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Esquisse d’une théorie générale de la magie
Marcel Mauss

I - HISTORIQUE ET SOURCES

La magie est depuis longtemps objet de spéculations. Mais celles des anciens philosophes, des alchimistes et des théologiens étant purement pratiques, appartiennent à l’histoire de la magie et ne doivent pas prendre place dans l’histoire des travaux scientifiques auxquels notre sujet a donné lieu. La liste de ceux-ci commence avec les écrits des frères Grimm, qui inaugurèrent la longue série des recherches, à la suite desquelles notre travail se range.

Dès maintenant, il existe, sur la plupart des grandes classes de faits magiques, de bonnes monographies. Soit que les faits aient été collectionnés d’un point de vue historique, soit qu’ils l’aient été d’un point de vue logique, des répertoires immenses sont constitués. D’autre part, un certain nombre de notions sont acquises, telles la notion de survivance ou celle de sympathie.

Nos devanciers directs sont les savants de l’école anthropologique, grâce auxquels s’est constituée une théorie déjà suffisamment cohérente de la magie. M. Tylor touche à deux reprises dans sa Civilisation primitive. Il rattache d’abord la démonologie magique à l’animisme primitif ; dans son deuxième volume, il parle, l’un des premiers, de magie sympathique c’est-à-dire de rites magiques procédant, suivant les lois dites de sympathie, du même au même, du proche au proche, de l’image, à la chose, de la partie au tout ; mais c’est surtout pour faire voir que, dans nos sociétés, elle fait partie du système des survivances. En réalité, M. Tylor ne donne d’explication de la magie que dans la mesure où l’animisme en constituerait une. De même Wilken et M. Sydney Hartland ont étudié la magie, l’un à propos de l’animisme et du chamanisme, l’autre à propos du gage de vie, assimilant aux relations sympathiques celles qui existent entre l’homme et la chose ou l’être auquel sa vie est attachée.

Avec MM. Frazer et Lehmann, nous arrivons à de véritables théories. La théorie de M. Frazer, telle qu’elle est exposée dans la deuxième édition de son Rameau d’or, est, pour nous, l’expression la plus claire de toute une tradition à laquelle ont contribué, outre M. Tylor, sir Alfred Lyall, M. Jevons, M. Lang et aussi M. Oldenberg. Mais comme, sous la divergence des opinions particulières, tous ces auteurs s’accordent à faire de la magie une espèce de science avant la science, et comme c’est là le fond de la théorie de M. Frazer, c’est de celle-ci que nous nous contenterons de parler d’abord. Pour M. Frazer, sont magiques les pratiques destinées à produire des effets spéciaux par l’application des deux lois dites de sympathie, loi de similarité et loi de contiguïté, qu’il formule de la façon suivante : « Le semblable produit le semblable ; les choses qui ont été en contact, mais qui ont cessé de l’être, continuent à agir les unes sur les autres, comme si le contact persistait. » On peut ajouter comme corollaire : « La partie est au tout comme l’image est à la chose représentée. » Ainsi, la définition élaborée par l’École anthropologique tend à absorber la magie dans la magie sympathique. Les formules de M. Frazer sont très catégoriques à cet égard ; elles ne permettent ni hésitations ni exceptions : la sympathie est la caractéristique suffisante et nécessaire de la magie ; tous les rites magiques sont sympathiques et tous les rites sympathiques sont magiques. On admet bien qu’en fait les magiciens pratiquent des rites qui sont semblables aux prières et aux sacrifices religieux, quand ils n’en sont pas la copie ou la parodie ; on admet aussi que les prêtres paraissent avoir dans nombre de sociétés une prédisposition remarquable à l’exercice de la magie. Mais ces faits, nous dit-on, témoignent d’empiètements récents et dont il n’y a pas lieu de tenir compte dans la définition ; celle-ci ne doit considérer que la magie pure.

De cette première proposition, il est possible d’en déduire d’autres. Tout d’abord, le rite magique agit directement, sans l’intermédiaire d’un agent spirituel ; de plus, son efficacité est nécessaire. De ces deux propriétés, la première n’est pas universelle, puisqu’on admet que la magie, dans sa dégénérescence, contaminée par la religion, a emprunté à celle-ci des figures de dieux et de démons ; mais la vérité de la seconde n’a pas été affectée par là, car, dans le cas où l’on suppose un intermédiaire, le rite magique agit sur lui comme sur les phénomènes ; il force, contraint, tandis que la religion concilie. Cette dernière propriété, par laquelle la magie semble se distinguer essentiellement de la religion dans tous les cas où l’on serait tenté de les confondre, reste, en fait, d’après M. Frazer, la caractéristique la plus durable et la plus générale de la magie.

Cette théorie se complique d’une hypothèse, dont la portée est plus vaste. La magie ainsi entendue devient la forme première de la pensée humaine. Elle aurait autrefois existé à l’état pur et l’homme n’aurait même su penser, à l’origine, qu’en termes magiques. La prédominance des rites magiques dans les cultes primitifs et dans le folklore est, pense-t-on, une preuve grave à l’appui de cette hypothèse. De plus, on affirme que cet état de magie est encore réalisé dans quelques tribus de l’Australie centrale dont les rites totémiques auraient un caractère exclusivement magique. La magie constitue ainsi, à la fois, toute la vie mystique et toute la vie scientifique du primitif. Elle est le premier étage de l’évolution mentale que nous puissions supposer ou constater. La religion est sortie des échecs et des erreurs de la magie. L’homme, qui d’abord avait, sans hésitation, objectivé ses idées et ses façons de les associer, qui s’imaginait créer les choses comme il se suggérait ses pensées, qui s’était cru maître des forces naturelles comme il était maître de ses gestes, a fini par s’apercevoir que le monde lui résistait ; immédiatement, il l’a doué des forces mystérieuses qu’il s’était arrogées pour lui-même ; après avoir été dieu, il a peuplé le monde de dieux. Ces dieux il ne les contraint plus, mais il se les attache par l’adoration, c’est-à-dire par le sacrifice et la prière. Certes, M. Frazer n’avance cette hypothèse qu’avec de prudentes réserves, mais il y tient fermement. Il la complète, d’ailleurs, en expliquant comment, parti de la religion, l’esprit humain s’achemine vers la science ; devenu capable de constater les erreurs de la religion, il revient à la simple application du principe de causalité ; mais dorénavant, il s’agit de causalité expérimentale et non plus de causalité magique. Nous reprendrons en détail les divers points de cette théorie.

Le travail de M. Lehmann est une étude de psychologie à laquelle une courte histoire de la magie sert de préface. Il procède par l’observation de faits contemporains. La magie, qu’il définit, « la mise en pratique des superstitions », c’est-à-dire « des croyances qui ne sont ni religieuses ni scientifiques », subsiste dans nos sociétés sous les formes observables du spiritisme et de l’occultisme. S’attachant donc à analyser les principales expériences des spirites par les procédés de la psychologie expérimentale, il est arrivé à y voir et, par suite, à voir dans la magie, des illusions, des prépossessions, des erreurs de perceptions causées par des phénomènes d’attente.

Tous ces travaux ont un caractère ou un défaut commun. On n’a pas cherché à y faire une énumération complète des différentes sortes de faits magiques et, par suite, il est douteux qu’on ait encore réussi à constituer une notion scientifique qui en embrasse l’ensemble. La seule tentative qui ait été faite, par MM. Frazer et Jevons, pour circonscrire la magie est entachée de partialité. Ils ont choisi des faits soi-disant typiques ; ils ont cru à l’existence d’une magie pure et l’ont tout entière réduite aux faits de sympathie ; mais ils n’ont pas démontré la légitimité de leur choix. Ils laissent de côté une masse considérable de pratiques, que tous ceux qui les ont pratiquées, ou vu pratiquer, ont toujours qualifiées de magiques, ainsi les incantations et les rites où interviennent des démons proprement dits. Si l’on ne tient pas compte des vieilles définitions et si l’on constitue définitivement une classe aussi étroitement limitée d’idées et de pratiques, en dehors desquelles on ne veuille reconnaître que des apparences de magie, encore demandons-nous qu’on explique les illusions qui ont induit tant de gens à prendre pour magiques des faits qui, par eux-mêmes, ne l’étaient pas. C’est ce que nous attendons en vain. Nous dira-t-on que les faits de sympathie forment une classe naturelle et indépendante de faits qu’il importe de distinguer ? Il se peut ; encore faudrait-il qu’ils aient donné lieu à des expressions, à des images, à des attitudes sociales suffisamment distinctes pour qu’on puisse dire qu’ils sont bien séparés du reste de la magie ; nous croyons, d’ailleurs, qu’il n’en est pas ainsi. En tout cas, il serait nécessaire qu’il fût alors entendu qu’on nous donne seulement une théorie des actions sympathiques et non pas de la magie en général. En somme, personne ne nous a donné jusqu’à présent la notion claire, complète et satisfaisante de la magie, dont nous ne saurions nous passer. Nous sommes donc réduits à la constituer nous-mêmes.

Pour y parvenir, nous ne pouvons pas nous borner à l’étude d’une ou de deux magies, il nous faut en considérer à la fois le plus grand nombre possible. Nous n’espérons pas en effet déduire de l’analyse d’une seule magie, fût-elle bien choisie, une espèce de loi de tous les phénomènes magiques, puisque l’incertitude où nous sommes sur les limites de la magie nous fait craindre de ne pas y trouver représentée la totalité des phénomènes magiques. D’autre part, nous devons nous proposer d’étudier des systèmes aussi hétérogènes que possible. Ce sera le moyen d’établir que, si variables que soient, suivant les civilisations, ses rapports avec les autres classes de phénomènes sociaux, la magie n’en contient pas moins partout les mêmes éléments essentiels et que, en somme, elle est partout identique. Mais surtout, nous devons étudier parallèlement des magies de sociétés très primitives et des magies de sociétés très différenciées. C’est dans les premières que nous trouverons, sous leur forme parfaite, les faits élémentaires, les faits souches, dont les autres dérivent ; les secondes, avec leur organisation plus complète, leurs institutions plus distinctes, nous fourniront des faits plus intelligibles pour nous, qui nous permettront de comprendre les premiers.

Nous nous sommes préoccupés de ne faire entrer en ligne de compte que des documents très sûrs et qui nous retracent des systèmes complets de magie. C’est ce qui réduit singulièrement le champ de nos observations, pour peu que nous voulions ne nous attacher qu’à ceux qui appellent un minimum de critique. Nous nous sommes donc, restreints à n’observer et à ne comparer entre elles qu’un nombre limité de magies. Ce sont les magies de quelques tribus australiennes(1) ; celles d’un certain nombre de sociétés mélanésiennes(2) ; celles de deux des nations de souche iroquoise, Cherokees et Hurons, et, parmi les magies algonquines, celle des Ojibways(3). Nous avons également pris en considération la magie de l’ancien Mexique(4). Nous avons encore fait entrer en ligne de compte la magie moderne des Malais des détroits(5), et deux des formes qu’a revêtues la magie dans l’Inde : forme populaire contemporaine étudiée dans les provinces du Nord-Ouest; forme quasi savante, que lui avaient donnée certains brahmanes de l’époque littéraire, dite védique(6). Nous nous sommes assez peu servis des documents de langue sémitique, sans cependant les négliger(7). L’étude des magies grecques et latines(8) nous a été particulièrement utile pour l’étude des représentations magiques, et du fonctionnement réel d’une magie bien différenciée. Nous nous sommes enfin servis des faits bien attestés que nous fournissaient l’histoire de la magie au moyen âge(9) et le folklore français, germanique, celtique et finnois.

II - DÉFINITION DE LA MAGIE

Nous posons, provisoirement, en principe, que la magie a été suffisamment distinguée, dans les diverses sociétés, des autres systèmes de faits sociaux. S’il en est ainsi, il y a lieu de croire que non seulement elle constitue une classe distincte de phénomènes, mais encore qu’elle est susceptible d’une définition claire. Cette définition, nous devons la faire pour notre compte, car nous ne pouvons nous contenter d’appeler magiques les faits qui ont été désignés comme tels par leurs acteurs ou par leurs spectateurs. Ceux-ci se plaçaient à des points de vue subjectifs, qui ne sont pas nécessairement ceux de la science. Une religion appelle magiques les restes d’anciens cultes avant même que ceux-ci aient cessé, d’être pratiqués religieusement ; cette façon de voir s’est déjà imposée à des savants et, par exemple, un folkloriste aussi distingué que M. Skeat considère comme magiques les anciens rites agraires des Malais. Pour nous, ne doivent être dites magiques que les choses qui ont vraiment été telles pour toute une société et non pas celles qui ont été ainsi qualifiées seulement par une fraction de société. Mais, nous savons aussi que les sociétés n’ont pas eu toujours de leur magie une conscience très claire et que, quand elles l’ont eue elles n’y sont arrivées que lentement. Nous n’espérons donc pas trouver tout de suite les termes d’une définition parfaite qui ne pourra venir qu’en conclusion d’un travail sur les rapports de la magie et de la religion.

La magie comprenant des agents, des actes et des représentations : nous appelons magicien l’individu qui accomplit des actes magiques, même quand il n’est pas un professionnel ; nous appelons représentations magiques les idées et les croyances qui correspondent aux actes magiques ; quand aux actes, par rapport auxquels nous définissons les autres éléments de la magie, nous les appelons rites magiques. Il importe dès main tenant de distinguer ces actes des pratiques sociales avec lesquelles ils pourraient être confondus.

Les rites magiques et la magie tout entière sont, en premier lieu, des faits de tradition. Des actes qui ne se répètent pas ne sont pas magiques. Des actes à l’efficacité desquels tout un groupe ne croit pas, ne sont pas magiques. La forme des rites est éminemment transmissible et elle est sanctionnée par l’opinion. D’où il suit que des actes strictement individuels, comme les pratiques superstitieuses particulières des joueurs, ne peuvent être appelés magiques.

Les pratiques traditionnelles avec lesquelles les actes magiques peuvent être confondus sont : les actes juridiques, les techniques, les rites religieux. On a rattaché à la magie le système de l’obligation juridique, pour la raison que, de part et d’autre, il y a des mots et des gestes qui obligent et qui lient, des formes solennelles. Mais si, souvent, les actes juridiques ont un caractère rituel, si le contrat, les serments, l’ordalie, sont par certains côtés sacramentaires, c’est qu’ils sont mélangés à des rites, sans être tels par eux-mêmes. Dans la mesure où ils ont une efficacité particulière, où ils font plus que d’établir des relations contractuelles entre des êtres, ils ne sont pas juridiques, mais magiques ou religieux. Les actes rituels, au contraire, sont, par essence, capables de produire autre chose que des conventions ; ils sont éminemment efficaces ; ils sont créateurs ; ils font. Les rites magiques sont même plus particulièrement conçus comme tels ; à tel point qu’ils ont souvent tiré leur nom de ce caractère effectif : dans l’Inde, le mot qui correspond le mieux au mot rite est celui de karman, acte ; l’envoûtement est même le factum, krlyâ par excellence ; le mot allemand de Zauber a le même sens étymologique ; d’autres langues encore emploient pour désigner la magie des mots dont la racine signifie faire.

Mais les techniques, elles aussi, sont créatrices. Les gestes qu’elles comportent sont également réputés efficaces. À ce point de vue, la plus grande partie de l’humanité a peine à les distinguer des rites. Il n’y a peut-être pas, d’ailleurs, une seule des fins auxquelles atteignent péniblement nos arts et nos industries que la magie n’ait été censée atteindre. Tendant aux mêmes buts, elles s’associent naturellement et leur mélange est un fait constant ; mais il se produit en proportions variables. En général, à la pêche, à la chasse et dans l’agriculture, la magie côtoie la technique et la seconde. D’autres arts sont, pour ainsi dire, tout entiers pris dans la magie. Telles sont la médecine, l’alchimie; pendant longtemps, l’élément technique y est aussi réduit que possible, la magie les domine; elles en dépendent à ce point que c’est dans son sein qu’elles semblent s’être développées. Non seulement l’acte médical est resté, presque jusqu’à nos jours, entouré de prescriptions religieuses et magiques, prières, incantations, précautions astrologiques, mais encore les drogues, les diètes du médecin, les passes du chirurgien, sont un vrai tissu de symbolismes, de sympathies, d’homéopathies, d’antipathies, et, en réalité, elles sont conçues comme magiques. L’efficacité des rites et celle de l’art ne sont pas distinguées, mais bien pensées en même temps.

La confusion est d’autant plus facile que le caractère traditionnel de la magie se retrouve dans les arts et dans les industries. La série des gestes de l’artisan est aussi uniformément réglée que la série des gestes du magicien. Cependant, les arts et la magie ont été partout distingués, parce qu’on sentait entre eux quelque insaisissable différence de méthode. Dans les techniques, l’effet est conçu comme produit mécaniquement. On sait qu’il résulte directement de la coordination des gestes, des engins et des agents physiques. On le voit suivre immédiatement la cause ; les produits sont homogènes aux moyens : le jet fait partir le javelot et la cuisine se fait avec du feu. De plus, la tradition est sans cesse contrôlée par l’expérience qui met constamment à l’épreuve la valeur des croyances techniques. L’existence même des arts dépend de la perception continue de cette homogénéité des causes et des effets. Quand une technique est à la fois magique et technique, la partie magique est celle qui échappe à cette définition. Ainsi, dans une pratique médicale, les mots, les incantations, les observances rituelles ou astrologiques sont magiques ; c’est là que gîtent les forces occultes, les esprits et que règne tout un monde d’idées qui fait que les mouvements, les gestes rituels, sont réputés avoir une efficacité toute spéciale, différente de leur efficacité mécanique. On ne conçoit pas que ce soit l’effet sensible des gestes qui soit le véritable effet. Celui-ci dépasse toujours celui-là et, normalement, il n’est pas du même ordre ; quand, par exemple, on fait pleuvoir, en agitant l’eau d’une source avec un bâton. C’est là le propre des rites qu’on peut appeler des actes traditionnels d’une efficacité sui generis.

Mais nous ne sommes encore arrivés qu’à définir le rite et non pas le rite magique, qu’il s’agit maintenant de distinguer du rite religieux. M. Frazer, nous l’avons vu, nous a proposé des critères. Le premier est que le rite magique est un rite sympathique. Or, ce signe est insuffisant. Non seulement il y a des rites magiques qui ne sont pas des rites sympathiques, mais encore la sympathie n’est pas particulière à la magie, puisqu’il y a des actes sympathiques dans la religion. Lorsque le grand prêtre, dans le temple de Jérusalem, à la fête de Souccoth, versait l’eau sur l’autel, en tenant les bras élevés, il accomplissait évidemment un rite sympathique destiné à provoquer la pluie. Lorsque l’officiant hindou, au cours d’un sacrifice solennel, allonge ou raccourcit à volonté la vie du sacrifiant, suivant le trajet qu’il fait accomplir à la libation, son rite est encore éminemment sympathique. De part et d’autre, les symboles sont parfaitement clairs ; le rite semble agir par lui-même ; cependant, dans l’un et dans l’autre cas, il est éminemment religieux : les agents qui l’accomplissent, le caractère des lieux ou les divinités présentes, la solennité des actes, les intentions de ceux qui assistent au culte, ne nous laissent à cet égard aucun doute. Donc, les rites sympathiques peuvent être aussi bien magiques que religieux.

Le second critère, proposé par M. Frazer, est que le rite magique agit d’ordinaire par lui-même, qu’il contraint, tandis que le rite religieux adore et concilie ; l’un a une action mécanique immédiate ; l’autre agit indirectement et par une espèce de respectueuse persuasion ; son agent est un intermédiaire spirituel. Mais cette distinction est encore loin d’être suffisante ; car souvent le rite religieux contraint, lui aussi, et le dieu, dans la plupart des religions anciennes, n’était nullement capable de se soustraire à un rite accompli sans vice de forme. De plus, il n’est pas exact, et nous le verrons bien, que tous les rites magiques aient eu une action directe, puisqu’il y a des esprits dans la magie et que même les dieux y figurent. Enfin, l’esprit, dieu ou diable, n’obéit pas toujours fatalement aux ordres du magicien, qui finit par le prier.

Il nous faut donc chercher d’autres signes. Pour les trouver, procédons par divisions successives.

Parmi les rites, il y en a qui sont certainement religieux ce sont les rites solennels, publics, obligatoires, réguliers ; tels, les fêtes et les sacrements. Cependant, il y a des rites de ce caractère que M. Frazer n’a pas reconnus comme religieux ; pour lui, toutes les cérémonies des Australiens, la plupart des cérémonies d’initiation, en raison des rites sympathiques qu’elles enveloppent, sont magiques. Or, en fait, les rites de clans des Aruntas, rites dits de l’itichiuma, les rites tribaux de l’initiation, ont précisément l’importance, la gravité, la sainteté qu’évoque le mot de religion. Les espèces et les ancêtres totémiques présents au cours de ces rites sont bien de ces puissances respectées ou craintes dont l’intervention est pour M. Frazer lui-même, le signe de l’acte religieux. Elles sont même invoquées au cours des cérémonies.

Il y a d’autres rites, au contraire, qui sont régulièrement magiques. Ce sont les maléfices. Nous les voyons ainsi qualifiés constamment par le droit et la religion. Illicites, ils sont expressément prohibés et punis. Ici l’interdiction marque, d’une façon formelle, l’antagonisme du rite magique et du rite religieux. C’est même elle qui fait le caractère magique du maléfice, car il y a des rites religieux qui sont également malfaisants; tels sont certains cas de devotio, les imprécations contre l’ennemi de la cité, contre le violateur d’une sépulture ou d’un serment, enfin tous les rites de mort qui sanctionnent des interdictions rituelles. On peut même dire qu’il y a des maléfices qui ne sont tels que par rapport à ceux qui les craignent. L’interdiction est la limite dont la magie tout entière se rapproche.

Ces deux extrêmes forment, pour ainsi dire, les deux pôles de la magie et de la religion: pôle du sacrifice, pôle du maléfice. Les religions se créent toujours une sorte d’idéal vers lequel montent les hymnes, les vœux, les sacrifices et que protègent les interdictions. Ces régions, la magie les évite. Elle tend vers le maléfice, autour duquel se groupent les rites magiques et qui donne toujours les premières lignes de l’image que l’humanité s’est formée de la magie. Entre ces deux pôles, s’étale une masse confuse de faits, dont le caractère spécifique n’est pas immédiatement apparent. Ce sont les pratiques qui ne sont ni interdites, ni prescrites d’une façon spéciale. Il y a des actes religieux qui sont individuels et facultatifs ; il y a des actes magiques qui sont licites. Ce sont, d’une part, les actes occasionnels du culte de l’individu, d’autre part, les pratiques magiques associées aux techniques, celles de la médecine, par exemple. Un paysan de chez nous, qui exorcise les mulots de son champ, un Indien, qui prépare sa médecine de guerre, un Finnois, qui incante son arme de chasse, poursuivent des buts parfaitement avouables et accomplissent des actes permis. La parenté de la magie et du culte domestique est même telle que nous voyons, en Mélanésie, la magie se produire dans la série des actes qui ont pour objets les ancêtres. Bien loin de nier la possibilité de ces confusions, nous croyons même devoir y insister, quitte à en réserver pour plus tard l’explication. Pour le moment, nous accepterions presque la définition de Grimm, qui considérait la magie comme « une espèce de religion faite pour les besoins inférieurs de la vie domestique ». Mais quel que soit l’intérêt que présente pour nous la continuité de la magie et de la religion, il nous importe, pour le moment, avant tout, de classer les faits, et, pour cela, d’énumérer un certain nombre de caractères extérieurs auxquels on puisse les reconnaître. Car leur parenté n’a pas empêché les gens de sentir la différence des deux sortes de rites et de les pratiquer de façon à marquer qu’ils la sentaient. Nous avons donc à rechercher des signes qui nous permettent d’en faire le triage.

Tout d’abord, les rites magiques et les rites religieux ont souvent des agents différents ; ils ne sont pas accomplis par les mêmes individus. Quand, par exception, le prêtre fait de la magie, son attitude n’est pas l’attitude normale de sa fonction ; il tourne le dos à l’autel, il fait avec la main gauche ce qu’il devrait faire avec la main droite, et ainsi de suite.

Mais il y a bien d’autres signes qu’il nous faut grouper. D’abord, le choix des lieux où doit se passer la cérémonie magique. Celle-ci ne se fait pas communément dans le temple ou sur l’autel domestique ; elle se fait d’ordinaire dans les bois, loin des habitations, dans la nuit ou dans l’ombre, ou dans les recoins de la maison, c’est-à-dire à l’écart. Tandis que le rite religieux recherche en général le grand jour et le public, le rite magique le fuit. Même licite, il se cache, comme le maléfice. Même lorsqu’il est obligé d’agir en face du public, le magicien cherche à lui échapper ; son geste se fait furtif, sa parole indistincte ; l’homme-médecine, le rebouteux, qui travaillent devant la famille assemblée, marmonnent leurs formules, esquivent leurs passes et s’enveloppent dans des extases simulées ou réelles. Ainsi, en pleine société, le magicien s’isole, à plus forte raison quand il se retire au fond des bois. Même à l’égard de ses collègues, il garde presque toujours son quant à soi ; il se réserve. L’isolement, comme le secret, est un signe presque parfait de la nature intime du rite magique. Celui-ci est toujours le fait d’un individu ou d’individus agissant à titre privé ; l’acte et l’acteur sont enveloppés de mystère.

Ces divers signes ne font, en réalité, qu’exprimer l’irréligiosité du rite magique ; il est et on veut qu’il soit anti-religieux. En tout cas, il ne fait pas partie d’un de ces systèmes organisés que nous appelons cultes. Au contraire, une pratique religieuse même fortuite, même facultative, est toujours prévue, prescrite, officielle. Elle fait partie d’un culte. Le tribut rendu aux divinités à l’occasion d’un vœu, d’un sacrifice expiatoire pour cause de maladie est toujours, en définitive, un hommage régulier, obligatoire, nécessaire même, quoiqu’il soit volontaire. Le rite magique, au contraire, bien qu’il soit quelquefois fatalement périodique (c’est le cas de la magie agricole), ou nécessaire, quand il est fait en vue de certaines fins (d’une guérison, par exemple), est toujours considéré comme irrégulier, anormal et, tout an moins, peu estimable. Les rites médicaux, si utiles et si licites qu’on puisse se les figurer, ne comportent ni la même solennité, ni le même sentiment du devoir accompli qu’un sacrifice expiatoire ou un vœu faits à une divinité curative. Il y a nécessité et non pas obligation morale dans le recours à l’homme-médecine, au propriétaire de fétiche ou d’esprit, au rebouteux, an magicien.

Cependant, nous avons quelques exemples de cultes magiques. Tel est le culte d’Hécate dans la magie grecque, celui de Diane et du diable dans la magie du Moyen Age, toute une partie du culte de l’un des plus grands dieux hindous, Rudra-Çiva. Mais ce sont là des faits de seconde formation, et qui prouvent tout simplement que les magiciens se sont fait un culte pour leur compte, modelé sur les cultes religieux.

Nous avons obtenu de la sorte une définition provisoirement suffisante du rite magique. Nous appelons ainsi tout rite qui ne fait pas partie d’un culte organisé, rite privé, secret, mystérieux et tendant comme limite vers le rite prohibé. De cette définition, en tenant compte de celle que nous avons donnée des autres éléments de la magie, résulte une première détermination de sa notion. On voit que nous ne définissons pas la magie par la forme de ses rites, mais par les conditions dans lesquelles ils se produisent et qui marquent la place qu’ils occupent dans l’ensemble des habitudes sociales.

III - LES ÉLÉMENTS DE LA MAGIE

1 - LE MAGICIEN

Nous avons appelé magicien l’agent des rites magiques, qu’il fût ou non un professionnel. Nous constatons, en effet, qu’il y a des rites magiques qui peuvent être accomplis par d’autres que par des spécialistes. De ce nombre sont les recettes de bonne femme, dans la médecine magique, et toutes les pratiques de la campagne, celles qu’il y a lieu d’exécuter souvent au cours de la vie agricole ; de même encore, les rites de chasse ou de pêche semblent, en général, à la portée de tout le monde. Mais nous faisons observer que ces rites sont beaucoup moins nombreux qu’ils ne paraissent. De plus, ils restent toujours rudimentaires et ne répondent qu’à des besoins qui, pour être communs, n’en sont pas moins très limités. Même dans les petits groupes arrières qui y recourent constamment, il n’y a que peu d’individus qui les pratiquent réellement. En fait, cette magie populaire n’a généralement pour ministres que les chefs de famille ou les maîtresses de maison. Beaucoup de ceux-ci, d’ailleurs, préfèrent ne pas agir eux-mêmes et s’abriter derrière de plus experts ou de plus avisés. La plupart hésitent, soit par scrupule, soit par manque de confiance en eux-mêmes. On en voit qui refusent de se laisser communiquer une recette utile.

C’est, de plus, une erreur de croire que le magicien d’occasion se sente toujours, au moment même où il pratique son rite, dans son état normal. Très souvent, c’est parce qu’il cesse d’y être qu’il se trouve en position d’opérer avec fruit. Il a observé des interdictions alimentaires ou sexuelles ; il a jeûné ; il a rêvé ; il a fait tels ou tels gestes préalables ; sans compter que, pour un instant au moins, le rite fait de lui un autre homme. En outre, qui se sert d’une formule magique se croit à son égard, fût-elle des plus banales, un droit de propriété. Le paysan qui dit « la recette de ma grand-mère » est, par là, qualifié pour s’en servir ; l’usage de la recette confine ici au métier.

Dans le même ordre d’idées, nous signalons le cas où tous les membres d’une société sont investis par la croyance publique de qualités congénitales, qui peuvent devenir à l’occasion des qualités magiques : telles sont les familles de magiciens dans l’Inde moderne (Ojhas des provinces du Nord-Ouest, Baigas de la province de Mirzapur). Les membres d’une société secrète peuvent encore se trouver doués, par le fait de leur initiation, de pouvoir magique ; de même, ceux d’une société complète où l’initiation joue un rôle considérable. En somme, nous le voyons, les magiciens d’occasion ne sont pas, quant à leurs rites, de purs laïques.

À vrai dire, s’il y a des rites qui sont à la portée de tous et dont la pratique ne requiert plus d’habileté spéciale, c’est, très souvent, qu’ils se sont vulgarisés par leur répétition, qu’ils se sont simplifiés par l’usure, ou qu’ils sont vulgaires par nature. Mais, dans tous les cas, il reste au moins la connaissance de la recette, l’accès à la tradition, pour donner, à celui qui la suit, un minimum de qualification. Cette observation faite, on doit dire, en règle générale, que les pratiques magiques sont accomplies par des spécialistes. Il y a des magiciens, et leur présence est signalée partout où les observations ont été suffisamment approfondies.

Non seulement il y a des magiciens, mais théoriquement, dans beaucoup de sociétés, l’exercice de la magie leur est réservé. C’est ce qui nous est formellement montré par les textes védiques : on y voit que le rite ne peut être exécuté que par le brahman ; l’intéressé n’est même pas un acteur autonome ; il assiste à la cérémonie, il suit passivement les instructions, il répète les quelques formules qu’on lui dicte, il touche l’officiant dans les moments solennels, mais rien de plus ; bref, il joue le rôle que le sacrifiant joue dans le sacrifice par rapport au prêtre. Il semble même que, dans l’Inde ancienne, cette propriété exclusive du magicien sur la magie n’ait pas été simplement théorique. Nous avons des raisons de croire qu’en fait ce fut un privilège véritablement reconnu au brahman par la caste des nobles et des rois, celle des ksatriyas ; certaines scènes du théâtre classique nous en donnent la preuve. Il est vrai que, dans tout le reste de la société, fleurit la magie populaire, moins exclusive, mais qui, elle aussi, a ses praticiens. Une idée semblable a prévalu dans l’Europe chrétienne. Quiconque faisait de la magie était réputé magicien et puni comme tel. Le crime de magie était un crime habituel. Pour l’église et les lois, il n’y avait pas de magie sans magicien.

1º Les qualités du magicien. - N’est pas magicien qui veut il y a des qualités dont la possession distingue le magicien du commun des hommes. Les unes sont acquises et les autres congénitales ; il y en a qu’on leur prête et d’autres qu’ils possèdent effectivement.

On prétend que le magicien se reconnaît à certains caractères physiques, qui le désignent et le révèlent, s’il se cache. On dit que, dans ses yeux, la pupille a mangé l’iris, que l’image s’y produit renversée. On croit qu’il n’a pas d’ombre. Au Moyen Age on cherchait sur son corps le signum diaboli. Il n’est pas douteux, d’ailleurs, que beaucoup de sorciers, étant hystériques, ont présenté des stigmates et des zones d’anesthésie. Quant aux croyances concernant le regard particulier du magicien, elles reposent, en partie, sur des observations réelles. Partout on trouve des gens dont le regard vif, étrange, clignotant et faux, le « mauvais oeil » en un mot, fait qu’ils sont craints et mai vus. Ils sont tout désignés pour être magiciens. Ce sont des nerveux, des agités, ou des gens d’une intelligence anormale pour les milieux très médiocres où l’on croit à la magie. Des gestes brusques, une parole saccadée, des dons oratoires ou poétiques font aussi des magiciens. Tous ces signes dénotent d’ordinaire une certaine nervosité que, dans beaucoup de sociétés, les magiciens cultivent et qui s’exaspère au cours des cérémonies. Il arrive fréquemment que celles-ci soient accompagnées de véritables transes nerveuses, de crises d’hystérie, ou bien d’états cataleptiques. Le magicien tombe dans des extases, parfois réelles, en général volontairement provoquées. Il se croit alors, souvent, et paraît, toujours, transporté hors de l’humanité. Depuis les jongleries préliminaires jusqu’au réveil, le public l’observe, attentif et anxieux, comme de nos jours aux séances d’hypnotisme. De ce spectacle il reçoit une impression forte, qui le dispose à croire que ces états anormaux sont la manifestation d’une puissance inconnue qui rend la magie efficace. Ces phénomènes nerveux, signes de dons spirituels, qualifient tel et tel individu pour la magie.

Sont aussi destinés à être magiciens certains personnages que signalent à l’attention, à la crainte et à la malveillance publique des particularités physiques ou une dextérité extraordinaire, comme les ventriloques, les jongleurs et bateleurs ; une infirmité suffit, comme pour les bossus, les borgnes, les aveugles, etc. Les sentiments qu’excitent en eux les traitements dont ils sont d’ordinaire l’objet, leurs idées de persécution ou de grandeur, les prédisposent même à s’attribuer des pouvoirs spéciaux.

Remarquons que tous ces individus, infirmes et extatiques, nerveux et forains, forment en réalité des espèces de classes sociales. Ce qui leur donne des vertus magiques, ce n’est pas tant leur caractère physique individuel que l’attitude prise par la société à l’égard de tout leur genre.

Il en est de même pour les femmes. C’est moins à leurs caractères physiques qu’aux sentiments sociaux dont leurs qualités sont l’objet qu’elles doivent d’être reconnues partout comme plus aptes à la magie que les hommes. Les périodes critiques de leur vie provoquent des étonnements et des appréhensions qui leur font une position spéciale. Or, c’est précisément au moment de la nubilité, pendant les règles, lors de la gestation et des couches, après la ménopause, que les vertus magiques des femmes atteignent leur plus grande intensité. C’est alors surtout qu’elles sont censées fournir à la magie soit des moyens d’action, soit des agents proprement dits. Les vieilles sont des sorcières ; les vierges sont des auxiliaires précieux ; le sang des menstrues et autres produits sont des spécifiques généralement utilisés. On sait, d’ailleurs, que les femmes sont spécialement sujettes à l’hystérie ; leurs crises nerveuses les font alors paraître en proie à des pouvoirs surhumains, qui leur donnent une autorité particulière. Mais, même en dehors des époques critiques, qui occupent une si grande part de leur existence, les femmes sont l’objet soit de superstitions, soit de prescriptions juridiques et religieuses qui marquent bien qu’elles forment une classe à l’intérieur de la société. On les croit encore plus différentes des hommes qu’elles ne sont ; on croit qu’elles sont le siège d’actions mystérieuses et, par là même, parentes des pouvoirs magiques. D’autre part, étant donné que la femme est exclue de la plupart des cultes, qu’elle y est réduite à un rôle tout passif quand elle y est admise, les seules pratiques, qui sont laissées à son initiative, confinent à la magie. Le caractère magique des femmes relève si bien de leur qualification sociale qu’il est surtout affaire d’opinion. Il y a moins de magiciennes qu’on ne le croit. Il se produit souvent ce phénomène curieux que c’est l’homme qui est magicien et que c’est la femme qui est chargée de magie. Dans l’Alharva Veda, les exorcismes sont faits contre les sorcières alors que toutes les imprécations y sont faites par les sorciers. Dans la plupart des sociétés dites primitives, les vieilles femmes, les femmes, ont été accusées et punies pour des enchantements qu’elles n’avaient pas commis. Au Moyen Age, et surtout à partir du XIVe siècle, les sorcières paraissent en majorité ; mais il faut noter qu’on est alors en temps de persécution et que nous ne les connaissons que par leurs procès ; cette surabondance de sorcières témoigne des préjugés sociaux que l’Inquisition exploite et qu’elle alimente.

Les enfants sont souvent, dans la magie, des auxiliaires spécialement requis, surtout pour les rites divinatoires. Quelquefois même, ils font de la magie pour leur propre compte, comme chez les Dieri australiens, comme dans l’Inde moderne, quand ils se barbouillent avec de la poussière recueillie dans les traces d’un éléphant en chantant une formule appropriée. Ils ont, on le sait, une situation sociale toute particulière ; en raison de leur âge et n’ayant pas subi les initiations définitives, ils ont encore un caractère incertain et troublant. Ce sont encore des qualités de classe qui leur donnent leurs vertus magiques.

Lorsque nous voyons la magie attachée à l’exercice de certaines professions, comme celle de médecin, de barbier, de forgeron, de berger, d’acteur, de fossoyeur, il n’est plus douteux que les pouvoirs magiques sont attribués non pas à des individus, mais à des corporations. Tous les médecins, tous les bergers, tous les forgerons sont, au moins virtuellement, des magiciens. Les médecins, parce que leur art est mêlé de magie et, en tout cas, trop technique pour ne pas paraître occulte et merveilleux ; les barbiers, parce qu’ils touchent à des déchets corporels, régulièrement détruits ou cachés par crainte d’enchantement ; les forgerons, parce qu’ils manipulent une substance qui est l’objet de superstitions universelles et parce que leur métier difficile, environné de secrets, ne va pas sans prestige ; les bergers, parce qu’ils sont en relation constante avec les animaux, les plantes et les astres ; les fossoyeurs, parce qu’ils sont en contact avec la mort. Leur vie professionnelle met ces gens à part du commun des mortels et c’est cette séparation qui leur confère à tous l’autorité magique. - Il est une profession qui met peut-être son homme plus à l’écart qu’aucune autre, d’autant plus qu’elle n’est exercée en général que par un seul individu à la fois pour toute une société, même assez large, c’est celle de bourreau. Or, précisément, les bourreaux ont des recettes pour retrouver les voleurs, attraper les vampires, etc. ; ce sont des magiciens.

La situation exceptionnelle des individus, qui ont dans la société une autorité particulière, peut en faire à l’occasion des magiciens. En Australie, chez les Aruntas, le chef du groupe local totémique, son maître de cérémonies, est en même temps sorcier. En Nouvelle-Guinée, il n’y a pas d’autres hommes influents que les magiciens; il y a lieu de croire que, dans toute la Mélanésie, le chef, étant un individu à mana, c’est-à-dire à puissance spirituelle, en relation avec les esprits, a des pouvoirs magiques aussi bien que religieux. C’est sans doute par la même raison que s’expliquent, dans la poésie épique des Hindous et des Celtes, les aptitudes magiques des princes mythiques. Le fait est assez important pour que M. Frazer ait introduit l’étude de la magie dans celle des rois-prêtres-dieux; il est vrai que, pour nous, les rois sont plutôt dieux et prêtres que magiciens. D’autre part, il arrive souvent que les magiciens ont une autorité politique de premier ordre ; ils sont des personnages influents, souvent considérables. Ainsi, la situation sociale qu’ils occupent les prédestine à exercer la magie, et, réciproquement, l’exercice de la magie les prédestine à leur situation sociale.

Dans des sociétés où les fonctions sacerdotales sont tout à fait spécialisées, il est fréquent que des prêtres soient suspects de magie. Au Moyen Age, on considérait que les prêtres étaient spécialement en butte aux attaques des démons et, par suite, tentés d’accomplir des actes démoniaques, c’est-à-dire magiques. Dans ce cas, c’est en tant que prêtres qu’ils sont magiciens; c’est leur célibat, leur isolement, leur consécration, leurs relations avec le surnaturel, qui les singularisent et les exposent aux soupçons. La suspicion dont ils sont l’objet paraît avoir été maintes fois justifiée. Ou bien ils se livrent eux-mêmes et pour leur compte à la magie ; ou bien leur intervention de prêtres est jugée nécessaire à l’accomplissement de cérémonies magiques et on les y fait participer, souvent d’ailleurs à leur insu. Les mauvais prêtres, et tout particulièrement ceux qui violent leur vœu de chasteté, sont naturellement exposés à cette accusation de magie.

Quand une religion est dépossédée, pour les membres de la nouvelle Église, les prêtres déconsidérés deviennent des magiciens. C’est ainsi que les Malais ou les Chames musulmans considèrent le pawang ou la paja, qui sont, en réalité, d’anciens prêtres. De même l’hérésie fait la magie : les Cathares, les Vaudois, etc., ont été traités comme sorciers. Mais comme, pour le catholicisme, l’idée de magie enveloppe l’idée de fausse religion, nous touchons ici à un phénomène nouveau dont nous réservons pour plus tard l’étude. Le fait en question nous intéresse pourtant dès maintenant en ce que nous y voyons la magie attribuée collectivement à des groupes entiers. Tandis que, jusqu’à présent, nous avons vu les magiciens se recruter dans des classes qui n’avaient, par elles-mêmes, qu’une vague vocation magique, ici, tous les membres d’une secte sont des magiciens. Tous les Juifs furent des magiciens soit pour les Alexandrins, soit pour l’Église du Moyen Age.

