé le sentiment de cette œuvre. Ne dit-on pas d’une femme : « C’est une enchanteresse, c’est une charmeuse ». Le langage conserve longtemps après leur disparition, l’empreinte des notions qui seraient ailleurs perdues. Les mots « enchanter, enchanteresse » ont gardé le souvenir de l’opération magique qui consiste à agir par des chants traditionnels sur les forces occultes, c’est-à-dire de l’incantation, de l’enchantement. Le mot charmeuse ne vient-il pas du latin carmen, qui, à l’origine, signifiait chant magique, c’est-à-dire incantation ?

Je disais qu’en amour la femme fait œuvre magique. Quand elle inspire une passion à un homme, c’est qu’elle s’empare de la volonté de cet homme par les émanations fluidiques qu’elle projette dans la lumière astrale, dans le fidèle réceptacle de l’Aour. Le respir magnétique de la femme envahit l’atmosphère astrale dans laquelle se meut l’homme qu’elle captive.

Cette œuvre magique de la femme en matière d’amour est magie blanche ou magie noire, Théurgie ou Goétie.

Elle est magie noire quand la femme déprime l’homme, quand elle détruit en lui les éléments nobles, quand elle sape sa force et son vouloir, car la magie noire fait œuvre de ruine. Elle est la réalisation du principe hostile à la vie, du principe de destruction, principe que les Orientaux symbolisent en la personne du dieu sinistre Siva, et les Occidentaux en la personne de l’archange noir Satan. Dans le temple de Siva comme dans la chapelle sabbatique où se dit la messe noire, les flammes des luminaires sont courbées vers le sol.

Au contraire, la femme agit en magie blanche quand elle exalte les puissances de l’homme, quand elle vivifie ses forces créatrices.

Mais il faut reconnaître, en dépit de la plus élémentaire galanterie, que le plus souvent la femme agit en magie noire. Car elles sont rares, les femmes vénérables et sacrées auxquelles est dévolue la gloire des grandes inspiratrices. Léonora d’Este a rendu fou le Tasse ; Vittoria Colonna a fécondé le génie de Michel-Ange. Combien de Léonora d’Este pour une Victoria Colonna !

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Considérant l’œuvre d’art, nous verrons qu’elle est en tous points œuvre magique.

Une œuvre d’art est semblable à un être vivant, à un homme. Elle est soumise, comme un homme, à la double loi de l’involution et de l’évolution.

Selon la tradition hermétique, une âme humaine, antérieurement à sa naissance à la vie terrestre, est dans sa période d’involution. Elle tend à la réalisation de l’existence terrestre. Elle vient se révéler dans la chair, comme disent les mystiques. Puis, une fois incarnée, une fois en possession de la vie terrestre, elle entre dans la période d’évolution. Elle tend à remonter vers l’absolu dont elle émane. Dans la période d’involution que les religions figurent par le mystère de la Chute, c’est-à-dire avant la naissance, elle aspire à devenir un Adam — pour employer le langage des initiés judéo-chrétiens. Dans la période d’évolution — que les religions figurent par le mystère de la Rédemption — elle aspire à devenir un Christ, toujours selon le langage des initiés judéo-chrétiens.

De même qu’un homme, une œuvre d’art a existé en puissance avant de pénétrer dans l’atmosphère astrale de l’artiste qui la réalise. Elle a vécu dans l’âme de cet artiste avant la réalisation… c’est alors sa période d’involution, c’est sa Chute, son incarnation. Puis, quand elle est réalisée, elle entre dans sa période d’évolution, elle doit produire son effet. Elle doit continuer son élan par les conséquences qu’elle amènera. Elle doit agir surdes hommes. Elle doit susciter d’autres réalisations. Elle doit, par l’émotion dont elle fait vibrer des âmes, inspirer des actes, dernier terme de la réalisation.

Considérons un chef-d’œuvre quelconque, par exemple la Victoire de Samothrace, aujourd’hui au musée du Louvre ; mutilée, blessée par les siècles, elle existe encore à l’état de Verbe incarné. Ce Verbe doit agir sur les hommes ; je pense que plus d’une fois ce marbre héroïque a jeté un frisson d’héroïsme dans quelque âme juvénile qui s’enivrait à la contemplation de cette beauté. Et qui sait si ce frisson d’héroïsme ne s’est pas prolongé, sourd et latent, dans cette âme juvénile jusqu’au jour où il a déterminé chez elle quelque geste de grandeur, — ignoré ou célébré, il n’importe.

