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Le Grand Œuvre, liturgie de l’alchimie chrétienne
Michel Noize

Cette étude, sous une forme moins élaborée, faisait partie d’une thèse de lettres intitulée Dom Jean-Albert Belin, évêque et alchimiste du XVIIe siècle et soutenue en juin 1973.

Certains ont prétendu que l’alchimie, qui se développa en Europe au Moyen Age et à la Renaissance, était un courant parallèle, ou même contraire, aux systèmes religieux et philosophiques admis en chrétienté. Ainsi l’alchimie aurait été une religion ou une philosophie hérétique, sinon étrangère, au catholicisme. Certes, l’art de la transmutation métallique n’est pas un produit du christianisme et nombre de civilisations qui ne doivent rien au Nouveau Testament, ont connu et pratiqué des doctrines qu’il n’est pas abusif d’appeler alchimiques.

Ainsi que le remarque Mircéa Eliade (in Forgerons et alchimistes, Paris, 1956, p. 11) : Apparemment les opérations alchimiques n’étaient pas symboliques : c’étaient des opérations matérielles, pratiquées dans des laboratoires mais elles poursuivaient une autre fin que la chimie. Cette fin n’était autre que la fonction sotériologique qui semble constitutive de l’alchimie (ibid.). En effet, une sotériologie et un processus physico-chimique quasi rituel paraissent être les deux composantes propres à l’alchimie. Elles sont parfois accompagnées d’opérations magico-religieuses (théurgiques, astrologiques, ascétiques ou autres) mais qui ne sont pas particulières à cette doctrine ni même « constitutives ». Les opérations purement matérielles dans leur aspect physico-chimique, tant qu’elles ne constituent pas un délit prévu par le droit canon, n’encouraient pas les foudres de l’Eglise. (C’est pourquoi la fameuse décrétale Spondent quas non exhibent, due semble-t-il au pape Jean XXII vers 1315-1320, partant de la constatation que les tenants de cet art n’ont jamais produit ce qu’ils promettent, conclue qu’ils sont des menteurs et des falsificateurs. C’est pourquoi ces trompeurs ou faux monnayeurs doivent être punis. Il est extrêmement important de noter que cette unique condamnation, si elle est authentique et cela n’est pas démontré, ne vise que les faux monnayeurs. L’interprétation traditionnelle de cette décrétale était que les vrais alchimistes ne tombaient pas sous le coup de cette loi dirigée contre les menteurs et « souffleurs ». Ainsi saint Thomas d’Aquin put-il dire qu’il serait licite de vendre de l’or alchimique si cet art parvenait à en produire. Ajoutons que plusieurs interdits furent lancés par les autorités dominicaines et franciscaines peu après la fondation de ces Ordres, mais qu’il n’en fut jamais tenu compte.

Peut-être alors, l’éventuelle incompatibilité avec le dogme se situerait-elle au niveau des théories véhiculées par cette doctrine ? Mais là non plus rien ne paraît répréhensible. Les théories et principes constitutifs de l’alchimie, macro-microcosme, croissance métallique et constitution de la matière, étaient enseignées par des docteurs aussi peu suspects d’hérésie que sainte Hildegarde, Vincent de Beauvais, Roger Bacon dans sa lettre au pape Clément IV, Robert Grossetête, saint Albert le Grand et Oldrado da Ponte. Jean XXII, lui-même, ne tint pas compte de la loi qu’il édicta puisqu’il ordonna certaine expérience mystérieuse ressortissant du domaine condamné et protégea l’évêque Vitalis de Furno qui était notoirement adepte de l’art prohibé.

Quant à la condamnation posthume d’Arnauld de Villeneuve, médecin alchimiste de trois papes, elle est due à ses ingérences dans la discipline ecclésiastique et à ses prises de position en faveur des spiritualistes franciscains et des théories de Joachim de Flore. Ses livres alchimiques ne furent pas brûlés contrairement au reste de son œuvre.