De même les étrangers sont, par le fait, en tant que groupe, un groupe de sorciers. Pour les tribus australiennes, toute mort naturelle, qui se produit à l’intérieur de la tribu, est l’œuvre des incantations de la tribu voisine. C’est là-dessus que repose tout le système de la vendetta. Les deux villages de Toaripi et Koitapu à Port-Moresby, en Nouvelle-Guinée, passaient leur temps, nous dit Chalmers, à s’attribuer des maléfices réciproques. Le fait est presque universel chez les peuples dits primitifs. Un des noms des sorciers dans l’Inde védique est celui d’étranger. L’étranger est surtout celui qui habite un autre territoire, le voisin ennemi. On peut dire que, de ce point de vue, les pouvoirs magiques ont été définis topographiquement. Nous avons des exemples d’une répartition géographique précise des pouvoirs magiques dans un exorcisme assyrien : « Sorcière, tu es ensorcelée, je suis délié ; sorcière élamite, je suis délié; sorcière qutéenne, je suis délié ; sorcière sutéenne, je suis délié ; sorcière lullubienne, je suis délié ; sorcière channigalbienne, je suis délié. » (Tallqvist, Die Assyrische Beschwörungsserie Maqlû, IV, 99-103). Quand deux civilisations sont en contact, la magie est d’ordinaire attribuée à la moindre. Les exemples classiques sont ceux des Dasyus de l’Inde, des Finnois et des Lapons accusés respectivement de sorcellerie par les Hindous et les Scandinaves. Toutes les tribus de la brousse mélanésienne ou africaine sont réputées sorcières par les tribus plus civilisées de la plaine et des rivages de la mer. Toutes les tribus non fixées, qui vivent au sein d’une population sédentaire, passent pour sorcières ; c’est encore de nos jours le cas des tsiganes, et celui des nombreuses castes errantes de l’Inde, castes de marchands, de mégissiers et de forgerons. Dans ces groupes étrangers, certaines tribus, certains clans, certaines familles, sont plus spécialement voués à la magie.

Il arrive d’ailleurs que cette qualification magique ne soit pas donnée tout à fait à tort, car il y a des groupes qui prétendent avoir réellement certains pouvoirs surhumains, religieux pour eux, magiques pour les autres, sur certains phénomènes. Les brahmanes ont paru magiciens aux yeux des Grecs, des Arabes et des Jésuites et s’attribuent en effet une toute-puissance quasi divine. Il y a des sociétés qui s’arrogent le don de faire la pluie ou de retenir le vent et qui sont connues des tribus environnantes comme possédant ces dons. Ainsi la tribu du Mont-Gambier en Australie, qui contient un clan maître du vent, est accusée par la tribu voisine des Booandik de produire la pluie et le vent à sa volonté ; de même les Lapons vendaient aux matelots européens des sacs contenant le vent.

On peut poser en thèse générale que les individus, auxquels l’exercice de la magie est attribué, ont déjà, abstraction faite de leur qualité magique, une condition distincte à l’intérieur de la société qui les traite de magiciens. Nous ne pouvons pas généraliser cette proposition et dire que toute condition sociale anormale prépare à l’exercice de la magie ; nous croyons cependant qu’une pareille induction aurait chance d’être vraie. Mais nous ne voulons pas qu’on conclue des faits précédents que les magiciens ont été tous des étrangers, des prêtres, des chefs, des médecins, des forgerons ou des femmes ; il y a eu des magiciens qui n’ont pas été recrutés dans les classes susdites. D’ailleurs c’est quelquefois, nous l’avons laissé entendre, le caractère même de magicien qui qualifie pour certaines fonctions ou professions.

Notre conclusion est que, certains individus étant voués à la magie par des sentiments sociaux attachés à leur condition, les magiciens, qui ne font pas partie d’une classe spéciale, doivent être également l’objet de forts sentiments sociaux et que les sentiments sociaux, qui s’attachent aux magiciens qui ne sont que magiciens, sont les mêmes que ceux qui font que, dans toutes les classes précédemment considérées, on a cru qu’il y avait des pouvoirs magiques. Or, si ces sentiments sont provoqués avant tout par leur caractère anormal, nous pouvons induire que le magicien a, en tant que tel, une situation socialement définie comme anormale. N’insistons pas davantage sur le caractère négatif du magicien, et recherchons maintenant quels sont ses caractères positifs, ses dons particuliers.

Nous avons déjà signalé un certain nombre de qualités positives qui désignent pour le rôle de magicien, nervosité, habileté de mains, etc. On prête presque toujours aux magiciens une dextérité et une science peu ordinaires. Une théorie simpliste de la magie pourrait spéculer sur leur intelligence et leur malice, pour expliquer tout son appareil par des inventions et des supercheries. Mais ces qualités réelles que nous continuons à attribuer par hypothèse au magicien font partie de son image traditionnelle, où nous voyons entrer bien d’autres traits, qui ont autrement servi à fonder son crédit.

Ces traits mythiques et merveilleux sont l’objet de mythes ou plutôt de traditions orales qui se présentent en général sous la forme soit de légende, soit de conte, soit de roman. Ces traditions tiennent une place considérable dans la vie populaire du monde entier et constituent une des sections principales du folklore. Comme le dit le fameux recueil de contes hindous de Somadeva : « Les dieux ont un bonheur constant, les hommes sont dans un malheur perpétuel, les actions de ceux qui sont entre les hommes et les dieux, sont, par la diversité de leur sort, agréables. C’est pourquoi je vais te raconter la vie des Vidyâdhâras », c’est-à-dire des démons et, par suite, des magiciens (Kalhâ-Sâra-Sârit-Sagara, I, I, 47). Mais ces contes et ces légendes ne sont pas seulement un jeu d’imagination, un aliment traditionnel de la fantaisie collective ; leur constante répétition, au cours des longues veillées, entretient un état d’attente, de crainte, qui peut, au moindre choc, produire des illusions et conduire à des actes. D’ailleurs, ici, il n’y a pas de limite possible entre la fable et la croyance, entre le conte, d’une part, l’histoire vraie et le mythe obligatoirement cru, de l’autre. À force d’entendre parler du magicien, on finit par le voir agir et surtout par le consulter. L’énormité des pouvoirs qu’on lui prête fait qu’on ne doute pas qu’il puisse réussir facilement à rendre les petits services qu’on lui demande. Comment ne pas croire que le brahmane, qu’on dit supérieur aux dieux et capable de créer un monde, ne puisse, au moins à l’occasion, guérir une vache ? Si l’image du magicien s’enfle démesurément de conte en conte, de conteur en conteur, c’est précisément parce que le magicien est un des héros préférés de l’imagination populaire, soit en raison des préoccupations, soit en raison de l’intérêt romanesque dont la magie est simultanément l’objet. Tandis que les pouvoirs du prêtre sont tout de suite définis par la religion, l’image du magicien se fait en dehors de la magie. Elle se constitue par une infinité de « on dit », et le magicien n’a plus qu’à ressembler à son portrait. Aussi ne devrons-nous pas nous étonner si presque tous les traits littéraires des héros de romans magiques se retrouvent parmi les caractères typiques du magicien réel.

Les qualités mythiques dont il s’agit sont des pouvoirs ou donnent des pouvoirs. À cet égard, ce qui parle le plus à l’imagination, c’est la facilité avec laquelle le magicien réalise toutes ses volontés. Il a la faculté d’évoquer en réalité plus de choses que les autres n’en peuvent rêver. Ses mots, ses gestes, ses clignements d’yeux, ses pensées mêmes sont des puissances. Toute sa personne dégage des effluves, des influences, auxquelles cèdent la nature, les hommes, les esprits et les dieux.

Outre ce pouvoir général sur les choses, le magicien possède des pouvoirs sur lui-même qui font le principal de sa force. Sa volonté lui fait accomplir des mouvements dont les autres sont incapables. On croit qu’il échappe aux lois de la pesanteur, qu’il peut s’élever dans les airs et se transporter où il veut, en un instant. Il a le don d’ubiquité. Il échappe même aux lois de la contradiction. En 1221, Johannes Teutonicus, de Halberstadt, prédicateur et sorcier, a, dit-on, chanté en une nuit trois messes à la fois, à Halberstadt, à Mayence et à Cologne ; les contes de cette espèce ne manquent pas. Or, sur la nature de ce transport, règne, dans l’esprit des fidèles de la magie, une incertitude qui est essentielle. Est-ce l’individu, de sa personne, qui se transporte lui-même ? Est-ce son double, ou bien son âme qu’il délègue à sa place ? De cette antinomie, seules la théologie ou la philosophie ont tenté de sortir. Le publie ne s’en est pas soucié. Les magiciens ont vécu de cette incertitude et l’ont entretenue à la faveur du mystère dont ils entouraient leurs agissements. Nous-mêmes, nous n’avons pas à résoudre ces contradictions, qui dépendent de l’indistinction, plus grande qu’on ne pense d’ordinaire, qui règne, dans la pensée primitive, entre la notion d’âme et la notion de corps.

Mais de ces deux notions, une seule, celle d’âme, pouvait prêter à de suffisants développements, grâce à ce qu’elle avait et à ce qu’elle a encore pour nous de mystique et de merveilleux. L’âme du magicien est encore plus étonnante, elle a des qualités encore plus fantastiques, plus occultes, des tréfonds plus obscurs que les âmes du commun. L’âme du magicien est essentiellement mobile et détachable de son corps. À tel point que, lorsque les formes primitives des croyances animistes sont abolies, lorsqu’on ne croit plus, par exemple, que les âmes vulgaires se promènent, pendant le rêve, sous les espèces d’une mouche ou d’un papillon, on conserve encore cette propriété à l’âme du magicien. C’est même un signe auquel on le reconnaît encore, qu’une mouche voltige autour de sa bouche pendant son sommeil. En tout cas, à la différence des autres âmes, dont les déplacements sont involontaires, celle du magicien s’exhale à son commandement. En Australie, chez les Kurnai, lors d’une séance d’occultisme, le « barn » envoie son âme épier les ennemis qui s’avancent. Pour l’Inde, nous citerons l’exemple des Yogins, bien qu’il s’agisse d’une mystique encore plus philosophique que religieuse, et encore plus religieuse que magique. En s’appliquant (verbe yuj), ils s’unissent (verbe gui) au principe premier transcendant du monde, union où s’obtient (verbe sidh) le pouvoir magique (siddhi). Les sûtras de Pâtañjali sont explicites sur ce point et ils étendent même cette faculté à d’autres magiciens que les Yogins. Les commentaires du sûtra, IV, 1, expliquent que la principale siddhi est la lévitation. En général, tout individu qui a le pouvoir d’exhaler son âme est un magicien ; nous ne connaissons pas d’exception à cette règle. On sait que c’est là le principe même de tous les faits désignés d’ordinaire sous le nom, assez mal choisi, de chamanisme.

Cette âme, c’est son double, c’est-à-dire que ce n’est pas une portion anonyme de sa personne, mais sa personne elle-même. À sa volonté, elle se transporte au lieu de son action, pour y agir physiquement. Même, dans certains cas, il faut que le magicien se dédouble. Ainsi le sorcier dayak doit aller chercher ses médecines au cours de la séance spirite. Les assistants voient le corps du magicien présent et cependant il est absent spirituellement et corporellement, car son double n’est pas un pur esprit. Les deux termes du dédoublement sont identiques à ce point qu’ils sont rigoureusement remplaçables. On peut aussi bien imaginer, en effet, que le magicien se dédouble pour mettre un double à sa place et se transporter lui-même ailleurs. C’est ainsi qu’on interprétait, au Moyen Age, le transport aérien des sorciers. On disait que, lorsque le magicien partait pour le sabbat, il laissait un démon dans son lit, un vicarium daemonem. Ce démon sosie n’était autre qu’un double. Cet exemple prouve que cette même idée de dédoublement peut conduire à des applications exactement contraires. Aussi ce pouvoir fondamental du magicien a-t-il pu être conçu de mille manières différentes, et comme comportant une infinité de degrés.

Le double du magicien peut être une sorte de matérialisation fugitive de son souffle et de son charme, telle qu’un tourbillon de poussière ou de vent, d’où sort, à l’occasion, une figure corporelle de son âme ou de lui-même. Ailleurs, c’est un être complètement distinct du magicien, ou même presque indépendant de sa volonté, mais qui, de temps à autre, apparaît pour lui rendre service. C’est ainsi qu’il est souvent escorté d’un certain nombre d’auxiliaires, animaux ou esprits, qui ne sont autres que ses doubles ou âmes extérieures.

À mi-chemin entre ces deux extrêmes se trouve la métamorphose du magicien. C’est en réalité un dédoublement sous l’aspect animal; car si, dans la métamorphose, il y a bien deux êtres quant à la forme, dans l’essence, ils ne font qu’un. Il y a des métamorphoses, peut-être les plus fréquentes, où l’une des formes paraît annuler l’autre. C’est par la métamorphose qu’en Europe est censé se produire le transport aérien. Les deux thèmes sont même si intimement liés qu’ils ont été unis dans une seule et même notion. Au Moyen Age, ce fut celle de striga, qui vient d’ailleurs de l’antiquité gréco-romaine; la striga, l’ancienne strix, est une sorcière et un oiseau. On rencontre la sorcière hors du logis sous forme de chat noir, de louve, de lièvre, le sorcier sous forme de boue, etc. Lorsque le sorcier ou la sorcière se déplacent pour nuire, ils le font sous leur forme animale et c’est dans cet état qu’on prétend les surprendre. Cependant, même alors, les deux images ont conservé toujours une indépendance relative. D’une part, le sorcier finit par garder dans ses vols nocturnes sa forme humaine, en chevauchant simplement son ancienne métamorphose. D’autre part, il arrive que la continuité se rompe, que le sorcier et son double animal soient employés, en même temps, à des actes différents. L’animal, dans ce cas, n’est plus un dédoublement momentané, mais un auxiliaire familier, dont la sorcière reste distincte. Tel est le chat Rutterkin des sorcières Margaret et Filippa Flower, qui furent brûlées à Lincoln, le Il mars 1619, pour avoir envoûté un parent du comte de Rutland. D’ailleurs, dans tous les faits qui paraissent être des faits de métamorphose absolue, l’ubiquité du magicien est toujours sous-entendue ; on ne sait, quand on rencontre la forme animale de la sorcière, si l’on a affaire à elle-même ou à un simple délégué. On ne peut pas sortir de la confusion primitive dont nous parlions plus haut.

Les sorcières européennes, dans leurs métamorphoses, ne prennent pas indifféremment toutes les formes animales. Elles se changent régulièrement, qui en jument, qui en grenouille, qui en chat, etc. Ces faits nous laissent à penser que la métamorphose équivaut à une association régulière avec une espèce animale. On rencontre de ces associations un peu partout. Les hommes-médecine algonquins, iroquois ou cherokees, ou même plus généralement les hommes-médecine peaux-rouges, ont des manitous-animaux, pour parler ojibway ; de même, dans certaines îles de la Mélanésie, les magiciens possèdent des serpents et des requins serviteurs. En règle générale, le pouvoir du magicien tient, dans ces divers cas, à ses accointances animales. C’est de son animal associé qu’il le reçoit; celui-ci lui révèle les formules et les rites. Même, les limites tracées a sa puissance sont définies quelquefois par cette alliance ; chez les Peaux-Rouges, l’auxiliaire du magicien lui confère pouvoir sur les bêtes de sa race et sur les choses qui lui sont reliées ; c’est en ce sens que Jamblique parlait de [...] et de [...] qui avaient pouvoir respectivement sur les serpents et sur les lions et guérissaient de leurs blessures.

En principe, et sauf des faits très rares, c’est, non pas avec un animal en particulier, mais avec une espèce animale tout entière que le magicien a des relations. Par là déjà, celles-ci ressemblent aux relations totémiques. Faut-il croire qu’elles sont en effet telles ? Ce que nous conjecturons pour l’Europe est prouvé pour l’Australie ou l’Amérique du Nord. L’animal associé est bien un totem individuel. Howitt nous raconte qu’un sorcier Murring avait été transporté dans le pays des kangourous; par le fait, le kangourou était devenu son totem ; il ne devait plus en consommer la chair. Il est à croire que les magiciens ont été les premiers et sont restés les derniers à avoir de pareilles révélations et, par conséquent, à être pourvus de totems individuels. Il est même probable que, dans la décomposition du totémisme, ce sont surtout des familles de magiciens qui ont hérité des totems de clans pour les perpétuer. Tel est le cas de cette famille de l’Octopus, en Mélanésie, qui avait le pouvoir de faire réussir la pêche du poulpe. Si on pouvait démontrer à coup sûr que toute espèce de relation magique avec des animaux est d’origine totémique, on devrait dire que dans le cas où il y a des relations de ce genre, le magicien est qualifié par ses qualités totémiques. Mais on peut simplement induire de toute la série des faits, que nous venons de rapprocher, qu’il y a là non pas de la fable, mais les indices d’une véritable convention sociale qui contribue à déterminer la condition du magicien. Contre l’interprétation que nous donnons de ces faits, on ne peut pas arguer de ce qu’ils manquent dans un certain nombre de magies, particulièrement dans celle de l’Inde brahmanique ancienne. Car, d’une part, nous ne connaissons cette magie que par des textes littéraires, quoique rituels, qui sont l’œuvre de docteurs en magie et sont très détachés du tronc primitif ; d’autre part, dans l’Inde même, ce thème de la métamorphose n’a pas manqué : contes et Jâtakas abondent en histoires de démons et de saints, et de magiciens métamorphosés. Le folklore et la coutume magique hindous en vivent encore.

Nous avons parlé plus haut d’esprits auxiliaires du magicien, mais il est difficile de les distinguer des animaux avec lesquels les magiciens ont des relations totémiques ou autres. Ceux-ci sont ou peuvent être pris pour des esprits. Quant aux esprits, ils ont généralement des formes animales, réelles ou fantastiques. Il y a, de plus, entre le thème des animaux auxiliaires et celui des esprits auxiliaires, cette relation que, dans l’un et l’autre cas, le pouvoir du magicien a son origine en dehors de lui-même. Sa qualité de magicien résulte de son association avec des collaborateurs qui gardent une certaine indépendance à son égard. Comme le dédoublement, cette association comporte des degrés et des formes variés. Elle peut être tout à fait lâche et se réduire à un simple pouvoir de communiquer accidentellement avec des esprits. Le magicien connaît leur résidence, sait leur langage, a des rites pour les aborder. Telles sont en général les relations avec les esprits des morts, les fées, et autres esprits du même genre (Hantus des Malais, Iruntarinias des Aruntas, Devatâs indoues, etc.). Dans plusieurs îles de la Mélanésie, le magicien tient en général son pouvoir des âmes de ses parents.

La parenté est une des formes qu’on prête le plus communément à la relation du magicien avec les esprits. On suppose qu’il a pour père, pour mère, pour ancêtre un esprit. Dans l’Inde actuelle, un certain nombre de familles tiennent leurs qualités magiques de pareille origine. Dans le pays de Galles, on a fait descendre de l’union d’un homme avec une fée les familles qui monopolisent les arts apparentés à la magie. Il est encore plus commun que la relation soit figurée sous forme de contrat, de pacte, tacite ou exprès, général ou particulier, permanent ou caduc. Une espèce de lien juridique engage les deux parties. Au moyen âge le pacte est conçu sous la forme d’un acte, scellé par le sang avec lequel il est écrit ou signé. C’est donc en même temps un contrat par le sang. Dans les contes, le contrat nous apparaît sous les formes moins solennelles du pari, du jeu, des courses, des épreuves surmontées, dans lesquelles l’esprit, démon ou diable, perd d’ordinaire la partie.

On aime souvent à s’imaginer les relations dont il s’agit ici, sous la forme sexuelle : les sorcières ont des incubes et les femmes qui ont des incubes sont assimilées aux sorcières. Le fait se rencontre à la fois en Europe, en Nouvelle-Calédonie et sans doute ailleurs. Le sabbat européen ne va pas sans relations sexuelles entre les diables présents et les magiciens. L’union peut aller jusqu’au mariage, contrat permanent. Ces images sont loin d’être secondaires; au moyen âge et dans l’antiquité gréco-romaine, elles ont contribué à former la notion des qualités positives des magiciens. La striga est en effet conçue comme une femme lascive, une courtisane, et c’est dans les controverses relatives au concubitus daemonum que s’est en bonne partie éclairée la notion de magie. Les différentes images par lesquelles est représentée l’association du démon et du magicien peuvent se trouver réunies : on raconte qu’un râjput, ayant fait prisonnier l’esprit féminin de la morve, l’amena chez lui et que la descendance qu’il en eut a, encore aujourd’hui, héréditairement pouvoir sur le vent ; ce même exemple peut contenir à la fois les thèmes du jeu, du pacte, et de la descendance.

Cette relation n’est pas conçue comme accidentelle et extérieure, mais comme affectant profondément la nature physique et morale du magicien. Celui-ci porte la marque du diable, son allié ; les sorciers australiens ont la langue trouée par leurs esprits, leur ventre a été ouvert et leurs entrailles soi-disant renouvelées. Aux Iles Banks, certains sorciers ont eu la langue percée par un serpent vert (maé). Le magicien est normalement une sorte de possédé, il est même, comme le devin, le type du possédé, ce que le prêtre n’est que très rarement ; il a d’ailleurs conscience de l’être et connaît généralement l’esprit qui le possède. La croyance à la possession du magicien est universelle. Dans l’Europe chrétienne, on le considère si bien comme un possédé, qu’on l’exorcise ; inversement, on tend à considérer le possédé comme un magicien. D’ailleurs, non seulement le pouvoir et l’état du magicien sont communément expliqués par la possession, mais encore il y a des systèmes magiques où la possession est la condition même de l’activité magique. En Sibérie, en Malaisie, l’état de chamanisme est obligatoire. Dans cet état, non seulement le sorcier sent en lui la présence d’une personnalité étrangère à lui-même, mais encore sa personnalité s’abolit tout à fait et c’est, en réalité, le démon qui parle par sa bouche. Si nous mettons à part les cas nombreux de simulation qui, d’ailleurs, imitent des états réels et expérimentés, nous trouvons qu’il s’agit là de faits qui, psychologiquement et physiologiquement, sont des états de dédoublement de la personnalité. Or, il est remarquable que le magicien soit, dans une certaine mesure, le maître de sa possession ; il est capable de la provoquer et il la provoque en effet par des pratiques appropriées, comme la danse, la musique monotone, l’intoxication. En somme, c’est une des qualités professionnelles, non seulement mythique, mais physique, des magiciens, que de pouvoir être possédés et c’est une science dont ils ont été longtemps les dépositaires. Nous nous retrouvons maintenant tout près de notre point de départ, puisque l’exhalation de l’âme et l’introduction d’une âme ne sont, pour l’individu comme pour la société, que deux façons de se représenter un même phénomène, altération de la personnalité, au point de vue individuel, transport dans le monde des esprits, au point de vue social. Ces deux formes de représentation peuvent d’ailleurs coïncider ; ainsi le chamane siou ou ojibway, qui n’agit que quand il en est possédé, n’acquiert, dit-on, ses manitous animaux qu’au cours d’une promenade de son âme.

Tous ces mythes du magicien rentrent les uns dans les autres. Nous n’aurions pas eu à nous en occuper si longuement, s’ils n’étaient les signes des opinions sociales dont les magiciens sont l’objet. De même que le magicien est défini par ses relations avec les animaux, de même, il est défini par ses relations avec les esprits, et en dernière analyse, par les qualités de son âme. La liaison du magicien et de l’esprit va d’ailleurs jusqu’à la confusion complète ; elle est naturellement plus facile quand le magicien et l’esprit magique portent le même nom ; le fait est si fréquent qu’il est presque la règle ; on n’éprouve pas généralement le besoin de les distinguer l’un de l’autre. On voit par là jusqu’à quel point le magicien est sorti du siècle ; il l’est surtout quand il exhale son âme, c’est-à-dire quand il agit ; il appartient alors réellement, comme nous le disions plus haut, plutôt au monde des esprits qu’au monde des hommes.

Ainsi, même quand le magicien n’est pas déjà qualifié par sa position sociale, il l’est au plus haut point par les représentations cohérentes dont il est l’objet. Il est, avant tout, un homme qui a des qualités, des relations et, en fin de compte, des pouvoirs spéciaux. La profession de magicien est, en définitive, une profession des mieux classées, peut-être une des premières qui l’aient été. Elle est si bien affaire de qualification sociale que l’individu n’y entre pas toujours d’une façon autonome et de son plein gré. On nous cite même des exemples de magiciens malgré eux.

C’est donc l’opinion qui crée le magicien et les influences qu’il dégage. C’est grâce à l’opinion qu’il sait tout, qu’il peut tout. S’il n’y a pas de secret pour lui dans la nature, s’il puise directement ses forces aux sources mêmes de la lumière, dans le soleil, dans les planètes, dans l’arc-en-ciel ou au sein des eaux, c’est l’opinion publique qui veut qu’il les y puise. D’ailleurs, cette opinion ne reconnaît pas toujours à tous les magiciens des pouvoirs illimités ou les mêmes pouvoirs ; la plupart du temps, même dans des groupes très resserrés, les magiciens ont des facultés diverses. Non seulement la profession de magicien constitue une spécialité, mais encore elle a, elle-même, normalement, ses spécialités.

2º L’initiation, la société magique. - Comment, aux yeux de l’opinion et pour soi-même, devient-on magicien ? On devient magicien par révélation, par consécration et par tradition. Ce triple mode de qualification a été signalé par les observateurs, par les magiciens eux-mêmes, et très souvent il conduit à la distinction de différentes classes de sorciers. Le sûtra de Patañjali déjà cité (IV, I) dit que « les siddhi (pouvoirs magiques) proviennent de la naissance, des plantes, des formules, de l’ardeur ascétique, de l’extase ».

Il y a révélation toutes les fois que le magicien croit se trouver en relation avec un ou des esprits, qui se mettent à son service et dont il reçoit sa doctrine. Ce premier mode d’initiation est l’objet de mythes et de contes, les uns et les autres ou fort simples ou fort développés. Les plus simples brodent sur le thème de l’arrivée de Méphistophélès chez Faust. Mais il en existe de bien autrement compliqués. Chez les Murrings, le futur sorcier (murup, esprit) se couche sur la tombe d’une vieille femme à laquelle il a découpé la peau du ventre ; pendant le sommeil, cette peau, c’est-à-dire le murup de la vieille femme, le transporte au-delà de la voûte du ciel où il trouve des esprits et des dieux qui lui communiquent rites et formules ; quand il se réveille, il a le corps farci, comme un sac médecine, de morceaux de quartz, qu’il sait faire sortir de sa bouche au cours de ses cérémonies ; ce sont les dons et les gages des esprits. Ici, c’est le magicien qui se transporte dans le monde des esprits ; ailleurs, c’est l’esprit qui s’introduit en lui ; la révélation se fait ainsi par possession, chez les Sioux et chez les Malais, par exemple. Mais dans les deux cas, l’individu retire du contact momentané avec l’esprit une vertu permanente. Pour justifier cette permanence du caractère magique, on imagine l’altération profonde de la personnalité dont nous avons déjà parlé. On dit que les entrailles du magicien ont été renouvelées par les esprits, que ceux-ci l’ont frappé de leurs armes, l’ont mordu à la langue et comme preuve du traitement qu’il a subi, il peut montrer, dans les tribus de l’Australie centrale, sa langue trouée. On dit expressément que le novice meurt réellement pour renaître après sa révélation.

Cette idée d’une mort momentanée est un thème général de l’initiation magique aussi bien que de l’initiation religieuse. Mais les magiciens prêtent plus que les autres aux contes qu’on fait de ces résurrections. Pour sortir une fois par hasard du domaine habituel de nos recherches, nous citerons des contes des Esquimaux de la terre de Baffin. Un homme voulait devenir angekok, l’angekok initiateur le tua ; il resta étendu pendant huit jours, gelé ; pendant ce temps, son âme courait les profondeurs de la mer, du ciel et de la terre ; elle apprenait les secrets de la nature ; quand l’angekok le réveilla, en soufflant sur chacun de ses membres, il était devenu angekok lui-même. Nous voyons là l’image d’une révélation complète en plusieurs actes, comprenant une rénovation personnelle, le transport dans le monde des esprits, l’acquisition de la science magique, c’est-à-dire de la connaissance de l’univers.

C’est au cours de dédoublements que s’acquièrent les pouvoirs magiques, mais, à la différence des cas de chamanisme où les possessions et les dédoublements doivent être renouvelés, ces dédoublements initiatoires ne se produisent qu’une fois dans la vie du magicien, qui en retire un bénéfice durable. Seulement, ils sont au moins une fois nécessaires et même obligatoires. En effet, ces représentations mythiques correspondent bien à des rites réels d’initiation ; l’individu va dormir dans la forêt, sur un tombeau, subit toute une série de pratiques, se prête à des exercices d’ascétisme, à des interdictions, à des tabous, qui sont des rites. De plus, l’individu se met en extase et rêve, et son rêve n’est pas un pur mythe, même quand le magicien s’initie tout seul.

Mais, le plus souvent, interviennent d’autres magiciens: Chez les Chames, c’est une ancienne pãja qui procure à l’initiée ses extases premières. En général, d’ailleurs, il y a pour le novice une véritable ordination, dont les agents sont les magiciens en exercice. Les Aruntas connaissent, à côté de l’initiation par les esprits, l’initiation par le magicien, qui se compose de rites ascétiques, de frictions, d’onctions et autres rites accumulés, au cours desquels l’impétrant absorbe de petits cailloux, signes de la puissance magique, qui émanent de son parrain. Dans nos papyrus grecs, nous avons un long manuel d’ordination magique, [...] (Dietrich, Abraxas, p. 166 sqq.), qui nous expose en détail toutes les phases d’une semblable cérémonie, purifications, rites sacrificiels, invocations et pour couronner le tout, une révélation mythique qui explique le secret du monde. Mais un rituel aussi complexe n’est pas toujours nécessaire. Il y a ordination quand il y a simplement évocation en commun d’un esprit (c’est ce qui se passe pour les pawang malais des Détroits) ou quand il y a présentation à l’esprit dans un lieu sacré (en Mélanésie, par exemple), etc. En tout cas, l’initiation magique produit les mêmes effets que les autres initiations; elle détermine un changement de personnalité, qui se traduit au besoin par un changement de nom. Elle établit un contact intime entre l’individu et ses alliés surnaturels, en définitive une possession virtuelle, qui est permanente. L’initiation magique se confond d’ailleurs normalement, dans certaines sociétés, avec l’initiation religieuse. Par exemple, chez les Peaux-Rouges, Iroquois ou Sioux, l’acquisition des pouvoirs de médecine se fait au moment de l’introduction dans la société secrète. Nous conjecturons, sans en avoir encore la preuve, qu’il est en de même pour certaines sociétés mélanésiennes.

L’initiation, en se simplifiant, finit par se rapprocher de la tradition pure et simple. Mais jamais la tradition magique n’a été une chose parfaitement simple et banale. En fait, dans la communication d’une formule, le professeur, le novice, tout l’entourage, s’il y en a un, prennent une attitude extraordinaire. L’adepte est et se croit un élu. L’acte est en général solennel et son caractère mystérieux ne nuit nullement à sa solennité. Il s’accompagne de formes rituelles, ablutions, précautions diverses ; des conditions de temps et de lieu sont observées ; dans d’autres cas, ce qu’il y a de grave dans l’enseignement magique s’exprime par le fait que la transmission de la recette est précédée d’une sorte de révélation cosmologique dont elle parait dépendre. Il est fréquent que les secrets magiques ne soient pas livrés sans condition. Même l’acheteur d’un charme n’en peut pas disposer librement, hors des clauses du contrat ; les charmes indûment livrés ne fonctionnent plus ou se retournent contre qui les emploie ; le folklore de tous les pays en donne une infinité d’exemples. Nous voyons dans ces croyances les signes d’un état d’esprit qui est réalisé toutes les fois que se transmettent des connaissances magiques, même les plus populaires. Ces conditions de transmission, cette espèce de contrat, montrent que, pour être donné de personne à personne, l’enseignement n’en fait pas moins entrer dans une véritable société fermée. La révélation, l’initiation et la tradition sont, à ce point de vue, équivalentes ; elles marquent formellement, chacune à sa façon, qu’un nouveau membre s’agrège au corps des magiciens. Ce n’est pas seulement l’opinion qui traite les magiciens comme formant une classe spéciale ; ils se considèrent eux-mêmes comme tels. Bien qu’ils soient, comme nous l’avons dit, des isolés, ils ont pu, en fait, former de véritables sociétés magiques. Ces sociétés magiques se sont recrutées par hérédité ou par cooptation. Les écrivains grecs nous signalent des familles de magiciens ; on nous en signale également dans les pays celtiques, dans l’Inde, en Malaisie, en Mélanésie ; la magie est une richesse qui se garde soigneusement dans une famille. Mais elle n’est pas toujours transmise suivant la même ligne que les autres biens : en Mélanésie, en plein pays de descendance utérine, elle passe de père à fils ; dans le Pays de Galles, il semble qu’en général la mère l’ait communiquée à son fils et le père à sa fille. Dans les groupes sociaux où les sociétés secrètes, c’est-à-dire les sociétés partielles d’hommes, dans lesquelles l’on entre volontairement, jouent un grand rôle, le corps des magiciens se confond, semble-t-il, avec la société secrète. Les sociétés de magiciens que nous décèlent les papyrus grecs, voisinent avec les sociétés mystiques alexandrines. En général, dans les cas où existent des groupes magiques, nous ne sommes pas capables de les distinguer des associations religieuses. Mais ce que nous savons bien, c’est qu’au moyen âge on ne s’est représenté la magie que comme exercée par des collectivités ; les textes les plus anciens nous parlent d’assemblées de sorcières ; nous les retrouvons dans le mythe de la chevauchée à la suite de Diane, puis dans le sabbat. Cette image est évidemment grossie, encore que l’existence de chapelles magiques et d’épidémies magiques nous soient bien attestées. Toutefois, s’il faut faire, dans ce qu’on nous dit des familles et des sectes magiques, la part de l’opinion et du mythe, il en reste assez pour nous donner lieu de croire que la magie a dû toujours fonctionner, en partie, par petits groupes, tels que ceux que forment, de nos jours, les derniers adeptes de l’occultisme. D’ailleurs, même là où n’apparaît aucune association expresse de magiciens, il y a, moralement, un groupe professionnel et ce groupe a des statuts implicites, mais obéis. Nous constatons que le magicien a généralement une règle de vie, qui est une discipline corporative. Cette règle consiste quelquefois dans la recherche de qualités morales, de la pureté rituelle, dans une certaine gravité de la tenue, souvent en bien autre chose ; en un mot, ces professionnels se donnent les dehors de leur profession.

Si l’on objecte à tout ce que nous venons de dire sur le caractère social des agents de la magie, qu’il existe une magie populaire qui n’est pas exercée par des personnes qualifiées, nous répondrons que les agents de celle-ci s’efforcent toujours de ressembler, autant que possible, à leur idée du magicien. De plus, nous ferons remarquer que cette magie populaire ne se rencontre qu’à l’état de survivances, dans de petits groupes très simples, hameaux ou familles ; et nous pourrions soutenir, non sans quelque apparence de raison, que ces petits groupes dont les membres reproduisent indistinctement les mêmes gestes magiques traditionnels sont bien en réalité des sociétés de magiciens.

2 - LES ACTES

Les actes du magicien sont des rites, et nous allons montrer, en les décrivant, qu’ils répondent bien à tout ce que contient la notion de rite. Il faut noter que, dans les recueils de folklore, ils nous sont souvent présentés sous une forme très peu compliquée et très banale ; si les auteurs de ces recueils ne nous disaient pas eux-mêmes, au moins implicitement, que ce sont des rites, nous serions tentés de n’y voir que des gestes très vulgaires et sans caractère spécial. Mais nous prétendons qu’en général ce ne sont pas des actes simples et dépourvus de toute solennité. Leur simplicité apparente vient de ce qu’ils sont mal décrits, ou mal observés, ou bien de ce qu’ils se sont usés. Quant à nous, ce n’est évidemment pas parmi les rites réduits et mal connus que nous allons chercher les traits typiques du rituel magique.

Nous connaissons, au contraire, un très grand nombre de rites magiques qui sont fort complexes. Le rituel de l’envoûtement hindou, par exemple, est extraordinairement étendu (Kauçika sûtra, 47-49). Il exige tout un matériel de bois de mauvais augure, d’herbes coupées de certaines façons, d’huile particulière, de feu sinistre ; l’orientation est inverse de l’orientation des rites de bon augure ; on s’établit dans un lieu désert et dont le sol est salé ; enfin l’enchantement doit se faire, à une date, indiquée en termes ésotériques, mais évidemment à une date sinistre, et dans l’ombre (aroka), sous un astérisme néfaste (47, 1-11). Vient ensuite une initiation spéciale, très longue, de l’intéressé, une dîskâ, dit le commentaire (Keçava ad sû 12), analogue à celle que subit le sacrifiant à l’entrée d’un sacrifice solennel. À partir de ce moment, c’est le brahman qui devient le protagoniste du rite principal, ou plutôt des rites qui forment l’envoûtement proprement dit ; car il est impossible de savoir, à la lecture de notre texte, si les trente-deux types de rites, que nous avons comptés (47, 23 à 49, 27), rites dont plusieurs ont jusqu’à trois formes, font partie d’une seule et immense cérémonie, ou s’ils sont théoriquement distincts. Toujours est-il que l’un des moins compliqués, pratiqué sur un voult d’argile (49, 23), ne s’étend pas sur moins de douze jours. L’envoûtement se termine par une purification rituelle (49, 27). - Les rites de l’imprécation chez les Cherokees, ou les Pitta-Pitta du Queensland ne sont pas beaucoup plus simples. Enfin, nous avons, dans nos papyrus grecs et dans nos textes assyriens, des exorcismes et des rites de divination qui ne sont guère moins longs.

1º Les conditions des rites. - Si maintenant nous passons à l’analyse du rite en général, nous devons noter d’abord qu’un précepte magique comprend, outre l’indication d’une ou plusieurs opérations centrales, l’énumération d’un certain nombre d’observances accessoires, tout à fait équivalentes à celles qui entourent les rites religieux. Toutes les fois que nous sommes en présence de véritables rituels, de manuels liturgiques, l’énumération précise des circonstances n’y manque point.

Le moment où le rite doit s’accomplir est soigneusement déterminé. Certaines cérémonies doivent se faire la nuit ou à des heures choisies de la nuit, à minuit, par exemple; d’autres, à certaines heures du jour, au coucher du soleil ou à son lever ; les deux crépuscules sont spécialement magiques. Les jours de la semaine ne sont pas indifférents ; tel le vendredi, le jour du sabbat, sans préjudice des autres jours : dès qu’il y a eu semaine, le rite a été affecté à un jour fixe. De même, le rite est daté dans le mois, mais il l’est surtout, et peut-être de préférence, par le cours et le décours de la lune. Les dates lunaires sont celles dont l’observance est le plus généralement fixée. Dans l’Inde ancienne, théoriquement, tout rite magique était attaché à un sacrifice de la nouvelle et de la pleine lune. Même, il semble résulter des textes anciens et il appert de textes plus modernes que la quinzaine claire était réservée aux rites de bon augure, la quinzaine obscure aux rites de mauvais augure. Le cours des astres, les conjonctions et les oppositions de la lune, du soleil, des planètes, les positions des étoiles sont également observés. Par là, l’astrologie se trouve annexée à la magie, à tel point qu’une partie de nos textes magiques grecs se trouve dans des ouvrages astrologiques, et que, dans l’Inde, le grand ouvrage astrologique et astronomique du haut moyen âge consacre à la magie toute sa dernière partie. Le mois, le numéro d’ordre de l’année dans un cycle entrent quelquefois en ligne de compte. En général, les jours de solstice, d’équinoxe, et surtout les nuits qui les précèdent, les jours intercalaires, les grandes fêtes, chez nous, celles de certains saints, toutes les époques un peu singularisées sont tenues pour exceptionnellement favorables. Il arrive que toutes ces données s’enchevêtrent et déterminent des conditions très rarement réalisables ; si l’on en croyait les magiciens hindous certains rites ne pourraient se pratiquer avec fruit que tous les quarante-cinq ans.

La cérémonie magique ne se fait pas n’importe où, mais dans les lieux qualifiés. La magie a souvent de véritables sanctuaires, comme la religion ; il y a des cas où leurs sanctuaires sont communs, par exemple en Mélanésie, en Malaisie et aussi dans l’Inde moderne, où l’autel de la divinité de village sert à la magie ; dans l’Europe chrétienne, où certains rites magiques doivent être exécutés dans l’église et jusque sur l’autel. Dans d’autres cas, le lieu est choisi parce que les cérémonies religieuses ne doivent pas s’y faire et qu’il est soit impur, soit tout au moins l’objet d’une considération spéciale. Les cimetières, les carrefours et la forêt, les marais et les fosses à détritus, tous les endroits où habitent les revenants et les démons, sont pour la magie des places de prédilection. On fait de la magie sur les limites des villages et des champs, les seuils, les foyers, les toits, les poutres centrales, les rues, les routes, les traces, en tout endroit qui a une détermination quelconque. Le minimum de qualification dont on puisse se contenter, c’est que le lieu ait une corrélation suffisante avec le rite ; pour enchanter un ennemi, on crache sur sa maison ou devant lui. À défaut d’autre détermination, le magicien trace un cercle ou un carré magique, un templum, autour de lui, et c’est là qu’il travaille.

Nous venons de voir qu’il y avait, au rite magique comme au sacrifice, des conditions de temps et de lieu. Il y en a d’autres encore. On utilise sur le terrain magique des matières et des instruments, mais ces derniers ne sont jamais quelconques. Leur préparation et leur choix sont l’objet de rites et sont même tout particulièrement soumis, eux aussi, à des conditions de temps et de lieu. Ainsi, le chamane cherokee va chercher ses herbes médicinales à tel jour de la lune, au lever du soleil; il les cueille dans un ordre fixé, avec certains doigts, en ayant soin que son ombre ne porte pas sur elles, et après avoir exécuté des circuits rituels. On emploie du plomb qui vient des bains, de la terre qui vient du cimetière et ainsi de suite. La confection ou la mise en état des choses, des matériaux du rituel, est longue, minutieuse. Dans l’Inde, tout ce qui entrait dans la composition d’une amulette ou d’un philtre devait obligatoirement avoir macéré, être oint longtemps à l’avance et d’une façon spéciale. Normalement, les choses magiques sont, sinon consacrées au sens religieux, du moins incantées, c’est-à-dire revêtues d’une sorte de consécration magique.