On conte qu’un jour, sur le pont d’un bateau qui revenait d’Amérique, un homme, jeune encore, lisait un poème. Cet homme avait jusqu’alors dépensé dans une vie de lointaines aventures une énergie supérieure qui n’avait pas encore trouvé son but. Les vers du poète lui suscitèrent une émotion profonde. Dans un éclair de vision, l’homme aperçut la voie qu’il devait suivre, l’œuvre qu’il devait accomplir, et il se jura de vouer ses forces à cette tâche. L’homme s’appelait Garibaldi ; le livre était la Jérusalem délivrée, du Tasse, et Garibaldi, dans l’exaltation suscitée par le poète, s’était promis de travailler à l’unification de l’Italie.

Si l’anecdote est apocryphe, peu importe : elle a la vérité virtuelle de la légende.

Pour qu’elle accomplisse son action fatale, irrésistible, il n’est pas besoin qu’une œuvre d’art soit connue de ceux à qui elle insuffle une suggestion. Ainsi l’œuvre de Balzac a suscité des personnages à l’image des héros imaginés par le romancier, qui ont vécu sous le second Empire ; la génération de Morny a été pleine de personnages balzacièns. La plupart de ces hommes, qui modelaient leurexistencesur les conceptions de Balzac, n’avaient jamais lu Balzac ; mais quelques-uns connaissaient la Comédie humaine, et ils en avaient inconsciemment propagé l’action jusqu’à d’autres, jusqu’à des illettrés, qui vivaient selon Balzac, en ignorant peut-être jusqu’au nom du romancier.

Je ne m’occuperai pas, en ce chapitre, des analogies de l’œuvre d’art et de l’œuvre magique pendant la période d’évolution. Une très puissante intelligence. M. F.-Ch. Barlet, a montré magistralement les lois de l’évolution de l’idée pure, de l’idée à l’état abstrait. Je me propose de rechercher une autre fois les lois de l’évolution de l’idée alors qu’elle est incarnée dans l’œuvre d’art, alors quelle s’est manifestée sous la forme de Beauté, alors qu’elle s’adresse à la sensibilité, alors que sa puissance agit par l’émotion esthétique, alors qu’elle est, diraient les Kabbalistes, un rayon d’Ain-soph passant par Tiphereth.

Je m’occuperai ici de l’œuvre d’art, avant sa réalisation, alors qu’elle est en sa période d’involution, alors qu’elle se prépare à s’affirmer dans la forme, à passer, — ici les initiés m’entendront, — par le huitième arcane du Tarot.

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Toute œuvre d’art est une révélation dans la forme.

Nous verrons l’importance de cette forme, qui est le moyen d’action de l’idée et du sentiment.

Ce qu’on appelle en magie un signe, c’est la représentation analogique d’un verbe par une forme. Ainsi le signe magique le plus populaire, vulgarisé par l’enseignement chrétien, est le signe de la Croix. Ce signe représente un verbe, dont chacun pénètre, selon sa force, un sens analogique, mais plus ou moins profond. Pour l’esprit d’un simple chrétien, c’est le signe du rachat des hommes par le dévouement d’un Rédempteur ; pour le théologien, c’est le signe du Verbe fait chair ; pour le souffleur en alchimie, c’est le signe de la matière ; enfin, pour l’initié, c’est le signe de toutes les réalisations sur tous les plans des mondes.

L’œuvre d’art est un Signe. C’est un signe péris-sabr le,eprésentatif d’une idée impérissable, d’un sentiment immortel.

Un signe magique est aimanté de toute l’énergie psychique de l’homme qui l’a tracé et de tous ceux qui y ont ensuite attaché leur pensée. De même, ce signe magique qu’est une œuvre d’art est aimanté de l’énergie psychique de l’artiste qui l’a créé, et de tous ceux qui vibrèrent de son rayonnement.

Comment l’idée s’incarne-t-elle dans le signe, dans-l’œuvre d’art ?

La naissance de l’œuvre d’art à la vie, à la forme s’opère selon ce principe occulte : « Dans le cercle de son action, tout verbe crée ce qu’il affirme. »

Le labeur de l’artiste est une incantation qui force l’idée à se réaliser dans la forme, qui la fait passer du plan astral sur le plan physique.