Les canonistes Thomas Sanchez et Pierre Gautruche, peu suspects d’indulgence envers l’hétérodoxie, manifestent quelquefois une certaine défiance envers les adeptes de cet art lorsqu’il est prétexte à des pratiques magiques ou théurgiques ou lorsqu’il est lié à des croyances théosophiques. Quant à Martin del Rio, pour ne citer que lui, le spécialiste es sorcellerie et hérésies, dont la sévérité était extrême, démontra que rien ne prouve la fausseté de l’alchimie, que rien ne la condamne, pas même les Saintes Ecritures, le droit laïc, episcopal ou pontifical. Elle ne serait interdite qu’aux pécheurs impénitents. D’ailleurs le nombre de clercs réguliers et séculiers de tous rangs qui pratiquèrent ou professèrent cette philosophie chymique est véritablement impressionnant.

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L’imaginaire alchimique est un songe et une méditation sur la substance de l’univers et sur son organisation. Cette dernière est la structure archétypale de l’Opus et, pour employer une terminologie plus actuelle, le « modèle » de chaque chose. Cette rêverie est une ouverture, une soif et un appel pathétique au Salut. L’image alchimique est un support de méditation et un véhicule de communication ou de communion entre son auteur et toutes les composantes de l’univers.

Le monde pour les hommes du XXe siècle reste globalement un problème, il a cessé d’être une énigme, tandis que pour l’alchimiste il était un coffret hermétiquement clos dont le Grand Art était la clef. Or, ainsi que Bachelard l’a dit si judicieusement dans sa Poétique de l’espace, il y a plus dans une boîte fermée que dans un écrin ouvert. L’alchimie, si elle n’a pas réussi à en soulever le couvercle, au moins y a-t-elle pressenti ou rêvé un monde d’une infinie richesse.

L’interrogation qui obsédait ces « amants de nature » les a menés dans de nombreuses directions et nous pensons que certains ont emprunté cette voie comme la seule doctrine cosmologique pouvant cohabiter avec l’orthodoxie chrétienne, aussi jalouse que le Dieu de l’Ancien Testament. Leurs rêveries pour irrationnelles qu’elles soient sont œuvres propitiatoires et tentatives de rédemption. Moins elles sont rationnelles, plus elles rendent leur place aux scories que l’humanité traîne derrière elle depuis la chute.

Les adeptes de cet art sont de ceux qui se renient le moins, ils ne se rejettent pas, s’acceptent dans leur intégralité et croient encore quand l’absurde s’est fait évidence. Ils osent être eux-mêmes. Leur désir passionné d’être tels qu’ils sont en vérité, totalement, est leur purification. Ils se connaissent et chaque part d’eux-mêmes contribue à l’édification de l’homme véritablement délivré qu’ils veulent être. Cependant, cette connaissance de soi ne leur suffît pas ; elle n’est qu’un moyen sur la voie de l’amendement, de la transmutation de l’être ou de l’individuation.

Cette vision du monde qui est propre à leur art, ils prétendent encore qu’elle est conforme comme une copie à celle que propose le christianisme, qu’elle est dans le domaine physique le reflet et le complément des saints mystères.

C’est ainsi qu’en 1659 l’évêque Belin, pasteur investi de la plénitude du sacerdoce, instrument du Christ au service des âmes et auteur de L’apologie du grand œuvre, compare ses deux « credo» :