Outre ces enchantements préalables, une bonne partie des choses employées ont déjà, comme souvent la victime du sacrifice, une première qualification. Les unes sont qualifiées par la religion, restes de sacrifices qui eussent dû être consommés ou détruits, os de morts, eaux de lustration, etc. Les autres sont généralement, pour ainsi dire, disqualifiées, comme les restes de repas, les détritus, les rognures d’ongles et les cheveux coupés, les excréments, les fœtus, les ordures ménagères et, en général, tout ce qu’on rejette et qui n’est pas d’un emploi normal. Puis viennent un certain nombre de choses qui paraissent être employées pour elles-mêmes, en vertu de leurs propriétés réelles ou supposées, ou encore de leur corrélation avec le rite : animaux, plantes, pierres ; enfin, d’autres substances telles que la cire, la colle, le plâtre, l’eau, le miel, le lait, qui ne servent qu’à amalgamer et à utiliser les autres et semblent être le plat sur lequel la cuisine magique est servie. Ces dernières substances elles-mêmes ont souvent leurs vertus propres et sont l’objet de prescriptions, quelquefois très formelles : dans l’Inde, il est, d’ordinaire, prescrit d’employer le lait d’une vache d’une couleur déterminée et dont le veau a la même couleur qu’elle. L’énumération de toutes ces substances forme la pharmacopée magique. Elle a dû tenir dans l’enseignement de la magie la place considérable qu’elle occupe dans les doctrinaux. Mais si, pour le inonde gréco-romain, elle est si énorme qu’elle semble illimitée, c’est que la magie gréco-romaine ne nous a pas laissé de rituel ou de Code magiques pratiques qui soient généraux et complets. Il ne nous semble pas douteux que, normalement, pour un groupe défini de magiciens, en un temps donné, elle ait été presque parfaitement limitée, comme nous le voyons dans les textes atharvaniques, aux chapitres VIII à XI du Kauçika Sûtra, ou même dans les manuscrits cherokees. Les listes de matières ont eu, selon nous, le caractère impératif d’un Codex de pharmacie et nous considérons, en principe, les livres de pharmacopée magique qui nous sont intégralement parvenus, comme ayant été, chacun à son heure, le manuel complet et limitatif d’un magicien ou d’un groupe de magiciens.

Outre l’emploi de ces matériaux, les cérémonies comportent celui de tout un outillage, dont les pièces ont fini par avoir une valeur magique qui leur est propre. Le plus simple de ces outils, c’est la baguette magique. La boussole divinatoire chinoise a été l’un des plus complexes. Les magiciens gréco-latins ont tout un arsenal de bassins, d’anneaux, de couteaux, d’échelles, de rouelles, de crécelles, de fuseaux, de clefs, de miroirs, etc. Le sac-médecine d’un Iroquois ou d’un Siou, avec ses poupées, ses plumes, ses cailloux, ses perles tissées, ses ossements, ses bâtons à prières, ses couteaux et ses flèches, est aussi plein de choses hétéroclites que le cabinet du docteur Faust.

Quant au magicien et à son client, ils sont, par rapport au rite magique, ce que le sacrifiant et le sacrificateur sont par rapport au sacrifice : ils doivent, eux aussi, se soumettre à des rites préliminaires, qui ne portent quelquefois que sur eux, mais quelquefois aussi sur leur famille ou sur leur groupe tout entier. Entre autres prescriptions, ils doivent rester chastes, être purs, faire des ablutions préalables, s’oindre ; jeûner ou s’abstenir de certains aliments ; ils doivent porter un vêtement spécial, ou bien neuf, ou bien sale, tout blanc ou avec des bandelettes pourpres, etc. ; ils doivent se grimer, se masquer, se déguiser, se couronner, etc. ; quelquefois, ils doivent être nus, peut-être pour enlever toute barrière entre eux et les pouvoirs magiques, peut-être pour agir par l’indécence rituelle de la bonne femme du fabliau. Enfin, certaines dispositions mentales sont exigées ; il est nécessaire d’avoir la foi, d’être sérieux.

L’ensemble de toutes ces observances concernant le temps, le lieu, les matériaux, les instruments, les agents de la cérémonie magique, constitue de véritables préparations, des rites d’entrée dans la magie, semblables aux rites d’entrée dans le sacrifice, dont nous avons parlé ailleurs. Ces rites sont si importants qu’ils forment eux-mêmes des cérémonies distinctes par rapport à la cérémonie qu’ils conditionnent. D’après les textes atharvaniques, un sacrifice précède la cérémonie et souvent des rites surérogatoires s’y niMent, pour préparer chaque nouveau rite ; en Grèce, on prévoit la confection, longuement décrite, de phylactères spéciaux, prières orales ou écrites, talismans divers, qui ont pour but de protéger l’opérateur contre la puissance qu’il emploie, contre ses propres erreurs ou contre les machinations de ses adversaires. On pourrait, du point de vue où nous sommes placés, considérer comme rites préparatoires un certain nombre de cérémonies, qui tiennent souvent une place sans proportion avec, l’importance du rite central, c’est-à-dire de celui qui répond précisément au but qu’on veut atteindre. Telles sont les danses magiques, la musique continuelle, les tamtams ; telles encore les fumigations, les intoxications. Toutes ces pratiques mettent les officiants et leurs clients dans un état spécial, non seulement moralement et psychologiquement, mais quelquefois physiologiquement différent de leur état normal, état qui est parfaitement réalisé dans les transes chamaniques, les rêves volontaires ou obligatoires, qui sont aussi des rites. Le nombre et la grandeur de ces faits prouvent que le rite magique se passe dans un milieu magique différencié, milieu que l’ensemble des préparations de la cérémonie a pour objet de limiter et de distinguer des autres milieux. À la rigueur, une simple attitude, un murmure, un mot, un geste, un regard suffit pour en indiquer la présence.

Comme pour le sacrifice, il y a encore, sinon toujours, du moins assez régulièrement, des rites de sortie, destinés à limiter les effets du rite et à assurer l’impunité des acteurs. On rejette ou l’on détruit les produits de la cérémonie qui ne sont pas utilisés ; on se lustre ; on quitte le terrain magique en ayant soin de ne pas tourner la tête. Ce ne sont pas là de simples précautions individuelles, elles sont prescrites ; ce sont des règles d’action, qui figurent expressément au rituel cherokee ou dans le rituel atharvanique et ont dû faire également partie des rituels de magie gréco-latins. Virgile a soin de les mentionner à la fin de la huitième églogue (v. 102).

Fer cineres, Amarylli, foras, rivoque fluenti
Transque caput jace ; nec respexeris...

Dans la [...], cérémonie divinatoire dont la liturgie nous est donnée par le grand Papyrus magique de Paris, nous trouvons encore une prière finale qui est un véritable rite de sortie.

En règle générale, on peut dire que la magie multiplie les conditions des rites, au point de paraître rechercher des échappatoires et même d’en trouver. La tradition littéraire relative à la magie, bien loin d’avoir réduit le caractère apparemment compliqué de ses opérations, semble l’avoir développé à plaisir. C’est qu’il tient étroitement à l’idée de la magie. Il est d’ailleurs naturel que les magiciens se soient retranchés, en cas d’insuccès, derrière la procédure et les vices de forme. Mais on n’a pas le droit de supposer qu’il n’y ait eu là qu’un simple artifice. Les magiciens en auraient été les premières victimes, se rendant ainsi leur profession impossible. L’importance et la prolifération illimitée de ces rites tient directement aux caractères essentiels de la magie même. Il est à noter que la plupart des circonstances à observer sont des circonstances anormales. Si banal que soit le rite magique, on veut le faire rare. Ce n’est pas sans raison qu’on n’emploie que des herbes de la Saint-Jean, de la Saint-Martin, de la Noël, du Vendredi Saint ou des herbes de la nouvelle lune. Ce sont des choses qui ne sont pas ordinaires et il s’agit en somme de donner à la cérémonie ce caractère anormal vers lequel tend tout rite magique. Les gestes sont l’inverse des gestes normaux, ou tout au moins de ceux qui sont admis dans les cérémonies religieuses ; les conditions de temps et les autres sont apparemment irréalisables ; tout le matériel est de préférence immonde et les pratiques obscènes. Le tout a un air de bizarrerie, d’affectation, de contre-nature, aussi éloigné que possible de la simplicité à laquelle quelques-uns des derniers théoriciens ont réduit la magie.

2º La nature des rites. - Nous arrivons maintenant aux cérémonies essentielles et directement efficaces. Elles comprennent d’ordinaire à la fois des rites manuels et des rites oraux. En dehors de cette grande division, nous ne tentons pas une classification des rites magiques. Nous constituons simplement, pour les besoins de notre exposition, un certain nombre de groupes de rites, entre lesquels il n’y a pas de distinction bien tranchée.

Les rites manuels. - Dans l’état actuel de la science des religions, le groupe des rites sympathiques ou symboliques est le premier qui se présente comme ayant plus particulière-ment un caractère magique. Leur théorie a été suffisamment faite et des répertoires assez considérables en ont été dressés, pour que nous soyons dispensés d’y insister. À la lecture de ces répertoires, on pourra peut-être penser que le nombre des rites symboliques est théoriquement indéfini et que tout acte symbolique est, par nature, efficace. Nous pensons, au contraire, sans cependant pouvoir en apporter la preuve, que, pour une magie donnée, le nombre des rites symboliques, prescrits et exécutés, est toujours limité. Nous croyons, en outre, qu’ils ne sont exécutés que parce qu’ils sont prescrits et non parce qu’ils sont logiquement réalisables. En face de l’infinité des symbolismes possibles, même des symbolismes observés dans l’ensemble de l’humanité, le nombre de ceux qui sont valables pour une magie est singulièrement petit. Nous pourrions dire qu’il y a toujours des codes limitatifs de symbolismes, si nous trouvions en réalité des catalogues de rites sympathiques ; ces catalogues, il est naturel que nous n’en ayons pas, car les magiciens n’ont eu besoin de classer les rites que par objets et non par procédés.

Nous ajouterons que, si le procédé sympathique est d’un emploi général dans toutes les magies et dans toute l’humanité, s’il y a même de véritables rites sympathiques, les magiciens n’ont pas, en général, librement spéculé sur la sympathie, ils se sont moins préoccupés du mécanisme de leurs rites que de la tradition qui les transmet et de leur caractère formel ou exceptionnel.

En conséquence, ces pratiques nous apparaissent, non pas comme des gestes mécaniquement efficaces, mais comme des actes solennels et de véritables rites. En fait, des rituels qui nous sont connus, hindous, américains ou grecs, il nous serait fort difficile d’extraire une liste des rites sympathiques purs. Les variations sur le thème de la sympathie sont si nombreuses que celui-ci en est comme obscurci.

Mais il n’y a pas que des rites sympathiques en magie. Il y a d’abord toute une classe de rites qui équivalent aux rites de la sacralisation et de la désacralisation religieuses. Le système des purifications est si important que la çânti hindoue, l’expiation, semble avoir été une spécialité des brahmanes de l’Atharva Veda et que le mot de [...], en Grèce, a fini par désigner le rite magique en général. Ces purifications sont faites avec des fumigations, des bains de vapeur, des passages au feu, à l’eau, etc. Une bonne partie des rites curatifs et des rites conjuratoires sont faits de pareilles pratiques.

Il y a ensuite des rites sacrificiels. Il y en a dans la [...], dont nous parlons plus haut, et dans l’envoûtement hindou. Dans les textes atharvaniques, outre les sacrifices obligatoires de préparation, la plus grande partie des rites sont des sacrifices ou en impliquent : ainsi, l’incantation des flèches se fait sur un bûcher de bois de flèches, qui est sacrificiel ; dans tout ce rituel, une part de tout ce qui est consommé est nécessairement sacrifiée. Dans les textes grecs, les indications de sacrifices sont tout au moins fréquentes. L’image du sacrifice s’est même imposée au point de devenir en magie une image directrice, suivant laquelle s’ordonne dans la pensée l’ensemble des opérations ; ainsi, dans les livres alchimiques grecs, nous trouvons, à plusieurs reprises, la transmutation du cuivre en or expliquée par une allégorie sacrificielle. Le thème du sacrifice et, en particulier, du sacrifice d’enfant, est commun dans ce que nous savons de la magie antique et de celle du moyen âge ; on en rencontre des exemples un peu partout ; toutefois ils nous viennent plutôt du mythe que de la pratique magique. Nous considérons tous ces rites comme des sacrifices, parce qu’en fait ils nous sont donnés comme tels ; les vocabulaires ne les distinguent pas du sacrifice religieux pas plus qu’ils ne distinguent les purifications magiques des purifications religieuses. D’ailleurs, ils produisent les mêmes effets que les sacrifices religieux, ils dégagent des influences, des puissances et ce sont des moyens de communiquer avec celles-ci. Dans la [...], le dieu est vraiment présent à la cérémonie. Les textes nous apprennent aussi que, dans ces rites magiques, les matières traitées se trouvent réellement transformées et divinisées. On lit dans une incantation qui ne nous paraît pas d’ailleurs avoir subi une influence chrétienne : [...]. (Papyrus, CXXI [B. M.], 710.)

Il y a donc des sacrifices dans la magie, mais nous n’en trouvons pas dans toutes les magies ; ainsi, chez les Cherokees ou en Australie, ils font défaut. En Malaisie, ils sont très réduits : les offrandes d’encens et de fleurs y sont probablement d’origine bouddhique ou hindouiste, et les sacrifices, très rares, de chèvres et de coqs semblent souvent d’origine musulmane. En principe, là où manque le sacrifice magique, le sacrifice religieux manque également. En tout cas, l’étude spéciale du sacrifice magique n’est pas aussi nécessaire à l’étude de la magie que celle du rite sympathique et nous la réservons pour un autre travail, où nous comparerons spécialement le rite magique au rite religieux. Toutefois, on peut déjà poser en thèse générale que les sacrifices ne forment pas, dans la magie, comme dans la religion, une classe bien fermée de rites très spécialisés. D’une part, comme dans l’exemple cité plus haut du sacrifice de bois de flèches et, par définition, dans tous les cas de sacrifices expiatoires magiques, ils ne font qu’envelopper le rite sympathique, dont ils sont alors, à proprement parler, la forme. D’autre part, ils touchent à la cuisine magique. Ils ne sont plus qu’une manière entre mille de la faire. Ainsi, dans la magie grecque, la confection des [...] ne se distingue pas des sacrifices ; les papyrus donnent aux mélanges magiques destinés aux fumigations ou à tout autre chose le nom [...].

Nous nous trouvons ici en présence d’une grande classe de pratiques mal définies qui tiennent, dans la magie et dans ses doctrinaux, une énorme place ; car elles confinent à l’emploi des substances dont les vertus doivent être transmises par contact ; en d’autres termes, elles fournissent le moyen d’utiliser les associations sympathiques ou d’utiliser sympathiquement les choses. Comme elles sont aussi étranges qu’elles sont générales, elles colorent de leur bizarrerie tout l’ensemble de la magie et fournissent un des traits essentiels de son image populaire. L’autel du magicien, c’est son chaudron magique. La magie est un art d’accommoder, de préparer des mélanges, des fermentations et des mets. Ses produits sont triturés, broyés, malaxés, dilués, transformés en parfums, en boissons, en infusions, en pâtes, en gâteaux à formes spéciales, en images, pour être fumigés, bus, mangés ou gardés comme amulettes. Cette cuisine, chimie ou pharmacie, n’a pas seulement pour objet de rendre utilisables les choses magiques, elle sert à leur donner la forme rituelle, qui fait partie, et non la moindre, de leur efficacité. Elle est elle-même rituelle, très formelle et traditionnelle ; les actes qu’elle comporte sont des rites. Ces rites ne doivent pas être rangés indifféremment parmi les rites préparatoires ou concomitants d’une cérémonie magique. La préparation des matières et la confection des produits est l’objet principal et central de cérémonies complètes, avec rites d’entrée et rites de sortie. Ce qu’est au sacrifice l’accommodation de la victime, cette cuisine l’est au rite magique. C’est un moment du rite.

Cet art d’accommoder les choses est compliqué d’autres industries. La magie prépare des images, faites de pâte, d’argile, de cire, de miel, de plâtre, de métal ou de papier mâché, de papyrus ou de parchemin, de sable ou de bois, etc. La magie sculpte, modèle, peint, dessine, brode, tricote, tisse, grave ; elle fait de la bijouterie, de la marqueterie, et nous ne savons combien d’autres choses. Ces divers métiers lui procurent ses figurines de dieux ou de démons, ses poupées d’envoûtement, ses symboles. Elle fabrique des gris-gris, des scapulaires, des talismans, des amulettes, tous objets qui ne doivent être considérés que comme des rites continués.

Les rites oraux. - On désigne d’ordinaire les rites oraux magiques sous le nom générique d’incantations, et nous ne voyons pas de raison pour ne pas suivre méthodiquement l’usage. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y ait qu’une seule espèce de rites oraux en magie. Bien loin de là, le système de l’incantation a une telle importance dans la magie qu’il est, dans certaines magies, extrêmement différencié. Il ne semble pas qu’on lui ait jamais fait la part exacte qui lui revient. À lire certains répertoires modernes, on pourrait croire que la magie ne se compose que de rites manuels ; les rites oraux n’y sont mentionnés que pour mémoire et disparaissent dans la longue énumération du reste. D’autres recueils au contraire, comme celui de Löunrot, pour la magie finnoise, ne contiennent que des incantations. Il est rare qu’on nous donne une idée suffisante de l’équilibre des deux grandes classes de rites, comme l’ont fait Skeat pour la magie malaise, ou Mooney pour celle des Cherokees. Les rituels ou les livres de magiciens montrent que d’ordinaire les uns ne vont pas sans les autres. Ils sont si intimement associés que, pour donner une idée exacte des cérémonies magiques, il faudrait les étudier concurremment. Si l’une des deux classes tendait à prédominer, ce serait plutôt celle des incantations. Il est douteux qu’il y ait eu de véritables rites muets, tandis qu’il est certain qu’un très grand nombre de rites ont été exclusivement oraux.

Nous trouvons dans la magie à peu près toutes les formes de rites oraux que nous connaissons dans la religion : serments, vœux, souhaits, prières, hymnes, interjections, simples formules. Mais, pas plus que nous n’avons essayé de classer les rites manuels, nous n’essayerons de classer sous ces rubriques les rites oraux. Elles ne correspondent pas ici à des groupes de faits bien définis. Le chaos de la magie fait que la forme des rites ne répond pas exactement à leur objet. Il y a des disproportions qui nous étonnent ; nous voyons des hymnes de la plus haute envolée associées aux fins les plus mesquines.

Il existe un groupe d’incantations qui correspond à ce que nous avons appelé les rites sympathiques. Les unes agissent elles-mêmes sympathiquement. Il s’agit de nommer les actes ou les choses et de les susciter ainsi par sympathie. Dans un charme médical ou dans un exorcisme, on jouera sur les mots qui signifient écarter, rejeter, ou bien sur ceux qui désignent la maladie ou le démon, cause du mal. Les calembours et les onomatopées comptent parmi les moyens employés pour combattre verbalement, par sympathie, la maladie. Un autre procédé, qui donne lieu à une sorte de classe d’incantations sympathiques, est la description même du rite manuel correspondant :[...] (Théocrite, II, 21). Il semble qu’on ait supposé souvent que la description, ou la mention de l’acte, suffisent et à le produire et à produire son effet.

De même que la magie contient des sacrifices, elles contient aussi des prières, des hymnes, et tout particulièrement des prières aux dieux. Voici une prière védique prononcée au cours d’un simple rite sympathique contre l’hydropisie (Kauçika sûtra 25, 37 sq.) : « Cet Asura règne sur les dieux ; certes, la volonté du roi Varuna est vérité (se réalise immanquablement) ; de ceci (de cette maladie) moi qui excelle de toutes parts par mon charme, de la colère du terrible (dieu), je retire cet homme. Qu’honneur te soit (rendu) ô roi Varuna, à ta colère ; car, ô terrible, toute tromperie, tu la connais. Mille autres hommes, je te les abandonne ensemble ; que, par ta bonté (?), il vive cent automnes cet homme », etc. Varuna, dieu des eaux, qui sanctionne les fautes par l’hydropisie, est imploré naturellement au cours de cet hymne (Atharva Veda, I, 10), ou plus exactement de cette formule (brahman, vers 4). Dans les prières à Artémis et au soleil qu’on a relevées dans les papyrus magiques grecs, la belle teneur lyrique de l’invocation est dénaturée et étouffée par l’intrusion de tout le fatras magique. Les prières et les hymnes qui rappellent de si près, pour peu qu’on les dépouille de cet appareil insolite, celles que nous sommes habitués à considérer comme religieuses, proviennent souvent de rituels religieux, en particulier de rituels abolis ou étrangers. Ainsi, M. Dieterich vient d’extraire du grand papyrus de Paris tout un morceau de liturgie mithriaque. De même les textes sacrés, choses religieuses, peuvent devenir à l’occasion choses magiques. Les livres saints, Bible, Coran, Vedas, Tripitakas, ont fourni d’incantations une bonne partie de l’humanité. Que le système des rites oraux à caractère religieux se soit étendu à ce point dans les magies modernes, nous ne devons pas nous en étonner ; ce fait est corrélatif à l’extension de ce système dans la pratique de la religion, de même que l’application magique du mécanisme sacrificiel est corrélative à son application religieuse. Il n’y a pour une société donnée qu’un nombre limité de formes rituelles qui soient concevables.

Ce que les rites manuels ne font pas normalement dans la magie, c’est de retracer des mythes. Mais, par contre, nous avons un troisième groupe de rites verbaux, que nous appellerons incantations mythiques. De ces incantations, il y a une première sorte qui consiste à décrire une opération semblable à celle qu’on veut produire. Cette description a la forme d’un conte ou d’un récit épique et les personnages en sont héroïques ou divins. On assimile le cas présent au cas décrit comme à un prototype, et le raisonnement prend la forme suivante : Si un tel (dieu, saint ou héros) a pu faire telle ou telle chose (souvent plus difficile), dans telle circonstance, de même, ou à plus forte raison, peut-il faire la même chose dans le cas présent, qui est analogue. Une deuxième classe de ces charmes mythiques est formée par ce qu’on a appelé les rites d’origine ; ceux-ci décrivent la genèse, énumèrent les qualités et les noms de l’être, de la chose ou du démon visé par le rite ; c’est une sorte de dénonciation qui dévoile l’objet du charme ; le magicien lui intente un procès magique, établit son identité, le traque, le force, le rend passif et lui intime des ordres.

Toutes ces incantations sont capables d’atteindre des dimensions considérables. Il est plus fréquent encore qu’elles se rétrécissent ; le balbutiement d’une onomatopée, d’un mot qui indique l’objet du rite, du nom de la personne désignée fait à la rigueur après que le rite oral n’ait plus qu’une action toute mécanique. Les prières se réduisent aisément à la simple mention d’un nom divin ou démoniaque, ou d’un mot religieux presque vide, comme le trisagion ou le qodesch, etc. Les charmes mythiques finissent par se borner à la simple énonciation d’un nom propre ou d’un nom commun. Les noms eux-mêmes se décomposent ; on les remplace par des lettres : le trisagion par sa lettre initiale, les noms des planètes par les voyelles correspondantes ; on en arrive ainsi aux énigmes que sont les [...] ou aux fausses formules algébriques, auxquelles ont abouti les résumés d’opérations alchimiques.

Si tous ces rites oraux tendent vers les mêmes formes, c’est qu’ils ont tous la même fonction. Ils ont tout au moins pour effet d’évoquer une puissance et de spécialiser un rite. On invoque, on appelle, on rend présente la force spirituelle qui doit faire le rite efficace, ou tout au moins, on éprouve le besoin de dire sur quelle puissance on compte ; c’est le cas des exorcismes faits au nom de tel ou tel dieu ; on atteste une autorité, c’est le cas des charmes mythiques. D’autre part, on dit à quoi sert le rite manuel, et pour qui il est fait ; on inscrit ou on prononce sur les poupées d’envoûtement le nom de l’enchanté ; en cueillant certaines plantes médicinales, il faut dire à quoi et à qui on les destine. Ainsi, le charme oral précise, complète le rite manuel qu’il peut supplanter. Tout geste rituel, d’ailleurs, comporte une phrase; car il y a toujours un minimum de représentation, dans lequel la nature et la fin du rite sont exprimées, tout au moins dans un langage intérieur. C’est pourquoi nous disons qu’il n’y a pas de véritable rite muet, parce que le silence apparent n’empêche pas cette incantation sous-entendue qu’est la conscience du désir. De ce point de vue, le rite manuel n’est pas autre chose que la traduction de cette incantation muette ; le geste est un signe et un langage. Paroles et actes s’équivalent absolument et c’est pourquoi nous voyons que des énoncés de rites manuels nous sont présentés comme des incantations, Sans acte physique formel, par sa voix, son souffle, ou même par son désir, un magicien crée, annihile, dirige, chasse, fait toutes choses;

Le fait que toute incantation soit une formule et que tout rite manuel ait virtuellement une formule, démontre déjà le caractère formaliste de toute la magie. Pour les incantations, personne n’a jamais mis en doute qu’elles fussent des rites, étant traditionnelles, formelles et revêtues d’une efficacité sui generis ; on n’a jamais conçu que des mots aient produit physiquement les effets désirés. Pour les rites manuels, le fait est moins évident ; car il y a une correspondance plus étroite, quelquefois logique, quelquefois même expérimentale, entre le rite et l’effet désiré ; il est certain que les bains de vapeur, les frictions magiques ont réellement soulagé des malades. Mais, en réalité, les deux séries de rites ont bien les mêmes caractères et prêtent aux mêmes observations, Toutes deux se passent dans un monde anormal.

Les incantations sont faites dans un langage spécial qui est le langage des dieux, des esprits, de la magie. Les deux faits de ce genre dont la grandeur est peut-être la plus frappante, c’est l’emploi en Malaisie du bhàsahantu (langue des esprits) et chez les Eskimos de la langue des angekoks. Pour la Grèce, Jamblique nous dit que les [...] sont là langue des dieux, La magie a parlé sanscrit dans l’Inde des pracrits, égyptien et hébreu dans le monda grec, grec dans le monde latin, et latin chez nous, Partout elle recherche l’archaïsme, les termes étranges, incompréhensibles. Dès sa naissance, comme on le voit en Australie où nous y assistons peut-être, on la trouve marmonnant son abracadabra.

L’étrangeté et la bizarrerie dos rites manuels correspondent aux énigmes et aux balbutiements des rites oraux. Loin d’être une simple expression de l’émotion individuelle, la magie contraint à chaque instant les gestes et les locutions. Tout y est fixé et très exactement déterminé. Elle impose des mètres et des mélopées. Les formules magiques doivent être susurrées ou chantées sur un ton, sur un rythme spécial, Nous voyons dans le Çatapatha brâhmana comme dans Origène que l’intonation peut avoir plus d’importance que le mot. Le geste n’est pas réglementé avec moins de précision. Le magicien le rythme comme une danse : le rituel lui dit de quelle main, de quel doigt il doit agir, quel pied il doit avancer; quand il doit s’asseoir, se lever, se coucher, sauter, crier, dans quel sens il doit marcher. Fût-il seul avec lui-même, il n’est pas plus libre que le prêtre à l’autel. En outre, il y a des canons généraux qui sont communs aux rites manuels et aux rites oraux : ce sont ceux de nombre et d’orientation. Gestes et paroles doivent être répétés une certaine quantité de fois. Cep, nombres ne sont pas quelconques, ce sont ceux qu’on appelle des nombres magiques ou des nombres sacrés : 3, 4, 5, 7, 9, 11, 13, 20, etc. D’autre part, les mots ou les actes doivent être prononcés ou exécutés la face tournée vers l’un des points cardinaux, le minimum d’orientation prescrit étant la direction de l’enchanteur vers l’objet enchanté. En somme, les rites magiques sont extraordinairement formels et tendent, Don pas à la simplicité du geste laïque, mais au raffinement le plus extrême de la préciosité mystique.

Les plus simples des rites magiques ont une forme à l’égal de ceux qui sont l’objet du plus grand nombre de déterminations. Nous avons jusqu’ici parlé de la magie comme si elle ne consistait qu’en actes positifs, Mais elle contient aussi des rites négatifs, qui sont précisément les rites très simples dont nous parlons. Nous les avons déjà rencontrés clans l’énumération des préparatifs de la cérémonie magique, quand nous avons mentionné les abstinences auxquelles se prêtaient le magicien et l’intéressé. Mais ces rites sont également recommandés ou pratiqués isolément. Ce sont eux qui constituent la grande masse des faits qu’on appelle superstitions. Ils consistent surtout à ne pas faire une certaine chose, pour éviter un certain effet magique. Or, ces rites sont non seulement formels, mais ils le sont au suprême degré puisqu’ils se présentent avec un caractère impératif presque parfait. L’espèce d’obligation qui s’y attache montre qu’ils sont l’œuvre de forces sociales, encore mieux que nous n’avons pu le faire pour les autres à l’aide de leur caractère traditionnel, anormal, formaliste. Mais sur cette question importante du tabou sympathique, de la magie négative, comme nous proposons de l’appeler, nous sommes trop peu éclairés par nos devanciers et par nos propres recherches, pour nous croire en mesure de faire autre chose que de signaler un sujet d’études. Pour le moment, nous ne voyons dans ces faits qu’une preuve de plus que cet élément de la magie, qui est le rite, est l’objet d’une prédétermination collective.

Quant aux rites positifs, nous avons vu comment ils étaient limités, pour chaque magie, quant à leur nombre. Celui de leurs compositions, où entrent, mélangés, incantations, rites négatifs, sacrifices, rites culinaires, etc., n’est pas non plus illimité. Il tend à s’établir des complexus stables en assez petit nombre, que nous pourrions appeler des types de cérémonies, tout à fait comparables soit aux types d’outils, soit à ce qu’on appelle des types quand on parle d’art. Il y a un choix, une sélection entre les formes possibles faites par chaque magie ; une fois établis, on retrouve sans cesse ces mêmes complexus démarqués et servant à toutes fins, en dépit de la logique de leur composition. Telles sont les variations sur le thème de l’évocation de la sorcière par le moyen des choses enchantées par elle ; quand il s’agissait de lait qui ne donnait plus de beurre, on poignardait le lait dans la baratte, mais on a continué à frapper le lait pour conjurer de tous autres maléfices. Nous avons là un type de cérémonie magique ; ce n’est pas d’ailleurs le seul qu’ait fourni le même thème. On cite également des envoûtements à deux et à trois poupées qui ne se justifient que par une semblable prolifération. Ces faits, par leur persistance et par leur formalisme, sont comparables aux fêtes religieuses.

D’autre part, de la même façon que les arts et les techniques ont des types ethniques ou plus exactement nationaux, de la même façon, on pourrait dire que chaque magie a son type propre, reconnaissable, caractérisé par la prédominance de certains rites : l’emploi des os de morts dans les envoûtements australiens, des fumigations de tabac dans les magies américaines, des bénédictions et des credo, musulmans ou juifs, dans les magies influencées par le judaïsme ou l’islamisme. Seuls les Malais semblent connaître comme rite le curieux thème de l’assemblée.

S’il y a spécification des formes de la magie suivant les sociétés, il y a, à l’intérieur de chaque magie, ou, à un autre point de vue, à l’intérieur de chacun des grands groupes de rites que nous avons décrits à part, des variétés dominantes. La sélection des types est, en partie, l’œuvre de magiciens spécialisés qui appliquent un seul rite ou un petit nombre de rites à l’ensemble des cas pour lesquels ils sont qualifiés. Chaque magicien est l’homme d’une recette, d’un instrument, d’un sac médecine, dont il use fatalement à tout propos. C’est plus souvent suivant les rites qu’ils pratiquent que suivant les pouvoirs qu’ils possèdent, que les magiciens sont spécialisés. Ajoutons que ceux que nous avons appelés les magiciens occasionnels connaissent encore moins de rites que les magiciens proprement dits et sont tentés de les reproduire sans fin. C’est ainsi que les recettes appliquées indéfiniment sans rime ni raison deviennent parfaitement inintelligibles. Nous voyons donc encore une fois combien la forme tend à prédominer sur le fond.

Mais ce que nous venons de dire sur la formation de variétés dans les rites magiques ne prouve pas qu’ils soient en fait classables. Outre qu’il reste une foule de rites flottants, la naissance de variétés dans cette masse amorphe est tout à fait accidentelle et ne correspond pas à une diversité réelle de fonctions ; il n’y a rien, dans la magie, qui soit proprement comparable aux institutions religieuses.

3 - LES REPRÉSENTATIONS

Les pratiques magiques ne sont pas vides de sens. Elles correspondent à des représentations, souvent fort riches, qui constituent le troisième élément de la magie. Nous avons vu que tout rite est une espèce de langage. C’est donc qu’il traduit une idée.

Le minimum de représentation que comporte tout acte magique, c’est la représentation de son effet. Mais cette représentation, si rudimentaire qu’on puisse la concevoir, est déjà fort complexe. Elle est à plusieurs temps, à plusieurs composantes. Nous pourrons en indiquer au moins quelques-unes et l’analyse que nous en ferons ne sera pas seulement théorique, puisqu’il y a des magies qui ont eu conscience de leur diversité et les ont notées par des mots ou par des métaphores distinctes. En premier lieu, nous supposons que les magiciens et leurs fidèles ne se sont jamais représenté les effets particuliers de leurs rites sans penser, au moins implicitement, aux effets généraux de la magie. Tout acte magique semble procéder d’une espèce de raisonnement syllogistique dont la majeure est souvent claire, voire exprimée dans l’incantation : Venenum veneno vincituri natura naturam vincit. « Nous savons ton origine... Comment peux-tu tuer ici ? » (Atharva Deda, VII, 76, 5, vidma vai le... jánam... Kathám ha tátra tvám hano ... ) Si particuliers que soient les résultats produits par les rites, ils sont conçus, au moment même de l’action, comme ayant tous des caractères communs. Il y a toujours, en effet, soit imposition, soit suppression d’un caractère ou d’une condition : par exemple, ensorcellement ou délivrance, prise de possession ou rachat, en deux mots, changement d’état. Nous dirons volontiers que tout acte magique est représenté comme ayant pour effet soit de mettre des êtres vivants ou des choses dans un état tel que certains gestes, accidents ou phénomènes, doivent s’ensuivre infailliblement, soit de les faire sortir d’un état nuisible. Les actes diffèrent entre eux selon l’état initial, les circonstances qui déterminent le sens du changement, et les fins spéciales qui leur sont assignées, mais ils se ressemblent en ce qu’ils ont pour effet immédiat et essentiel de modifier un état donné. Or, le magicien sait et sent bien que par là sa magie est toujours semblable à elle-même ; il a l’idée toujours présente que la magie est l’art des changements, la mâyâ, comme disent les Hindous.

Mais, outre cette conception toute formelle, il y a, dans l’idée d’un rite magique, d’autres éléments déjà concrets. Les choses viennent et partent : l’âme revient, la fièvre est chassée. On essaye de rendre compte de l’effet produit par des accumulations d’images. L’ensorcelé est un malade, un estropié, un prisonnier. On lui a brisé les os, fait évaporer les moelles, on l’écorche. L’image favorite est celle du lien qu’on lie ou qu’on délie : «lien des maléfices qui méchamment a été noué », « enchaînement qui sur le sol est dessiné », etc. Chez les Grecs le charme est un [...], un [...]. La même idée est exprimée plus abstraitement en latin par le mot de religio, qui d’ailleurs a le même sens. Dans une incantation contre une série de maux de gorge, après une énumération de termes techniques et descriptifs, nous lisons : Hanc religionem evoco, educo, excanto de istis membris, medullis (Marcellus, XV, 11) ; la religio est traitée ici comme une sorte d’être vague, de personnalité diffuse qu’on peut saisir et chasser. Ailleurs, c’est par des images morales, celles de la paix, de l’amour, de la séduction, de la crainte, de la justice, de la propriété, qu’on exprimera les effets du rite. Cette représentation, dont nous saisissons ainsi, çà et là, des linéaments imprécis, s’est quelquefois condensée dans une notion distincte, désignée par un mot spécial. Les Assyriens ont exprimé une pareille notion par le mot de mâmit. En Mélanésie, l’équivalent du mâmit, c’est le mana, qu’on voit sortir du rite ; chez les Iroquois (Hurons) c’est l’orenda, que lance le magicien ; dans l’Inde antique, c’était le brahman (neutre) qui allait agir ; chez nous, c’est le charme, le sort, l’enchantement et les mots mêmes par lesquels on détermine ces idées montrent combien elles étaient peu théoriques. On en parle comme de choses concrètes et d’objets matériels ; on jette un charme, une rune ; on lave, on noie, on brûle un sort.

Un troisième moment de notre représentation totale est celui où l’on conçoit qu’il y a entre les êtres et les choses intéressés dans le rite une certaine relation. Cette relation est quelquefois conçue comme sexuelle. Une incantation assyro-babylonienne crée une sorte de mariage mystique entre les démons et les images destinées à les représenter : « Vous, tout le mal, tout le mauvais qui s’est emparé de N., fils de N., et le poursuit, si tu es mâle, que ceci soit ta femme, si tu es femelle, que ceci soit ton mâle » (Fossey, La Magie assyrienne, p. 133). Il y a mille autres manières de concevoir cette relation. On peut la représenter comme une mutuelle possession des ensorceleurs et des ensorcelés. Les sorciers peuvent être atteints derrière leur victime, qui ainsi a prise sur eux. De la même façon, on peut lever un charme en ensorcelant le sorcier qui, de son côté, a naturellement prise sur son charme. On dit encore que c’est le sorcier, ou son âme, ou que c’est le démon du sorcier qui possèdent l’ensorcelé ; c’est ainsi qu’il réalise sa mainmise sur sa victime. La possession démoniaque est l’expression la plus forte, la simple fascination, l’expression la plus faible, de la relation qui s’établit entre le magicien et le sujet de son rite. On conçoit toujours, distinctement, une espèce de continuité entre les agents, les patients, les matières, les esprits, les buts d’un rite magique. Tout compte fait, nous retrouvons dans la magie ce que nous avons déjà trouvé dans le sacrifice. La magie implique une confusion d’images, sans laquelle, selon nous, le rite même est inconcevable. De même que sacrifiant, victime, dieu et sacrifice se confondent, de même magicien, rite et effets du rite, donnent lieu à un mélange d’images indissociables ; cette confusion, d’ailleurs, est en elle-même objet de représentation. Si distincts que soient, en effet, les divers moments de la représentation d’un rite magique, ils sont inclus dans une représentation synthétique, où se confondent les causes et les effets. C’est l’idée même de la magie, de l’efficacité immédiate et sans limite, de la création directe ; c’est l’illusion absolue, la mâyâ comme les Hindous l’avaient bien nommée. Entre le souhait et sa réalisation, il n’y a pas, en magie, d’intervalle. C’est là un de ses traits distinctifs, surtout dans les contes. Toutes ces représentations que nous venons de décrire ne sont que les diverses formes, les divers moments si l’on veut, de l’idée même de magie. Celle-ci contient en outre des représentations plus déterminées que nous allons essayer de décrire.

Nous classerons ces représentations en impersonnelles et en personnelles, suivant que l’idée d’êtres individuels s’y trouve ou ne s’y trouve pas. Les premières peuvent être divisées en abstraites et concrètes, les autres sont naturellement concrètes.

1º Représentations impersonnelles abstraites. Les lois de la magie. - Les représentations impersonnelles de la magie, ce sont les lois qu’elle a posées implicitement ou explicitement, au moins par l’organe des alchimistes et des médecins. Dans ces dernières années, on a donné une extrême importance à cet ordre de représentations. On a cru que la magie n’était dominée que par elles et on en a conclu tout naturellement que la magie était une sorte de science ; car qui dit loi dit science. En effet, la magie a bien l’air d’être une gigantesque variation sur le thème du principe de causalité. Mais ceci ne nous apprend rien ; car il serait bien étonnant qu’elle pût être autre chose, puisqu’elle a pour objet exclusif, semble-t-il, de produire des effets. Tout ce que nous concédons c’est que, à ce titre, si l’on simplifie ses formules, il est impossible de ne pas la considérer comme une discipline scientifique, une science primitive, et c’est ce qu’ont fait MM. Frazer et Jevons. Ajoutons que la magie fait fonction de science et tient la place des sciences à naître. Ce caractère scientifique de la magie a été généralement aperçu et intentionnellement cultivé par les magiciens. L’effort vers la science dont nous parlons est naturellement plus visible dans ses formes supérieures qui supposent des connaissances acquises, une pratique raffinée, et qui s’exercent dans des milieux mi l’idée de la science positive est, déjà présente.

Il est possible de démêler, à travers le fouillis des expressions variables, trois lois dominantes. On peut les appeler toutes lois de sympathie si l’on comprend, sous le mot de sympathie, l’antipathie. Ce sont les lois de contiguïté, de similarité, de contraste : les choses en contact sont ou restent unies, le semblable produit le semblable, le contraire agit sur le contraire. M. Tylor et d’autres après lui ont remarqué que ces lois ne sont autres que celles de l’association des idées (nous ajoutons chez les adultes) à cette différence près qu’ici l’association subjective des idées fait conclure à l’association objective des faits, en d’autres termes, que les liaisons fortuites des pensées équivalent aux liaisons causales des choses. On pourrait réunir les trois formules en une seule et dire : contiguïté, similarité et contrariété, valent simultanéité, identité, opposition, en pensée et en fait. Il y a lieu de se demander si ces formules rendent exactement compte de la façon dont ces soi-disant lois ont été réellement conçues.