Nouvelle incantation : l’œuvre d’art.

L’incantation, en magie, a ses lois. Les mots qu’on y prononce ne sont pas choisis arbitrairement. Ils sont élus selon la correspondance des sonorités avec l’ordre d’idées auxquelles ils font appel.

Une expérience d’incantation assez banale, c’est l’action de la musique sur des somnambuliques. L’incantation musicale, c’est-à-dire le mystère des sonorités, met le somnambulique en extase, c’est-à-dire lui donne la possession d’un idéal. Aussi l’art le plus puissant peut-être, celui dont l’influence est le plus, directement perceptible, c’est la musique.

Or la musique est le corps physique d’une idée, uni corps de sonorité. Plus la musique est belle, plus elle, ouvre à l’auditeur des horizons plus vastes, plus elle l’emporte vers l’exaltation de l’être, qui est l’extase, qui est l’approche vers l’idéal, vers l’absolu, vers le divin.

Voilà ce qui prouve combien en art la forme est chose capitale. La forme est le corps par lequel l’idée existe, l’idée se mêle à la vie. Elle n’est donc jamais trop belle. Plus elle sera belle, plus l’idée qui constitue son âme aura d’action. Une femme est d’autant

plus séduisante qu’elle a plus de beauté. Aussi la femme applique-t-elle la plus grande de ses forces à la parure, c’est-à-dire à acquérir un moyen d’action plus puissant.

La beauté est une harmonie, c’est un équilibre. Un beau corps est un corps dont toutes les puissances sont harmonieusement développées, c’est un corps sain et robuste.

Une œuvre d’art n’agira que si sa forme est belle, si elle réalisée selon une harmonie en équilibre parfait. Il faut que les trois éléments, âme, esprit et corps soient harmonieusement développés ; s’il y a déséquilibre, l’effet qu’elle produit est diminué.

Si l’élément âme l’emporte trop, évidemmentl’œuvre trop idéaliste, âme incarnée dans un corps sans force, perdra une grande partie de son énergie. La peinture de certains Primitifs, d’une forme insuffisante, les poèmes de Lamartine, en sont des exemples.

Si l’élément intellectuel domine avec trop d’insistance, l’œuvre d’art manque également son but. Elle est froide et sans nul pouvoir d’émotion. Telles sont les peintures, noblement conceptuelles, de Chenavard. Courbet, chez qui manquait l’intellectualité, disait : Chenavard, c’est un monsieur qui fait de la métaphysique avec un pinceau.

Si l’élément physique, le corps, la forme, prend un développement qui annihile les deux autres, l’œuvre d’art est impuissante à éveiller des vibrations. Il faut ranger dans ce cas la plupart des œuvres de la génération matérialiste de la seconde moitié du siècle : l’art des peintres « de morceau », des poètes parnassiens et des musiciens comme Saint-Saëns.

Mais ne rabaissons jamais les artistes qui eurent le culte de la forme, n’auraient-ils même que celui-là.

Un poème mal exécuté, une statue mal modelée, ne peuvent vivre, puisqu’il leur manque un élément d’existence. Ils ne peuvent avoir d’action et nul magnétisme ne peut émaner d’eux.

Si une œuvre d’art est insuffisamment réalisée, si la platisque en est défectueuse, l’idée qu’elle veut incarner apparaît dans le vague, sans précision et sans force ; semblable à un enfant faible et mal venu. Un homme dénué de santé pourra-t-il faire œuvre importante parmi les hommes ? Non. Son corps ne lui permet pas l’effort. Si l’œuvre d’art ne possède qu’un « corps » débile, elle ne peut agir sur la foule.

L’art qui eut la plus grande influence sur l’humanité, celui qui survivra toujours dans l’admiration unanime, c’est l’art grec, parce qu’il fut magnifiquement équilibré, parce que chez lui aucun des éléments n’empiète sur l’autre, de même qu’un Hellène était un être également développé sur les trois plans, une créature harmonieuse.

Un art purement mystique, un art trop idéaliste, qui dédaigne la gloire de la forme, insulte à la beauté de la nature, aux charmantes apparences de la Maya, de même que le dédain de la beauté plastique, le mépris de la chair, la folie d’ascétisme, qu’ont professés des chrétiens, est un outrage à la vie ; une rébellion orgueilleuse contre les dieux, et toute rébellion semblable porte en elle le germe du châtiment.