Le grand œuvre des Sages tient le premier rang entre les belles choses, la Nature sans l’Art ne le peut achever, l’Art sans la Nature ne l’ose entreprendre, et c’est un Chef-d’œuvre qui ; borne la puissance des deux ; Ses effets sont si miraculeux, que la santé qu’il procure et conserve aux vivants, la perfection qu’il donne à tous les composez de la Nature, et les grandes richesses qu’il produit d’une façon toute divine, ne sont pas ses plus hautes merveilles. Si Dieu l’a fait le plus parfait agent de la Nature, l’on peut dire sans crainte qu’il a receu le mesme pouvoir du Ciel pour la Morale. S’il purifie les corps, il éclaire les esprits, s’il porte les mixtes au plus haut point de leur perfection, il peut eslever nos entendemens jusques aux plus hautes connoissances ; d’où vient que plusieurs Philosophes ont reconnu en cet ouvrage un symbole accomply des plus adorables mystères de la Religion : II est le Sauveur du grand monde, puisqu’il purge toutes choses des taches originelles, et repare par sa vertu le desordre de leur temperament, et en cela il représente Iesus-Christ. Il subsiste dans un parfait ternaire de trois principes purs, réellement distincts, et qui ne sont qu’une mesme nature, et en cela il est un beau symbole de la sacrée Triade. Il est originairement l’Esprit universel du monde corporifié dans une terre Vierge, estant la premiere production ou le premier meslange des Elemens au premier poinct de sa Naissance, pour nous marquer et figurer un Verbe humanisé dans les flancs d’une Vierge ; et revestu d’une nature corporelle. Il est travaillé dans sa premiere preparation, il verse son sang, il meurt, il rend son esprit, il est ensevely dans son vaisseau, il ressuscite glorieux, il monte au Ciel tout quintessencié pour examiner les sains et les malades, détruisant l’impureté centrale des uns et exaltant les principes des autres : en quoy il nous figure les travaux et tourmens du Sauveur, l’effusion, de son Sang sur la Croix, sa mort, sa sepulture, sa resurrection, son ascension, et son second advenement pour iuger les vivants et les morts ; De sorte que ce n’est pas sans sujet qu’il est appelle par les Sages le Sauveur du grand monde, et la figure de celuy de nos âmes, l’on peut iustement dire que s’il produit des merveilles dans la Nature, introduisant aux corps une très-grande pureté. Il fait aussi des miracles dans la Morale, éclairant nos esprits des plus hautes lumières. Bien plus, si nous croyons à Remond-Lulle, il a la puissance de chasser les Demons, qui ennemis de l’ordre ne peuvent supporter le merveilleux accord de ses principes, et sa parfaite symmetrie. Si Dieu a soumis le Demon aux moindres choses corporelles, abaissant iustement au dessous de son rang celuy qui s’est voulu insolemment eslever au dessus de luy-mesme, comme nous remarquons au fiel du Poisson de Tobie, et en divers simples, dont les odeurs chassent les Diables. Il est probable qu’ils sont soumis au plus noble corps de toute la Nature, où le Ciel et la Terre s’accordent pour r’enfermer leurs plus riches trésors. (Apologie du grand œuvre, p. 3 à 9.)

Si la pierre reproduit, mutatis mutandis, la vie et l’œuvre du Christ, Dieu fait homme, l’artisan de « ce beaume Catholique et Elixir de vie » (p. 12), a reproduit analogiquement la Messe qui est remémoration de la Passion : instauration du Sacrement eucharistique, Crucifixion et Résurrection. La Messe est l’assomption de l’humanité par l’Incarnation et la Résurrection, puis la communication de la Grâce aux fidèles, elle est aussi l’assomption de la matière par la Transsubstantiation à quoi correspondent la Fabricatio Petrae et Transmutatio Metallorum.