Considérons d’abord la loi de contiguïté. La forme la plus simple de cette notion de contiguïté sympathique nous est donnée dans l’identification de la partie au tout. La partie vaut pour la chose entière. Les dents, la salive, la sueur, les ongles, les cheveux représentent intégralement la personne ; de telle sorte que, par leur moyen, on peut agir directement sur elle, soit pour la séduire, soit pour l’envoûter. La séparation n’interrompt pas la continuité, on peut même reconstituer ou susciter un tout à l’aide d’une de ses parties : Totum ex parte. Il est inutile de donner des exemples de ces croyances, maintenant bien connues. La même loi peut s’exprimer en d’autres termes encore : la personnalité d’un être est indivise et réside tout entière dans chacune de ses parties.

Cette formule vaut non seulement pour les personnes, mais encore pour les choses. En magie, l’essence d’une chose appartient à ses parties, aussi bien qu’à son tout. La loi est, en somme, tout à fait générale et constate une propriété, également attribuée à l’âme des individus et à l’essence spirituelle des choses. Ce n’est pas tout ; chaque objet comprend intégralement le principe essentiel de l’espèce dont il fait partie : toute flamme contient le feu, tout os de mort contient la mort, de même qu’un seul cheveu est capable de contenir le principe vital d’un homme. Ces observations tendent à montrer qu’il ne s’agit pas seulement de conceptions concernant l’âme individuelle et que, par conséquent, la loi ne peut s’expliquer par les propriétés qui sont, implicitement attribuées à l’âme. Ce n’est pas non plus un corollaire de la théorie du gage de vie ; la croyance au gage de vie West, au contraire, qu’un cas particulier du Totum ex parte.

Cette loi de contiguïté comporte d’ailleurs d’autres développements. Tout ce qui est en contact immédiat avec la personne, les vêtements, l’empreinte des pas, celle du corps sur l’herbe ou dans le lit, le lit, le siège, les objets dont on se sort habituellement, jouets et autres, sont assimilés aux parties détachées du corps. On n’a pas besoin que le contact soit habituel, ou fréquent, ou effectivement réalisé, comme dans le cas des vêtements ou des objets usuels - on incante le chemin, les objets touchés accidentellement, l’eau du bain, un fruit mordu, etc. La magie qui s’exerce universellement sur les restes de repas procède de l’idée qu’il y a continuité, identité absolue entre les reliefs, les aliments ingérés, et le mangeur devenu substantiellement identique à ce qu’il a mangé. Une relation de continuité toute semblable existe entre un homme et sa famille ; on agit à coup sûr sur lui en agissant sur ses parents ; il est utile de les nommer dans les formules ou d’écrire leur nom sur les objets magiques destinés à lui nuire. Même relation entre un homme et ses animaux domestiques, sa maison, le toit de sa maison, son champ, etc. Entre une blessure et l’arme qui l’a produite s’établit, par continuité, une relation sympathique qu’on peut utiliser pour soigner la première par l’intermédiaire de la seconde. Ce même lien unit le meurtrier à sa victime ; l’idée de la continuité sympathique fait croire que le cadavre saigne à l’approche de l’assassin ; il revient subitement à l’état qui résulte immédiatement du meurtre. L’explication de ce fait est valable, car nous avons des exemples plus clairs encore de cette sorte de continuité. Elle dépasse le coupable : on a cru par exemple que, quand un homme maltraite un rouge-gorge, ses vaches donnent du lait rouge (Simmenthal, Suisse).

En somme, les individus et les choses sont reliés à un nombre, qui paraît théoriquement illimité, d’associés sympathiques. La chaîne en est si serrée, la continuité en est telle, que, pour produire un effet cherché, il est indifférent qu’on agisse sur l’un ou sur l’autre des chaînons. M. Sydney Hartland admet qu’une fille abandonnée peut penser faire souffrir son amant, par sympathie, en roulant ses propres cheveux autour des pattes d’un crapaud ou dans un cigare (Lucques). En Mélanésie (aux Nouvelles-Hébrides et aux îles Salomon, semble-t-il), les amis d’un homme qui en a blessé un autre sont mis en état, par le coup même, d’envenimer magiquement la plaie de l’adversaire meurtri.

L’idée de la continuité magique, que celle-ci soit réalisée par relation préalable de tout à partie, ou par contact accidentel, implique l’idée de contagion. Les qualités, les maladies, la vie, la chance, toute espèce d’influx magique, sont conçus comme transmissibles le long de ces chaînes sympathiques. L’idée de la contagion est déjà, parmi les idées magiques et religieuses, l’une des mieux connues. Que cela ne nous empêche pas de nous y arrêter un instant. En cas de contagion imaginaire, il se produit, comme nous l’avons vu dans le sacrifice, une fusion d’images, d’où résulte l’identification relative des choses et des êtres en contact. C’est, pour ainsi dire, l’image de ce qui est à déplacer qui parcourt la chaîne sympathique. Celle-ci est souvent figurée dans le rite lui-même, soit que, comme dans l’Inde, le magicien soit touché, à un certain moment du rite central, par l’intéressé, soit que, comme dans un cas australien, il attache à l’individu sur lequel il doit agir un fil ou une chaîne, le long de laquelle voyage la maladie chassée. Mais la contagion magique n’est pas seulement idéale et bornée au monde de l’invisible ; elle est concrète, matérielle et de tous points semblable à la contagion physique. Marcellus de Bordeaux conseille, pour diagnostiquer les maladies internes, de faire coucher le malade pendant environ trois jours avec un petit chien à la mamelle, le patient doit donner lui-même du lait au chien, de sa propre bouche et souvent (ut aeger ei lac de ore suo frequenter infundat) ; après quoi, il ne reste plus qu’à ouvrir le ventre de la bête (Marcellus, XXVIII, 132) ; Marcellus ajoute que la mort du chien guérit l’homme. Un rite tout à fait identique est pratiqué chez les Bagandas de l’Afrique centrale. En pareil cas, la fusion des images est parfaite, il y a plus que de l’illusion, il y a de l’hallucination ; on voit réellement la maladie partir et se transmettre. Il y a transfert, plutôt qu’association des idées.

Mais ce transfert des idées se complique d’un transfert de sentiments. Car, d’un bout à l’autre d’une cérémonie magique se retrouve un même sentiment, qui en donne le sens et le ton, qui, en réalité, dirige et commande toutes les associations d’idées. C’est même ce qui nous expliquera comment fonctionne en réalité la loi de continuité dans les rites magiques.

Dans la plupart des applications de la sympathie par contiguïté, il n’y a pas purement et simplement extension d’une qualité ou d’un état, d’un objet ou d’une personne, à un autre objet, ou à une autre personne. Si la loi, telle que nous l’avons formulée, était absolue, ou si, dans les actes magiques où elle fonctionne, elle était seule impliquée et seulement sous sa forme intellectuelle, s’il n’y avait en somme que des idées associées, on constaterait d’abord que tous les éléments d’une chaîne magique, constituée par l’infinité des contacts possibles, nécessaires ou accidentels, seraient également affectés par la qualité qu’il s’agirait précisément de transmettre, et ensuite que toutes les qualités d’un des éléments de la chaîne, quel qu’il fût, se transmettraient intégralement à tous les autres. Or, il n’en est pas ainsi, sans quoi la magie serait impossible. On limite toujours les effets de la sympathie à un effet voulu. D’une part, on interrompt, à un moment précis, le courant sympathique ; d’autre part, on ne transmet qu’une, ou un petit nombre des qualités transmissibles. Ainsi, quand le magicien absorbe la maladie de son client, il n’en souffre point. De même, il ne communique que la durée de la poudre de momie, employée pour prolonger la vie, la valeur de l’or et du diamant, l’insensibilité de la dent d’un mort ; c’est à cette propriété, détachée par abstraction, que se borne la contagion.

De plus, on postule que les propriétés en question sont de nature à se localiser ; on localise par exemple la chance d’un homme dans une paille de son toit de chaume. On conclut de la localisation à la séparabilité. Les anciens, Grecs et Romains, ont pensé guérir des maladies d’yeux en transmettant aux malades la vue d’un lézard ; le lézard était aveuglé avant d’être mis en contact avec des pierres destinées à servir d’amulettes, de sorte que la qualité considérée, coupée à sa racine, devait passer tout entière où l’on voulait l’envoyer. La séparation, l’abstraction sont figurées, dans cet ensemble, par des rites ; mais cette précaution n’est pas absolument nécessaire.

Cette limitation des effets théoriques de la loi est la condition même de son application. Le même besoin, qui fait le rite et pousse aux associations d’idées, détermine leur arrêt et leur choix. Ainsi, dans tous les cas où fonctionne la notion abstraite de contiguïté magique, les associations d’idées se doublent de transferts de sentiments, de phénomènes d’abstraction et d’attention exclusive, de direction d’intention, phénomènes qui se passent dans la conscience, mais qui sont objectivés au même Litre que les associations d’idées elles-mêmes.

La seconde loi, la loi de similarité, est une expression moins directe que la première de la notion de sympathie et nous pensons que M. Frazer a eu raison, quand, avec M. Sydney Hartland, il a réservé le nom de sympathie proprement dite aux phénomènes de contagion, donnant le nom de sympathie mimétique à ceux dont nous allons nous occuper maintenant. De cette loi de similarité on connaît deux formules principales, qu’il importe de distinguer : le semblable évoque le semblable, similia similibus evocantur; le semblable agit sur le semblable et spécialement guérit le semblable, similia similibus curantur.

Nous nous occuperons d’abord de la première formule ; elle revient à dire que la similitude vaut la contiguïté. L’image est à la chose ce que la partie est au tout. Autrement dit, une simple figure est, en dehors de tout contact et de toute communication directe, intégralement représentative. C’est cette formule qu’on semble appliquer dans les cérémonies d’envoûtement. Mais, quoi qu’il en paraisse, ce n’est pas simplement la notion d’image qui fonctionne ici. La similitude mise en jeu est, en effet, toute conventionnelle ; elle n’a rien de la ressemblance d’un portrait. L’image et son objet n’ont de commun que la convention qui les associe. Cette image, poupée ou dessin, est un schème très réduit, un idéogramme déformé ; elle n’est ressemblante que théoriquement et abstraitement. Le jeu de la loi de similarité suppose donc, comme celui de la précédente loi, des phénomènes d’abstraction et d’attention. L’assimilation ne vient pas d’une illusion. On peut, d’ailleurs, se passer d’images proprement dites ; la seule mention du nom ou même la pensée du nom, le moindre rudiment d’assimilation mentale suffit pour faire d’un substitut arbitrairement choisi, oiseau, animal, branche, corde d’arc, aiguille, anneau, le représentant de l’être considéré. L’image n’est, en somme, définie que par sa fonction, qui est de rendre présente une personne. L’essentiel est que la fonction de représentation soit remplie. D’où il résulte que l’objet, auquel cette fonction est attribuée, peut changer au cours d’une cérémonie ou que la fonction même peut être divisée. Quand on veut aveugler un ennemi en faisant d’abord passer un de ses cheveux dans le trou d’une aiguille qui a cousu trois linceuls, puis en crevant à l’aide de cette aiguille les yeux d’un crapaud, le cheveu et le crapaud servent successivement de volt. Comme le remarque M. Victor Henry, certain lézard, qui paraît dans un rite d’envoûtement brahmanique, représente au cours d’une même cérémonie à la fois le maléfice, le maléficiant et, ajouterons-nous, la substance malfaisante.

De même que la loi de contiguïté, la loi de similarité vaut non seulement pour les personnes et pour leur âme, mais pour les choses et les modes des choses, pour le possible comme pour le réel, pour le moral comme pour le matériel. La notion d’image devient, en s’élargissant, celle de symbole. On peut symboliquement représenter la pluie, le tonnerre, le soleil, la fièvre, des enfants à naître par des têtes de pavots, l’armée par une poupée, l’union d’un village par un pot à eau, l’amour par un nœud, etc., et l’on crée, par ces représentations. La fusion des images est complète, ici comme plus haut, et ce n’est pas idéalement mais réellement que le vent se trouve enfermé dans une bouteille où dans une outre, noué dans des nœuds ou encerclé d’anneaux.

Mais il se produit encore, dans l’application de la loi, tout un travail d’interprétation qui est fort remarquable. Dans la détermination des symboles, dans leur utilisation, se passent les mêmes phénomènes d’attention exclusive et d’abstraction, sans lesquels nous n’avons pu concevoir ni l’application de la loi de similarité, dans le cas des images d’envoûtement, ni le fonctionnement de la loi de continuité. Des objets choisis comme symboles, les magiciens retiennent un trait seulement, la fraîcheur, la lourdeur, la couleur du plomb, le durcissement ou la mollesse de l’argile, etc. Le besoin, la tendance qui font 18 rite, non seulement choisissent les symboles et dirigent leur emploi, mais encore limitent les conséquences des assimilations, qui, théoriquement, comme les séries d’associations par contiguïté, devraient être illimitées. De plus, toutes les qualités du symbole ne sont pas transmises au symbolisé. Le magicien se croit maître de réduire à volonté la portée de ses gestes, par exemple, de borner au sommeil ou à la cécité les effets produits au moyen de symboles funéraires ; le magicien, qui fait la pluie, se contente de l’averse, parce qu’il craint le déluge ; l’homme assimilé à une grenouille, qu’on aveugle, ne devient pas, magiquement, une grenouille.

Loin que ce travail d’abstraction et d’interprétation, en apparence arbitraire, aboutisse à multiplier à l’infini le nombre dés symbolismes possibles, nous observons que, en regard des facilités ainsi offertes au vagabondage de l’imagination, ce nombre paraît au contraire, pour une magie donnée, étrangement restreint. Pour une chose, on n’a qu’un symbole ou qu’un petit nombre de symboles. Mieux encore, il n’y a que peu de choses qui soient exprimées par symboles. Enfin l’imagination magique a été si à court d’inventions, que le petit nombre de symboles qu’elle a conçus ont été mis à des usages fort divers : magie des nœuds sert pour l’amour, la pluie, le vent, le maléfice, la guerre, le langage, et mille autres choses. Cette pauvreté du symbolisme n’est pas le fait de l’individu dont le rêve, psychologiquement, devrait être libre. Mais cet individu se trouve en présence de rites, d’idées traditionnelles, qu’il n’est pas tenté de renouveler, parce qu’il ne croit qu’à la tradition et parce que, en dehors de la tradition, il n’y a ni croyance ni rite. À ce compte, il est naturel que la tradition reste pauvre.

La deuxième forme de la loi de similarité, le semblable agit sur le semblable, similia similibus curantur, diffère de la première en ce que, dans son expression même, on tient précisément compte de ces phénomènes d’abstraction et d’attention qui conditionnent toujours, comme nous l’avons dit, l’application de l’autre. Tandis que la première formule ne considère que l’évocation en général, celle-ci constate que l’assimilation produit un effet dans une direction déterminée. Le sens de l’action est alors indiqué par le rite. Prenons comme exemple la légende de la guérison d’Iphiclos : son père Phylax, un jour qu’il châtrait des boucs, l’avait menacé de son couteau sanglant ; devenu stérile par sympathie, il n’avait pas d’enfants ; le devin Melampos, consulté, lui fit boire dans du vin, pendant dix jours de suite, la rouille du dit couteau retrouvé dans un arbre où Phylax l’avait planté. Le couteau serait capable encore, par sympathie, d’aggraver le mal d’lphiclos ; par sympathie également, les qualités d’Iphiclos devraient passer sur le couteau ; mais Melampos ne retient que ce deuxième effet, limité d’ailleurs au mal en question ; la stérilité du roi est absorbée par le pouvoir stérilisant de l’outil. De même quand, dans l’Inde, le brahman soignait l’hydropisie au moyen d’ablutions, il ne donnait pas au malade une surchage de liquide ; l’eau, avec laquelle il le mettait en contact, absorbait celle qui le faisait souffrir.

Si ces faits se rangent bien sous la loi de similarité, s’ils relèvent bien de la notion abstraite de sympathie mimétique, d’attractio similium, ils forment, parmi les faits qu’elle domine, une classe tout à fait à part, Il y a là plus qu’un corollaire de la loi, savoir une espèce de notion concurrente, peut-être aussi importante qu’elle par le nombre des rites qu’elle commande dans chaque rituel,

Sans sortir de l’exposé de cette dernière forme de la loi de similarité, nous arrivons déjà à la loi de contrariété. En effet, lorsque le semblable guérit le semblable, c’est qu’il produit un contraire. Le couteau stérilisant produit la fécondité, l’eau produit l’absence d’hydropisie, etc. La formule complète de pareils rites serait : le semblable fait partir le semblable pour susciter le contraire, Inversement, dans la première série des faits de sympathie mimétique, le semblable, qui évoque un semblable, fait partir un contraire : lorsque je provoque la pluie, en versant de l’eau, je fais disparaître la sécheresse. Ainsi, la notion abstraite de similarité est inséparable de la notion abstraite de contrariété; les formules de la similarité pourraient donc se réunir dans la formule « le contraire est chassé par le contraire », en d’autres termes être comprises dans la loi de contrariété.

Mais, cette loi de contrariété, les magiciens l’ont pensée à part. Les sympathies équivalent à des antipathies; mais les unes sont pourtant bien nettement distinguées des autres. La preuve en est, par exemple, que l’antiquité a connu des livres intitulés [...]. Des systèmes de rites entiers, ceux de la pharmacie magique, ceux des contre-charmes ont été rubriqués sous la notion d’antipathie. Toutes les magies ont spéculé sur les contraires, les oppositions : la chance et la malchance, le froid et le chaud, l’eau et le feu, la liberté et la contrainte, etc. Un très grand nombre de choses, enfin, ont été groupées par contraires et on utilise leur contrariété. Nous considérons donc la notion de contraste comme une notion distincte, en magie.

À vrai dire, de même que la similarité ne va pas sans contrariété, la contrariété ne va pas sans similarité. Ainsi, d’après le rituel atharvanique, on faisait cesser la pluie en suscitant son contraire, le soleil, par le moyen du bois d’arka, dont le nom signifie lumière, éclair, soleil ; mais nous voyons déjà dans ce rite de contrariété des mécanismes de sympathie proprement dite. Ce qui nous prouve mieux encore combien peu elles s’excluent, c’est qu’à l’aide de ce même bois, on peut faire directement cesser l’orage, le tonnerre et l’éclair. Dans les deux cas, le matériel du rite est le même. La disposition seule varie légèrement : d’une part, on expose le feu, de l’autre, on enfouit les charbons ardents ; cette simple modification du rite est l’expression de la volonté qui le dirige. Nous dirons donc que le contraire chasse son contraire en suscitant son semblable.

Ainsi les diverses formules de la similarité sont exactement corrélatives à la formule de la contrariété. Si nous reprenons ici l’idée de schème rituel, dont nous nous sommes servis dans notre travail sur le sacrifice, nous dirons que les symbolismes se présentent sous trois formes schématiques, qui correspondent respectivement aux trois formules : le semblable produit le semblable ; le semblable agit sur le semblable ; le contraire agit sur le contraire, et ne diffèrent que par l’ordre de leurs éléments. Dans le premier cas, on songe d’abord à l’absence d’un état ; dans le second, on songe d’abord à la présence d’un état ; dans le troisième, on songe surtout à la présence de l’état contraire à l’état qu’on désire produire. Ici, on pense à l’absence de pluie qu’il s’agit de réaliser par le moyen du symbole ; là, on pense à la pluie qui tombe et qu’il s’agit de faire cesser par le moyen du symbole ; dans le troisième cas, on pense encore à la pluie, qu’il s’agit de combattre en suscitant son contraire par le moyen d’un symbole. C’est ainsi que les notions abstraites de similarité et de contrariété rentrent toutes les deux clans la notion plus générale de symbolisme traditionnel.

De même, les lois de similarité et de contiguïté tendent l’une vers l’autre. M. Frazer déjà l’a bien dit ; il eût pu facilement le démontrer. Les rites par similarité utilisent normalement les contacts ; contact entre la sorcière et ses vêtements, le magicien et sa baguette, l’arme et la blessure, etc. Les effets sympathiques des substances ne sont transmis que par absorption, infusion, toucher, etc. Inversement, les contacts n’ont d’ordinaire pour but que de véhiculer des qualités d’origine symbolique. Dans les rites d’envoûtement pratiqués sur un cheveu, celui-ci est le trait d’union entre la destruction figurée et la victime de la destruction. Dans une infinité de cas semblables, nous n’avons même plus affaire à des schèmes distincts de notions et de rites, mais à des entre-croisements ; l’acte se complique et ne peut être que difficilement rangé sous l’une des deux rubriques en question. En fait, des séries entières de rites d’envoûtement contiennent des contiguïtés, des similarités et des contrariétés neutralisantes, à côté de similarités pures, sans que les opérateurs s’en soient préoccupés et sans qu’ils aient jamais conçu réellement autre chose que le but final de leur rite.

Si nous considérons maintenant les deux lois, abstraction faite de leurs applications complexes, nous voyons d’abord que les actions sympathiques (mimétiques) à distance, n’ont pas toujours été considérées comme allant de soi. On imagine des effluves qui se dégagent des corps, des images magiques qui voyagent, des lignes qui relient l’enchanteur et son action, des cordes, des chaînes ; même l’âme du magicien part pour exécuter l’acte qu’il vient de produire. Ainsi, le Malleus maleficarum nous parle d’une sorcière qui, après avoir trempé son balai dans une mare pour faire tomber la pluie, s’envole dans les airs pour aller la chercher. Des nombreux pictogrammes des Ojibways nous montrent le magicien-prêtre, après son rite, tendant son bras vers le ciel, perçant la voûte et ramenant les nuages. De la sorte, on tend à concevoir la similarité comme contiguïté. Inversement, la contiguïté elle-même équivaut à la similarité, et pour cause : car la loi n’est vraie que si, dans les parties, dans les choses en contact, et dans le tout, circule et réside une même essence qui les rend semblables. Ainsi, toutes ces représentations abstraites et impersonnelles de similarité, de contiguïté, de contrariété, bien qu’elles aient été, chacune à leur heure, séparément conscientes, sont naturellement confuses et confondues. Ce sont évidemment trois faces d’une même notion que nous allons avoir à démêler.

De cette confusion, ceux des magiciens qui ont le plus réfléchi sur leurs rites ont eu parfaitement le sentiment. Les alchimistes ont un principe général qui paraît être, pour eux, la formule parfaite de leurs réflexions théoriques et qu’ils aiment à préfixer à leurs recettes : « Un est le tout, et le tout est dans un. » Voici, pris au hasard, un des passages où le principe s’exprime le plus heureusement : « Un est le tout, et c’est par lui que le tout s’est formé. Un est le tout, et si tout ne contenait pas le tout, le tout ne se formerait pas » « [...] » Ce tout qui est dans tout, c’est le monde. Or, nous dit-on quelquefois, le monde est conçu comme un animal unique dont les parties, quelle qu’en soit la distance, sont liées entre elles d’une manière nécessaire. Tout s’y ressemble et tout s’y touche. Cette sorte de panthéisme magique donnerait la synthèse de nos diverses lois. Mais les alchimistes n’ont pas insisté sur cette formule, sauf peut-être pour lui donner un commentaire métaphysique et philosophique dont nous n’avons que des débris. Ils insistent au contraire beaucoup sur la formule qu’ils lui juxtaposent : Natura naturam vincit, etc. La nature, c’est, par définition, ce qui se trouve à la fois dans la chose et dans ses parties, c’est-à-dire ce qui fonde la loi de contiguïté ; c’est encore ce qui se trouve à la fois dans tous les êtres d’une même espèce et fonde par là la loi de similarité ; c’est ce qui fait qu’une chose peut avoir une action sur une autre chose contraire, mais de même genre, et fonde ainsi la loi de contrariété.

Les alchimistes ne restent pas dans ce domaine des considérations abstraites et cela même nous démontre que ces idées ont réellement fonctionné en magie. Ce qu’ils entendent par [...], par nature, c’est l’essence cachée et une de leur eau magique qui produit l’or. La notion que les dernières formules impliquent et que les alchimistes sont très loin de déguiser, c’est celle d’une substance qui agit sur une autre substance, en vertu de ses propriétés, quel qu’en soit le mode d’action. Cette action est une action sympathique, ou se produit entre substances sympathiques et peut s’exprimer ainsi : le semblable agit sur le semblable ; disons avec nos alchimistes, le semblable attire le semblable, ou le semblable domine le semblable [...] ou [...]. Car, disent-ils, on ne peut agir sur tout avec tout; comme la nature [...] est enveloppée de formes

il faut qu’il y ait une relation convenable entre les c’est-à-dire les formes des choses qui agissent les unes sur les autres. Ainsi, quand ils disent « la nature triomphe de la nature », ils entendent qu’il y a des choses qui se trouvent les unes par rapport aux autres dans une dépendance si étroite qu’elles s’attirent fatalement. C’est dans ce sens qu’ils qualifient la nature de destructrice ; en effet, elle est dissociatrice, c’est-à-dire qu’elle détruit par son influence les composés instables, et par suite suscite des phénomènes ou des formes nouvelles, en attirant à elle l’élément stable et identique à elle-même qu’elles contiennent.

S’agit-il bien ici d’une notion générale de la magie et non pas d’une notion spéciale à une branche de la magie grecque ? Il est à croire que les alchimistes ne l’ont pas inventée. Nous la retrouvons chez les philosophes, et nous la voyons appliquée dans la médecine. Il semble qu’elle ait aussi fonctionné dans la médecine hindoue. En tout cas, à supposer que l’idée n’ait pas été exprimée ailleurs, sous cette forme consciente, peu nous importerait. Ce que nous savons bien, et c’est tout ce que nous voulons retirer de ce développement, c’est que ces représentations abstraites de similarité, de contiguïté, de contrariété sont inséparables de la notion de choses, de natures, de propriétés, qui sont à transmettre d’un être ou d’un objet à un autre, C’est aussi qu’il y a des échelles de propriétés, de formes, qu’il faut nécessairement gravir, pour agir sur la nature ; que l’invention du magicien n’est pas libre et que ses moyens d’action sont essentiellement limités.

2º Représentations impersonnelles concrètes. - La pensée magique ne peut donc pas vivre d’abstraction. Nous avons vu précisément que, lorsque les alchimistes parlaient de la nature en général, ils entendaient parler d’une nature très particulière. Il s’agissait, pour eux, non pas d’une idée pure, embrassant les lois de la sympathie, mais de la représentation fort distincte (le propriétés efficaces, Ceci nous amène à parler de ces représentations impersonnelles concrètes qui sont les propriétés, les qualités. Les rites magiques s’expliquent beaucoup moins aisément par l’application de lois abstraites que comme des transferts de propriétés dont les actions et les réactions sont préalablement connues. Les rites de contiguïté sont, par définition, de simples transmissions de propriétés ; à l’enfant qui ne parle pas, on transmet la loquacité du perroquet ; à qui souffre du mal de dents, la dureté des dents de souris. Les rites de contrariété ne sont que des luttes de propriétés de même genre, mais d’espèce contraire : le feu est le propre contraire de l’eau et c’est pour cette raison qu’il fait partir la pluie. Enfin les rites de similarité ne sont tels que parce qu’ils se réduisent, pour ainsi dire, à la contemplation unique et absorbante d’une seule propriété : le feu du magicien produit le soleil, parce que le soleil c’est du feu.

Mais cette idée de propriétés, qui est si distincte, est, en même temps, essentiellement obscure, comme le sont d’ailleurs toutes les idées magiques et religieuses. En magie, comme en religion, l’individu ne raisonne pas ou ses raisonnements sont inconscients. De même qu’il n’a pas besoin de réfléchir sur la structure de son rite pour le pratiquer, de comprendre sa prière ou son sacrifice, de même qu’il n’a pas besoin que son rite soit logique, de même il ne s’inquiète pas du pourquoi des propriétés qu’il utilise et ne se soucie pas de justifier rationnellement le choix et l’emploi des substances. Nous pouvons nous retracer quelquefois le chemin couvert qu’ont suivi ses idées, mais, pour lui, il n’en est généralement pas capable. Il n’y a dans sa pensée que l’idée vague d’une action possible, pour laquelle la tradition lui fournit des moyens tout faits, en face de l’idée, extraordinairement précise, du but à atteindre. Quand on recommande de ne pas laisser voler les mouches autour d’une femme en travail d’enfant, de crainte qu’elle n’accouche d’une fille, on suppose que les mouches sont douées d’une propriété sexuelle dont il s’agit ici d’éviter les effets. Quand on jette la crémaillère hors du logis pour avoir beau temps, on prête à la crémaillère des vertus d’un certain genre. Mais on ne se retrace pas la chaîne des associations d’idées par lesquelles les fondateurs des rites sont arrivés à ces notions.

Les représentations de cette sorte sont peut-être les plus importantes des représentations impersonnelles concrètes, en magie. L’emploi, si général, des amulettes atteste leur extension. Une bonne partie des rites magiques a pour but de fabriquer des amulettes qui, une fois fabriquées rituellement, peuvent être utilisées sans rite. Un certain nombre d’amulettes consistent d’ailleurs en substances et en compositions, dont l’appropriation n’a peut-être pas nécessité de rite ; tel est le cas des pierres précieuses, diamants, perles, etc., auxquelles on attribue des propriétés magiques. Mais, qu’elles tiennent leurs vertus du rite, ou des qualités intrinsèques des matières avec lesquelles elles sont faites, il est à peu près certain que quand on les emploie on ne songe distinctement qu’à leur vertu permanente.

Un autre fait qui prouve l’importance que prend, en magie, cette notion de propriété est que l’une des Principales préoccupations de la magie a été de déterminer l’usage et les pouvoirs spécifiques, génériques ou universels, des êtres, des choses et même des idées. Le magicien est l’homme qui, par don, expérience ou révélation, connaît la nature et les natures ; sa pratique est déterminée par ses connaissances. C’est ici que la magie touche de plus près à la science. Elle est quelquefois même, à cet égard, fort savante, sinon vraiment scientifique. Une bonne partie des connaissances, dont nous parlons ici, est acquise, et vérifiée expérimentalement. Les sorciers ont été les premiers empoisonneurs, les premiers chirurgiens, et on sait que la chirurgie des peuples primitifs est fort développée. On sait aussi que les magiciens ont fait en métallurgie de vraies découvertes. À l’inverse des théoriciens qui ont comparé la magie à la science en raison de la représentation abstraite, qu’on y trouve quelquefois, de la sympathie, c’est en raison de ses spéculations et de ses observations sur les propriétés concrètes des choses que nous lui accorderons volontiers un caractère scientifique. Les lois de la magie dont il s’agissait plus haut n’étaient qu’une sorte de philosophie magique. C’était une série de formes vides et creuses, d’ailleurs toujours mal formulées, de la loi de causalité. Maintenant, grâce à la notion de propriété, nous sommes en présence de véritables rudiments de lois scientifiques, c’est-à-dire de rapports nécessaires et positifs que l’on croit exister entre des choses déterminées. Par le fait qu’ils sont arrivés à se préoccuper de contagions, d’harmonies, d’oppositions, les magiciens en sont venus à l’idée d’une causalité, qui n’est plus mystique, même lorsqu’il s’agit de propriétés qui ne sont pas expérimentales. C’est même en partant de là, qu’ils ont fini par se figurer d’une façon mécanique les vertus des mots ou des symboles.

Nous constatons d’une part que chaque magie a forcément dressé, pour elle-même, un catalogue de plantes, de minéraux, d’animaux, de parties du corps, etc., à l’effet d’en enregistrer les propriétés spéciales ou non, expérimentales ou non. D’autre part, chacune s’est préoccupée de codifier des propriétés des choses abstraites : figures géométriques, nombres, qualités morales, mort, vie, chance, etc. ; et enfin chacune a fait concorder ces divers catalogues.

Ici, nous nous arrêtons à une objection : ce sont, dira-t-on, les lois de sympathie qui déterminent la nature de ces propriétés. Par exemple, la propriété de telle plante, de telle chose, vient de sa couleur identique ou contraire à celle de la chose ou de l’être colorés sur lesquels on croit qu’elle agit. Mais, répondons-nous, dans ce cas, bien loin qu’il y ait association d’idées entre deux objets, en raison de leur couleur, nous sommes en présence, tout au contraire, d’une convention expresse, quasi législative, en vertu de laquelle, parmi toute une série de caractéristiques possibles, on choisit la couleur pour établir des relations entre les choses et, de plus, on ne choisit qu’un ou quelques-uns des objets de ladite couleur pour réaliser cette relation. C’est ce que font les Cherokees quand ils prennent leur « racine jaune » pour guérir la jaunisse. Le raisonnement que nous venons de faire pour la couleur vaut encore pour la forme, la résistance, et toutes les autres propriétés possibles.

D’autre part, si nous admettons parfaitement qu’il y a des choses qui sont investies de certains pouvoirs, en vertu de leur nom (reseda morbos reseda), nous constatons que ces choses agissent plutôt à la façon d’incantations que d’objets à propriétés, car elles sont des sortes de mots réalisés. De plus, en pareil cas, la convention, dont nous venons de parler, est encore plus apparente, puisqu’il s’agit de cette convention parfaite qu’est un mot, dont le sens, le son, le tout, sont, par définition, le produit d’un accord tribal ou national. On pourrait plus difficilement encore faire état des clés magiques, qui semblent définir les propriétés des choses par leurs rapports avec certains dieux ou avec certaines choses (exemples : cheveux de Vénus, doigt de Jupiter, barbe d’Ammon, urine de vierge, liquide de Çiva, cervelle d’initié, substance de Pedu), dont elles représenteraient, en somme, le pouvoir. Car, dans ce nouveau cas, la convention qui établit la sympathie est double ; d’abord, on a celle qui détermine le choix du nom, du premier signe (urine = liquide de Çiva), et celle qui détermine le rapport entre la chose nommée, le deuxième signe, et l’effet (liquide de Çiva = guérison de la fièvre parce que Çiva est le dieu de la fièvre).

La relation de sympathie est peut-être de nouveau plus apparente dans le cas des séries parallèles de végétaux, de parfums et de minéraux qui correspondent aux planètes. Mais, sans parler du caractère conventionnel de l’attribution de ces substances à leur planète respective, il faut au moins tenir compte de la convention qui détermine les vertus desdites planètes, vertus pour la plupart morales (Mars = guerre, etc.). En résumé, loin que ce soit l’idée de sympathie qui ait présidé à la constitution des notions de propriétés, c’est l’idée de propriété, ce sont les conventions sociales dont elle a fait l’objet, qui ont permis à l’esprit collectif de nouer les liens sympathiques dont il s’agit.

Cette réponse à une objection que nous nous posions à nous-mêmes ne signifie pas que les propriétés des choses ne font pas partie, selon nous, des systèmes de relations sympathiques. Bien au contraire, nous attachons aux faits dont nous venons de parler une extrême importance. On les connaît d’ordinaire sous le nom de signatures, c’est-à-dire de correspondances symboliques. Ce sont, quant à nous, des cas de classification, à rapprocher de ceux qui ont été étudiés l’année dernière dans l’Année Sociologique. Ainsi, les choses, rangées sous tel ou tel astre, appartiennent à une même classe ou plutôt à la même famille que cet astre, sa région, ses mansions, etc. Les choses de même couleur, celles de même forme, etc., sont réputées apparentées à cause de leur couleur, de leur forme, de leur sexe, etc. Le groupement des choses par contraires est également une forme de classification : c’est même une forme de pensée essentielle à toute magie que de répartir les choses au moins en deux groupes : bonnes et mauvaises, de vie et de mort. Nous réduisons donc le système des sympathies et des antipathies à celui des classifications de représentations collectives. Les choses n’agissent les unes sur les autres que parce qu’elles sont rangées dans la même classe ou opposées dans le même genre. C’est parce qu’ils sont membres d’une même famille que des objets, des mouvements, des êtres, des nombres, des événements, des qualités, peuvent être réputés semblables. C’est encore parce qu’ils sont membres d’une même classe que l’un peut agir sur l’autre, par le fait qu’une même nature est censée commune à toute lui classe comme un même sang est censé circuler à travers tout un clan. Ils sont donc, par là, en similarité et en continuité. D’autre part, de classe à classe, il doit y avoir des oppositions. La magie n’est d’ailleurs possible que parce qu’elle agit avec des espèces classées. Espèces et classifications sont elles-mêmes des phénomènes collectifs. C’est ce que prouvent à la fois leur caractère arbitraire, et le petit nombre d’objets choisis auxquels elles sont limitées. En somme, dès que nous en arrivons à la représentation des propriétés magiques, nous sommes en présence de phénomènes semblables à ceux du langage. De même que, pour une chose, il n’y a pas un nombre infini de noms, de même qu’il n’y a pour les choses qu’un petit nombre de signes, et de même que les mots n’ont que des rapports lointains ou nuls avec les choses qu’ils désignent, de même, entre le signe magique et la chose signifiée, il n’y a que des rapports très étroits mais très irréels, de nombre, de sexe, d’image, et en général de qualités tout imaginaires, mais imaginées par la société.

Il y a dans la magie d’autres représentations à la fois impersonnelles et concrètes que celles des propriétés. Ce sont celles du pouvoir du rite et de son mode d’action ; nous en avons parlé plus haut à propos des effets généraux de la magie, en signalant des formes concrètes de ces notions, mâmit, mana, effluves, chaînes, lignes, jets, etc. Ce sont encore celles du pouvoir des magiciens et de leur mode d’action dont nous avons aussi parlé précédemment, à propos du magicien lui-même : puissance du regard, force, poids, invisibilité, insubmersibilité, pouvoir de se transporter, d’agir directement à distance, etc.

Ces représentations concrètes, mêlées aux représentations abstraites, permettent, à elles seules, de concevoir un rite magique. En fait, il y a des rites nombreux auxquels ne correspondent pas d’autres représentations définies. Le fait qu’elles sont suffisantes justifierait peut-être ceux qui, dans la magie, n’ont vu que l’action directe des rites et ont négligé, comme secondaires, les représentations démonologiques qui, cependant, entrent dans toutes les magies connues, et, selon nous nécessairement.

3º Représentations personnelles. Démonologie. - Entre les notions d’esprits et les idées concrètes ou abstraites, dont nous venons de parler, il n’y a pas de réelle discontinuité. Entre l’idée de la spiritualité de l’action magique et l’idée d’esprit, il n’y a qu’un pas très facile à franchir. L’idée d’un agent personnel peut même être, de ce point de vue, considérée comme le terme auquel conduisent nécessairement les efforts faits pour se représenter, d’une façon concrète, l’efficacité magique des rites et des qualités. En fait, il est arrivé que l’on a considéré la démonologie comme un moyen de figurer les phénomènes magiques : les effluves sont des démons, [...].La notion du démon, de ce point de vue, ne s’oppose donc pas aux autres notions, elle est, en quelque sorte, une notion supplémentaire destinée à expliquer le jeu des lois et des qualités. Elle substitue simplement l’idée d’une personne cause à l’idée de la causalité magique.

Toutes les représentations de la magie peuvent aboutir à des représentations personnelles. Le double du magicien, son animal auxiliaire, sont des représentations personnifiées de son pouvoir et du mode d’action de ce pouvoir. Quelques pictogrammes Ojibways le démontreraient pour les manitous du jossakîd. De même, l’épervier merveilleux qui transmet les ordres de Nectanebo est son pouvoir magique. Dans tous les cas, l’animal et le démon auxiliaires sont des mandataires personnels, effectifs, du magicien. C’est par eux qu’il agit à distance. De même, le pouvoir du rite se personnalise. En Assyrie, le mâmit se rapproche du démon. En Grèce, c’est-à-dire la rouelle magique, a fourni des démons ; de même, certaines formules magiques, les Ephesia grammata. L’idée de propriété aboutit au même point. Aux plantes à vertus correspondent des démons, qui guérissent les maladies ou les causent ; nous connaissons de ces démons des plantes en Mélanésie, chez les Cherokees, comme en Europe (Balkans, Finlande, etc.). Les démons balnéaires de la magie grecque sont nés de l’emploi pour les maléfices des objets pris dans les bains. On voit par ce deuxième exemple que la personnification peut s’attacher aux détails les plus infimes du rite. Elle s’est également appliquée à ce qu’il y a de plus général dans l’idée des pouvoirs magiques. L’Inde a divinisé la Çakti, le pouvoir. Elle a encore divinisé l’obtention des pouvoirs, siddhi, et l’on invoque la Siddhi, au même titre que les Siddha, ceux qui l’ont obtenue.

La série des personnifications ne s’arrête pas là ; l’objet même du rite est personnifié sous son propre nom commun. C’est le cas, d’abord, des maladies : fièvre, fatigue, mort, destruction, en somme, de tout ce qu’on exorcise ; une histoire intéressante à conter serait celle de cette divinité incertaine du rituel atharvanique qu’est la déesse Diarrhée. Naturellement, c’est dans le système des incantations, des évocations en particulier, que nous voyons se produire ce phénomène, plutôt que dans le système des rites manuels où, d’ailleurs, il peut passer inaperçu. Dans les incantations, on s’adresse, en effet, à la maladie qu’on veut chasser; c’est déjà la traiter comme une personne. C’est pour cette raison que presque toutes les formules malaises sont conçues sous la forme d’invocations adressées à des princes ou princesses qui ne sont autres que les choses ou les phénomènes considérés. Ailleurs, dans l’Atharvaveda par exemple, tout ce qui est incanté devient réellement personnel. Ainsi, les flèches, les tambours, l’urine, etc. Il y a là certainement plus qu’une forme de langage, et ces personnes sont plus que de simples vocatifs. Elles existaient avant et elles existent après l’incantation. Tels sont les [...] grecques, les génies des maladies dans le Folklore balkanique, Laksmî (fortune), Nirrti (destruction) dans l’Inde. Ces dernières ont même des mythes, comme d’ailleurs en ont, dans la plupart des magies, presque toutes les maladies personnifiées.