Une œuvre d’art qui méprise la forme est analogue à l’amour platonique, à l’amour uniquement spiri-tualiste. Cet amour est une orgueilleuse révolte contre la vie. Il porte en lui son châtiment : il est stérile, il ne peut créer.

Pour acquérir sa force, une œuvre d’art doit être réalisée fortement, car l’idéal ne se peut manifester qu’en constituant sa proportion par une réalité

***

Une œuvre d’art naît à la vie, devient perceptible aux sens et à l’intellect des hommes, en passant par les mêmes phases qu’un enfant quand il vient au monde.

Elle est constituée de trois éléments. Elle existe dans trois mondes : psychique, astral et matériel.

Une âme, pour naître à l’existence terrestre, descend dans le monde astral, qui sert de médiateur entre le monde psychique et le monde physique.

De même, l’idée avant de vêtir la forme artistique : au cours de son involution, elle prend une existence dans le monde astral, elle est emportée dans les courants de l’Astral, elle reçoit les influx planétaires ; et, selon qu’elle s’en imprègne plus ou moins, elle dépend plus ou moins de telle ou telle influence planétaire, quand elle arrive à la vie physique, quand elle a vêtu la forme. Ainsi il est des œuvres d’art solaires ou lunaires ou saturniennes, comme il est des hommes plus ou moins soumis à l’influence du Soleil, de la Lune ou de Saturne.

Dès le monde astral, l’idée doit lutter pour sauver sa pureté des courants impurs de l’Aour, des réfractions mauvaises, des assauts sinistres des élémentaux, des larves et lémures saturées de laideur et d’attractions basses, enfin de toutes les horreurs de F Astral.

Pour naître à la vie physique, pour parvenir à la réalisation de la forme, il lui faut pénétrer dans l’atmosphère fluidique d’un artiste ; il lui faut répondre à l’appel de l’artiste, obéir à son incantation. Pour naître, elle a besoin de l’effort d’un homme, je dirai d’un androgyne, c’est-à-dire de l’union d’un homme et d’une femme. Car, si.l’homme féconde la matrice de la femme, la femme féconde le cerveau de l’homme. L’idée répond, comme l’âme d’un enfant, à l’appel de l’homme et de la femme ayant reconquis par l’amour la gloire du primordial androgynat. À la femme enveloppant un artiste des ailes subtiles de sa sensibilité est dévolue la force inspiratrice. À l’homme qu’elle a élu, à l’artiste qui doit l’enfanter, l’idée demande de la vie, de la substance, de l’effort. Elle se nourrit de ses émanations fluidiques, comme l’enfant dans les flancs de la mère se nourrit de la substance de la femme.

Les enfants de l’amour sont plus beaux que les autres, dit la voix populaire. Une œuvre agit sur les hommes qui en subiront l’effet en raison directe du magnétisme que son auteur y a jeté, de la dépense d’énergie qu’il a faite pour le procréer, de la somme de vie qu’il a sacrifiée pour lui donner un corps. Je disais que pour revêtir la forme, l’idée a besoin de s’allier à un homme ; il est des cas où cela n’est pas nécessaire. Ces cas sont rares, il est vrai, mais ils existent.

On conserve dans des musées des morceaux d’onyx, de marbre, d’agathe, présentant des images, qui, au dire de certains auteurs anciens, n’ont pas été exécutées par la main humaine. C’est, disent-ils, un produit spontané de la nature ; on les appelle des Gamahés. La Lumière Astrale, sursaturée d’images emplissant l’esprit du peuple, projetait d’elle-même la représentation de cette image sur la matière. Il existe ainsi, dans un musée de Venise, un Gamahé qui représente les clous et les instruments de la Passion. La Grèce en ■connut plusieurs.

D’autrefois, c’est, non sur la pierre fidèle, mais sur l’atmosphère que se projette passagèrement cette espèce de photographie astrale. Tel le Labarum de Constantin. Tels les mots Mané, Thécel, Pharès, terrifiant les convives de Balthazar. Cela entre dans le domaine des phénomènes de matérialisation.

Que si l’existence de ces gamahés paraît trop fabuleuse, je répondrai qu’elle n’est pas plus invraisemblables que la fixation d’une image sur la matière par l’action de la lumière, c’est-à-dire la photographie.