Cette assimilation de l’Œuvre à la liturgie est fréquente chez les alchimistes. Peut-être fut-elle jugée blasphématoire par certains, mais bon nombre d’ecclésiastiques ont traité ce thème avec complaisance(1). Ainsi, par exemple, l’auteur du Liber Trinitatis, traité dont le plus ancien exemplaire connu est conservé à Saint-Gall(2). Ce Liber Trinitalis fratris Almanni, laisse apparaître que l’auteur était un moine nommé Almannus. Il est mentionné par Nicolas Niger Hapelius au XVIe siècle en des termes qui permettent de conclure que le moine travaillait pour le comte Frédéric IV de Nuremberg et qu’il l’accompagna au Concile de Constance(3). Ganzenmuller en situe la rédaction(4) entre 1410 et 1419. Toutefois, un exemplaire intitulé : Das Buck der heiligen Dreifalligkeit und Beschreibung der Heimlichkeit von Verdanderung der Melallen. Offenbahret anno Christi 1420(5) mentionne que l’auteur a déjà offert, peu après 1408 à l’empereur Sigismond(6), un résumé de cette œuvre. Il faut donc faire remonter la rédaction du traité au moins an tout début du siècle.

Ganzenmuller pense pouvoir identifier Almannus avec un franciscain nommé Utmannus (mentionné par le Pseudo-Marsile Ficin dans son De Arte Chymica)(7), qui aurait rédigé un traité montrant l’Androgyne et la Passion du Christ. Ganzenmuller a d’autre part relevé un « Recepte » sur le tartre où il est parlé d’un alchimiste nommé Utmannus(8). En tout état de cause nous avons là un traité rédigé par un moine au tout début du XVe (qui connut une vogue certaine puisqu’il subsiste plusieurs copies datant de cette époque)(9).

O burgrave Frédéric, margrave de Brandebourg, Dieu lui-même nous a envoyé tous ces remèdes qu’il a créés par ses souffrances sacrées. Que ce livre, inspiré par la Sainte-Trinité, vous soit dédié, car vous êtes un serviteur fidèle des pauvres Chrétiens malades. Prince universel, beaucoup de princes de l’Eglise et de seigneurs, beaucoup de pauvres chrétiens sont morts en secret. C’est pourquoi j’écris ceci qui est la parole de Dieu.

Ce traité comporte deux sortes d’illustrations : la première série distinguée, emploie les thèmes traditionnels tels que : (1re figure) pendaison d’un lépreux ; (4e figure) un cercle ; (7e et 8e figures) des athanors ; (9e figure) un androgyne avec arbres solaire et lunaire… ; la seconde série emprunte à l’iconographie sacrée des thèmes servant ordinairement à exprimer la foi et les mystères chrétiens.

La seconde illustration montre, dans la partie supérieure, le Christ devant la Sainte Colombe, entre eux une couronne verte, dans la partie médiane Marie et son fils séparés par une couronne rouge, et en dessous sept couronnes de couleurs différentes. Ceci rappelle les lions vert et rouge, et les sept métaux symbolisant les phases de l’Œuvre.

La troisième peinture présente quatre vases et le trétramorphe évangélique. La cinquième montre le Christ torturé sur un aigle, surmonté d’une triple colombe : la matière séparée par sublimation donne les trois corps (cette peinture précède Paracelse de longtemps et prouve, s’il en était besoin, que l’archétype et la notion du Sel (ou Mercure) résolvant en TriUnité le dualisme Mâle-Femelle, existaient de façon nécessaire bien avant la conceptualisation).

Dans la sixième peinture(10), la Sainte-Trinité couronne la Vierge. Ils sont entourés des symboles des quatre évangélistes. Un blason supporte le tout (un christ à demi métamorphosé en aigle est incorporé à sa mère : évocation de la transformation et exaltation métallique).

La dixième composition est triple : le Christ représenté une première fois devant un gibet d’or ; puis deux fois en croix sur un lys héraldique surmontant la Vierge rayonnante assise sur un astre : le Petit et le Grand Œuvre.