L’introduction de cette notion d’esprit ne modifie pas nécessairement le rituel magique. En principe, l’esprit, en magie, n’est pas une puissance libre, il ne fait qu’obéir au rite, qui lui indique dans quel sens il doit agir. Il se peut donc que rien ne trahisse sa présence, pas même une mention dans l’incantation. Cependant, il arrive que l’auxiliaire spirituel se fasse sa part, et une large part, dans les cérémonies magiques. Il en est où l’on fabrique l’image d’un génie ou d’un animal auxiliaire. Nous trouvons, dans les rituels, des prières, des indications d’offrandes, de sacrifices, qui n’ont d’autre objet que d’évoquer et de satisfaire des esprits personnels. À vrai dire, ces rites sont souvent surérogatoires par rapport au rite central, dont le schème reste toujours symbolique ou sympathique dans ses grandes lignes. Mais elles sont quelquefois tellement importantes qu’elles absorbent la cérémonie tout entière. Ainsi, il arrive que des exorcismes soient entièrement contenus dans le sacrifice ou la prière qui s’adresse au démon qu’il faut écarter, ou au dieu qui l’écarte.

Quand il s’agit de pareils rites, on peut dire que l’idée d’esprit est le pivot autour duquel ils tournent. Il est évident, par exemple, que l’idée de démon est antérieure à toute autre chez l’opérateur, quand il s’adresse à un dieu, comme il arrive dans la magie gréco-égyptienne, pour le prier de lui envoyer un démon qui agisse pour lui. Dans un pareil cas, l’idée du rite s’efface et, avec elle, tout ce qu’elle enveloppait de nécessité mécanique ; l’esprit est un serviteur autonome et représente, dans l’opération magique, la part du hasard. Le magicien finit par admettre que sa science ne soit pas infaillible et que son désir puisse n’être pas accompli. En face de lui, une puissance se dresse. Ainsi l’esprit est, tour à tour, soumis et libre, confondu avec le rite et distinct du rite. Il semble que nous nous trouvions en présence d’une de ces confusions antinomiques dont abonde l’histoire de la magie, comme celle de la religion.

La solution de cette contradiction apparente appartient à une théorie des rapports de la magie et de la religion, Cependant nous pouvons déjà dire ici que les faits les plus nombreux en magie sont ceux où le rite paraît contraignant, sans nier l’existence des autres faits dont nous retrouverons ailleurs l’explication.

Que sont les esprits de la magie ? Nous allons en tenter une classification très sommaire, un dénombrement très rapide, qui nous montrera comment la magie a recruté ses armées d’esprits. Nous verrons immédiatement que ces esprits ont d’autres qualifications que des qualifications magiques, qu’ils appartiennent aussi à la religion.

Une première catégorie d’esprits magiques est constituée par les âmes des morts. Il y a même des magies qui, soit par réduction, soit originellement, ne connaissent pas d’autres esprits. Dans la Mélanésie occidentale, on a recours, dans la cérémonie magique, comme dans la religion, à des esprits, nommés tindalos qui, tous, sont des âmes, Tout mort peut devenir tindalo, s’il manifeste sa puissance par un miracle, un méfait, etc. Mais, en principe, ne deviennent tindalos que ceux qui avaient eu, de leur vivant, des pouvoirs magiques ou religieux. Les morts peuvent donc ici fournir des esprits. Il en est de même en Australie et en Amérique, chez les Cherokees et les Ojibways. - Dans l’Inde ancienne et moderne, les morts, ancêtres divinisés, sont invoqués en magie ; mais dans les maléfices, on invoque plutôt les esprits des défunts pour lesquels les rites funéraires n’ont pas encore été parfaitement accomplis (preta), de ceux qui ne sont pas ensevelis, des hommes morts de mort violente, des femmes mortes en couches, des enfants mort-nés (bhûta, churels, etc.). - Les mêmes faits se sont produits dans la magie grecque, dont les [...], c’est-à-dire les esprits magiques, ont reçu des épithètes qui les désignent comme des âmes : on rencontre quelquefois la mention de [...], de [...], mais, plus souvent, celle de démons morts de mort violente non ensevelis [...], etc. En pays grec, une autre classe de défunts fournit encore des auxiliaires magiques, c’est celle des héros, c’est-à-dire des morts qui, par ailleurs, sont l’objet d’un culte public ; toutefois, il n’est pas sûr que tous les héros magiques aient été des héros officiels. Sur ce point même, le tindalo mélanésien est tout à fait comparable au héros grec, car il peut n’avoir jamais été un mort divinisé et, pourtant, il est conçu obligatoirement sous cette forme. -

Dans le christianisme, tous les morts ont des propriétés utilisables, des qualités de mort; mais la magie n’agit guère qu’avec les âmes des enfants non baptisés, celles des morts de mort violente, des criminels. - Ce très court exposé montre que les morts sont esprits magiques, soit en vertu d’une croyance générale à leur pouvoir divin, soit en vertu d’une qualification spéciale qui, dans le monde des fantômes, leur donne, par rapport aux êtres religieux, une place déterminée.

Une deuxième catégorie d’êtres magiques est celle des démons. Bien entendu, le mot de démon n’est pas pour nous synonyme du mot diable, mais des mots génie, djinn, etc. Ce sont des esprits, peu distincts des âmes des morts, d’une part, et qui, d’autre part, ne sont pas encore arrivés à la divinité des dieux. Bien qu’ils aient une personnalité assez falote, ils sont souvent déjà quelque chose de plus que la simple personnification des rites magiques, des qualités ou des objets. En Australie, il semble qu’on les ait partout conçus, sous une forme assez distincte ; même, quand nous avons à leur sujet des informations suffisantes, ils nous paraissent en somme assez spécialisés. Chez les Aruntas, nous trouvons des esprits magiques, les Orunchas et les Iruntarinias, qui sont de véritables génies locaux dont le caractère assez complexe marque bien l’indépendance. Dans la Mélanésie orientale, on invoque des esprits, qui ne sont pas des âmes des morts et dont un certain nombre ne sont pas des dieux proprement dits; ces esprits tiennent une place considérable, surtout dans les rites naturistes : vui des îles Salomon, vigona de Floride, etc. Dans l’Inde, aux devas, les dieux, sont opposés les pisâeas, yaksasas, râksasas, etc., dont l’ensemble constitue, dès qu’il y a classification, la catégorie des Asuras, dont les principales personnalités sont Vrtra (le rival d’Indra), Namuci (id.), etc. Tout le monde sait que le mazdéisme a considéré, au contraire, les daevâs, suppôts d’Ahriman, comme les adversaires d’Ahura Mazda. De part et d’autre, dans ces deux cas, nous avons affaire à des êtres magiques spécialisés, comme mauvais génies il est vrai; et pourtant, leurs noms mêmes démontrent que, entre eux et les dieux, il n’y avait pas, au moins à l’origine, de radicale distinction. Chez les Grecs, les êtres magiques sont les [...], qui, comme nous l’avons vu, voisinent avec les âmes des morts. La spécialisation de ces esprits est telle que la magie a été définie, en Grèce, par ses relations avec les démons. Il y a des démons de tous sexes, de toutes sortes, de toutes consistances ; les uns sont localisés, les autres peuplent l’atmosphère. Un certain nombre ont des noms propres, mais ce sont des noms magiques. Le sort des [...] fut de devenir de mauvais génies et d’aller rejoindre, dans la classe des esprits malfaisants, les Kerkopes, Empuses, Kères, etc. La magie grecque a, de plus, une préférence marquée pour les anges juifs et en particulier pour les archanges, de même que la magie malaise. Enfin elle se constitue avec ses archanges, anges, archontes, démons, éons, un véritable panthéon magique hiérarchisé. La magie du Moyen Age en a hérité, de même que tout l’Extrême-Orient a hérité du panthéon magique des Hindous. Mais les démons furent transformés en diables et rangés à la suite de Satan-Lucifer, de qui relève la magie. Cependant nous voyons, dans la magie du Moyen Age, et jusqu’à nos jours, dans des pays où les vieilles traditions se sont mieux conservées que dans le nôtre, subsister d’autres génies, fées, farfadets, gobelins, kobolds, etc.

Mais la magie ne s’adresse pas nécessairement à des génies spécialisés. En fait, les diverses classes d’esprits spécialisés dont nous venons de parler n’ont pas toujours été exclusivement magiques et, même devenues magiques, elles ont encore leur place dans la religion - on ne dira jamais que la notion d’enfer soit une notion magique. D’autre part, il y a des pays où les fonctions de dieu et de démon ne sont pas encore distinguées. C’est le cas de toute l’Amérique du Nord ; les manitous algonquins passent constamment des unes aux autres ; c’est également le cas de la Mélanésie orientale, où les tindalos font de même. En Assyrie, nous trouvons des séries entières de démons, dont nous ne sommes pas sûrs qu’ils ne soient pas des dieux ; dans l’écriture, leur nom porte en général l’affixe divin ; tels sont, en particulier, les principaux d’entre eux, les Igigi et les Annunnaki, dont l’identité est encore mystérieuse. Somme toute, les fonctions démoniaques ne sont pas incompatibles avec les fonctions divines ; d’ailleurs, l’existence de démons spécialisés n’interdit pas à la magie de recourir à d’autres esprits, pour leur faire tenir momentanément un rôle démoniaque. Aussi voyons-nous, dans toutes les magies, des dieux et, dans la magie chrétienne, des saints figurer parmi les auxiliaires spirituels. Dans l’Inde, les dieux interviennent même dans le domaine du maléfice, malgré la spécialisation qui s’y est produite, et ils sont les personnages essentiels de tout le reste du rituel magique. Dans les pays autrefois hindouisés, Malaisie et Câmpa (Cambodge), le panthéon brahmanique figure tout entier dans la magie. Quant aux textes magiques grecs, ils mentionnent d’abord une foule de dieux égyptiens, soit sous leur nom égyptien, soit sous leur nom grec, des dieux assyriens ou perses, Iahwé et toute la séquelle des anges et des prophètes juifs, c’est-à-dire des dieux étrangers à la civilisation grecque. Mais on y voit également prier les « grands dieux », avec leur nom et sous leur forme grecque, Zeus, Apollon, Asclépios, et même avec les déterminatifs de lieu qui les particularisent. En Europe, dans un très grand nombre d’incantations, dans les charmes mythiques en particulier, ne figurent que la Vierge, le Christ et les saints.

Les représentations personnelles ont dans la magie une consistance suffisante pour avoir formé des mythes. Les charmes mythiques dont nous venons de parler contiennent des mythes propres à la magie. Il y en a d’autres qui expliquent l’origine de la tradition magique, celle des relations sympathiques, celle des rites, etc. Mais, si la magie connaît des mythes, elle n’en connaît que de rudimentaires, de très objectifs, visant uniquement les choses, et non pas les personnes spirituelles. La magie est peu poétique, elle n’a pas voulu faire l’histoire de ses démons. Ceux-ci sont comme les soldats d’une armée, ils forment des troupes, des ganas, des bandes de chasseurs, des cavalcades ; ils n’ont pas de véritable individualité. Bien plus, quand les dieux entrent dans la magie, ils perdent leur personnalité et laissent pour ainsi dire leur mythe à la porte. La magie ne considère pas en eux l’individu, mais la qualité, la force, soit générique, soit spécifique, sans compter qu’elle les déforme à plaisir et qu’elle les réduit souvent à n’être plus que de simples noms. De même que nous avons vu les incantations donner des démons, les dieux finissent par se réduire à des incantations.

Le fait que la magie a fait place aux dieux montre qu’elle a su se prévaloir des croyances obligatoires de la société. C’est parce qu’ils étaient, pour celle-ci, objet de croyances, qu’elle les a fait servir à ses desseins. Mais les démons sont, de même que les dieux et les âmes des morts, l’objet de représentations collectives, souvent obligatoires, souvent sanctionnées, au moins par des rites, et c’est parce qu’ils sont tels qu’ils sont des forces magiques. En fait, chaque magie aurait pu en dresser des catalogues limitatifs, sinon quant au nombre, du moins quant aux types. Cette limitation hypothétique et théorique serait un premier signe du caractère collectif de la représentation des démons. En second lieu, il y a des démons qui sont nommés à la façon des dieux ; comme ils sont employés conventionnellement à toutes fins, ils ont reçu de la multiplicité de leurs services une espèce d’individualité et sont, individuellement, l’objet d’une tradition. De plus, la croyance commune à la force magique d’un être spirituel suppose toujours qu’il a fait, aux yeux du publie, ses preuves, miracles ou actes efficaces. Une expérience collective, tout au moins, une illusion collective est nécessaire pour créer un démon proprement dit, Enfin comptons, pour mémoire, le fait que la plupart des esprits magiques sont exclusivement donnés dans le rite et la tradition ; leur existence n’est jamais vérifiée que postérieurement à la croyance qui les impose. Ainsi, de même que les représentations impersonnelles de la magie semblent n’avoir d’autre réalité que la croyance collective, c’est-à-dire traditionnelle et commune à tout un groupe, dont elles sont l’objet, de même ses représentations personnelles sont, à nos yeux, collectives ; nous pensons même qu’on l’admettra plus aisément encore,

4 - OBSERVATIONS GÉNÉRALES

Le caractère indéfini et multiforme des puissances spirituelles, avec lesquelles les magiciens sont en relations, appartient bien à la magie tout entière. Les faits que nous avons rassemblés sont, à première vue, disparates. Les uns confondent la magie avec les techniques et les sciences, les autres l’assimilent aux religions. Elle est quelque chose d’intermédiaire, entre les unes et les autres, qui ne se définit ni par ses buts, ni par ses procédés, ni par ses notions. De tout notre examen, elle sort plus ambiguë, plus indéterminée que jamais. Elle ressemble aux techniques laïques par ses fins pratiques, par le caractère mécanique d’un grand nombre de ses applications, par le faux air expérimental de quelques-unes de ses notions principales. Elle s’en distingue profondément quand elle fait appel à des agents spéciaux, à des intermédiaires spirituels, se livre à des actes de culte et se rapproche de la religion par ses emprunts qu’elle lui fait. Il n’est presque pas de rite religieux qui n’ait ses équivalents dans la magie ; on y trouve même la notion d’orthodoxie, comme en témoignent les [...], les accusations magiques de rites impurs de la magie gréco-égyptienne. Mais outre l’opposition que les religions lui font et qu’elle fait aux religions (opposition qui, d’ailleurs, n’est ni universelle, ni, constante), son incohérence, la part qu’elle laisse à la fantaisie, l’éloignent de l’image que nous sommes habitués à nous former des religions.

Pourtant, l’unité de tout le système magique nous apparaît maintenant avec plus d’évidence ; c’est là un premier gain que nous nous sommes assuré par ce circuit et ces longues descriptions. Nous avons des raisons d’affirmer que la magie forme bien un tout réel. Les magiciens ont des caractéristiques communes ; les effets produits par les opérations magiques ont toujours, malgré leur infinie diversité, quelque chose de commun ; les procédés divergents se sont associés en types et en cérémonies complexes ; les notions les plus différentes se complètent et s’harmonisent, sans que le total perde rien de son aspect incohérent et disloqué. Ses parties forment bien un tout.

Mais l’unité du tout est encore plus réelle que chacune des parties. Car ces éléments, que nous avons considérés successivement, nous sont donnés simultanément. Notre analyse les abstrait, mais ils sont étroitement, nécessairement unis. Nous avons cru définir suffisamment les magiciens et les représentations de la magie, en disant que les uns étaient les agents des rites magiques, les autres les représentations qui leur correspondent, nous les avons rapportés aux rites magiques ; nous ne nous étonnons donc pas que certains de nos devanciers n’aient vu dans la magie que des actes. Mais nous aurions pu tout aussi bien définir les éléments de la magie par rapport aux magiciens : Ils se supposent les uns les autres. Il n’y a pas de magicien honoraire et inactif. Pour être magicien, il faut faire de la magie ; inversement, quiconque fait acte de magie est, à ce moment même, magicien; il y a des magiciens d’occasion, qui, l’acte accompli, retombent immédiatement dans la vie normale. Quant aux représentations, elles n’ont pas de vie en dehors des rites. Elles n’ont pas, pour la plupart, d’intérêt théorique pour le magicien, qui ne les formule que rarement. Elles n’ont qu’un intérêt pratique et ne s’expriment guère, dans la magie, que par ses actes. Ceux qui les ont réduits les premiers en systèmes sont des philosophes et non pas des magiciens ; c’est la philosophie ésotérique qui a fourni la théorie des représentations de la magie. Celle-ci ne s’est même pas constitué sa démonologie : dans l’Europe chrétienne, comme dans l’Inde, c’est la religion qui a fait le catalogue des démons. En dehors des rites, les démons ne vivent que dans les contes ou dans la dogmatique. Il n’y a donc pas en magie de représentation pure ; la mythologie magique est embryonnaire et pâle. Tandis que, dans la religion, le rituel et ses espèces, d’une part, la mythologie et le dogmatique, de l’autre, ont une véritable autonomie, les éléments de la magie sont, par nature, inséparables.

La magie est une masse vivante, informe, inorganique, dont les parties composantes n’ont ni place ni fonction fixes. On les voit même se confondre ; la distinction, pourtant profonde, des représentations et des rites s’efface parfois à tel point qu’un simple énoncé de représentation peut devenir un rite : le venenum veneno vincitur est une incantation. L’esprit que possède le sorcier, ou qui possède le sorcier, se confond avec son âme et sa force magique ; sorciers et esprits portent souvent le même nom. L’énergie du rite, celle de l’esprit et celle du magicien, ne font normalement qu’un. L’état régulier du système magique est une assez complète confusion des pouvoirs et des rôles. Aussi l’un des éléments peut-il disparaître, en apparence, sans que le caractère de la somme soit changé. Il y a des rites magiques qui ne répondent à aucune notion consciente, tels les gestes de fascination et bon nombre d’imprécations. Inversement, il y a des cas où la représentation absorbe le rite : dans les charmes généalogiques, l’énoncé des natures et des causes est à lui seul le rite. En résumé, les fonctions de la magie ne sont pas spécialisées. La vie magique n’est pas partagée en départements comme la vie religieuse. Elle n’a pas produit d’institutions autonomes comme le sacrifice et le sacerdoce. Aussi n’avons-nous pas trouvé de catégories de faits magiques, nous n’avons pu que décomposer la magie en ses éléments abstraits. Elle reste partout à l’état diffus. Dans chaque cas particulier, on est en présence d’un tout qui, comme nous le disions, est plus réel que ses parties. Nous avons donc démontré que la magie, comme tout, a une réalité objective, qu’elle est une chose, mais quel genre de chose est-elle ?

Nous avons déjà dépassé notre définition provisoire en établissant que les divers éléments de la magie sont créés et qualifiés par la collectivité. C’est un deuxième gain réel qu’il nous faut enregistrer. Le magicien est qualifié souvent par la société magique dont il fait partie, et, toujours, par la société en général. Les actes sont rituels et se répètent par tradition. Quant aux représentations, les unes sont empruntées à d’autres domaines de la vie sociale, telle l’idée d’êtres spirituels, et nous renvoyons aux études, qui porteront directement sur la religion, la tâche de démontrer que cette notion est ou n’est pas le produit de l’expérience individuelle ; les autres, enfin, ne procèdent pas des observations ni des réflexions de l’individu et leur application ne donne pas lieu à l’initiative de celui-ci, puisqu’il y a des recettes et des formules que la tradition impose et qu’on utilise sans examen.

Si les éléments de la magie sont collectifs, en est-il de même du tout ? Autrement dit, y a-t-il dans la magie quelque chose d’essentiel qui ne soit pas objet de représentations ou fruit d’activités collectives ? Mais n’est-il pas absurde et contradictoire de supposer que la magie puisse être, dans son essence, un phénomène collectif, alors que, justement, parmi tous les caractères qu’elle présente, nous avons choisi, pour l’opposer à la religion, ceux qui la rejettent hors de la vie régulière des sociétés. Nous l’avons dite pratiquée par des individus, isolée, mystérieuse et furtive, éparpillée et morcelée, enfin arbitraire et facultative. Elle paraît aussi peu sociale que possible, si du moins le phénomène social se reconnaît surtout à la généralité, à l’obligation, à la contrainte. Serait-elle sociale à la manière du crime, parce qu’elle est secrète, illégitime, interdite ? Mais elle ne peut l’être exclusivement ainsi, puisqu’elle n’est pas exactement l’envers de la religion, comme le crime est l’envers du droit. Elle doit l’être à la façon d’une fonction spéciale de la société. Mais comment la concevoir alors ? Comment concevoir l’idée d’un phénomène collectif où les individus resteraient aussi parfaitement indépendants les uns des autres ?

Il y a deux ordres de fonctions spéciales dans la société dont nous avons déjà rapproché la magie. Ce sont, d’une part, les techniques et les sciences, de l’autre, la religion. La magie est-elle une sorte d’art universel ou bien une classe de phénomènes analogues à la religion ? Dans un art ou dans une science, les principes et les moyens d’action sont élaborés collective-ment et transmis par tradition. C’est à ce titre que les sciences et les arts sont bien des phénomènes collectifs. De plus, l’art ou la science satisfont à des besoins qui sont communs. Mais, les éléments donnés, l’individu vole de ses propres ailes. Sa logique individuelle lui suffit pour passer d’un élément à l’autre et, de là, à l’application. Il est libre; il peut même remonter théoriquement jusqu’au point de départ de sa technique ou de sa science, la justifier ou la rectifier, à chaque pas, à ses risques et périls. Rien n’est soustrait à son contrôle. Donc, si la magie était de l’ordre des sciences et des techniques, la difficulté que nous venons d’apercevoir serait écartée, puisque les sciences et les techniques ne sont pas collectives dans toutes leurs parties essentielles et que, tout en étant des fonctions sociales, tout en ayant la société pour bénéficiaire et pour véhicule, elles n’ont pour promoteurs que des individus. Mais il nous est difficile d’assimiler la magie aux sciences et aux arts, puisque nous avons pu la décrire sans jamais y constater une pareille activité créatrice ou critique des individus.

Il nous reste donc à la comparer à la religion, et, dans ce cas, la difficulté reste entière. Nous continuons, en effet, à postuler que la religion est un phénomène essentiellement collectif dans toutes ses parties. Tout y est fait par le groupe ou sous la pression du groupe. Les croyances et les pratiques y sont par nature obligatoires. Dans l’analyse d’un rite pris comme type, le sacrifice, nous avons établi que la société y était partout immanente et présente et qu’elle en était le véritable acteur, derrière la comédie cérémonielle. Nous avons été jusqu’à dire que les choses sacrées du sacrifice étaient des choses sociales par excellence. Pas plus que le sacrifice, la vie religieuse n’admet d’initiative individuelle : l’invention ne s’y produit que sous forme de révélation. L’individu se sent constamment subordonné à des pouvoirs qui le dépassent et l’incitent à agir. Si nous pouvons montrer que, dans toute l’étendue de la magie, règnent des forces semblables à celles qui agissent dans la religion, nous aurons démontré par là que la magie a le même caractère collectif que la religion. Il ne nous restera plus qu’à faire voir comment ces forces collectives se sont produites, malgré l’isolement où nous paraissent se tenir les magiciens, et nous serons amenés à l’idée que ces individus n’ont fait que s’approprier des forces collectives.

IV - ANALYSE ET EXPLICATION DE LA MAGIE

Ainsi nous réduisons progressivement l’étude de la magie à la recherche des forces collectives qui agissent en elle comme dans la religion. Nous sommes même en droit de penser que, si nous les trouvons, nous expliquerons à la fois le tout et les parties. Qu’on se rappelle, en effet, combien la magie est continue, et à quel point ses éléments, étroitement solidaires, ne semblent être que les divers reflets d’une même chose. Les actes et les représentations y sont tellement inséparables qu’on pourrait fort bien l’appeler une idée pratique. Même si l’on se souvient de la monotonie de ses actes, du peu de variété de ses représentations, de son uniformité dans toute l’histoire de la civilisation, on peut préjuger qu’elle constitue une idée pratique de l’ordre le plus simple. Nous pouvons donc nous attendre à ce que les forces collectives qui y sont présentes ne soient pas trop complexes, ni la méthode dont le magicien s’est servi pour s’en emparer, trop compliquée.

Nous chercherons à déterminer ces forces en nous demandant d’abord de quelle sorte de croyance la magie a été l’objet, et en analysant ensuite l’idée d’efficacité magique.

1 - LA CROYANCE

La magie est, par définition, objet de croyance. Mais les éléments de la magie, n’étant pas séparables les uns des autres et même se confondant les uns avec les autres, ne peuvent pas être l’objet de croyances distinctes. Ils sont, tous à la fois, l’objet d’une même affirmation. Celle-ci ne porte pas seulement sur le pouvoir d’un magicien ou la valeur d’un rite, mais sur l’ensemble ou sur le principe de la magie. De même que la magie est plus réelle que ses parties, de même, la croyance à la magie en général est plus enracinée que celle dont ses éléments sont l’objet. La magie, comme la religion, est un bloc, on y croit ou l’on n’y croit pas. C’est ce qu’on peut vérifier dans les cas où la réalité de la magie a été mise en doute. Quand de pareils débats s’élevèrent, au début du moyen âge, au XVIIe siècle, et là où ils se poursuivent encore obscurément de nos jours, nous voyons que la discussion porte sur un seul fait. Il s’agit, chez Agobard, par exemple, plutôt des faiseurs de mauvais temps ; plus tard, de l’impuissance causée par maléfice ou du vol aérien des suivantes de Diane ; chez Bekker (de betooverde werld. Amsterdam, 1693), de l’existence des démons et du diable ; chez nous, du corps astral, des matérialisations, de la réalité de la quatrième dimension. Mais, partout, les conclusions sont immédiatement généralisées et la croyance à un cas de magie entraîne la croyance à tous les cas possibles. Inversement, une négation fait crouler tout l’édifice. C’est, en effet, la magie elle-même qui est mise en question. Nous avons des exemples d’incrédulité obstinée ou de foi enracinée cédant tout d’un coup à une expérience unique.

Quelle est la nature de cette croyance à la magie ? Ressemble-t-elle aux croyances scientifiques ? Celles-ci sont a posteriori, perpétuellement soumises au contrôle de l’individu, et ne dépendent que des évidences rationnelles. En est-il de même de la magie ? Évidemment non. Nous connaissons même un cas, qui est en vérité extraordinaire, celui de l’Église catholique, où la croyance à la magie fut un dogme, sanctionné par des peines. En général, cette croyance n’est que mécaniquement diffuse dans toute la société ; on la partage de naissance. En cela la croyance à la magie n’est pas très différente des croyances scientifiques, puisque chaque société a sa science, également diffuse, et dont les principes ont été quelquefois transformés en dogmes religieux. Mais, tandis que toute science, même la plus traditionnelle, est encore conçue comme positive et expérimentale, la croyance à la magie est toujours a priori. La foi dans la magie précède nécessairement l’expérience : on ne va trouver le magicien que parce qu’on croit en lui ; on n’exécute une recette que parce qu’on a confiance. Encore de nos jours, les spirites n’admettent chez eux aucun incrédule, dont la présence empêcherait, pensent-ils, la réussite de leurs opérations.

La magie a une telle autorité, qu’en principe l’expérience contraire n’ébranle pas la croyance. Elle est, en réalité, soustraite à tout contrôle. Même les faits défavorables tournent en sa faveur, car on pense toujours qu’ils sont l’effet d’une contre-magie, de fautes rituelles, et en général de ce que les conditions nécessaires des pratiques n’ont pas été réalisées. Dans les procès-verbaux du procès d’un magicien, Jean Michel, qui fut brûlé à Bourges, en 1623, nous voyons que ce pauvre homme, menuisier de son état, a passé sa vie à faire des expériences manquées; une seule fois, il arriva près du but, mais, pris de peur, il se sauva. Chez les Cherokees, un envoûtement manqué, loin d’ébranler la confiance qu’on a dans le sorcier, lui donne plus d’autorité. Car son office devient indispensable pour pallier les effets d’une force terrible qui peut se retourner contre le maladroit qui l’a déchaînée mal à propos. C’est là ce qui se passe dans toute expérimentation magique : les coïncidences fortuites sont prises pour des faits normaux et les faits contradictoires sont niés.

Néanmoins, on s’est toujours préoccupé très vivement de citer, à l’appui de la croyance à la magie, des exemples précis, datés, localisés. Mais, là où nous avons sur la question toute une littérature, en Chine ou dans l’Europe du Moyen Age, on constate que les mêmes récits passent sempiternellement de textes en textes. Ce sont des preuves traditionnelles, des contes magiques anecdotiques, qui ne sont pas différents de ceux par lesquels s’entretient, dans toute l’humanité, la croyance à la magie. Observons que ces soi-disant anecdotes sont étrangement monotones. C’est que, dans tout ceci, il n’y a aucun sophisme conscient, il y a seulement exclusive pré-possession. Les preuves traditionnelles suffisent ; on croit aux contes magiques comme aux mythes. Même dans le cas où le conte magique est une plaisanterie, c’en est une qui peut toujours mal tourner. La croyance à la magie est donc quasi obligatoire, a priori, et parfaitement analogue à celle qui s’attache à la religion.

Cette croyance existe à la fois chez le sorcier et dans la société. Mais comment est-il possible que le magicien croie à une magie dont il est constamment à même d’apprécier, à leur juste valeur, les moyens et les effets ? C’est ici que nous rencontrons la grave question de la supercherie et de la simulation en magie.

Pour la traiter, prenons l’exemple des sorciers australiens. Parmi les agents de magie, il en est peu qui semblent avoir été plus convaincus de l’efficacité de leurs rites. Mais les meilleurs auteurs nous attestent aussi que, jamais, pour aucun des rites pratiqués dans des états normaux, le sorcier n’a vu, ni cru voir, l’effet mécanique de ses actes. Considérons les méthodes de magie noire. Elles peuvent, en Australie, se réduire presque à trois types, pratiqués ou concurremment ou isolément dans les diverses tribus. Le premier type, le plus répandu, est l’envoûtement proprement dit, par la destruction d’une chose qui est censée faire partie d’une personne ou la représenter, restes de nourriture, débris organiques, traces de pas, images. Il est impossible de s’imaginer que jamais le magicien ait été mis expérimentalement à même de croire qu’il tuait en brûlant un reste de nourriture mêlé de cire ou de graisse, ou en transperçant une image. Ce qui établit bien que l’illusion n’est jamais que partielle, c’est le rite mentionné par MM. Spencer et Gillen, qui consiste à percer d’abord un objet représentant l’âme de l’être incanté, pour lancer ensuite ce même objet dans la direction de sa résidence. Le deuxième type de ces rites, pratiqué tout particulièrement dans les sociétés du sud, du centre, de l’ouest, est ce qu’on peut appeler l’enlèvement de la graisse du foie. L’enchanteur est censé s’approcher de la victime endormie, lui ouvrir le flanc avec un couteau de pierre, retirer la graisse du foie, fermer la cicatrice ; il part, et l’autre meurt lentement sans s’être aperçu de rien. Il est bien évident que c’est un rite qui n’a jamais pu être vraiment pratiqué. Le troisième type, usité au nord et au centre de l’Australie, est le lancement de l’os de mort. L’enchanteur est censé frapper sa victime d’une substance mortelle. Mais, en réalité, dans quelques cas cités par M. Roth, l’arme n’est même pas lancée ; dans d’autres, elle l’est à une distance telle qu’il n’est évidemment pas possible de penser qu’elle arrive jamais au but et transmette, par contact, la mort. Souvent, on ne la voit pas partir et jamais on ne l’a vue arriver aussitôt après l’avoir lancée. Bien qu’un certain nombre de ces rites n’aient jamais pu être complètement réalisés, bien que l’efficacité des autres n’ait jamais pu être vérifiée, ils sont pourtant, nous le savons, d’un usage courant, prouvé par les meilleurs témoins, démontré par l’existence d’objets nombreux qui en sont les instruments. Qu’est-ce à dire, si ce n’est que des gestes sont pris, sincèrement mais volontairement, par des sorciers, pour des réalités, et des commencements d’actes, pour des opérations chirurgicales ? Les préliminaires du rite, la gravité des démarches, l’intensité du danger couru (car il s’agit d’approcher d’un camp où être vu c’est mourir), le sérieux de tous ces actes démontre une véritable volonté de croire. Mais il est impossible de s’imaginer que jamais sorcier australien ait ouvert le foie d’un enchanté sans le tuer sur le coup.

Cependant, à côté de cette volonté de croire, on nous atteste une croyance réelle. Les meilleurs ethnographes nous assurent que le magicien croit très profondément avoir réussi ces envoûtements. Il réussit à se mettre dans des états nerveux, cataleptiques, où il peut vraiment être en proie à toutes les illusions. En tout cas, le sorcier, qui n’a peut-être qu’une confiance mitigée dans ses propres rites, qui sait, sans aucun doute, que les soi-disant pointes de flèches incantées, extraites du corps des rhumatisants, ne sont que des cailloux qu’il tire de sa bouche, ce même sorcier recourra infailliblement aux services d’un autre homme-médecine quand il est malade et il guérira ou se laissera mourir, suivant que son médecin le condamne ou prétend le sauver. En somme, la flèche que les uns ne voient pas partir, les autres la voient arriver. Elle arrive sous forme de tourbillon, de flammes qui sillonnent l’air, sous forme de petits cailloux que, tout à l’heure, le sorcier verra extraire de son corps, alors qu’il ne les extrayait pas lui-même du corps de son malade. Le minimum de sincérité qu’on puisse attribuer au magicien, c’est qu’il croie, à tout le moins, à la magie des autres.

Ce qui est vrai pour les magies australiennes l’est pour les autres. Dans l’Europe catholique, il y a eu au moins un cas où l’aveu des sorcières n’est pas suspect d’avoir été arraché par l’inquisition du juge ; au début du Moyen Age, le juge canonique et le théologien refusaient d’admettre la réalité du vol des sorcières à la suite de Diane. Or, celles-ci, victimes de leur illusion, s’obstinaient à s’en vanter à leurs dépens, au point qu’elles ont fini par imposer leur croyance à l’Église. Chez ces gens à la fois incultes, nerveux, intelligents et légèrement dévoyés qu’ont été partout les sorciers, la croyance sincère est d’une véritable ténacité et d’une incroyable fermeté.

Cependant, nous sommes bien forcés d’admettre qu’il y a toujours eu chez eux, jusqu’à un certain point, simulation. Il n’est même pas douteux pour nous que les faits de magie comportent un « faire accroire » constant, et que même les illusions sincères du magicien ont été toujours, à quelque degré, volontaires. M. Howitt raconte, à propos des pierres de quartz que les sorciers murrings tirent de leur bouche, et dont l’esprit initiateur est censé leur farcir le corps, qu’un de ces sorciers lui disait : « Je sais à quoi m’en tenir, je sais où on les trouve »; nous avons d’autres aveux, non moins cyniques.

Mais, dans tous les cas, il ne s’agit pas de simple supercherie. En général, la simulation du magicien est du même ordre que celle qu’on constate dans les états de névrose, et, par conséquent, elle est, en même temps que volontaire, involontaire. Quand elle est primitive-ment volontaire, elle devient peu à peu inconsciente et finit par produire des états d’hallucination parfaite ; le magicien se dupe lui-même, comme l’acteur qui oublie qu’il joue un rôle. En tout cas, nous avons à nous demander pourquoi il simule d’une certaine façon. Il faut bien se garder de confondre ici le magicien véritable avec les charlatans de nos foires ou les brahmanes jongleurs que nous vantent les spirites. Le magicien simule parce qu’on lui demande de simuler, parce qu’on va le trouver, et qu’on lui impose d’agir : il n’est pas libre, il est forcé de jouer, soit un rôle traditionnel, soit un rôle qui satisfasse à l’attente de son publie. Il peut arriver que le magicien se vante gratuitement, mais c’est qu’il est irrésistiblement tenté par la crédulité publique. MM. Spencer et Gillen ont trouvé, chez les Aruntas, une foule de gens qui disaient avoir été aux expéditions magiques dites des Kurdaitchas où l’on enlève, soi-disant, la graisse du foie de l’ennemi. Un bon tiers des guerriers s’étaient, par conséquent, désarticulé les orteils, car c’est une condition de l’accomplissement du rite. D’autre part, toute la tribu avait vu, vraiment vu, des kurdaitchas rôder autour des camps. En réalité, la plupart n’avaient pas voulu demeurer en reste de fanfaronnades et d’aventures ; le « faire accroire » était général et réciproque dans le groupe social tout entier, parce que la crédulité y était universelle. Dans de pareils cas, le magicien ne peut pas être conçu comme un individu agissant par intérêt, pour soi et par ses propres moyens, mais comme une sorte de fonctionnaire investi, par la société, d’une autorité à laquelle il est engagé à croire lui-même. En fait, nous avons vu que le magicien était désigné par la société, ou initié par un groupe restreint, auquel celle-ci a délégué son pouvoir de créer des magiciens. Il a tout naturellement l’esprit de sa fonction, la gravité d’un magistrat ; il est sérieux, parce qu’il est pris au sérieux et il est pris au sérieux, parce qu’on a besoin de lui.

Ainsi, la croyance du magicien et celle du publie ne sont pas deux choses différentes ; la première est le reflet de la seconde, puisque la simulation du magicien n’est possible qu’en raison de la crédulité publique. C’est cette croyance, que le magicien partage avec tous les siens, qui fait que ni sa propre prestidigitation, ni ses expériences infructueuses ne le font douter de la magie. Il a toujours ce minimum de foi qui est la croyance à la magie des autres, dès qu’il devient assistant ou patient. En général, s’il ne voit pas agir les causes, il voit les effets qu’elles produisent. En somme, sa croyance est sincère dans la mesure où elle est celle de tout son groupe. La magie est crue et non pas perçue. C’est un état d’âme collectif qui fait qu’elle se constate et se vérifie dans ses suites, tout en restant mystérieuse, même pour le magicien. La magie est donc, dans son ensemble, l’objet d’une croyance a priori ; cette croyance est une croyance collective, unanime, et c’est la nature de cette croyance qui fait que la magie peut aisément franchir le gouffre qui sépare ses données de ses conclusions.

Qui dit croyance, dit adhésion de tout l’homme à une idée et, par conséquent, état de sentiment et acte de volonté, en même temps que phénomène d’idéation. Nous sommes donc en droit de présumer que cette croyance collective à la magie nous met en présence de sentiments et de volitions unanimes dans tout un groupe, c’est-à-dire, précisément, des forces collectives que nous cherchons. Mais on pourra nous contester la théorie de la croyance dont nous nous prévalons, et nous objecter que des erreurs scientifiques individuelles, d’ordre naturellement intellectuel, peuvent, par leur propagation, donner naissance à des croyances qui deviennent unanimes à leur heure, croyances que nous n’aurons pas de raison de ne pas considérer comme collectives et qui pourtant ne procéderont pas de forces collectives ; on pourrait citer, comme exemples de semblables croyances, les croyances canoniques au géocentrisme et aux quatre éléments. Nous devons maintenant nous demander si la magie ne repose que sur des idées de ce genre, mises hors de doute par le seul fait qu’elles sont devenues universelles.

2 - ANALYSE DU PHÉNOMÈNE MAGIQUE, ANALYSE DES EXPLICATIONS IDÉOLOGIQUES DE L’EFFICACITÉ DU RITE

Nous avons rencontré, dans notre relevé des représentations magiques, les idées par lesquelles tant les magiciens que les théoriciens de la magie ont voulu expliquer la croyance à l’efficacité des rites magiques. Ce sont 1º les formules de la sympathie ; 2º la notion de propriété 3º la notion de démons. Déjà nous avons vu combien peu ces notions étaient simples et comment elles chevauchaient constamment les unes sur les autres. Nous allons voir maintenant qu’aucune d’elles n’a jamais suffi, à elle seule, à justifier, pour un magicien, sa croyance. Qu’on analyse des rites magiques, pour y trouver l’application pratique de ces diverses notions, et, l’analyse faite, il reste toujours un résidu dont le magicien a lui-même conscience.

Observons que jamais aucun magicien, aucun anthropologue non plus, n’a prétendu expressément réduire toute la magie à l’une ou à l’autre de ces idées. Ceci doit nous mettre en défiance contre toute théorie qui essayerait d’expliquer par elles la croyance magique. Observons ensuite que, si les faits magiques constituent bien une classe unique de faits, ils doivent remonter à un principe unique, seul capable de justifier la croyance dont ils sont l’objet. Si à chacune de ces représentations correspond une certaine classe de rites, à l’ensemble des rites doit correspondre une autre représentation tout à fait générale. Pour déterminer quelle peut être celle-ci, voyons dans quelle mesure chacune des notions énumérées ci-dessus manque a justifier les rites auxquels elle est spécialement attachée.

1º Nous soutenons que les formules sympathiques (le semblable produit le semblable ; la partie vaut pour le tout ; le contraire agit sur le contraire) ne suffisent pas à représenter la totalité d’un rite magique sympathique. Elles laissent en dehors d’elles un résidu qui n’est pas négligeable. Si nous ne considérons que des rites sympathiques dont nous avons des descriptions complètes, le rite suivant relaté par M. Codrington nous donne une idée assez exacte de tout leur mécanisme : « A Floride, le mane ngghe vigona (l’individu à mana, possesseur d’esprit, vigona), lorsqu’on désirait du calme, liait ensemble des feuilles qui étaient propriété de son vigona (feuilles de végétaux aquatiques ?) et les cachait dans le creux d’un arbre où il y avait de l’eau, invoquant le vigona avec le charme approprié. De là, de la pluie qui produisait le calme. Si c’était du soleil qu’on désirait, il liait les feuilles appropriées et des plantes grimpantes à l’extrémité d’un bambou, et les tenait sur un feu. Il attisait le feu avec un chant pour donner du mana au feu, et le feu donnait du mana aux feuilles. Puis il montait sur un arbre, et liait le bambou au plus haut de la plus haute branche ; le vent soufflant autour du flexible bambou, le mana se répandait de toutes parts, et le soleil se montrait » (Codrington, The Melanesians, pp. 200, 201).

Nous ne citons cet exemple qu’à titre d’illustration concrète, car le rite sympathique est entouré d’ordinaire de tout un contexte fort important. De la présence de celui-ci, nous devons nécessairement conclure que des symbolismes ne suffisent pas à faire un rite magique. En fait, quand des magiciens, comme les alchimistes, ont imaginé sincèrement que leurs pratiques sympathiques étaient intelligibles, nous les voyons s’étonner de toutes les superfétations qui surchargent ce qu’ils concevaient abstraitement comme le schème de leur rite. « Pourquoi donc, écrit un alchimiste anonyme, dit le chrétien, tant de livres et d’invocations aux démons ; pourquoi toutes ces constructions de fourneaux et d’engins, du moment que tout est simple et facile à entendre. » Mais ce fatras dont s’étonnait notre chrétien n’est pas sans fonction. Il exprime qu’à l’idée de sympathie se superposent clairement, d’une part, l’idée d’un dégagement de force et, d’autre part, celle d’un milieu magique.