J’ai essayé d’évoquer cette conception que l’œuvre d’art, née d’une incantation de l’artiste, agit ensuite sur la foule par le prolongement de cette incantation. Par l’opération magique de sa procréation, l’artiste, le poète agit en Révélateur, au sens exact du mot.

Il voile une seconde fois. Il tisse une draperie neuve à une idée immortelle, à un sentiment vieux comme l’humanité. Il ne projette pas une lumière sur quelque mystère de la vie ; il l’enveloppe d’une pénombre nouvelle, où palpite pourtant la vertigineuse fascination d’un clair-obscur. C’est sur ce rayon lumineux qu’il emporte nos esprits vers la source unique, vers-l’Absolu, vers le cœur même de Dieu.

Vertu magique de la poésie

Si l’on considère la magie comme l’art d’entrer en rapport avec des forces s’évertuant sur différents plans du monde, on en conclut que toute œuvre d’art d’une certaine puissance est œuvre de magie. Elle nécessite donc la pénétration, consciente ou non, des correspondances existant entre les degrés de la création.

Ainsi réalisée, l’œuvre d’art est devenue un Signe, un signe périssable d’une idée impérissable. Un signe magique est aimanté de toute l’énergie psychique de l’homme qui l’a tracé, et de celle qu’y ajoutèrent tous ceux qui ensuite y attachèrent leur méditation. Cette œuvre d’art, ce signe qu’est un poème se forme par la parole. Du consentement des maîtres de l’hermétisme, il y a trois sortes de paroles : la parole qui définit, la parole qui signifie et la parole qui cache. (cf. ce passage du Rig-Véda : II y a quatre sortes de paroles (les Brahmanes instruits dans les Védas savent cela). Trois d’entre elles sont latentes. La dernière est prononcée.) Le poème doit tenir compte de ces trois sortes de paroles et les soumettre aux Nombres, qui sont les recteurs du monde. Alors la parole nombrée incluse dans le poème doit agir en mode d’incantation.

D où provient la vertu de l’incantation ? Selon la doctrine, certains sons, lorsqu ils sont prononcés dans certaines conditions, produisent dans 1 Ether une vibration qui, si elle est suffisamment active, peut se propager dans des milieux plus subtils. L’action de l’incantation a été exposée, en une langue magnifique, par Villiers de l’Isle-Adam dans AKEDYSSERIL, lorsque la reine s’adresse au grand prêtre de Siva : Ah ! les délations de mes phaodjs sont profondes : elles m’ont éclairée sur certaines puissances dont tu disposes… etc.. On la trouve aussi dans le sixième chant du RAMAYANA. C’est sur la doctrine de l’incantation que reposent les Mantras des Hindous, comme les chants liturgiques des religions. Les poètes anciens commençaient une œuvre par une invocation à la Muse. D’autre part le peuple, qui conserve le souvenir plus ou moins adultéré des hautes connaissances, ne dit-il pas d’un homme habile « qu’il sait dire les mots » ?

La langue de la nature est la racine de toutes les langues, dit Jacob Boehme. Si tu veux connaître cette langue, considère comment se forme le mot depuis le cœur jusqu’à la bouche, ce qu’en font la langue et les lèvres avant que l’Esprit le fasse sortir. Quand tu auras ; conçu cela, tu comprendras toute chose par son Nom. Mais il faut que tu saisisses le processus des trois Principes, car il y a trois cho. ses qui forment le mot : lame, l’esprit et le corps (Triple vie de l’homme).

Puisque l’incantation passe par le véhicule humain, c’est la personnalité du proférateur qui doit l’aimanter pour la rendre active.

Pour créer l’enchantement, le poète est forcé de créer de sa propre substance une substance poétique qu’il versera dans le vase des sonorités rigoureusement encerclé par le Nombre. Tant mieux pour ; lui si des lecteurs le déclarent un enchanteur !

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Notes

Victor-Émile Michelet, article : « L’Art et la Magie », publ. in Initiation, 14 (Février 1892), pp. 116-130.

Victor-Émile Michelet, article : « Vertu magique de la poésie », publ. in Hermès, 2 2 (Juin 1936), pp. 65-66.

► Le premier des deux articles est l’une de ses premières productions et fait écho à son ouvrage De l’Ésotérisme dans l’Art qu’il avait publié en 1890 à la Librairie du Merveilleux. Quant au second, bien plus court, c’est au contraire l’un de ses derniers textes qui fut publié dans la plus confidentielle mais non moins passionnante revue Hermès.