La douzième reprend le blason de la sixième : la Vierge soutient son fils sanguinolent transformé en aigle. À côté le Christ nimbé d’or dans un vase. La treizième figure montre le Christ portant sa croix, puis crucifié et enfin ressuscitant. Sur la quatorzième figure, saint François d’Assise reçoit les stigmates. Ainsi Almannus ou Utmannus était bien un frère mineur. Ces symboles tendent tous à la même fin, assimiler la Passion du Christ, sa mort et sa résurrection aux tortures infligées à la Materia Prima vierge. Apologie mystique du Grand Œuvre (cf. la 11e figure : l’Androgyne vainqueur du dragon à quatre têtes : luxure, mensonge, colère et haine, sublimation de l’âme pour atteindre la béatitude) et enseignement des processus chimiques de la Fabrication.

Un manuscrit conservé au Vatican(11) présente l’ascension de l’adepte le long d’une croix échappant au pouvoir du dragon, ailleurs l’Œuf philosophique, d’où sort l’aigle bicéphale portant les couronnes spirituelle et temporelle entouré par le Soleil, le Saint-Esprit et la Lune, est vénéré par trois docteurs et un pape. Une autre composition montre ce même aigle portant encore la tiare pontificale et la couronne impériale. Le pape, l’empereur et le Saint-Esprit l’accompagnent. Son plumage est couvert d’yeux. Il symbolise l’illumination physique et spirituelle.

Un autre philosophe chymique, Pierre-Jean Fabre s’est livré à la comparaison du christianisme, en ses doctrines et sa liturgie, avec les doctrines et la pratique alchimiques. Trop peu connu des historiens de l’alchimie, il eut pourtant une immense renommée en son temps(12). Pierre-Jean Fabre naquit à Castelnaudary vers 1588 d’un bourgeois de cette ville. L’un de ses frères, Maître Bernard Fabre, docteur en théologie, était prêtre à la collégiale de Saint-Michel. Lui-même, il étudia la médecine à Montpellier. Il voyagea beaucoup, puisqu’il rappelle dans la dédicace de l’Abrégé des secrets chymiques à Monsieur frère du Roi, qu’il rencontra ce prince à Toulouse puis à Bruxelles. Il visita l’Allemagne et vécut à Francfort. Très aisé, il acquit une charge de conseiller du roi et fut consul de Castelnaudary. D’après Borel(13), son cabinet était l’un des plus curieux qui se voient aux principales villes d’Europe. Il soigna Louis XIII(14) qui l’appela à la Cour. Il y exerça avec succès, prit alors le titre de médecin ordinaire du roi et lui dédia son Palladium Spagyricum. En 1628 la peste ravageait la contrée. Chargé par les consuls de sa ville d’enrayer le fléau, il réussit si bien que la cité lui imprima son Traité de la peste, le rendant célèbre dans cette spécialité. En 1650, Mgr Marca, évèque de Couserans, le pria d’intervenir contre la peste qui avait gagné Barcelone. Longtemps après la mort de Fabre l’évêque de Narbonne François de Beauveau fit réimprimer, en 1720, Les remèdes curatifs et préservatifs de la peste publiés en 1652. De son vivant la réputation de cet alchimiste avait passé les frontières, et plusieurs de ses ouvrages étaient traduits ou publiés à l’étranger.

Mort en 1658, à 70 ans, il fut inhumé dans la chapelle des Pénitents Blancs de sa ville. Dès le 3 août 1652 il avait fondé un obit en la collégiale Saint-Michel(15). En 1654, il avait donné 1 100 livres aux RR. PP. Cordeliers du couvent de Saint-François pour qu’ils célèbrent chaque jour de sa vie une messe basse du Saint-Esprit et après sa mort une messe de Requiem. Il légua à la collégiale sa bibliothèque et huit pièces de tapisserie.

Il aurait compris l’alchimie à la lecture du Museum Hermeticum(16), des ouvrages de Basile Valentin, Bernard le Trevisan, Paracelse, Claude Dariot, du Poïmandres d’Hermès, de Geber et autres Arabes(17).