De cette idée d’une force présente, nous avons un certain nombre de signes. Ce sont d’abord les sacrifices, qui paraissent n’avoir ici d’autre but que de créer des forces utilisables ; nous avons déjà vu que c’était là une des propriétés du sacrifice religieux. Il en est de même des prières, des invocations, des évocations, etc. ; de même encore des rites négatifs, tabous, jeûnes, etc., qui pèsent sur l’enchanteur ou sur son client, et quelquefois sur tous les deux ou même sur leur famille, rites et précautions rituelles qui marquent à la fois la présence et la fugacité de ces forces. Il faut tenir compte également de la puissance propre du magicien, des puissances qu’il amène avec lui dont l’intervention est toujours au moins possible. Quant à la cérémonie sympathique elle-même, par le seul fait qu’elle est rituelle, comme nous l’avons démontré, elle doit de toute nécessité produire à son tour des forces spéciales. En fait, les magiciens en ont eu conscience. Dans le rite mélanésien cité plus haut, nous avons vu le mana sortir des feuilles et monter au ciel ; dans les rites assyriens, nous avons signalé le mâmit qui s’en dégage. Et maintenant considérons un rite d’envoûtement dans une de ces sociétés soi-disant primitives, sans mystique, qui en sont encore à l’âge magique de l’humanité, chez lesquelles, selon M. Frazer, la loi de sympathie fonctionne régulièrement et seule, nous apercevons immédiatement non seulement la présence, mais encore le mouvement de ces forces. Voici comment, chez les Aruntas, l’envoûtement de la femme adultère est censé agir. Il y a proprement création d’une puissance mauvaise, dite arungquiltha ; on en charge la pierre âme (l’image n’ayant servi qu’à faire que l’âme se trompât et vînt à l’image comme elle reviendrait au corps naturel) ; cette puissance mauvaise est simplement renforcée par les gestes qui simulent la mise à mort de la femme et finalement c’est cette puissance qui est rejetée dans la direction du camp où la femme a été enlevée. Le rite exprime que l’image sympathique n’est même pas cause ; car ce n’est pas elle qu’on projette, mais bien le sort qu’on vient de forger.

Ce n’est pas tout. Dans le même cas, nous voyons qu’en plus de la fabrication d’une image, où, d’ailleurs, l’âme ne vient pas résider définitivement, le rite comporte tout un attirail d’autres images préalablement enchantées, de pierres à esprits, d’aiguilles rendues magiques bien avant la cérémonie ; enfin, qu’il se pratique dans un lieu secret et qualifié par un mythe. De cette observation que nous pouvons hardiment généraliser, nous devons conclure que la cérémonie sympathique ne se passe pas comme un acte ordinaire. Elle se fait dans un milieu spécial, constitué par tout ce qu’il y a en elle de conditions et de formes. Ce milieu est très souvent défini par des cercles d’interdictions, par des rites d’entrée et de sortie. Tout ce qui y entre est de même nature que lui ou devient de même nature. La teneur générale des gestes et des mots s’y trouve affectée. L’explication de certains rites sympathiques par les lois de la sympathie laisse donc un double résidu.

En est-il de même dans tous les cas possibles ? Quant à nous, ce résidu nous paraît essentiel au rite magique. En effet, dès que disparaît toute trace de mysticité, celui-ci entre dans la science ou dans les techniques. C’est précisément ce que nous dit notre alchimiste chrétien : comme il constate que l’alchimie répugne à devenir scientifique, il lui enjoint de se faire religieuse ; s’il est nécessaire de prier, il demande qu’on s’adresse à Dieu plutôt qu’au démon ; c’est avouer que l’alchimie et, par extension, la magie, dépendent essentiellement des puissances mystiques. Dans les cas où la formule sympathique paraît fonctionner seule, nous rencontrons au moins, avec le minimum de formes que possède tout rite, le minimum de force mystérieuse qu’il dégage, par définition ; à quoi il faut ajouter la force de la propriété active, sans laquelle, à proprement parler, comme nous l’avons dit plus haut, on ne peut concevoir de rite sympathique. D’ailleurs, nous sommes toujours en droit de penser que les prétendus rites simples ou bien ont été incomplètement observés, ou bien sont incomplètement conscients, ou bien ont souffert d’une usure telle qu’il n’y a plus lieu d’en faire état. Quant aux rites vraiment simples qui relèvent de la loi de sympathie, ce sont ceux que nous avons appelés tabous sympathiques. Or, ce sont précisément ceux qui expriment le mieux la présence, l’instabilité et la violence des forces cachées et spirituelles à l’intervention desquelles est toujours attribuée, selon nous, l’efficacité des rites magiques.

Nous venons de voir que les formules sympathiques ne sont jamais la formule complète d’un rite magique. Nous pouvons démontrer, par des faits, que, là même où elles ont été énoncées le plus clairement, elles ne sont qu’accessoires. C’est ce que nous voyons encore chez les alchimistes. Ceux-ci, en effet, nous disent formellement que leurs opérations se déduisent rationnellement de lois scientifiques. Ces lois, nous les avons vues, ce sont celles de la sympathie : l’un est le tout, tout est dans l’un, la nature triomphe de la nature ; ce sont aussi des couples de sympathies et d’antipathies particulières, enfin, tout un système compliqué de symbolismes, selon lequel ils ordonnent leurs opérations: signatures astrologiques, cosmologiques, sacrificielles, verbales, etc. Mais tout cet appareil n’est qu’une sorte de vêtement dont ils enveloppent leur technique ; ce ne sont même pas les principes imaginaires d’une science fausse. En tête de leurs livres, en tête de chaque chapitre de leurs manuels, on trouve des exposés de doctrine. Mais jamais la suite ne répond au commencement. L’idée philosophique est simplement préfixée, à la façon d’un en-tête, d’une rubrique, ou de cette allégorie de l’homme de cuivre, transformé en or par le sacrifice, dont nous avons parlé plus haut. Cette quasi-science se réduit en somme à des mythes, mythes qui, à l’occasion, fournissent des incantations. La recette expérimentale, d’ailleurs, peut en venir au même point ; il y a des formules ou des résumés algébriques d’opérations réelles, des figures d’appareils ayant effectivement servi, qui se sont transformées en signes magiques inintelligibles et ne servent plus à instituer aucune manipulation : ce ne sont plus que des incantations en puissance. En dehors de ces principes et de ces formules dont nous savons maintenant la valeur, l’alchimie n’est qu’un empirisme : on cuit, on fond, on vaporise des corps dont on connaît empiriquement, ou plutôt traditionnellement, les propriétés et les réactions. L’idée scientifique n’est qu’un titre décoratif. Il en fut de même dans la médecine. Marcellus de Bordeaux intitule une bonne partie de ses chapitres : Remedia physica et rationabilia diversa de experimentis; mais nous lisons, immédiatement après ces titres, des phrases comme celle-ci : Ad corcum carmen. In lamella stagnea scribes et ad collum suspendes haec, etc. (Marcellus, XXI, 2).

De tout ce qui précède, il résulte que les formules de la sympathie, non seulement ne sont pas les lois des rites magiques, mais ne sont pas même les lois des rites sympathiques. Ce sont seulement des traductions abstraites de notions très générales, que nous voyons circuler dans la magie. Elles ne sont pas autre chose. La sympathie est la voie par laquelle passe la force magique ; elle n’est pas la force magique elle-même. Dans un rite magique, c’est tout ce que laisse de côté la formule sympathique qui nous paraît essentiel. Si, pour prendre encore un exemple, nous considérons des rites que M. Sydney Hartland explique comme des rites de sympathie par contact, les maléfices où la sorcière dessèche le lait d’une femme en embrassant son enfant, nous disons que la croyance populaire fait attention dans ces maléfices beaucoup moins au contact qu’au mauvais oeil et à la force magique de la sorcière ou de la fée malfaisante.

2º Nous prétendons que la notion de propriété n’explique pas mieux, à elle seule, la croyance aux faits magiques, où elle semble prédominer.

En premier lieu, normalement, la notion de propriété n’y est pas seule donnée. L’emploi de choses à propriétés est, d’ordinaire, conditionné rituellement. Il y a d’abord des règles de récolte : elles prescrivent l’observance de conditions de temps, de lieu, de moyen, d’intention et autres encore si c’est possible. La plante à utiliser doit être prise sur le bord d’une rivière, dans un carrefour, à la pleine lune, à minuit, avec deux doigts, avec la main gauche, en l’abordant par la droite, après avoir fait telle et telle rencontre, sans songer à ceci ou à cela, etc. Mêmes prescriptions pour les métaux, les substances animales... Ensuite, il y a des règles d’emploi, relatives au temps, au lieu, aux quantités, sans compter tout le cortège, souvent immense, des rites qui accompagnent et qui permettent l’utilisation des qualités, comme l’application des mécanismes sympathiques. Il y a des systèmes de magie où, comme dans l’Inde, toute chose qui paraît au cérémonial magique, soit comme amulette secondaire, soit comme substance active, est obligatoirement ointe ou sacrifiée.

En second lieu, la propriété magique n’est pas conçue comme naturellement, absolument et spécifiquement inhérente à la chose à laquelle elle est attachée, mais toujours comme relativement extrinsèque et conférée. Quelquefois, elle l’est par un rite : sacrifice, bénédiction, mise en contact avec des choses sacrées ou maudites, enchantement en général. D’autres fois, l’existence de ladite propriété est expliquée par un mythe et, dans ce cas encore, elle est considérée comme accidentelle et acquise ; telles plantes ont poussé sous les pas du Christ ou de Médée ; l’aconit est né des dents d’Echidna ; le balai de Donnar, la plante de l’aigle céleste sont des choses magiques dont la vertu n’appartient pas par nature au noisetier ou au végétal Indou.

En général, la propriété magique, même spécifique d’une chose, est conçue comme attachée à des caractères qui, de toute évidence, ont été toujours regardés comme secondaires : telle est la forme accidentelle des pierres qui ressemblent à des taros, à des testicules de pourceaux, celui des pierres trouées, etc. ; telle est la couleur, qui explique, dans l’Inde, la parenté qu’on suppose entre la tête de lézard, le plomb, l’écume de rivière et les substances malfaisantes ; tels sont encore la résistance, le nom, la rareté, le caractère paradoxal de la présence d’un objet en un certain endroit (météorites, haches préhistoriques), les circonstances de la découverte, etc. La qualité magique d’une chose lui vient donc d’une sorte de convention et il semble bien que cette convention joue le rôle d’une espèce de mythe ou de rite ébauché. Chaque chose à propriété est par son caractère même une manière de rite.

En troisième lieu, la notion de propriété se suffit si peu, en magie, qu’elle se confond toujours avec une idée très générale de force et de nature. Si l’idée de l’effet à produire est toujours très précise, l’idée des qualités spéciales et de leurs actions immédiates est toujours assez obscure. Par contre, nous rencontrons en magie, d’une façon parfaitement claire, l’idée de choses ayant des vertus indéfinies : le sel, le sang, la salive, le corail, le fer, les cristaux, les métaux précieux, le sorbier, le bouleau, le figuier sacré, le camphre, l’encens, le tabac, etc., incorporent des forces magiques générales, susceptibles d’applications ou d’utilisations particulières. Les dénominations, que les magiciens donnent aux propriétés, sont d’ailleurs, d’ordinaire, extrêmement générales et vagues : dans l’Inde, les choses sont ou de bon augure ou de mauvais augure, et les choses de bon augure sont des choses à urjas (force), tejas (éclat), varcas (lustre, vitalité), etc. Pour les Grecs et les modernes, ce sont des choses divines, saintes, mystérieuses, à chance, à malchance, etc. En un mot, la magie recherche les pierres philosophales, les panacées, les eaux divines.

Revenons ici encore à nos alchimistes, qui se sont fait une théorie des propriétés magiques comme des opérations sympathiques. Celles-ci sont pour eux les formes, les [...] d’une nature générique, de la nature, [...]. Si l’on dissout les [...], on retrouve la [...]. Mais, comme nous l’avons déjà dit, ils n’en restent pas à la conception abstraite de cette nature, ils la conçoivent sous la figure d’une essence, [...], d’une force, [...], à propriétés indéfinies, spirituelles et pourtant liées à un support corporel. Ainsi, immédiatement avec la notion de nature, nous est donnée la notion de force. Cette nature et cette force, dans leur conception la plus abstraite, sont représentées comme une sorte d’âme impersonnelle, puissance distincte des choses, qui, cependant, leur est intimement attachée, intelligente quoique inconsciente. Pour quitter les alchimistes, rappelons que, si la notion d’esprit nous a paru liée à la notion de propriété, inversement, celle-ci est reliée à celle-là. Propriété et force sont deux termes inséparables, propriété et esprit se confondent souvent : les vertus de la pietra buccata lui viennent du follettino rosso, qui s’y loge.

Derrière la notion de propriété, il y a encore la notion d’un milieu. Celui-ci est délimité par les conditions mises à l’usage des choses, conditions négatives ou positives, que nous avons déjà souvent mentionnées. Enfin, cette représentation est parfaitement exprimée dans un certain nombre de traditions, qui veulent que le contact avec un certain objet transporte immédiatement dans le monde magique : baguettes magiques, miroirs magiques, oeufs pondus le vendredi saint. Cependant le résidu que nous laisse l’idée de propriété, quand nous essayons d’analyser les rites magiques comme des produits et des sommes de propriétés, est moindre que celui des formules sympathiques, parce que l’idée de propriété exprime déjà une partie de l’idée de force et de causalité magiques.

3º La théorie démonologique semble rendre mieux compte des rites où figurent des démons ; elle paraît même expliquer totalement ceux qui consistent dans un appel ou un ordre adressé à un démon. On pourrait, à la rigueur, l’étendre à la magie tout entière, tandis qu’on ne peut expliquer ce qui paraît essentiel dans les rites démoniaques par l’idée de sympathie ou par celle de propriétés magiques. En effet, d’une part, il n’y a pas de rite magique où la présence d’esprits personnels ne soit à quelque degré possible, bien qu’elle ne soit pas signalée nécessairement. D’autre part, cette théorie implique bien que la magie opère dans un milieu spécial, tout se passant nécessairement dans le monde des démons, ou, plus exactement, dans des conditions telles que la présence des démons soit possible. Enfin, elle note assez nettement un des caractères essentiels de la causalité magique, à savoir sa spiritualité. Cependant, elle a ses insuffisances.

On ne figure jamais par des démons qu’une partie des forces qui sont impliquées dans un acte magique même démoniaque. L’idée de personnes spirituelles représente mal ces forces anonymes générales, qui sont le pouvoir des magiciens, la vertu des mots, l’efficacité des gestes, la puissance du regard, de l’intention, de la fascination, de la mort, etc. Or, cette notion de pouvoir vague, que nous avons trouvée comme résidu des autres séries de représentations dans la représentation totale d’un rite magique, est tellement essentielle que jamais magie n’a pu réussir à l’exprimer en totalité, sous forme de démons, dans un rite démoniaque ; il faut qu’il en reste toujours assez pour expliquer, au moins, l’action théurgique du rite sur les démons, qui pourraient être indépendants et qui, cependant, ne sont pas libres. D’autre part, si l’idée d’esprit explique bien pour le magicien l’action à distance et l’action multipliée de son rite, elle ne lui explique pas ni l’existence de son rite ni ses particularités, gestes sympathiques, substances magiques, conditions rituelles, langages spéciaux, etc. En somme, si la théorie démonologique analyse bien une partie du résidu laissé par les autres formules, elle n’en explique qu’une partie et laisse elle-même, comme résidu, tout ce que les autres théories réussissaient presque à expliquer. Ainsi, dans les rites démoniaques, la notion d’esprit est accompagnée nécessairement d’une notion impersonnelle de pouvoir efficace.

Mais on peut se demander si cette notion de pouvoir n’est pas elle-même dérivée de la notion d’esprit. C’est une hypothèse qui n’a pas encore été soutenue, mais qui pourrait l’être dans une théorie animiste rigoureuse. Une première objection serait que l’esprit n’est pas nécessairement en magie un être actif. Tous les rites d’exorcisme, les incantations curatives, et, en particulier, les charmes dits d’origine, n’ont d’autre but que de mettre en fuite un esprit auquel on indique son nom, son histoire, l’action qu’on a sur lui. L’esprit n’est alors nullement le rouage nécessaire du rite ; il en figure simplement l’objet.

Ensuite, il ne faudrait pas exagérer l’importance qu’a la notion de personne à l’intérieur même de la classe des représentations démoniaques. Nous avons dit qu’il y avait des démons qui n’étaient rien en dehors des propriétés ou des rites qu’ils personnifient imparfaitement. Il n’entre presque rien d’autre dans leur définition, que la notion d’influence et de transport de l’effet. Ce sont des [...], des effluves. Les noms mêmes des démons hindous démontrent encore leur peu d’individualité - siddhas (ceux qui ont obtenu le pouvoir), vidyâdhâras (porteurs de science) ; ceux de « prince Siddhi, prince Çakti » (puissance), ont persisté dans la magie des Malais musulmans. Les manitous algonquins sont tout aussi impersonnels. C’est ce qui paraît encore dans l’indétermination fréquente quant au nombre et quant au nom des démons. Ils forment d’ordinaire des troupes, des multitudes d’êtres anonymes (plèbes, ganas), souvent désignés par des sortes de noms communs. On peut même se demander s’il y a dans la classe des démons de véritables personnes, en dehors des âmes des morts, qui sont elles-mêmes rarement identifiées, et des dieux.

Nous ne pensons pas seulement que la notion de pouvoir spirituel ne dérive pas de la notion d’esprit magique, nous avons encore des raisons de croire que celle-ci dépend de celle-là. En effet, d’une part, la notion de pouvoir spirituel conduit à la notion d’esprit ; car nous voyons que le mâmit assyrien, le manitou algonquin et l’orenda iroquois, peuvent être désignés comme spirituels sans perdre pourtant leurs qualités de pouvoirs généraux. D’autre part, n’est-il pas permis de supposer que la notion d’esprit magique soit la somme de deux notions : celle d’esprit et celle de pouvoir magique, la seconde n’étant pas nécessairement l’attribut de la première ? La preuve en est que, dans la foule compacte des esprits dont une société peuple son univers, il n’y en a qu’un très petit nombre qui soient reconnus, pour ainsi dire expérimentalement, comme puissants et auxquels s’adresse la magie. C’est ce qui explique sa tendance à accaparer les dieux, en particulier les dieux détrônés ou étrangers qui sont, eux, par définition, des êtres puissants.

On voit donc que si nous étions inclinés à préférer l’explication animiste de la croyance à la magie aux autres explications, nous nous écartons cependant très sensiblement de l’hypothèse animiste ordinaire, en ce que nous considérons la notion de force spirituelle comme antérieure, en magie du moins, à la notion d’âme.

En résumé, les diverses explications par lesquelles on pourrait essayer de motiver la croyance aux actes magiques laissent un résidu que nous avons maintenant à décrire, de la même façon que nous avons décrit les éléments de la magie. C’est là que, nous avons lieu de le croire, gisent les raisons profondes de cette croyance.

Nous sommes donc arrivés de proche en proche à circonscrire ce nouvel élément que la magie superpose à ses notions impersonnelles et à ses notions d’esprit. Au point où nous en sommes, nous le concevons comme une notion supérieure à ces deux ordres de notions et telle que, si elle est donnée, les autres n’en sont que des dérivées.

Complexe, elle comprend d’abord l’idée de pouvoir ou encore mieux, comme on l’a appelée, de « potentialité magique ». C’est l’idée d’une force dont la force du magicien, la force du rite, la force de l’esprit ne sont que les expressions différentes, suivant les éléments de la magie. Car aucun de ces éléments n’agit en tant que tel, mais précisément en tant qu’il est doué, soit par convention, soit par des rites spéciaux, de ce caractère même d’être une force, et une force non mécanique, mais magique. La notion de force magique est d’ailleurs, de ce point de vue, tout à fait comparable à notre notion de force mécanique. De même que nous nommons force la cause des mouvements apparents, de même la force magique est proprement la cause des effets magiques : maladie et mort, bonheur et santé, etc.

Cette notion comprend, en outre, l’idée d’un milieu où s’exercent les pouvoirs en question. Dans ce milieu mystérieux, les choses ne se passent pas comme dans le monde des sens. La distance n’y empêche pas le contact. Les figures et les souhaits y sont immédiatement réalisés. C’est le monde du spirituel et aussi celui des esprits parce que, tout y étant spirituel, tout y peut devenir esprit. Si illimité que soit ce pouvoir, et si transcendant que soit ce monde, les choses s’y passent cependant suivant des lois, relations nécessaires posées entre les choses, relations de mots et de signes à objets représentés, lois de sympathie en général, lois des propriétés susceptibles d’être codifiées par des classifications semblables à celles qui ont été étudiées dans l’Année Sociologique. Cette notion de force et cette notion de milieu sont inséparables ; elles coïncident absolument et sont exprimées en même temps par les mêmes moyens. En effet, les formes rituelles, c’est-à-dire les dispositions qui ont pour objet de créer la force magique, sont aussi celles qui créent le milieu et le circonscrivent, avant, pendant et après la cérémonie. Donc, si notre analyse est exacte, nous retrouvons à la base de la magie une représentation singulièrement confuse et tout à fait étrangère à nos entendements d’adultes européens.

Or, c’est par les procédés discursifs de pareils entendements individuels que la science des religions a jusqu’ici tenté d’expliquer la magie. En effet, la théorie sympathique se réfère aux raisonnements analogiques, ou, ce qui revient au même, à l’association des idées ; la théorie démonologique se réfère à l’expérience individuelle de la conscience et du rêve ; et, d’autre part, la représentation des propriétés est d’ordinaire conçue comme résultant soit d’expériences, soit de raisonnements analogiques, soit d’erreurs scientifiques. Cette idée composite de force et de milieu échappe, au contraire, aux catégories rigides et abstraites de notre langage et de notre raison. Du point de vue d’une psychologie intellectualiste de l’individu, elle serait une absurdité. Voyons si une psychologie non intellectualiste de l’homme en collectivité ne pourra pas en admettre et en expliquer l’existence,

3 - LE MANA

Une semblable notion existe, en réalité, dans un certain nombre de sociétés. Même, par un retour logique, le fait qu’elle fonctionne, nommément, dans la magie, relativement différenciée déjà, de deux des groupes ethniques que nous considérons spécialement, démontre le bien-fondé de notre analyse.

Cette notion est celle que nous avons trouvée désignée en Mélanésie sous le nom de mana. Nulle part elle n’est mieux observable et, par bonheur, elle a été admirablement observée et décrite par M. Codrington (The Melanesians, p. 119 et suiv., p. 191 et suiv., etc.). Le mot de mana est commun à toutes les langues mélanésiennes proprement dites et même à la plupart des langues polynésiennes. Le mana n’est pas simplement une force, un être, c’est encore une action, une qualité et un état. En d’autres termes, le mot est à la fois un substantif, un adjectif, un verbe. On dit d’un objet qu’il est mana, pour dire qu’il a cette qualité ; et dans ce cas, le mot est une sorte d’adjectif (on ne peut pas le dire d’un homme). On dit d’un être, esprit, homme, pierre ou rite, qu’il a du mana, le « mana de faire ceci ou cela ». On emploie le mot mana aux diverses formes des diverses conjugaisons, il signifie alors avoir du mana, donner du mana, etc. En somme, ce mot subsume une foule d’idées que nous désignerions par les mots de : pouvoir de sorcier, qualité magique d’une chose, chose magique, être magique, avoir du pouvoir magique, être incanté, agir magiquement ; il nous présente, réunies sous un vocable unique, une série de notions dont nous avons entrevu la parenté, mais qui nous étaient, ailleurs, données à part. Il réalise cette confusion de l’agent, du rite et des choses qui nous a paru être fondamentale en magie.

L’idée de mana est une de ces idées troubles, dont nous croyons être débarrassés, et que, par conséquent, nous avons peine à concevoir. Elle est obscure et vague et pourtant d’un emploi étrangement déterminé. Elle est abstraite et générale et pourtant pleine de concret. Sa nature primitive, c’est-à-dire complexe et confuse, nous interdit d’en faire une analyse logique, nous devons nous contenter de la décrire. Pour M. Codrington, elle s’étend à l’ensemble des rites magiques et religieux, à l’ensemble des esprits magiques et religieux, à la totalité des personnes et des choses intervenant dans la totalité des rites. Le mana est proprement ce qui fait la valeur des choses et des gens, valeur magique, valeur religieuse et même valeur sociale. La position sociale des individus est en raison directe de l’importance de leur mana, tout particulièrement la position dans la société secrète ; l’importance et l’inviolabilité des tabous de propriété dépend du mana de l’individu qui les impose. La richesse est censée être l’effet du mana; dans certaines îles, le mot de mana désigne même l’argent.

L’idée de mana se compose d’une série d’idées instables qui se confondent les unes dans les autres. Il est tour à tour et à la fois qualité, substance et activité. - En premier lieu, il est une qualité. Il est quelque chose qu’a la chose mana ; il n’est pas cette chose elle-même. On le décrit en disant que c’est du puissant, que c’est du lourd ; à Saa c’est du chaud, à Tanna c’est de l’étrange, de l’indélébile, du résistant, de l’extraordinaire. - En second lieu, le mana est une chose, une substance, une essence maniable, mais aussi indépendante. Et c’est pourquoi il ne peut être manié que par des individus à mana, dans un acte mana, c’est-à-dire par des individus qualifiés et dans un rite. Il est par nature transmissible, contagieux ; on communique le mana qui est dans une pierre à récolte, à d’autres pierres, en les mettant en contact avec elles. Il est représenté comme matériel : on l’entend, on le voit se dégager des choses où il réside ; le mana fait du bruit dans les feuilles, il s’échappe sous la forme de nuages, sous la forme de flammes. Il est susceptible de se spécialiser : il y a du mana à rendre riche et du mana à tuer. Les mana génériques reçoivent même des déterminations encore plus étroites : aux îles Banks, il y a un mana spécial, le talamatai, pour certaines façons d’incanter, et un autre pour les maléfices faits sur les traces des individus. - En troisième lieu, le mana est une force et spécialement celle des êtres spirituels, c’est-à-dire celle des âmes des ancêtres et des esprits de la nature. C’est lui qui en fait des êtres magiques. En effet, ils n’appartiennent pas à tous les esprits indistinctement. Les esprits de la nature sont, essentiellement, doués de mana ; mais toutes les âmes des morts ne le sont pas ; ne sont tindalos, c’est-à-dire esprits efficaces, que les âmes des chefs, tout au plus les âmes des chefs de famille, et même, plus spécialement, de ceux d’entre eux dont le mana s’est manifesté, soit pendant leur vie, soit par des miracles après leur mort. Celles-là seules méritent ce nom d’esprit puissant, les autres sont perdues dans la multitude des ombres vaines.

Nous voyons encore une fois, par là, que tous les démons sont des esprits, mais que tous les esprits ne sont pas des démons. En somme, l’idée de mana ne se confond pas avec l’idée d’esprit ; elles se rejoignent tout en restant profondément différentes et l’on ne peut pas expliquer, du moins en Mélanésie, la démonologie et, partant, la magie, par l’animisme seul. En voici un exemple. A Floride, quand un homme est malade, on attribue sa maladie à du mana qui s’empare de lui ; ce mana appartient à un tindalo, qui est lui-même en relation, d’une part, avec un magicien, mane kisu (doué de mana), qui a le même mana, ou le mana d’agir sur lui, ce qui revient au même, d’autre part, avec une plante. Car il y a un certain nombre d’espèces de plantes attachées aux différentes espèces de tindalos qui, par leur mana, sont les causes des diverses maladies. Le tindalo qu’il s’agit d’invoquer est désigné de la façon suivante. On prend successivement des feuilles des différentes espèces de plantes et on les froisse ; celle qui a le mana de la maladie qui afflige le patient se reconnaît à un bruissement particulier. On peut alors s’adresser à coup sûr au tindalo, c’est-à-dire au mane kisu possesseur du mana de ce tindalo, c’est-à-dire à l’individu qui est en relation avec lui et qui seul est capable de retirer son mana du malade et par suite de le guérir. En somme, ici, le mana est séparable du tindalo, puisqu’il se retrouve non seulement dans le tindalo, mais encore dans le malade, dans les feuilles et aussi dans le magicien. Ainsi, le mana existe et fonctionne d’une façon indépendante ; il reste impersonnel à côté de l’esprit personnel. Le tindalo est porteur du mana, il n’est pas le mana. Remarquons en passant que ce mana circule à l’intérieur d’une case de classification, et que les êtres qui agissent les uns sur les autres sont compris dans cette case.

Mais le mana n’est pas nécessairement la force attachée à un esprit. Il peut être la force d’une chose non spirituelle, comme d’une pierre à faire pousser les taros ou à féconder les pores, d’une herbe à faire tomber la pluie, etc. Mais c’est une force spirituelle, c’est-à-dire qu’elle n’agit pas mécaniquement et qu’elle produit ses effets à distance. - Le mana est la force du magicien ; les noms des spécialistes qui font fonction de magiciens sont, presque partout, des composés de ce mot : peimana, gismana, mane kisu, etc. - Le mana est la force du rite. On donne même le nom de mana à la formule magique. Mais le rite n’est pas seulement doué de mana, il peut être lui-même le mana. C’est en tant que le magicien et le rite ont du mana, qu’ils peuvent agir sur les esprits à mana, les évoquer, les commander et les posséder. Or, quand un magicien a un tindalo personnel, le mana à l’aide duquel il agit sur son tindalo n’est pas réellement différent de celui par lequel agit ce tindalo. S’il y a donc une infinité de manas, nous sommes cependant amenés à penser que les divers manas ne sont qu’une même force, non fixée, simplement répartie entre des êtres, hommes ou esprits, des choses, des événements, etc.

Nous pouvons même arriver à élargir encore le sens de ce mot, et dire que le mana est la force par excellence, l’efficacité véritable des choses, qui corrobore leur action mécanique sans l’annihiler. C’est lui qui fait que le filet prend, que la maison est solide, que le canot tient bien à la mer. Dans le champ, il est la fertilité ; dans les médecines, il est la vertu salutaire ou mortelle. Dans la flèche, il est ce qui tue, et, dans ce cas, il est représenté par l’os de mort dont la tige de la flèche est munie. Remarquons que les expertises des médecins européens ont montré que les flèches empoisonnées de la Mélanésie sont simplement des flèches incantées, des flèches à mana ; pourtant elles sont tenues pour empoisonnées ; on voit clairement que c’est à leur mana, et non pas à leur pointe, qu’on attribue leur efficacité véritable. De même que dans le cas du démon, le mana est distinct du tindalo, il nous apparaît, ici encore, comme une qualité ajoutée aux choses, sans préjudice de leurs autres qualités, ou, en d’autres termes, comme une chose surajoutée aux choses. Ce surcroît, c’est l’invisible, le merveilleux, le spirituel et, en somme, l’esprit, en qui toute efficacité réside et toute vie. Il ne peut être objet d’expérience, car véritablement il absorbe l’expérience ; le rite l’ajoute aux choses et il est de même nature que le rite. M. Codrington a cru pouvoir dire qu’il était le surnaturel, mais, ailleurs, il dît, plus justement, qu’il est le surnaturel in a way; c’est qu’il est à la fois surnaturel et naturel, puisqu’il est répandu dans tout le monde sensible, auquel il est hétérogène et pourtant immanent.

Cette hétérogénéité est toujours sentie et ce sentiment se manifeste quelquefois par des actes. Le mana est écarté de la vie vulgaire. Il est l’objet d’une révérence qui peut aller jusqu’au tabou. On peut dire que toute chose tabou a du mana et que beaucoup de choses mana sont tabou. C’est, nous l’avons dit, le mana du propriétaire, ou celui de son tindalo, qui fait la valeur du tabou de propriété qu’il impose. Il y a lieu de penser également que les lieux où se font les incantations, les pierres où se tiennent des tindalos, lieux et objets à mana, sont tabou. Le mana de la pierre, où réside un esprit, se saisit de l’homme qui passe sur cette pierre ou dont l’ombre la touche.

Le mana nous est donc donné comme quelque chose non seulement de mystérieux, mais encore de séparé. En résumé, le mana est d’abord une action d’un certain genre, c’est-à-dire l’action spirituelle à distance qui se produit entre des êtres sympathiques. C’est également une sorte d’éther, impondérable, communicable, et qui se répand de lui-même. Le mana est en outre un milieu ou, plus exactement, fonctionne dans un milieu qui est mana. C’est une espèce de monde interne et spécial, où tout se passe comme si le mana seul y était en jeu. C’est le mana du magicien qui agit par le mana du rite sur le mana du tindalo, ce qui met en branle d’autres manas, et ainsi de suite. Dans ces actions et réactions, il n’entre pas d’autres forces que du mana. Elles se produisent comme dans un cercle fermé où tout est mana et qui, lui-même, doit être le mana, si nous pouvons nous exprimer ainsi.

Ce n’est pas seulement en Mélanésie que nous rencontrons une semblable notion. Nous pouvons la reconnaître à certains indices, dans nombre de sociétés, où des recherches ultérieures ne pourront manquer de la mettre en lumière. En premier lieu, nous constatons son existence chez d’autres peuples de langue malayo-polynésienne : chez les Malais des Détroits, on la trouve désignée par un mot d’origine arabe qui vient d’une racine sémitique dont le sens est plus restreint, kramât (transcription de M. Skeat) de hrm, qui signifie sacré. Il y a des choses, des lieux, des moments, des bêtes, des esprits, des hommes, des sorciers, qui sont kramât, qui ont du kramât ; et ce sont les puissances kramât qui agissent. Plus au nord, dans l’Indochine française, les Bahnars expriment certainement une idée analogue à celle de mana quand ils disent que la sorcière est une personne deng, qu’elle a le deng, et qu’elle deng les choses. On nous dit qu’ils spéculent à l’infini sur cette notion de deng. A l’autre extrémité de l’aire d’extension des langues malayo-polynésiennes, dans tout Madagascar, le mot de hasina, dont l’étymologie est inconnue, désigne à la fois une qualité de certaines choses, un attribut de certains êtres, animaux et hommes, de la reine en particulier, et les rites que commande cette qualité. La reine était masina, elle avait du hasina, le tribut qu’on lui donnait, le serment qu’on prêtait en son nom étaient des hasinas. Nous sommes persuadés que des analyses plus précises de la magie néo-zélandaise, où le mana joue un rôle, ou bien de celle des Dayaks, dont l’homme-médecine porte le nom de manang, donneraient les mêmes résultats que l’étude de la magie mélanésienne.

Le monde malayo-polynésien n’a pas le privilège de cette notion. Dans l’Amérique du Nord, elle nous est signalée sur un certain nombre de points. Chez les Hurons (Iroquois), elle est désignée sous le nom d’orenda. Les autres Iroquois semblent l’avoir désignée par des mots de même racine. M. Hewitt, Huron de naissance et ethnographe distingué, nous en a donné une précieuse description, description plutôt qu’analyse, car l’orenda n’est pas plus facile à analyser que le mana (American Anthropologist, 1902, nouv. série, IV, 1, p. 32-46).

C’est une idée trop générale et trop vague, trop concrète, embrassant trop de choses et de qualités obscures pour que nous puissions sans peine nous familiariser avec elle. L’orenda, c’est du pouvoir, du pouvoir mystique. Il n’est rien dans la nature, et, plus spécialement, il n’est pas d’être animé qui n’ait son orenda. Les dieux, les esprits, les hommes, les bêtes sont doués d’orenda. Les phénomènes naturels, comme l’orage, sont produits par l’orenda des esprits de ces phénomènes. Le chasseur heureux est celui dont l’orenda a battu l’orenda du gibier. L’orenda des animaux difficiles à prendre est dit intelligent et malin. On voit partout, chez les Hurons, des luttes d’orendas, comme on voit, en Mélanésie, des luttes de manas. L’orenda, lui aussi, est distinct des choses auxquelles il est attaché, à tel point qu’on peut l’exhaler et le lancer : l’esprit faiseur d’orages lance son orenda représenté par les nuages. L’orenda est le son qu’émettent les choses ; les animaux qui crient, les oiseaux qui chantent, les arbres qui bruissent, le vent qui souffle expriment leur orenda. De même la voix de l’enchanteur est de l’orenda. L’orenda des choses est une sorte d’incantation. Justement, le nom Huron de la formule orale n’est autre qu’orenda, et d’ailleurs orenda signifie, au sens propre, prières et chants. Ce sens du mot nous est confirmé par celui des mots correspondants dans les autres dialectes iroquois. Mais si l’incantation est l’orenda par excellence, M. Hewitt nous dit expressément que tout rite est aussi orenda ; par là encore, l’orenda se rapproche du mana. L’orenda est surtout le pouvoir du chamane. Celui-ci est appelé rareñ’ diowá’ne, quelqu’un dont l’orenda est grand et puissant. Un prophète ou diseur de sorts ratreñ’dãts ou hatreñ’dótha, est quelqu’un qui, habituellement, exhale ou effuse son orenda et a ainsi appris les secrets du futur. C’est l’orenda qui est efficace en magie. « Tout ce qu’elle emploie est dit être possédé de l’orenda, agir par lui et non en vertu de propriétés physiques. C’est lui qui fait la force des charmes, amulettes, fétiches, mascottes, porte-bonheur, et, si l’on veut, médecines. » On le voit spécialement fonctionner dans le maléfice. Toute la magie, en somme, sort de l’orenda.

Nous avons un indice qui permet de croire que l’orenda agit suivant les classifications symboliques. « La cigale est appelée le mûrisseur de maïs, car elle chante les jours de chaleur, c’est que c’est son orenda qui fait venir la chaleur, qui fait pousser le maïs ; le lièvre « chante » et son orenda a pouvoir sur la neige (con1rolled the snow) ; même la hauteur où il mange les feuilles du buisson détermine la hauteur où la neige tombera (sic). » Or, le lièvre est le totem d’un clan de l’une des phratries des Hurons et ce clan a le pouvoir de faire venir le brouillard et de faire tomber la neige. C’est donc l’orenda qui unit les divers termes des classes où sont rangés, d’une part, le lièvre, son clan totémique, le brouillard, la neige, et, d’autre part, la cigale, la chaleur, le maïs. Il joue, dans la classification, le rôle de moyen-cause. Ces textes nous donnent en outre une idée de la façon dont les Iroquois se représentent la causalité. Pour eux, la cause par excellence, c’est la voix. En résumé, l’orenda n’est ni le pouvoir matériel, ni l’âme, ni l’esprit individuel, ni la vigueur et la force ; M. Hewitt établit, en effet, qu’il existe d’autres termes pour désigner ces diverses idées ; et il définit justement l’orenda : « Une puissance ou une potentialité hypothétique de produire des effets d’une façon mystique. »

La fameuse notion du manitou, chez les Algonquins, en particulier chez les Ojibways, répond suffisamment au fond à notre mana mélanésien. Le mot de manitou désigne en effet à la fois, suivant le père Thavenet, auteur d’un excellent dictionnaire français, encore manuscrit, de langue algonquine, non pas un esprit, niais toute espèce d’êtres, de forces et de qualités magiques ou religieuses (Tesa, Studi del Thavenet, Pise, 1881, p. 17). « Il veut dire être, substance, être animé, et il est bien certain qu’à quelque degré tout être ayant une âme est un manitou. Mais il désigne plus particulièrement tout être qui n’a pas encore un nom commun, qui n’est pas familier : d’une salamandre une femme disait qu’elle avait peur, c’était un manitou ; on se moque d’elle en lui disant le nom. Les perles des trafiquants sont les écailles d’un manitou, et le drap, cette chose merveilleuse, est la peau d’un manitou. Un manitou est un individu qui fait des choses extraordinaires, le schaman est un manitou ; les plantes ont du manitou ; et un sorcier montrant une dent de serpent à sonnettes disait qu’elle était manitou ; lorsqu’on trouva qu’elle ne tuait pas, il dit qu’elle n’avait plus de manitou. »

D’après M. Hewitt, chez les Sioux, les mots de mahopa, Xube (Omaha), wakan (Dakota), signifient aussi le pouvoir et la qualité magiques.

Chez les Shoshones en général, le mot de pokunt a, selon M. Hewitt, la même valeur, le même sens que le mot de manitou chez les Algonquins ; et M. Fewkes, l’observateur des Hopis ou Mokis, affirme que, chez les Pueblos en général, la même notion est à la base de tous les rites magiques et religieux. M. Mooney semble nous en désigner un équivalent chez les Kiowas.

Sous le terme de naual, au Mexique et dans l’Amérique centrale, nous croyons reconnaître une notion correspondante. Elle y est si persistante et si étendue qu’on a voulu en faire la caractéristique de tous les systèmes religieux et magiques, que l’on a appelée du nom de nagualisme. Le naual est un totem, d’ordinaire individuel. Mais il est plus ; c’est une espèce d’un genre beaucoup plus vaste. Le sorcier est naual, c’est un naualli ; le naual est spécialement son pouvoir de se métamorphoser, sa métamorphose et son incarnation. On voit par là que le totem individuel, l’espèce animale associée à l’individu lors de sa naissance paraît n’être qu’une des formes du naual. Étymologiquement, le mot, selon M. Seler, signifie science secrète ; et tous ses divers sens et ses dérivés se rattachent au sens originaire de pensée et d’esprit. Dans les textes nauhatls, le mot signifie ce qui est caché, enveloppé, déguisé. Ainsi, cette notion nous apparaît comme étant celle d’un pouvoir spirituel, mystérieux et séparé, qui est bien celui que suppose la magie.

En Australie, on rencontre une notion du même genre mais précisément elle est restreinte à la magie et même, plus particulièrement, au maléfice. La tribu de Perth lui donne le nom de boolya. Dans la Nouvelle-Galles du Sud, les noirs désignent par le mot koochie le mauvais esprit, la mauvaise influence personnelle ou impersonnelle, et qui a probablement la même extension. C’est encore l’arungquiltha des Aruntas. Ce « pourvoir malin » qui se dégage des rites d’envoûtement est à la fois une qualité, une force et une chose existant par soimême que les mythes décrivent et à laquelle ils attribuent une origine.

La rareté des exemplaires connus de cette notion de force-milieu magique ne doit pas nous faire douter qu’elle ait été universelle. Nous sommes en effet bien mal informés sur ce genre de faits ; depuis trois siècles qu’on connaît les Iroquois, voilà seulement un an que notre attention a été appelée sur l’orenda. D’ailleurs, cette notion peut avoir existé sans avoir été exprimée : un peuple n’a pas plus besoin de formuler une pareille idée que d’énoncer les règles de sa grammaire. En magie, comme en religion, comme en linguistique, ce sont les idées inconscientes qui agissent. Ou bien certains peuples n’ont pas pris distinctement conscience de cette idée, ou bien certains autres ont dépassé le stade intellectuel où elle peut fonctionner normalement. De toutes façons, ils n’ont pu en donner une expression adéquate. Les uns ont vidé leur ancienne notion de pouvoir magique d’une partie de son premier contenu mystique ; elle est alors devenue à demi scientifique ; c’est le cas de la Grèce. Les autres, après avoir constitué une dogmatique, une mythologie, une démonologie complètes, sont arrivés à si bien réduire tout ce qu’il y avait de flottant et d’obscur dans leurs représentations magiques à des termes mythiques, qu’ils ont remplacé, au moins en apparence, le pouvoir magique, partout où il fallait l’expliquer, par le démon, les démons ou par des entités métaphysiques. C’est le cas de l’Inde. Ils l’ont fait en somme à peu près disparaître.

Pourtant, nous en retrouvons encore des traces. Elles subsistent, dans l’Inde, morcelées, sous le nom d’éclat, de gloire, de force, de destruction, de sort, de remède, de vertu des plantes. Enfin, la notion fondamentale du panthéisme hindou, celle de brahman, s’y relie, supposons-nous, par des attaches profondes et semble même la perpétuer, si du moins nous admettons, par hypothèse, que le brahman védique et celui des Upanisads et de la philosophie hindoue sont identiques. Bref, il nous semble qu’il s’est produit une véritable métem-psycose des notions, dont nous voyons le commencement et la fin, sans saisir les phases intermédiaires. Dans les textes védiques, des plus anciens aux plus récents, le mot de bráhman, neutre, veut dire prière, formule, charme, rite, pouvoir magique ou religieux du rite. De plus, le prêtre magicien porte le nom de brahmán, masculin. Il n’y a entre les deux mots qu’une différence certes suffisante pour marquer une diversité de fonctions, mais insuffisante pour marquer une opposition de notions. La caste brahmanique est celle des brâhmanas, c’est-à-dire des hommes qui ont du bráhman. Le bráhman est ce par quoi agissent les hommes et les dieux et c’est, plus spécialement, la voix. En outre, on trouve déjà quelques textes qui disent qu’il est la substance, le coeur des choses (pratyantam) ce qu’il y a de plus intérieur : ce sont justement des textes atharvaniques, c’est-à-dire des textes du Veda des magiciens. Mais déjà cette notion se confond avec celle du dieu Brahmâ, nom masculin tiré du thème bráhman, qui commence à paraître. A partir des textes théosophiques, le bráhman rituel disparaît, il ne reste plus que le bráhman métaphysique. Le bráhman devient le principe actif, distinct et immanent, du tout du monde. Le bráhman est le réel, tout le reste n’est qu’illusion. Il en résulte que quiconque se transporte au sein du brahman par la mystique (yoga : union) devient un yogin, un yogiçvara, un siddha, c’est-à-dire a obtenu tous les pouvoirs magiques (siddhi : obtention) et par là, dit-on, se met en état de créer des mondes. Le brahman est le principe premier, total, séparé, animé et inerte de l’univers. Il est la quintessence. Il est encore le triple Veda et aussi le quatrième, c’est-à-dire la religion et la magie.

Dans l’Inde, le fond mystique de la notion a seul subsisté. En Grèce, il n’en subsiste plus guère que l’ossature scientifique. Nous l’y trouvons sous l’aspect de la [...] à laquelle s’arrêtent en dernière analyse les alchimistes, et aussi de la [...], ressort dernier de l’astrologie, de la physique et de la magie. La [...] est l’action de la [...] et celle-ci est l’acte de la [...]. Et on peut définir la [...] comme une espèce d’âme matérielle, non individuelle, transmissible, une sorte d’intelligence inconsciente des choses. Elle est, en somme, encore très voisine du mana.

Nous sommes donc en droit de conclure que partout a existé une notion qui enveloppe celle du pouvoir magique. C’est celle d’une efficacité pure, qui est cependant une substance matérielle et localisable, en même temps que spirituelle, qui agit à distance et pourtant par connexion directe, sinon par contact, mobile et mouvante sans se mouvoir, impersonnelle et revêtant des formes personnelles, divisible et continue. Nos idées vagues de chance et de quintessence sont de pâles survivances de cette notion beaucoup plus riche. C’est aussi, comme nous l’avons vu, en même temps qu’une force, un milieu, un monde séparé et cependant ajouté à l’autre. On pourrait dire encore, pour mieux exprimer comment le monde de la magie se superpose à l’autre sans s’en détacher, que tout s’y passe comme s’il était construit sur une quatrième dimension de l’espace, dont une notion comme celle de mana exprimerait, pour ainsi dire, l’existence occulte. L’image s’applique même si bien à la magie que les magiciens modernes, dès que lut découverte la géométrie à plus de trois dimensions, se sont emparés de ses spéculations pour légitimer leurs rites et leurs idées.

Cette notion rend bien compte de ce qui se passe dans la magie. Elle fonde cette idée nécessaire d’une sphère superposée à la réalité, où se passent les rites, où le magicien pénètre, qu’animent les esprits, que sillonnent les effluves magiques. D’autre part, elle légitime le pouvoir du magicien, elle justifie la nécessité des actes formels, la vertu créatrice des mots, les connexions sympathiques, les transferts de qualités et d’influences. Elle explique enfin la présence des esprits et leur intervention, puisqu’elle fait concevoir toute force magique comme spirituelle. Enfin, elle motive la croyance générale qui s’attache à la magie, puisque c’est à elle qu’est réduite la magie, quand on la dépouille de ses enveloppes, et elle alimente cette même croyance, puisque c’est elle qui anime toutes les formes dont la magie se revêt.

Par elle, la vérité de la magie est mise hors de toute discussion et le doute même tourne en sa faveur. Cette notion est en effet la condition même de l’expérimentation magique, et permet d’interpréter les faits les plus défavorables au bénéfice du préjugé. En fait, elle échappe elle-même à tout examen. Elle est donnée a priori, préalablement à toute expérience. A proprement parler, elle n’est pas, en effet, une représentation de la magie comme le sont la sympathie, les démons, les propriétés magiques. Elle régit les représentations magiques, elle est leur condition, leur forme nécessaire. Elle fonctionne à la façon d’une catégorie, elle rend possibles les idées magiques comme les catégories rendent possibles les idées humaines. Ce rôle, que nous lui attribuons, de catégorie inconsciente de l’entendement, est justement exprimé par les faits. Nous avons vu combien il était rare qu’elle arrivât à la conscience, et plus rare encore qu’elle y trouvât son expression. C’est qu’elle est inhérente à la magie comme le postulatum d’Euclide est inhérent à notre conception de l’espace.

Mais il est bien entendu que cette catégorie n’est pas donnée dans l’entendement individuel, comme le sont les catégories de temps et d’espaces ; la preuve en est qu’elle a pu être fortement réduite par les progrès de la civilisation et qu’elle varie dans sa teneur avec les sociétés et avec les diverses phases de la vie d’une même société. Elle n’existe dans la conscience des individus qu’en raison même de l’existence de la société, à la façon des idées de justice ou de valeur ; nous dirions volontiers que c’est une catégorie de la pensée collective.

De notre analyse il résulte aussi que la notion de mana est du même ordre que la notion de sacré. D’abord, dans un certain nombre de cas, les deux notions se confondent : notamment chez les Algonquins, l’idée de manitou, chez les Iroquois, l’idée d’orenda, en Mélanésie, l’idée de mana, sont aussi bien magiques que religieuses. En outre, nous avons vu, en Mélanésie, qu’il existe des relations entre la notion de mana et celle de tabou ; nous avons vu qu’un certain nombre de choses à mana étaient tabou, mais que n’étaient tabou que des choses à mana. De même chez les Algonquins, si tous les dieux sont des manitous, tous les manitous ne sont pas dieux. Par conséquent, non seulement la notion de mana est plus générale que celle de sacré, mais encore celle-ci est comprise dans celle-là, celle-ci se découpe sur celle-là. Il est probablement exact de dire que le sacré est une espèce dont le mana est le genre. Ainsi, sous les rites magiques, nous aurions trouvé mieux que la notion de sacré que nous y cherchions, nous en aurions retrouvé la souche.

Mais nous revenons au dilemme de notre préface. Ou la magie est un phénomène social et la notion de sacré est bien un phénomène social, ou la magie n’est pas un phénomène social et alors la notion de sacré ne l’est pas davantage. Sans vouloir entrer ici dans des considérations sur la notion de sacré prise en elle-même, nous pouvons faire un certain nombre de remarques tendant à démontrer le caractère social à la fois de la magie et de la notion de mana. La qualité de mana, ou de sacré, s’attache à des choses qui ont une position tout spécialement définie dans la société, à tel point qu’elles sont souvent considérées comme mises hors du domaine et de l’usage commun. Or, ces choses tiennent dans la magie une place considérable ; elles sont ses forces vives.

Des êtres et des choses qui, par excellence, sont magiques, ce sont les âmes des morts et tout ce qui touche à la mort : témoin le caractère éminemment magique de la pratique universelle de l’évocation des morts, témoin la vertu partout attribuée à la main du mort dont le contact rend invisible comme le mort lui-même, et mille autres faits encore. Ces mêmes morts sont également l’objet des rites funéraires, quelquefois des cultes ancestraux dans lesquels se marque combien leur condition est différente de celle des vivants. Nous dira-t-on que, dans certaines sociétés, la magie n’à pas affaire à tous les morts, mais surtout à ceux qui sont morts de mort violente, aux criminels en particulier ? C’est une preuve de plus de ce que nous voulons montrer; car ceux-là sont l’objet de croyances et de rites qui en font des êtres tout à fait différents, non seulement des mortels, mais encore des autres morts. Mais, en général, tous les morts, cadavres et esprits, forment, par rapport aux vivants, un monde à part, où le magicien puise ses pouvoirs de mort, ses maléfices.

De même les femmes, dont le rôle en magie est théoriquement si important, ne sont crues magiciennes, dépositrices de pouvoirs, qu’à cause de la particularité de leur position sociale. Elles sont réputées qualitativement différentes des hommes et douées de pouvoirs spécifiques : les menstrues, les actions mystérieuses du sexe et de la gestation ne sont que les signes des qualités qu’on leur prête. La société, celle des hommes, nourrit à J’égard des femmes de forts sentiments sociaux que, de leur côté, elles respectent et même partagent. De là leur situation juridique, spécialement leur situation religieuse différente ou inférieure. Mais c’est précisément ce qui fait qu’elles sont vouées à la magie et que celle-ci leur donne une position inverse de celle qu’elles occupent dans la religion. Les femmes dégagent constamment des influences malignes. Nirrtir hi strî « la femme c’est la mort », disent les vieux textes brahmaniques Maitrayânî samhilâ, 1, 10, 11). C’est la misère et la sorcellerie. Elles ont le mauvais oeil. Voilà pourquoi, si l’activité des femmes, en magie, est moindre que les hommes ne l’ont faite, elle est cependant plus grande que celle qu’elles ont eue en religion.

Comme le montrent ces deux exemples, la valeur magique des choses résulte de la position relative qu’elles occupent dans la société ou par rapport à celle-ci. Les deux notions de vertu magique et de position sociale coïncident dans la mesure où c’est l’une qui fait l’autre. Il s’agit toujours au fond, en magie, de valeurs respectives reconnues par la société. Ces valeurs ne tiennent pas, en réalité, aux qualités intrinsèques des choses et des personnes, mais à la place et au rang qui leur sont attribués par l’opinion publique souveraine, par ses préjugés. Elles sont sociales et non pas expérimentales. C’est ce que prouvent excellemment la puissance magique des mots et le fait que, souvent, la vertu magique des choses tient à leur nom ; d’où il résulte que, dépendant des dialectes et des langues, les valeurs en question sont tribales et nationales. Ainsi, les choses et les êtres, et les actes, sont ordonnés hiérarchiquement, se commandent les uns les autres et c’est suivant cet ordre que se produisent les actions magiques, quand elles vont du magicien à une classe d’esprits, de celle-ci à une autre classe, et ainsi de suite, jusqu’à l’effet. Ce qui nous a séduits dans le mot de « potentialité magique » que M. Hewitt applique aux notions de mana et d’orenda, c’est qu’il implique précisément l’existence d’une sorte de potentiel magique, et, en effet, c’est bien ce que nous venons de décrire. Ce que nous appelions place relative ou valeur respective des choses, nous pourrions l’appeler aussi bien différence de potentiel. Car c’est en vertu de ces différences qu’elles agissent les unes sur les autres. Il ne nous suffit donc pas de dire que la qualité de mana s’attache à certaines choses en raison de leur position relative dans la société, mais il nous faut dire que l’idée de mana n’est rien autre que l’idée de ces valeurs, de ces différences de potentiel. C’est là le tout de la notion qui fonde la magie et, partant, de la magie. Il va de soi qu’une pareille notion n’a pas de raison d’être en dehors de la société, qu’elle est absurde au point de vue de la raison pure et qu’elle ne résulte que du fonctionnement de la vie collective.

Nous ne voyons pas, dans ces hiérarchies de notions, dominées par l’idée de mana, le produit de multiples conventions artificielles conclues entre individus, magiciens et profanes, puis, traditionnellement acceptées au nom de la raison, bien qu’elles fussent entachées d’erreurs originelles. Bien au contraire, nous croyons que la magie est, comme la religion, affaire de sentiments. Nous dirons, plus exactement, pour employer le langage abstrus de la théologie moderne, que la magie, comme la religion, est un jeu de « jugements de valeur », c’est-à-dire d’aphorismes sentimentaux, attribuant des qualités diverses aux divers objets qui entrent dans son système. Mais ces jugements de valeur ne sont pas l’œuvre des esprits individuels ; ils sont l’expression de sentiments sociaux qui se sont formés, tantôt fatalement et universellement, tantôt fortuitement, à l’égard de certaines choses, choisies pour la plupart d’une façon arbitraire, plantes et animaux, professions et sexes, astres, météores, éléments, phénomènes physiques, accidents du sol, matières, etc. La notion de mana, comme la notion de sacré, n’est en dernière analyse que l’espèce de catégorie de la pensée collective qui fonde ces jugements, qui impose un classement des choses, sépare les unes, unit les autres, établit des lignes d’influence ou des limites d’isolement.

4 - LES ÉTATS COLLECTIFS ET LES FORCES COLLECTIVES

Nous pourrions nous arrêter ici et dire que la magie est un phénomène social, puisque nous avons retrouvé, derrière toutes ses manifestations, une notion collective. Mais, telle qu’elle nous apparaît maintenant, cette notion de mana nous semble encore trop détachée du mécanisme de la vie sociale ; elle est encore quelque chose de trop intellectuel ; nous ne voyons pas d’où elle vient, sur quel fond elle s’est formée. Nous allons donc tenter de remonter plus haut, jusqu’à des forces, forces collectives, dont nous dirons que la magie est le produit et l’idée de mana l’expression.

Pour cela, considérons, un instant, les représentations et les opérations magiques comme des jugements. Et nous avons le droit de le faire, car toute espèce de représentation magique peut prendre la forme d’un jugement, et toute espèce d’opération magique procède d’un jugement, sinon d’un raisonnement. Prenons, comme exemples, les propositions suivantes : le magicien lévite son corps astral ; le nuage est produit par la fumée de tel végétal ; l’esprit est mû par le rite. Nous allons voir d’une façon toute dialectique, toute critique, si l’on veut, en employant le langage, un peu obscur mais commode de Kant, que de pareils jugements ne s’expliquent que dans la société et par son intervention.

Sont-ce des jugements analytiques ? On peut se le demander en effet, parce que les magiciens qui ont fait la théorie de la magie, et les anthropologues à leur suite, ont essayé de les réduire à des termes d’analyse. Le magicien, disent-ils, raisonne du même au même quand il applique la loi de sympathie, réfléchit sur ses pouvoirs, ou sur ses esprits auxiliaires. Le rite meut l’esprit, par définition; le magicien lévite son corps astral, parce que, ce corps, c’est lui-même ; la fumée du végétal aquatique fait venir le nuage, parce qu’elle est le nuage. Mais nous avons précisément établi que cette réduction en jugements analytiques est toute théorique et que les choses se passent autrement dans l’esprit du magicien. Celui-ci introduit toujours, dans ses jugements, un terme hétérogène, irréductible à son analyse logique, force, pouvoir, [...] ou mana. La notion d’efficacité magique est toujours présente, et c’est elle qui, loin d’être accessoire, joue, en quelque sorte, le rôle que joue la copule dans la proposition. C’est elle qui pose l’idée magique, lui donne son être, sa réalité, sa vérité, et l’on sait qu’elle est considérable.

Continuons encore à imiter les philosophes. Les jugements magiques sont-ils des jugements synthétiques a posteriori ? Les synthèses sur lesquelles ils reposent sont-elles présentées toutes faites Par l’expérience individuelle ? Mais, nous l’avons vu, l’expérience sensible n’a jamais fourni la preuve d’un jugement magique ; la réalité objective n’a jamais imposé à l’esprit aucune proposition du genre de celles que nous formulions plus haut. Il est évident qu’on n’a jamais vu qu’avec les yeux de la foi un corps astral, une fumée qui fait pleuvoir, et, à plus forte raison, un esprit invisible obéissant à un rite.

Dira-t-on que ces propositions sont l’objet d’expériences subjectives, soit des intéressés, soit des magiciens ? Dira-t-on que les premiers voient les choses se réaliser parce qu’ils les désirent, et que les seconds ont des extases, des hallucinations, des rêves, où des synthèses impossibles deviennent naturelles. Certes, nous sommes bien loin de nier l’importance du désir et du rêve en magie ; nous ne faisons que différer le moment d’en parler. Mais si nous admettons, pour un moment, qu’il y ait là deux sources d’expériences, dont la jonction donnerait la magie, nous verrons bien vite, si nous ne considérons que des individus que, en fait, elles ne s’harmonisent pas dans leurs esprits. Représentons-nous, si c’est possible, l’état d’esprit d’un Australien malade qui fait quérir le sorcier. Évidemment, il se passe en lui une série de phénomènes de suggestion qui font qu’il guérira d’espoir, ou qu’il se laissera mourir, s’il se croit condamné. A côté de lui, le chamane danse, tombe en catalepsie et rêve. Son rêve l’emmène dans l’au-delà ; il en revient encore tout ému d’un long voyage dans le monde des âmes, des animaux, des esprits, et, par un habile escamotage, il finit par extraire du corps du patient un petit caillou, qu’il dit être le charme, cause de la maladie. Il y a bien dans ce fait deux expériences subjectives. Mais, entre le rêve de l’un et le désir de l’autre il y a discordance. Sauf le tour de passe-passe de la fin, le magicien ne fait rien qui réponde aux besoins, aux idées de son client. Les deux états, fort intenses, des deux individus ne coïncident en somme qu’au moment de la prestidigitation. Il n’y a donc plus, à ce moment unique, de véritable expérience psychologique, ni du côté du magicien, qui ne peut se faire illusion à ce point, ni du côté de son client ; car la prétendue expérience de celui-ci n’est plus qu’une erreur de perception, hors d’état de résister à la critique et, par conséquent, d’être répétée, si elle n’était entretenue par la tradition ou par un acte de foi constant. Des états subjectifs individuels, aussi mal ajustés que ceux que nous venons de signaler, ne peuvent expliquer à eux seuls l’objectivité, la généralité, le caractère apodictique des aphorismes magiques.

Ceux-ci échappent à la critique parce qu’on ne peut pas vouloir les examiner. Partout où nous voyons fonctionner la magie, les jugements magiques sont antérieurs aux expériences magiques ce sont des canons de rites ou des chaînes de représentations les expériences ne sont faites que pour les confirmer et ne réussissent presque jamais à les infirmer. On nous objectera que c’est peut-être le fait de l’histoire et de la tradition et que, à l’origine de chaque mythe ou de chaque rite, il y a eu de véritables expériences individuelles. Nous n’avons pas besoin de poursuivre nos contradicteurs sur le terrain des causes premières, parce que, nous l’avons dit, les croyances magiques particulières sont dominées par une croyance générale à la magie qui, elle, échappe aux prises de la psychologie individuelle. Or, c’est cette croyance qui permet d’objectiver les idées subjectives, et de généraliser les illusions individuelles. C’est elle qui confère au jugement magique son caractère affirmatif, nécessaire et absolu. Bref, en tant qu’ils se présentent dans les esprits individuels, même à leur début, les jugements magiques sont, comme on dit, des jugements synthétiques a priori presque parfaits. On relie les termes avant toute espèce d’expérience. Qu’on nous entende bien, nous ne disons pas que la magie ne fait jamais appel à l’analyse ou à l’expérience, mais nous disons qu’elle est très faiblement analytique, faiblement, expérimentale, et presque totalement a priori.

Mais par qui cette synthèse est-elle opérée ? Peut-elle l’être par l’individu ? En réalité on ne voit pas qu’il ait jamais lieu de la faire. Car les jugements magiques ne nous sont donnés qu’à l’état de préjugés, de prescriptions, et c’est sous cette forme qu’ils se rencontrent dans l’esprit des individus. Mais écartons un instant cet argument de fait. Nous ne pouvons pas concevoir de jugement magique qui ne soit l’objet d’une affirmation collective. Il y a toujours au moins deux individus pour le poser : le magicien qui fait le rite et l’intéressé qui y croit, ou encore, dans les cas de magie populaire, pratiquée par des individus, celui qui enseigne la recette, et celui qui la pratique. Ce couple théorique irréductible, forme bel et bien une société. Normalement d’ailleurs, le jugement magique reçoit l’adhésion de groupes étendus de sociétés et de civilisations entières. Quand il y a jugement magique, il y a synthèse collective, croyance unanime, à un moment donné, dans une société, à la vérité de certaines idées, à l’efficacité de certains gestes. Certes, nous ne pensons pas que les idées associées dans ces synthèses ne puissent s’associer et ne s’associent pas en fait dans l’entendement individuel ; l’idée de l’hydropisie suggérait naturellement aux magiciens hindous l’idée de l’eau. Il serait absurde de supposer que, dans la magie, la pensée s’écarte des lois de l’association des idées ; ces idées qui y forment cercles s’appellent et, surtout, ne sont pas contradictoires. Mais les associations naturelles d’idées rendent simplement possibles les jugements magiques. Ceux-ci sont tout autre chose qu’un défilé d’images : ce sont de véritables préceptes impératifs, qui impliquent une croyance positive à l’objectivité des enchaînements d’idées qu’ils constituent. Dans l’esprit d’un individu considéré comme isolé, il n’y a rien qui puisse l’obliger à associer, d’une façon aussi catégorique que le fait la magie, les mots ou les gestes, ou les instruments avec les effets désirés si ce n’est l’expérience, dont nous venons précisément de constater l’impuissance. Ce qui impose un jugement magique, c’est une quasi-convention qui établit, préjudiciellement, que le signe crée la chose, la partie, le tout, le mot l’événement, et ainsi de suite. En effet, l’essentiel est que les mêmes associations se reproduisent nécessairement dans l’esprit de plusieurs individus ou plutôt d’une masse d’individus. La généralité et l’apriorisme des jugements magiques nous paraissent être la marque de leur origine collective.

Or, il n’y a que des besoins collectifs ressentis par tout un groupe, qui puissent forcer tous les individus de ce groupe à opérer, dans le même temps, la même synthèse. La croyance de tous, la foi, est l’effet du besoin de tous, de leurs désirs unanimes. Le jugement magique est l’objet d’un consentement social, traduction d’un besoin social, sous la pression duquel se déclenche toute une série de phénomènes de psychologie collective : le besoin ressenti par tous suggère à tous la fin ; entre ces deux termes, une infinité de moyens termes sont possibles (de là la variété extrême des rites employés pour un même objet) ; entre ceux-ci, le choix s’impose ; et il vient soit de la tradition, soit de l’autorité d’un magicien en renom, soit de la poussée unanime et brusque de tout le groupe. C’est parce que l’effet désiré par tous est constaté par tous que le moyen est reconnu apte à produire l’effet; c’est parce qu’ils désiraient la guérison des fiévreux que l’aspersion d’eau froide, le contact sympathique avec une grenouille, semblaient aux Hindous, qui avaient recours aux brahmans de l’Atharvaveda, des antagonistes suffisants de la fièvre tierce ou quarte. En définitive, c’est toujours la société qui se paie elle-même de la fausse monnaie de son rêve. La synthèse de la cause et de l’effet ne se produit que dans l’opinion publique. Hors de cette façon de concevoir la magie, on ne peut se la figurer que comme une chaîne d’absurdités et d’erreurs propagées, dont on comprendrait mal l’invention, et jamais la propagation.

Nous devons considérer la magie comme un système d’inductions a priori, opérées sous la pression du besoin par des groupes d’individus. D’ailleurs, on pourrait se demander si bon nombre des généralisations hâtives qu’a connues l’humanité, ne furent pas opérées dans de pareilles conditions, et si la magie n’en fut pas responsable. Il y a plus, ne serait-ce pas dans la magie que les hommes ont appris à induire ? Car, pour hasarder une hypothèse un peu radicale de psychologie individuelle, il ne nous semble pas que l’individu isolé, ou même l’espèce humaine puissent véritablement induire ; ils ne peuvent que contracter des habitudes ou des instincts, ce qui revient à abolir toute réflexion sur les actes.

Débarrassée de toute hypothèse simpliste, notre démonstration paraîtra plus probante encore, si nous rappelons que toutes les affirmations magiques, même les plus particulières, reposent sur une affirmation parfaitement générale, celle du pouvoir magique, contenue elle-même dans celle du mana. Idée dont nous avons précisément vu que tout, matière et forme, était collectif ; qu’elle ne comprenait rien d’intellectuel, ni d’expérimental, sinon la sensation de l’existence même de la société et de ses préjugés. Or, c’est cette idée, ou plutôt cette catégorie, qui explique la possibilité logique du jugement magique et en fait cesser l’absurdité. Il est remarquable que cette notion obscure, très mal dégagée du vague des états affectifs, presque intraduisible en termes abstraits et inconcevable pour nous, soit précisément celle qui fait de la magie, pour ses adeptes, quelque chose de clair, de rationnel, et, à l’occasion, de scientifique. Car pour peu qu’on sous-entende l’idée de mana dans toute espèce de proposition magique, celle-ci devient, par le fait même analytique. Dans la proposition : la fumée des herbes aquatiques produit le nuage, insérons après le sujet le mot mana, et nous obtenons immédiatement l’identité : fumée à mana = nuage. Non seulement cette idée transforme les jugements magiques en jugements analytiques, mais elle les fait devenir, d’a priori, a posteriori, parce qu’elle domine l’expérience elle-même et la conditionne. Non seulement, grâce à elle, le rêve magique est devenu rationnel, mais encore, il se confond avec la réalité. C’est la foi du malade au pouvoir du magicien qui fait qu’il sent effectivement l’extraction de sa maladie.

On voit par là combien nous sommes loin de substituer à un mysticisme psychologique un mysticisme sociologique. D’abord ces besoins collectifs ne conduisent pas à la formation d’instincts dont nous ne connaissons pas d’autre exemple, en sociologie, que l’instinct de sociabilité, condition première de tout le reste. Ensuite nous ne connaissons pas de sentiment collectif pur ; les forces collectives que nous cherchons à déceler produisent des manifestations qui, toujours, pour partie, sont rationnelles ou intellectuelles. Grâce à la notion de mana, la magie, domaine du désir, est pleine de rationalisme.

Ainsi, pour que la magie existe, il faut que la société soit présente. Nous allons maintenant essayer d’établir qu’elle l’est et comment elle l’est.

On considère, en général, que les contraintes et les prohibitions sont la marque significative de l’action directe de la société. Or, si la magie ne consiste pas en notions et en rites obligatoires, mais en idées communes et en rites facultatifs, si, par conséquent, nous n’y pouvons trouver aucune contrainte expresse, nous n’en avons pas moins constaté l’existence de prohibitions, ou tout au moins de rétentions observées par des groupes entiers à l’égard de certaines choses et de certains actes. Il y en a, en effet, qui sont parfaitement propres à la magie et qui probablement s’y sont produites. Ce sont en particulier les faits que nous avons appelés les tabous de sympathie et ceux qu’on peut appeler tabous de mélange. En voici des exemples : Une femme enceinte ne doit pas regarder un meurtrier, la maison d’un mort; régulièrement, des tabous pèsent, chez les Cherokees, non pas simplement sur le patient, mais encore sur le magicien, sur toute la famille et tous les voisins. Nous avons vu que ces prescriptions constituaient de véritables rites négatifs qui, pour n’être pas parfaitement obligatoires, n’en sont pas moins imposés à l’observance de tous. A vrai dire, ce n’est pas la société qui les sanctionne elle-même par des actes spéciaux ; les tabous magiques dont nous parlons n’ont que des sanctions mécaniques ; ils se protègent eux-mêmes par les effets nécessaires qui suivent leur violation. Mais, néanmoins, c’est bien la société qui impose l’idée de ces effets nécessaires et qui l’entretient.

Les rites négatifs isolés, les précautions populaires ne sont pas les seules prohibitions qu’édicte la magie. Souvent, nous l’avons vu, le rite positif est accompagné de tout un cortège de rites négatifs. Ce sont, en particulier, ceux que nous avons décrits comme préparant à la cérémonie rituelle. Le magicien ou le couple magique qui jeûnent, restent chastes, ou se purifient avant d’opérer, témoignent, par là, qu’ils sentent une sorte d’incompatibilité entre les choses auxquelles ils vont toucher, ou qu’ils vont faire, et la condition où ils se trouvent dans la vie banale. Ils éprouvent une résistance et la magie n’est pas, pour eux, une porte ouverte. D’autres interdictions, d’autres appréhensions, que marquent les rites de sortie, s’opposent à ce qu’ils quittent, sans autres formes, le monde anormal où ils sont entrés. D’ailleurs, ils n’y étaient pas restés indemnes ; comme le sacrifice, la magie exige et produit une altération, une modification de l’esprit. Celle-ci se traduit par la solennité des gestes, le changement de la voix et, même, par l’adoption d’un nouveau langage, celui des esprits et des dieux. Les rites négatifs de la magie forment donc une espèce de seuil où l’individu abdique pour n’être plus qu’un personnage.

Il y a d’ailleurs, en magie comme en religion, entre les rites négatifs et les rites positifs des corrélations étroites. Nous supposons, sans pouvoir actuellement le démontrer d’une façon satisfaisante, que tout rite positif, toute qualité positive correspondent nécessairement à un rite négatif ou à une qualité négative ; par exemple, le tabou du fer correspond aux qualités magiques du forgeron. Si facultatif que soit un rite positif, il se relie, plus ou moins directement, à un rite négatif qui, lui, est ou obligatoire, ou tout au moins conçu comme sanctionné par des effets mécaniques, inéluctables. Êtres et actes, agents et mythes, dans la magie comme dans la religion, il n’y a pour ainsi dire rien qui ne soit ainsi entouré, presque interdit. Les choses magiques les plus vulgaires, les êtres magiques les plus familiers, le rebouteux de village, un fer à cheval inspirent toujours une sorte de respect. Le rite magique le plus simple, la plus innocente des séances spirites ne vont pas sans appréhension ; il y a toujours hésitation, inhibition passagère produite souvent par la répugnance que la religion commande. En même temps que la magie attire, elle repousse. Nous en revenons ici au secret, au mystère dont elle s’enveloppe, qui nous a paru sa marque distinctive quand nous la définissions et où nous voyons maintenant le signe des forces collectives qui la créent. La magie a donc son système d’interdictions rituelles bien à elle, et si peu adventice qu’il contribue à la caractériser. En outre, la magie se solidarise étroitement avec tout le système des interdictions collectives, y compris les interdictions religieuses ; et cela à tel point qu’on ne sait pas toujours si le caractère magique résulte de l’interdiction, ou l’interdiction du caractère magique. Ainsi, les restes de repas sont magiques, parce qu’ils sont tabous, et ils sont tabous parce qu’on craint la magie à laquelle ils peuvent servir. La magie a une véritable prédilection pour les choses interdites. La cure des tabous violés, sources de maladies ou de malchances, est l’une de ses spécialités, par laquelle elle fait concurrence à la fonction expiatoire de la religion. Elle exploite également à son usage les violations des tabous, et fait cas de tous les détritus dont la religion proscrit l’emploi, restes sacrificiels qui devraient être consommés ou brûlés, menstrues, sang, etc. C’est de cette façon que la magie, dans sa partie négative dont nous venons de voir les faces multiples, nous apparaît comme l’œuvre même de la collectivité. Celle-ci seule est capable de légiférer ainsi, de poser les prohibitions et d’entretenir les répugnances derrière lesquelles la magie s’abrite.

Outre que ces dernières sont observées socialement, on se demande ce qui, dans cet être théorique qu’est l’individu isolé, pourrait créer et nourrir de pareilles appréhensions. L’expérience répétée de ce qui est, en général, nuisible à l’espèce n’aboutirait qu’à lui donner des instincts qui le prémuniraient contre des dangers réels. Mais il ne s’agit pas de cela ; l’esprit est peuplé de craintes chimériques, qui ne proviennent que de l’exaltation mutuelle des individus associés. En effet, si la chimère magique est universelle, l’objet des craintes varie selon des groupes sociaux. Celles-ci, produites par l’agitation collective, par une espèce de convention involontaire, se transmettent traditionnellement. Elles sont toujours spéciales à des sociétés données. La superstition que l’on pourrait croire la plus répandue de toutes, celle du mauvais oeil, ne se trouve expressément ni en Australie, ni en Mélanésie, ni dans l’Amérique du Nord, ni même, sous une forme claire, dans l’Inde ancienne et moderne non islamisée.

Nous sommes donc arrivés à penser qu’il y a, à la racine même de la magie, des états affectifs, générateurs d’illusions, et que ces états ne sont pas individuels, mais qu’ils résultent du mélange des sentiments propres de l’individu aux sentiments de toute la société. On voit dans quelle mesure nous nous rapprochons de la théorie proposée par M. Lehmann. Celui-ci, se plaçant au point de vue de la psychologie individuelle, explique, on le sait, la magie par des erreurs de perception, des illusions, des hallucinations d’une part, et, d’autre part, par des états émotifs, aigus ou subconscients, d’attente, de prépossession, d’excitabilité ; les uns et les autres allant de l’automatisme psychologique simple jusqu’à l’hypnose.

Comme lui, nous voyons dans les attentes et les illusions qu’elles produisent les phénomènes capitaux de la magie. Même les rites les plus vulgaires, qui s’accomplissent le plus machinalement, s’accompagnent toujours d’un minimum d’émotions, d’appréhensions et surtout d’espoirs. La force magique du désir est si consciente qu’une bonne partie de la magie ne consiste qu’en désirs : la magie du mauvais oeil, celle des eulogies, celle des euphémismes, celle des souhaits et, en somme, presque toute celle des incantations. D’autre part, nous avons vu que la direction d’intention et le choix arbitraire, qui jouent un rôle prépondérant dans la détermination du rituel et des croyances magiques particulières, viennent d’attentions exclusives et d’états de monoïdéisme. C’est ce qu’on voit, par exemple, dans les cas où un même objet peut servir à deux rites contraires, comme le bois d’arka, dont on enfouit les charbons ardents pour faire cesser l’orage (l’éclair, arka) ou dont on étale un bûcher pour faire venir le soleil (arka). Une même idée peut, à volonté, être dirigée dans deux sens différents, sains contradiction. L’attention est généralement si intense chez les agents des rites et chez leurs assistants, ils la sentent, d’autre part, si précieuse qu’ils ne peuvent admettre qu’elle soit, un seul instant, détournée sans dommage. Toute interruption du rite le brise et en gâche l’effet : les séances spirites ne souffrent pas la distraction. Un des thèmes fréquents des contes de magie populaire témoigne bien de la valeur attachée à la continuité de l’attention dans les rites : c’est celui de la demande d’emprunt faite au milieu d’un rite et, en particulier, d’un rite de contre-magie exercé contre une sorcière : une vieille femme survient, c’est la sorcière ; elle demande qu’on lui prête un objet usuel, et, si on l’écoute, le charme est rompu.

Nous admettons donc, comme M. Lehmann, que la magie implique l’excitabilité mentale de l’individu et qu’il se développe, par exemple chez le chercheur d’eau, une espèce d’hyperesthésie. Mais nous nions que le magicien puisse arriver tout seul à cet état et que lui-même se sente isolé. Derrière Moïse qui tâte le rocher, il y a tout Israël et, si Moïse doute, Israël ne doute pas ; derrière le sourcier de village qui suit son bâton, il y a l’anxiété du village en quête de sources. L’état de l’individu est, pour nous, toujours conditionné par l’état de la société. Ce qui nous explique la théorie d’un psychologue comme M. Lehmann, c’est que la part de la société, dans la magie moderne, est à peu près entièrement subconsciente. Il a pu ne pas l’apercevoir et, par suite, la négliger. Nous convenons aussi que, dans nos civilisations, il est rare que ce qui reste de la magie traditionnelle s’accomplisse en groupe. Mais il ne faut pas considérer comme fondamentales ces formes cadavérisées et pauvres. C’est dans les sociétés primitives chez lesquelles les phénomènes sont plus complexes et plus riches, qu’il faut rechercher les faits qui expliquent les origines et qui sont collectifs. Au surplus, l’expérience des psychologues est loin de nous démentir ; car, toutes les fois qu’ils ont pu observer des faits magiques de nouvelle formation, ils auraient pu constater qu’ils se produisent toujours dans des réunions sympathiques, au sein de petites chapelles de spirites et d’occultistes.

Mais nous connaissons des sociétés où la collaboration magique est normale. Dans toute l’aire d’extension des langues et de la civilisation malayo-polynésiennes, des séries de rites magiques fort importants, ceux de la chasse, de la pêche, de la guerre, s’accomplissent en groupe. Ces rites sont accompagnes normalement de rites négatifs observés par toute la société. Parmi ces observances, les plus remarquables et les plus développées sont des tabous de pureté. La plus stricte chasteté est imposée à la femme pendant l’absence de son mari guerroyant, chassant ou pêchant. Tout ce qui troublerait l’ordre domestique, la paix du village, compromettrait la vie ou le succès des absents. Il y a une solidarité étroite entre eux et ceux qui sont restés à la maison. La conscience de cette solidarité se manifeste par des dispositions légales qui, à Madagascar en particulier, aboutissent à une législation spéciale de l’adultère ; ce crime domestique n’entraîne en temps de paix que des sanctions civiles ; en temps de guerre, il est puni de mort. Ces pratiques collectives ne sont pas d’ailleurs propres au monde malayo-polynésien. Elles y sont simplement mieux conservées. Au surplus, leur absence dans d’autres magies n’a rien qui doive nous étonner, car ce sont choses mal définies et instables, dont la transformation a dû être très rapide : ailleurs, elles ont été sanctionnées par la religion, absorbées par elle, ou bien se sont décomposées, un peu au hasard, en pratiques populaires, individuellement accomplies, dont l’origine n’est plus apparente. Une foule de rites sympathiques négatifs de la vie agricole ou pastorale dont le caractère arbitraire nous intrigue, doivent être les ruines de pareils systèmes de rites collectifs.

Les observances négatives dont nous parlons dénotent que les rites qui en sont entourés n’affectent pas seulement ceux qui les exécutent, mais encore tous leurs associés naturels. Ce sont des actes publics, sous lesquels il y a des états de la mentalité publique. C’est tout un milieu social qui est ému, par cela seul que dans une de ses parties se passe un acte magique. Il se forme autour de cet acte un cercle de spectateurs passionnes, que le spectacle immobilise, absorbe et hypnotise. Ils ne se sentent pas moins acteurs que spectateurs de la comédie magique, tel le chœur dans le drame antique. La société tout entière est dans l’état d’attente et de prépossession où nous voyons encore chez nous les chasseurs, les pêcheurs, les joueurs, dont les superstitions sont légendaires. La réunion de tout un groupe ainsi affecté forme un terrain mental où fleurissent les fausses perceptions, les illusions immédiatement propagées, les constatations de miracles qui en sont la conséquence. Les membres de ces groupes sont des expérimentateurs qui ont accumulé toutes les chances d’erreurs possibles. Il sont dans un état constant d’aberration où, pour tous en même temps, tout rapport accidentel peut devenir une loi, toute coïncidence, une règle.