Or, cet alchimiste qui prétendait avoir réussi la Pierre Philosophale(18) affirme que cet élixir, s’il change le plomb en or, peut surtout donner une vie heureuse dans toutes ses parties et nous racheter de toutes les misères, de toutes les calamités du corps et de l’esprit(19). L’intérêt principal de cet art serait spirituel, et il insiste sur la nécessité de l’ascèse « chrétienne » seule capable d’en découvrir les arcanes(20).

C’est pourquoi il écrivit l’Alchimiste chrétien, dans lequel Dieu auteur de toutes choses et les mystères de la foi chrétienne sont expliqués par analogies et figures chimiques. La doctrine orthodoxe des chrétiens, la vie et la droiture sans négligence sont démontrées par l’art chimique, dédié au pape Urbain VIII, qui ne paraît pas avoir rejeté cet ouvrage(21). Il y raconte (p. 182), que :

L’an du seigneur 1627, à Castelnaudary, le 22 juillet, fête de Sainte-Madeleine, j’ai expérimenté la vertu de ce fameux sel physique, en présence et avec l’aide de plusieurs personnes dignes de confiance : le R. P. en J.-C. Anaclet et le vénérable père Adrien, religieux très pieux de l’Ordre des Capucins, étaient présents avec le sire de Sérignol, magistrat plein d’équité, lieutenant présidial de la sénéchaussée de Lauragais, chargé des enquêtes judiciaires. En grand secret, il m’a aidé dans presque toutes les opérations, maniant lui-même le soufflet et activant le feu, pour que dans une expérience, si rare, si inouïe et si incroyable, de conversion des métaux [en argent], le moindre soupçon de fraude ne pût être conçu…

Ce traité établit des correspondances entre les mondes spirituel et physique. L’Artifex est l’homologue du prêtre, la Pénitence est symbole de la calcination ou putréfaction, l’arbre de vie correspond à la Pierre comme l’Eucharistie, la Confirmation est la fixation, le Signe de Croix doit s’imprimer sur les métaux vils… Il avait déjà, dans son Hercules piochymicus, assimilé les mythes antiques aux opérations de la Pierre(22).

René Nelli, qui l’a étudié(23), dit : II est possible qu’en certains cas Pierre-Jean Fabre ait cru devoir, par prudence, voiler sous des fictions païennes ou chrétiennes, des théories qui, exposées philosophiquement, eussent pu paraître entachées d’hérésie. Il usait d’un vocabulaire qui devait le rendre suspect aux catholiques et il courait le risque, en soutenant que la matière est « une » et qu’elle revêt un aspect spirituel, d’être pris pour un panthéiste. Aussi répète-t-ii souvent « que la nature n’est pas Dieu » ; que les principes de la matière sont en réalité des vertus divines, des entités célestes. (Il assimile ainsi le Sel à Jésus-Christ ; les esprits du mercure à des anges ; la terre « pure » à la Vierge ; la terre sordide à Eve, etc.) D’autre part, comme les alchimistes étaient parfois accusés de sorcellerie ou d’hérésie (manichéenne), il convie des religieux à assister à ses expériences, afin qu’ils puissent témoigner qu’elles n’avaient rien de diabolique. Sans doute Fabre était bon catholique et il n’y a pas lieu de mettre en doute la sincérité de son zèle chrétien. Mais peut-être certaines injures à l’adresse des calvinistes (Calvinistae lapidibus viliores) s’expliquent-elles surtout par le souci de ne point être confondu avec eux, à cause des hardiesses de sa pensée.