La collaboration magique ne se borne pas d’ailleurs à l’immobilité ou à l’abstention. Il arrive que le groupe tout entier se mette en mouvement. Le chœur des spectateurs ne se contente plus d’être un acteur muet. Au rite négatif de magie publique s’ajoutent, dans ces mêmes sociétés malayo-polynésiennes, des rites publics de magie positive. Le groupe poursuit, par son mouvement unanime, son but unique et préconçu. Pour Madagascar, les anciens textes nous disent que, pendant l’expédition des hommes, les femmes devaient autrefois veiller sans rémission, entretenir constamment le feu et danser continuellement. Ces rites positifs, encore plus instables que les rites négatifs, ont disparu chez les Hovas. Mais ils ont subsisté ailleurs : chez les Dayaks par exemple, quand les hommes sont à la chasse aux têtes, les femmes portent des sabres qu’elles ne doivent pas laisser tomber ; tout le village, vieillards et enfants compris, doit se lever tôt, parce que, au loin, le guerrier se lève tôt. Dans les tribus maritimes de la Nouvelle-Guinée, pendant la chasse, la pêche, la guerre où vont les hommes, la danse des femmes dure toute la nuit. Il y a bien, dans ces pratiques, des faits de savage telepathy, comme dit M. Frazer, mais de télépathie active. Tout le corps social est animé d’un même mouvement. Il n’y a plus d’individus. Ils sont, pour ainsi dire, les pièces d’une machine ou, mieux encore, les rayons d’une roue, dont la ronde magique, dansante et chantante, serait l’image idéale, probablement primitive, certainement reproduite encore de nos jours dans les cas cités, et ailleurs encore. Ce mouvement rythmique, uniforme et continu, est l’expression immédiate d’un état mental où la conscience de chacun est accaparée par un seul sentiment, une seule idée, hallucinante, celle du but commun. Tous les corps ont le même branle, tous les visages ont le même masque, toutes les voix ont le même cri ; sans compter la profondeur de l’impression produite par la cadence, la musique et le chant. A voir sur toutes les figures l’image de son désir, à entendre dans toutes les bouches la preuve de sa certitude, chacun se sent emporté, sans résistance possible, dans la conviction de tous. Confondus dans le transport de leur danse, dans la fièvre de leur agitation, ils ne forment plus qu’un seul corps et qu’une seule âme. C’est alors seulement que le corps social est véritablement réalisé. Car, à ce moment, ses cellules, les individus, sont aussi peu isolées peut-être que celles de l’organisme individuel. Dans de pareilles conditions (qui, dans nos sociétés, ne sont plus réalisées, même par nos foules les plus surexcitées, mais que l’on constate encore ailleurs), le consentement universel peut créer des réalités. Toutes ces femmes dayaks qui dansent et portent des sabres sont, en fait, à la guerre; elles la font ainsi et c’est pour cela qu’elles croient au succès de leur rite. Les lois de la psychologie collective violent ici les lois de la psychologie individuelle. Toute la série des phénomènes, normalement successifs, volition, idée, mouvement musculaire, satisfaction du désir, deviennent alors absolument simultanés. C’est parce que la société gesticule que la croyance magique s’impose et c’est à cause de la croyance magique que la société gesticule. On n’est plus en présence d’individus isolés qui croient, chacun pour soi, à leur magie, mais en présence du groupe entier qui croit à la sienne.

Mais, dans la vie des sociétés, de pareils phénomènes où, pour ainsi dire, se fabrique consciemment du social, sont nécessairement rares. Sans que la société ait besoin de se donner tout ce mouvement, des états mentaux analogues peuvent se produire. C’est ce que montrent très bien les descriptions connues de rites destinés à procurer la pluie. Chez les Pitta-Pitta du Queensland central, lorsqu’elle désire la pluie, la société ne se borne pas à assister de loin aux opérations du chef et du groupe des sorciers qui, entre autres rites, éclaboussent les bâtons à eau ; la cérémonie faite, tous chantent en chœur avec eux, sur les bords de la marc, et, de retour au camp, se grattent à qui mieux mieux, pendant une journée tout entière, tandis que le chant continue, monotone. Dans de pareils rites, la société n’agit que pour partie. Il y a, pour ainsi dire, division du travail mental et du travail manuel entre un groupe de suggestionneurs et un groupe de suggestionnés. Mais ces deux groupes sont naturellement et parfaitement solidaires. S’ils se sont séparés, si le contact a cessé, l’union sympathique subsiste pour se produire à distance, les actions et les réactions mentales n’en sont pas moins violentes. Chez les acteurs, comme chez les spectateurs-acteurs, nous trouvons les mêmes idées, les mêmes illusions, les mêmes volontés, qui font leur magie commune.

Il y a lieu de généraliser cette observation. La présence de la société autour du magicien, qui paraît cesser quand il se retire dans son enclos, est, au contraire, à ce moment même, plus réelle que jamais, car c’est elle qui l’y pousse pour s’y recueillir, et ne lui permet d’en sortir que pour agir. L’impatience du groupe, par laquelle il est lui-même surexcité, lui livre le groupe ; celui-ci est prêt à se laisser fasciner par toutes les simulations dont le magicien est, quelquefois, la première victime. Cette attente fébrile et les anticipations qu’elle produit se comprennent, si l’on songe qu’il s’agit de besoins économiques communs qui sont terriblement pressants, pour toutes les tribus agricoles ou pastorales, même chasseresses, en tout cas, pour tout peuple qui vit sous des climats continentaux. Un conte, recueilli par Mrs. Langloh Parker dans l’Australie centrale, nous décrit admirablement l’état d’âme de toute une tribu qui a besoin de pluie, la façon dont elle oblige son sorcier à opérer, et l’influence reconnue à ce sorcier, influence qui va jusqu’à déchaîner un déluge, qu’il finit par arrêter.

De même que la magie des faiseurs de pluie, qui se fait partiellement en publie, la magie médicale, qui se fait en famille, nous permet de constater des états sociaux fort bien caractérisés. On y voit un groupe social minime, il est vrai, mais un groupe organisé, avec un chef qui est toute autorité et tout pouvoir, le magicien, et un embryon de foule qui est toute attente, toute crainte, tout espoir, toute crédulité et toute illusion. L’action suggestive d’une partie de ce milieu sur l’autre est immanquable. On peut encore voir, de nos jours, se produire de ces états de groupes élémentaires dans la magie médicale des Malais, même hindouisés, même islamisés. A Bornéo, autour des Détroits, chez les Chames, en Indochine, nous trouvons toujours la famille, la sorcière ou le sorcier, le patient formant, au moment de la consultation, une espèce de congrès spirite, où l’administration des médecines n’est, en somme, qu’un moment fort secondaire des opérations. On peut admettre, en général, que les rites médicaux sont au plus haut point suggestifs, non seulement pour le malade, sur l’état duquel nous sommes bien informés, mais encore pour l’assistance dont l’esprit est tendu, et que les gestes du magicien, ses transes quelquefois, fascinent et frappent au plus profond de l’âme.

Parmi les faits que nous venons de citer, les rites médicaux ont un caractère magique probablement indiscutable et répondent suffisamment à la définition que nous avons donnée des rites magiques ; mais les autres rites et, en particulier, ceux où nous avons vu se développer les états sociaux les plus parfaits, ont un caractère publie, obligatoire, et par suite répondent mal à cette définition. Serions-nous donc arrivés à donner une explication de la magie qui n’en serait plus une, puisque les phénomènes sociaux, où nous croyons trouver son explication, se produisent au cours de rites qui sont précisément publics, non pas parce qu’ils sont magiques, mais parce qu’ils répondent à des besoins publics, et qui, par conséquent, semblent porter plutôt la marque de la religiosité et du culte ? Nous aurions donc expliqué le caractère collectif non pas de la magie, mais de la religion, et nous ferions la faute logique de prétendre que celui-ci rend compte de celui-là. Après avoir distingué soigneusement magie et religion, après être restés constamment dans le domaine de la magie, nous nous serions introduits subrepticement dans le domaine de la religion. Mais, répondant à cette objection, nous soutenons que les faits en question ne sont pas exclusivement religieux. Même, ils n’ont pas paru tels à la plupart des historiens et des théoriciens qui nous ont précédés, puisque ceux-ci les font généralement figurer parmi les faits magiques. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont la souche de faits magiques, et qu’ils sont, en réalité, au moment même où ils sont accomplis, en partie magiques. En effet, si l’on peut dire que les rites des faiseurs de pluie sont quasi religieux, on ne peut nier que le rôle principal y soit joué par un personnage qui précisément, en général, fait aussi l’office de sorcier maléficiant.

Restent donc les rites où nous ne voyons pas de magicien, qui sont accomplis en chœur par tous les membres du groupe. Ceux-là ne sont qu’en partie religieux. S’ils ont donné, autre part, naissance à des cultes, nous ne les voyons pas apparaître, là où nous les observons, sous la forme de cultes organisés. Nous n’y trouvons qu’une sorte de tonalité religieuse. Dans ce milieu, la religion peut naître ; elle n’en est pas encore sortie. D’autre part, dans ces rites, nous voyons réalisés au moins deux des caractères de la magie, caractères secondaires il est vrai, à savoir : la contrainte et l’efficacité mécanique directe, sans intermédiaires spirituels différenciés. Enfin, nous nous croyons autorisés à penser que nous sommes justement en présence de faits qui perpétuent ceux où a dû se former la notion de mana. Les femmes dayaks, dans leur danse de guerre, opèrent fatalement, toutes ensemble, cette synthèse qu’est un jugement magique, synthèse qui implique la notion de mana. Leur danse est en effet leur manière de collaborer à la guerre ; collaboration sentie et crue parfaitement efficace. Pour elles, il n’y a plus ni distance ni durée ; elles sont sur le terrain de guerre. Les formes expérimentales de l’idée de cause n’existent plus pour elles, il n’y a plus que la causalité magique. Leur conscience est absorbée par la sensation de leur pouvoir et de l’impuissance des choses, à ce point que tout démenti de l’expérience ne peut être expliqué par elles que comme oeuvre de pouvoirs contraires mais de même nature que le leur. Leur sensibilité est absorbée par le sentiment très vif de leur existence comme groupe de femmes et de la relation sociale qu’elles ont à l’égard de leurs guerriers, sentiment qui se traduit sous la forme de l’idée de leur pouvoir à elles et des relations de ce pouvoir avec celui de leurs hommes.

Tout ce que nous pouvons deviner de leur pensée est en harmonie avec l’énumération que nous avons faite des caractères de la notion de mana. On pourrait dire que ces femmes sont en proie à un monoïdéisme qui graviterait autour d’une pareille notion, ou en d’autres termes, que leurs idées, leurs tendances et leurs actes s’ordonnent suivant la catégorie de mana. Tout au contraire, nous ne voyons pas que, dans leur esprit, soit présente cette notion précise des choses sacrées qui est le signe de l’état religieux.

A vrai dire, la notion de mana ne nous a pas paru plus magique que religieuse. Mais comme elle est, pour nous, l’idée mère de la magie, puisque les faits que nous décrivons sont parmi ceux qui lui correspondent le mieux, nous sommes bien sûrs d’être en présence des faits-souches de la magie. Nous pensons, il est vrai, que ce sont aussi les faits-souches de la religion. Nous nous réservons d’ailleurs de démontrer autre part que l’une et l’autre viennent d’une source commune. Et, si nous avons fait voir par l’étude de ces faits que la magie est sortie d’états affectifs sociaux, il ne nous déplaît pas d’avoir consolidé, du même coup, l’hypothèse que nous avions déjà faite pour la religion.

Les faits que nous venons d’interpréter ne se sont pas produits seulement dans le monde malayo-polynésien ou océanien. Ils sont universels. Ces observances collectives qui témoignent de la solidarité magique d’une famille ou d’un groupe, nous les retrouvons aussi en Europe. Nous en avons constaté nous-mêmes : par exemple en plusieurs points de la France, la femme se purge en même temps que son mari. Mais ce ne sont plus là que des témoins d’états disparus. Ils n’expriment que faiblement l’existence d’une solidarité réelle de pensées et de sentiments entre les êtres qui pratiquent ce genre de rites en même temps. Quant aux assemblées magiques, elles sont également universelles et nulle part, sans doute, la foule n’y est restée inerte. Ce genre d’assemblées et les sentiments qu’elles produisent sont perpétués par la curiosité impatiente des badauds qui se pressent, dans nos foires, autour des charlatans, vendeurs de panacées. Mais le peu que nous connaissons de ces faits nous semble justifier la généralité de nos conclusions, dont nous souhaitons que des recherches de détail, portant sur une magie particulière, viennent un jour vérifier la justesse. Nous sommes intimement persuadés que, à l’origine de toutes ses manifestations, on trouverait un état de groupe, soit que cette magie les ait empruntées à une religion ancienne ou étrangère, soit qu’elles se soient formées sur le terrain même de la magie.

Dans tout le cours de son histoire, celle-ci provoque des états collectifs de sensibilité ; elle s’y entretient et s’y rajeunit. Les épidémies de sorcières au moyen âge sont une des meilleures preuves de la merveilleuse surexcitation sociale dont elle a été quelquefois le centre. Si l’Inquisition brûlait plus de sorcières qu’il n’y en avait réellement, elle en créait par cela même ; elle imprimait dans tous les esprits l’idée de la magie et cette idée exerçait une terrible fascination. Il s’opérait, avec une invraisemblable rapidité, de véritables conversions en masse. D’autre part, dans les pièces des procès de sorcellerie, on voit les sorciers se rechercher, s’aboucher, recruter des prosélytes et des acolytes. Ils n’ont d’initiative que quand ils sont en groupe. Il faut qu’ils soient au moins deux pour risquer des expériences douteuses. Réunis, ils prennent conscience du mystère qui les protège. Dans l’histoire de la sorcière Marie-Anne de La Ville, condamnée en 1711, nous lisons à quel point les chercheurs de trésors, qui gravitent autour d’elle, nourrissent leur foi de leur agitation mutuelle. Mais le groupe magique, si étendu qu’il soit, ne se suffit pas à lui-même. Après chaque déception des associés, il leur faut l’appoint d’espoirs tout frais, que leur apportent quelques nouvelles recrues. De même, le magicien de Moulins dont nous avons parlé déjà, le menuisier Jean Michel, retrouve ses certitudes au contact de la croyance de son juge et fait des aveux pour le plaisir de parler magie.

Ainsi, le magicien reçoit du dehors un encouragement perpétuel. La croyance à la magie, encore vivace dans certains coins de nos sociétés, encore générale il y a à peine un siècle, est le signe le plus réel et le plus vivant de cet état d’inquiétude et de sensibilité sociales, où flottent toutes les idées vagues, toutes les espérances et les craintes vaines, auxquelles ce qui subsiste de l’ancienne catégorie de mana donne un corps. Il y a, dans la société, un inépuisable fond de magie diffuse, auquel le magicien lui-même puise et qu’il exploite consciemment. Tout se passe comme si elle formait autour de lui, à distance, une sorte d’immense conclave magique. C’est ce qui fait que le magicien vit, pour ainsi dire, dans une atmosphère spéciale qui le suit partout. Si loin qu’il soit du siècle, il ne sent pas qu’il en soit vraiment détaché. Sa conscience d’individu est profondément altérée par ce sentiment. En tant que magicien, il n’est pas lui-même. Quand il réfléchit sur son état, il arrive à se dire que son pouvoir magique lui est étranger ; il le tient d’ailleurs, et n’en est que le dépositaire. Or, sans pouvoir, sa science d’individu est vaine. Prospero n’est pas le maître d’Ariel, son pouvoir magique, il l’a pris en charge, quand il l’a délivré de l’arbre où l’avait enfermé la sorcière Sycorax, mais à condition et à temps. Quand il le rend à l’air, à la nature et au monde, il n’est plus qu’un homme et peut brûler ses livres.

Now my charms are all o’erthrown,
And what strength I have’s mine own ;
Which is most faint .......

La magie s’est souvenue, tout le long de son existence, de son origine sociale. Chacun de ses éléments, agents, rites, et représentations, non seulement perpétue le souvenir de ces états collectifs originels, mais encore donne lieu à leur reproduction sous une forme atténuée. Tous les jours, la société ordonne, pour ainsi dire, de nouveaux magiciens, expérimente des rites, écoute des contes inédits, qui sont toujours les mêmes. Pour être à chaque instant interrompue, la création de la magie par la société n’en est pas moins continuée. Sans cesse se produisent, dans la vie commune, de ces émotions, de ces impressions, de ces impulsions, d’où est sortie la notion de mana. Sans cesse, les habitudes populaires sont dérangées par ce qui paraît troubler l’ordre des choses, sécheresse, richesse, maladie, mort, guerre, météores, pierres à formes spéciales, individus anormaux, etc. A chacun de ces heurts, à chaque perception de l’extraordinaire, la société hésite, elle cherche, elle attend. Ambroise Paré, lui-même, croyait à la vertu universelle de la pierre de Bézoar, que l’empereur Rodolphe tenait du roi de Portugal. C’est cette attitude qui fait que l’anormal est mana, c’est-à-dire magique ou produit de la magie. D’autre part, tout ce qui est magique est efficace, parce que l’attente de tout un groupe donne aux images que cette attente suscite, comme à celle qu’elle poursuit, une réalité hallucinante. Nous avons vu que, dans certaines sociétés, le malade abandonné par le magicien meurt. Nous le voyons aussi guérir de confiance ; car tel est le confort que peut apporter une suggestion collective et traditionnelle. Le monde du magique est peuplé des attentes successives des générations, de leurs illusions tenaces, de leurs espoirs réalisés en recettes. Il n’est au fond que cela, mais c’est ce qui lui confère une objectivité bien supérieure à celle qu’il aurait, s’il n’était qu’un tissu d’idées individuelles fausses, une science primitive et aberrante.

Mais, sur ce fond de phénomènes sociaux, il est très remarquable que, dès que la magie s’est différenciée de la religion, il ne se détache plus que des phénomènes individuels. Après avoir retrouvé des phénomènes sociaux sous la magie que nous avions définie par son caractère individualiste, il nous est facile de revenir maintenant à ce dernier. Car, s’il nous était impossible de comprendre la magie sans le groupe magique, nous pouvons, au contraire, parfaitement concevoir que le groupe magique se soit décomposé en individus. De même, on aperçoit aisément comment les besoins collectifs publics du petit groupe primitif ont fait place plus tard à des besoins individuels, très généraux. On imagine encore facilement que, une fois donnée cette suggestion définitive qu’est l’éducation et la tradition, la magie ait pu vivre comme un phénomène individuel.

Même, l’éducation magique semble avoir été, comme l’éducation scientifique ou technique, donnée le plus souvent d’individus à individus. Les formes de la transmission des rituels magiques chez les Cherokees sont des plus instructives à cet égard. Il y a eu tout un enseignement magique, des écoles de magiciens. Sans doute, pour enseigner la magie à des individus, il fallait la rendre intelligible pour des individus. On en fit alors la théorie expérimentale ou dialectique, qui négligeait naturellement les données collectives inconscientes. Les alchimistes grecs et, à leur suite, les magiciens modernes essayèrent de la déduire de principes philosophiques. D’autre part, toutes les magies, même les plus primitives, même les plus populaires, justifient leurs recettes par des expériences antérieures. De plus, les magies se sont développées par des recherches objectives, par de véritables expériences ; elles se sont enrichies progressivement de découvertes, fausses ou vraies. Ainsi s’est réduite de plus en plus la part relative de la collectivité dans la magie, à mesure que celle-ci se dépouillait elle-même de tout ce qu’elle pouvait abandonner d’a priori et d’irrationnel. Par là, elle s’est rapprochée des sciences et, en définitive, elle leur ressemble puisqu’elle se dit résulter de recherches expérimentales et de déductions logiques faites par des individus. Par là encore, elle ressemble également, et de plus en plus, aux techniques qui, d’ailleurs, répondent aux mêmes besoins positifs et individuels. Elle tâche de ne garder de collectif que son caractère traditionnel ; tout ce qu’elle fait de travail théorique et pratique est l’œuvre d’individus ; elle n’est plus exploitée que par des individus.

V - CONCLUSION

La magie est donc un phénomène social. Il nous reste à montrer quelle est sa place parmi les autres phénomènes sociaux, abstraction faite des faits religieux, sur lesquels nous reviendrons. Les rapports qu’elle a avec le droit et les mœurs, avec l’économie et l’esthétique, avec le langage, pour curieux qu’ils soient, ne nous intéressent pas maintenant. Entre ces séries de faits et la magie, il n’y a que des échanges d’influences. La magie n’a de parenté véritable qu’avec la religion, d’une part, les techniques et la science, de l’autre.

Nous venons de dire que la magie tendait à ressembler aux techniques, à mesure qu’elle s’individualisait et se spécialisait dans la poursuite de ses diverses fins. Mais il y a, entre ces deux ordres de faits, plus qu’une similitude extérieure : il y a identité de fonction, puisque, comme nous l’avons vu dans notre définition, les uns et les autres tendent aux mêmes fins. Tandis que la religion tend vers la métaphysique et s’absorbe dans la création d’images idéales, la magie sort, par mille fissures, de la vie mystique où elle puise ses forces, pour se mêler à la vie laïque et y servir. Elle tend au concret, comme la religion tend à l’abstrait. Elle travaille dans le sens où travaillent nos techniques, industries, médecine, chimie, mécanique, etc. La magie est essentiellement un art de faire et les magiciens ont utilisé avec soin leur savoir-faire, leur tour de main, leur habileté manuelle. Elle est le domaine de la production pure, ex nihilo ; elle fait avec des mots et des gestes ce que les techniques font avec du travail. Par bonheur, l’art magique n’a pas toujours gesticulé à vide. Il a traité des matières, fait des expériences réelles, et même des découvertes.

Mais on peut dire qu’il est toujours la technique la plus facile. Il évite l’effort, parce qu’il réussit à remplacer la réalité par des images. Il ne fait rien ou presque rien, mais fait tout croire, d’autant plus facilement qu’il met au service de l’imagination individuelle des forces et des idées collectives. L’art des magiciens suggère des moyens, amplifie les vertus des choses, anticipe les effets, et par là satisfait pleinement aux désirs, aux attentes qu’ont nourris en commun des générations entières. Aux gestes mal coordonnés et impuissants, par lesquels s’exprime le besoin des individus, la magie donne une forme et, parce qu’elle en fait ainsi des rites, elle les rend efficaces.

Il faut dire que ces gestes sont des ébauches de techniques. La magie est à la fois un opus operatum au point de vue magique et un opus inoperans au point de vue technique. La magie, étant la technique la plus enfantine, est peut-être la technique ancienne. En effet, l’histoire des techniques nous apprend qu’il y a, entre elles et la magie, un lien généalogique. C’est même en vertu de son caractère mystique qu’elle a collaboré à leur formation. Elle leur a fourni un abri, sous lequel elles ont pu se développer, quand elle a donné son autorité certaine et prêté son efficacité réelle aux essais pratiques, mais timides, des magiciens techniciens, essais que l’insuccès eût étouffés sans elle. Certaines techniques d’objet complexe et d’action incertaine, de méthodes délicates, comme la pharmacie, la médecine, la chirurgie, la métallurgie, l’émaillerie (ces deux dernières sont les héritières de l’alchimie) n’auraient pas pu vivre, si la magie ne leur avait donné son appui, et, pour les faire durer, ne les avait, en somme, à peu près absorbées. Nous sommes en droit de dire que la médecine, la pharmacie, l’alchimie, l’astrologie, se sont développées dans la magie autour d’un noyau de découvertes purement techniques, aussi réduit que possible. Nous nous hasardons à supposer que d’autres techniques plus anciennes, plus simples peut-être, plus tôt dégagées de la magie, se sont également confondues avec elle au début de l’humanité. M. Hewitt nous apprend, à propos des Woivorung, que le clan local qui fournit les bardes magiciens est aussi propriétaire de la carrière de silex où les tribus à la ronde viennent s’approvisionner d’instruments. Ce fait peut être fortuit ; il nous semble cependant projeter quelque jour sur la façon dont se sont produites l’invention et la fabrication des premiers instruments. Pour nous, les techniques sont comme des germes qui ont fructifié sur le terrain de la magie ; mais elles ont dépossédé celle-ci. Elles se sont progressivement dépouillées de tout ce qu’elles lui avaient emprunté de mystique ; les procédés (lui en subsistent ont, de plus en plus, changé de valeur ; on leur attribuait autrefois une vertu mystique, ils n’ont plus qu’une action mécanique ; c’est ainsi que l’on voit de nos jours le massage médical sortir des passés du rebouteux.

La magie se relie aux sciences, de la même façon qu’aux techniques. Elle n’est pas seulement un art pratique, elle est aussi un trésor d’idées. Elle attache une importance extrême à la connaissance et celle-ci est un de ses principaux ressorts ; en effet, nous avons vu, à maintes reprises, que, pour elle, savoir c’est pouvoir. Mais, tandis que la religion, par ses éléments intellectuels, tend vers la métaphysique, la magie que nous avons dépeinte plus éprise du concret, s’attache à connaître la nature. Elle constitue, très vite, une sorte d’index des plantes, des métaux, des phénomènes, des êtres en général, un premier répertoire des sciences astronomiques, physiques et naturelles. De fait, certaines branches de la magie, comme l’astrologie et l’alchimie, étaient, en Grèce, des physiques appliquées ; c’était donc à bon droit que les magiciens recevaient le nom de [...] et que le mot de [...] était synonyme de magique.

Les magiciens ont même tenté parfois de systématiser leurs connaissances et d’en trouver les principes. Quand pareille théorie s’élabore au sein des écoles des magiciens, c’est par des procédés tout rationnels et individuels. Au cours de ce travail doctrinal, il arrive que les magiciens se préoccupent de rejeter le plus possible de leur mystique et qu’ainsi la magie prenne l’aspect d’une science véritable. C’est ce qui s’est produit dans les derniers temps de la magie grecque. « Je veux te représenter l’esprit des anciens, dit l’alchimiste Olympiodore, te dire comment, étant philosophes, ils ont le langage des philosophes et ont appliqué la philosophie à l’art par le moyen de a science » [...] (Olympiodore, II, 4 Berthelot, Colt. des anciens Alchimistes grecs, 1, p. 86).

Il est certain qu’une partie des sciences ont été élaborées, surtout dans les sociétés primitives, par les magiciens. Les magiciens alchimistes, les magiciens astrologues, les magiciens médecins ont été, en Grèce, comme dans l’Inde et ailleurs, les fondateurs et les ouvriers de l’astronomie, de la physique, de la chimie, de l’histoire naturelle. On peut supposer, comme nous le faisions plus haut pour les techniques, que d’autres sciences, plus simples, ont eu les mêmes rapports généalogiques avec la magie. Les mathématiques ont certainement beaucoup dû aux recherches sur les carrés magiques ou sur les propriétés magiques des nombres et des figures. Ce trésor d’idées, amassé par la magie, a été longtemps le capital que les sciences ont exploité. La magie a nourri la science et les magiciens ont fourni les savants. Dans les sociétés primitives, seuls, les sorciers ont eu le loisir de faire des observations sur la nature et d’y réfléchir ou d’y rêver. Ils le firent par fonction. On peut croire que c’est aussi dans les écoles de magiciens que se sont constituées une tradition scientifique et une méthode d’éducation intellectuelle. Elles furent les premières académies. Dans les basses couches de la civilisation, les magiciens sont les savants et les savants sont des magiciens. Savants et magiciens, tels sont les bardes à métamorphoses des tribus australiennes, comme ceux de la littérature celtique : Amairgen, Taliessin, Talhwiarn, Gaion, prophètes, astrologues, astronomes, physiciens, mais qui semblent avoir puisé la connaissance de la nature et de ses lois dans le chaudron de la sorcière Ceridwen.

Si éloignes que nous pensions être de la magie, nous en sommes encore mal dégagés. Par exemple, les idées de chance et de malchance, de quintessence, qui nous sont encore familières, sont bien proches de l’idée de la magie elle-même. Ni les techniques, ni les sciences, ni même les principes directeurs de notre raison ne sont encore lavés de leur tache originelle. Il n’est pas téméraire de penser que, pour une bonne part, tout ce que les notions de force, de cause, de fin, de substance ont encore de non positif, de mystique et de poétique, tient aux vieilles habitudes d’esprit dont est née la magie et dont l’esprit humain est lent à se défaire.

Ainsi, nous pensons trouver à l’origine de la magie la forme première de représentations collectives qui sont devenues depuis les fondements de l’entendement individuel. Par là, notre travail n’est pas seulement, comme nous le disions au début, un chapitre de sociologie religieuse, mais c’est encore une contribution à l’étude des représentations collectives. La sociologie générale pourra même, nous l’espérons, y trouver quelque profit, puisque nous pensons avoir montré, à propos de la magie, comment un phénomène collectif peut revêtir des formes individuelles.

APPENDICE

Jusqu’à présent, l’histoire des religions a vécu sur un bagage d’idées indécises. Elle est déjà riche de faits authentiques et instructifs, qui fourniront, un jour, une abondante matière à la science des religions. Mais ces faits sont classés au hasard, sous des rubriques imprécises ; souvent même, leur description est gâtée par les vices du vocabulaire. Les mots de religion et de magie, de prière et d’incantation, de sacrifice et d’offrande, de mythe et de légende, de dieu et d’esprit, etc., sont employés indifféremment les uns pour les autres. La science des religions n’a pas encore de nomenclature scientifique. Elle a tout bénéfice à commencer par en arrêter une. Notre ambition d’ailleurs n’est pas seulement de définir des mots, mais de constituer des classes naturelles de faits et, une fois ces classes constituées, d’en tenter une analyse aussi explicative que possible. Ces définitions et ces explications nous donneront des notions scientifiques, c’est-à-dire des idées claires sur les choses et leurs rapports.

Nous avons déjà, dans cet esprit, étudié le sacrifice. Nous l’avions choisi comme objet de notre étude parce que entre tous les actes religieux, il nous semblait être un des plus typiques. Il s’agissait d’en expliquer le mécanisme et, de plus, la multiplicité apparente des fonctions auxquelles, le rite une fois donné, on le faisait servir; de justifier, en somme, l’importance de la place qu’il tient dans l’ensemble du système religieux.

Ce premier problème en faisait surgir d’autres auxquels nous arrivons aujourd’hui. Nous nous sommes rendu compte, en étudiant le sacrifice, de ce qu’était un rite. Son universalité, sa constance, la logique de son développement lui ont donné, à nos yeux, une sorte de nécessité, très supérieure à l’autorité de la convention légale qui semblait suffire à en imposer l’observance. Par là déjà, le sacrifice et, par extension, les rites en général, nous ont paru profondément enracinés dans la vie sociale. D’autre part, le mécanisme du sacrifice ne s’expliquait, selon nous, que par une application logique de la notion de sacré ; nous supposions qu’elle nous était accordée et nous en faisions notre point de départ ; nous affirmions, en outre, dans notre conclusion, que les choses sacrées, mises en jeu par le sacrifice, n’étaient pas un système d’illusions propagées, mais que c’étaient des choses sociales, partant réelles. Nous avions constaté enfin que les choses sacrées étaient considérées comme une source inépuisable de forces, capables de produire des effets infiniment spéciaux et infiniment variés. Dans la mesure où nous pouvons voir dans le sacrifice un rite suffisamment représentatif de tous les autres, nous arrivions à cette conclusion générale que la notion fondamentale de tout rituel, celle dont l’analyse devait être le terme de notre enquête, était la notion de sacré.

Mais cette première généralisation était boiteuse, parce que nous la tirions de l’étude d’un fait trop singulier, que nous n’avions pas assez dépouillé de ses caractéristiques différentielles. Nous l’avions considéré exclusivement comme un rite religieux et non pas simplement comme un rite. Notre induction ne vaut-elle donc que pour les rites religieux, de la qualité religieuse desquels elle dépendrait ? ou peut-on l’étendre à toute espèce de rites, qu’ils soient religieux ou non ? Mais d’abord, y a-t-il d’autres rites que les rites religieux ? On l’admet implicitement puisqu’on parle couramment de rites magiques. La magie comprend, en effet, tout un ensemble de pratiques qu’on s’accorde pour comparer à celles de la religion. S’il y a quelque part des rites autres que ceux qui sont nommément religieux, c’est bien là.

Pour vérifier et pour élargir les conclusions de notre travail, nous avons donc été amenés à faire de la magie l’objet de notre seconde étude. Si nous arrivons à retrouver à la base de la magie des notions apparentées à la notion de sacré, nous serons en droit d’étendre à toute espèce de techniques mystiques et traditionnelles, ce qui aura été démontré vrai pour le sacrifice. Car les rites magiques sont précisément ceux qui, au premier abord, semblent faire intervenir le moins de puissance sacrée. On conçoit tout l’intérêt de cette recherche qui doit nous conduire vers une théorie du rite en général. Mais là ne se borne pas notre ambition. Nous nous acheminons en même temps vers une théorie de la notion de sacré ; car, si, dans la magie, nous voyons fonctionner des notions de môme ordre, nous aurons une tout autre idée de sa portée, de sa généralité et aussi de son origine.

Nous soulevons en même temps une difficulté grave et c’est une des raisons qui nous a conduits à ce travail. Nous avons dit autrefois que la notion de sacré était une notion sociale, c’est-à-dire un produit de l’activité collective ; d’ailleurs, la prohibition ou la prescription de certaines choses paraissent bien être, en effet, le fruit d’une sorte d’entente. Nous devrions donc conclure que les pratiques magiques, issues de cette notion ou d’une notion semblable, sont des faits sociaux au même titre que les rites religieux. Mais ce n’est pas sous cet aspect que se présentent normalement les rites magiques. Pratiqués par des individus isolés du groupe social, agissant dans leur intérêt propre ou dans celui d’autres individus et en leur nom, ils semblent demander beaucoup plus à l’ingéniosité et au savoir-faire des opérateurs. Comment, dans ces conditions, la magie peut-elle procéder en dernière analyse d’une notion collective comme la notion de sacré et l’exploiter ? Nous sommes en présence d’un dilemme : ou la magie est collective, ou la notion de sacré est individuelle ? Pour résoudre ce dilemme, nous allons avoir à chercher si les rites magiques se passent dans un milieu social ; car, si nous pouvons constater, en magie, la présence d’un pareil milieu, nous aurons, par cela même, démontré qu’une notion de nature sociale comme celle de sacré, peut fonctionner dans la magie et ce ne sera plus qu’un jeu de montrer qu’en réalité elle y fonctionne.

C’est ici le troisième profit que nous nous promettons de cette étude. Nous passons de l’observation du mécanisme d’un rite à l’étude du milieu des rites, puisque ce n’est que dans le milieu, où se passent les rites magiques, que se trouvent les raisons d’être des pratiques de l’individu magicien.

Nous n’allons donc pas analyser une série de rites magiques, mais l’ensemble de la magie, qui est le milieu prochain des rites magiques. Cet essai de description nous permettra peut-être de résoudre prochainement la question si controversée des rapports de la magie et de la religion. Pour le moment, nous ne nous interdisons pas d’y toucher, mais nous ne nous y arrêterons pas, pressés que nous sommes d’atteindre notre but. Nous voulons comprendre la magie avant d’en expliquer l’histoire. Nous laissons de côté pour le moment et nous réservons pour un prochain mémoire, ce que ces recherches doivent apporter de faits nouveaux à la sociologie religieuse. Nous avons été tentés, d’ailleurs, de sortir du cercle de nos préoccupations habituelles pour contribuer à l’étude de la sociologie en général, en montrant comment, dans la magie, l’individu isolé travaille sur des phénomènes sociaux.

Le sujet que nous nous sommes assigné commande une méthode différente de celle qui nous a servi dans notre étude du sacrifice. Il ne nous est pas possible ici, ou plutôt il ne serait pas fructueux, de procéder par l’analyse, même très complète, d’un nombre, même considérable, de cérémonies magiques. La magie n’est pas en effet, comme le sacrifice, une de ces habitudes collectives qu’on peut nommer, décrire, analyser, sans jamais craindre de perdre le sentiment qu’elles ont une réalité, une forme et une fonction distinctes. Elle n’est qu’à un faible degré une institution ; elle est une espèce de total d’actions et de croyances, mal défini, mal organisé, même pour celui qui la pratique et qui y croit. Il en résulte que nous ne connaissons pas a priori ses limites et, par conséquent, que nous ne sommes pas en état de choisir, à bon escient, des faits typiques qui représentent la totalité des faits magiques. Il nous faudra donc d’abord faire une sorte d’inventaire de ces faits qui nous permettra de circonscrire à peu près le domaine où notre recherche doit se mouvoir. Autrement dit, nous ne devrons pas considérer indépendamment une série de rites isolés, mais considérer à la fois tout ce qui constitue la magie, en un mot la décrire et la définir d’abord. Dans l’analyse qui suivra, nous ne serons pas guidés par l’ordre de succession des moments d’un rite. L’intérêt porte moins, en effet sur le plan et la composition des rites que sur la nature des moyens d’actions de la magie, indépendamment de leur application, sur les croyances qu’elle implique, les sentiments qu’elle provoque et les agents qui la font.


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Notes de Marcel Mauss

1. Aruntas : SPENCER et GILLEN, The Native Tribes of Central Australia, Londres, 1898. - Pitta-Pitta et tribus voisines du Queensland central : W. ROTH, Ethnological Studies among the North-Western Central Queensland Aborigines, Brisbane, 1897. - Kurnai; Murring et tribus voisines du SudEst : Fison et HOWITT, Kamilaroi and Kurnai, 1885; On some Australian beliefs, in Journal of the Anthropological Institute, 1883, tome XIII, p. 185 sq.; ID., Australian Medicine-Men, J.A.I., XVI, p. 32 sq.; Notes on Australien Songs and Song-Makers, J.A.I., XVII, p. 30 sq. - Ces documents précieux sont souvent incomplets, surtout en ce qui concerne les incantations.

2. Îles Banks, îles Solomon, Nouvelles-Hébrides : M. CODRINGTON, The Melanesians, their Anthropology and Folklore, 1890; autour de cette étude capitale, nous avons groupé un certain nombre d’indications ethnographiques, entre autres celles de M. GRAY sur Tanna (Proceedings of the Australian Association for the Advancement of Science, janvier 1892) ; cf. Sidney IL RAY, Some Notes on the Tannese, in Internationales Archiv für Ethnoqraphie, 1894, tome VII, p. 227 sq. Ces travaux, intéressants surtout pour ce qu’ils nous apprennent de l’idée de mana, sont incomplets en ce qui concerne le détail des rites, les incantations, le régime général de la magie et du magicien.

3. Chez les Cherokees, nous nous trouvons en présence de véritables textes, de manuscrits rituels proprement dits, écrits par des magiciens, en caractères sequoyah; M. MOONEY a recueilli près de 550 formules et rituels; il a réussi souvent à en obtenir les meilleurs commentaires : The Sacred Formules of the Cherokees, VIlth Annual Report of the Bureau of American Ethnology, 1887 ; The Myths of the Cherokees, XVIIIth Ann. Rep. Bur. Amer. Ethn. - Pour les Hurons, nous ne nous sommes servis que des excellentes indications de M. Hewitt sur l’orenda, dont on trouvera un compte rendu plus loin. - Les pictogrammes ojibway (Algonquins), retraçant les initiations dans les diverses sociétés magiques, nous ont été aussi d’une grande utilité. Ils sont à la fois, dans les travaux de M. HOFFMANN (VIIth Ann. Rep. Bur. Amer. Ethn., The Mide’wiwin of the Ojibwa, 1887), la valeur de textes écrits et de monuments figurés.

4. Sur la magie mexicaine voir le me. illustré, en nahuatl et espagnol, rédigé pour Sahagun, publié, traduit, commenté, par M. SELER (Zauberei und Zauberer im Alten Mexico, in Veröff. a. d. Kgl. Mös. f. Vülkerk., VII, 2. 2 /4), dont les renseignements sont excellents mais sommaires.

5. Le livre de W. W. SKEAT, Malay Magic, Lond., 1899, contient un excellent répertoire de faits, bien analysés, bien complets, observés par l’auteur, ou recueillis dans une notable série d’opuscules magiques manuscrits.

6. Les Hindous nous ont fourni un corps incomparable de documents magiques : hymnes et formules magiques de l’Atharva Veda (Ed. Roth et Whitney, 1856 ; éd. avec comm. de Sâyana, Bombay, 1895-1900, 4 vol. 4º; tract. de M. Weber, liv. I-VI, dans Indische Studien, vol. XI-XVIII ; trad. de M. HENRY, liv. VII-XIV, Paris, Maisonneuve, 1887-1896 ; tract., avec commentaire, d’un choix d’hymnes, BLOOMFIELD, Hymns of the Atharvuveda, in Sacred Books of the East, vol. XLII) ; textes rituels du Kauçikasûtra (Ed. Bloomfield, Journ. of the Amer. Oriental Soc., 1890, vol. XIV : trad. partielle, avec notes et, pour ainsi dire, définitive de M. CALAND, All-Indisches Zauberritual, Amsterdam, 1900 ; Weber, Omina und Portenta, in Abhdl. d. Kgl. Ak. d. Wiss.. Berlin, 1858, p. 344-413). Mais nous n’oublierons pas que ces textes mal datés ne nous représentent que l’une des traditions, pour ainsi dire littéraire, de l’une des écoles brahmaniques, attachées à l’Atharva Veda, et non pas toute la magie brahmanique, ni, à plus forte raison, toute la magie de l’Inde antique. - Pour l’Inde moderne. nous nous sommes surtout servis du recueil de CROOKE, The Popular Religion and Folklore of Northern India, 2 vol., Lond., Constable, 1897. Il contient un certain nombre de lacunes, surtout pour les nuances des rites et les textes de formules.

7. Nous ne connaissons de la magie assyrienne que des rituels d’exorcisme : Fossey, La Magie assyrienne, 1903. Sur la magie juive, nous n’avons que des données fragmentaires : Witton Davies, Magic, Divination and Demonology among the Hebrews, 1898 ; L. Blau, Das altiudische Zauberwesen, 1898. - Nous avons laissé de côté la magie des Arabes.

8. Sur la valeur des sources grecques et latines, l’un de nous s’est déjà expliqué (H. HUBERT, Magie, in Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de DAREMBERG et SAGLIO, VI, fasc. 31, p. 9 et suiv.) Nous nous sommes de préférence servis des papyrus magiques, qui nous présentent, sinon des rituels entiers, du moins des indications complètes sur un certain nombre de rites. Nous avons recouru volontiers aux textes des alchimistes (BERTHELOT, Collection des alchimistes grecs). Nous ne nous sommes servis qu’avec prudence des textes de romans et de contes magiques.

9. Notre étude de la magie du moyen âge a été grandement facilitée par les deux excellents ouvrages de M. Hansen, dont nous avons rendu compte (Année Sociologique, V, p. 228 et suiv.).

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Notes

► Fruit de la longue collaboration entre Mauss et son confrère Henri Hubert, cet article met en parallèle l’influence de Durkheim et les positions de Frazer. Il ouvre en outre, à une lecture à la fois historique et anthropologique de la magie ici considérée comme un phénomène distinct de la religion. Précédé par l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, issu de la même collaboration, ce texte est un jalon important dans la formation de l’anthropologie religieuse universitaire.

Texte : én. de Esquisse d’une théorie générale de la magie, 1902 1903 in L’Année Sociologique (trans. Jean-Marie Tremblay, 2002). | bs. Classiques des sciences sociales. Lien vers l’œuvre