Toutefois René Nelli fait figurer ce catholique en bonne place dans son Dictionnaire des hérésies méridionales (Toulouse, 1968). Mais nous tenons à préciser que, pour Fabre, le Baptême, l’Eucharistie et la Messe n’étaient pas des fictions, que les comparaisons qu’il établit entre le Christ ou l’Eucharistie et la Pierre ne lui sont nullement personnelles, pas plus que les parallèles qu’il établit entre les mythes païens et les opérations du grand-œuvre. Enfin nous croyons que Nelli, occitan passionné, traumatisé par la croisade contre les Albigeois et féru de manichéisme, exagère la crainte que les alchimistes pouvaient nourrir à l’encontre des autorités religieuses(24). Quant à la diatribe(25) contre les calvinistes (Refulalur error Calvinislarum de Eucharistia) elle est le fait d’un catholique, pieux et pratiquant, révolté par l’hérésie qui à ses yeux est la pire : la négation de la Présence réelle. En effet l’Eucharistie n’a de valeur sacramentelle (grâce) que si elle est vraiment devenue Dieu présent hic et mine. Si elle n’est que commémoration elle n’a plus de valeur. Que resterait-il alors de la comparaison Transmutation-Transsubstantiation et communication de la Grâce ? L’évêque Dom Belin, vingt ans plus tard, écrira les mêmes choses mais plus précisément, et en français. Depuis l’apparition de l’alchimie en Occident chrétien jusqu’à nos jours (comme en témoignent les œuvres de Canseliet et Caro) les alchimistes ont toujours exposé ces mêmes idées, et lorsqu’ils s’en tiennent là, ils n’ont pas à craindre le bûcher de la Sainte-Inquisition.

Nous avons remarqué que Fabre avait dédié ses ouvrages à Gaston d’Orléans (frère du roi), au cardinal de Richelieu, au roi et au pape(26), qu’enfin un évêque l’appela au secours de son diocèse et qu’un autre fit réimprimer un traité du médecin-alchimiste. Comment en de telles conditions cet homme honoré qui a montré par sa vie et son testament sa fidélité à la foi catholique, eût-il pu craindre les foudres de son Eglise ? D’ailleurs l’Alchymista christianus s’achève (p. 236) par une protestatio de son orthodoxie : fortasse ex imbecillitate ingenii mei, et doctrinae meae infirmitate, quamvis theologiae mysteriis initiatus in Academia Tolosae fuerim… !

Le chapitre X, p. 62 (27), intitulé L’Esprit du monde descendant du ciel sur terre pour vivifier les choses sublunaires, est en quelque sorte le Symbole du Christ descendant dans la Sainte-Eucharistie pour la vie de tous les fidèles, est accompagné de notes marginales qui résument le texte : La nature a besoin de l’esprit de vie qui est l’aliment et la conservation de toutes choses. Ce spiritus vitae dans le Grand Œuvre nettoie, cuit, infuse son énergie, vivifie et parfait les métaux. II transmute même le verre, le cristal et toutes les pierres ignobles et triviales en vrais diamants et escarboucles. De très nombreuses personnes ont vu cette Pierre des Philosophes. II explique ensuite comment la « Pierre Physique est composée » à partir de cet « Esprit », en souffrant ascensions et descensions, tortures, mort et recorporification. Ensuite La Sanctification des hommes est inférée de cette transmutation métallique :

Le spectacle de l’art chymique est véritablement admirable, dans lequel il est permis de voir, mieux de contempler, la destinée pitoyable de tous les hommes qui ne pourraient jamais atteindre le suprême sommet de la félicité (bien qu’ils soient nés avec la grâce de pouvoir l’atteindre) si Dieu lui-même, créateur de tous les hommes, vrai père et premier auteur, ne condescendait à se faire homme [humanam induat naturam], ne souffrait la mort, ne ressuscitait, montait au ciel dans sa gloire, d’où il redescend sur terre ; si abandonnant les cieux il ne faisait pour nous, dans le Saint-Sacrement de l’Eucharistie, par vertu divine et mystère insondable, un aliment divin de la substance véritable du pain et du vin, transmutée en Son vrai et légitime corps réel(28), par quoi il nous sauve nous-mêmes au ciel, où débarrassés du péché, nous dépouillons le vieil Adam, sommes vainqueurs de tous nos ennemis, échappons à la mort et à l’enfer et entrons au Ciel pour toujours, où nous chantons des hymnes de gloire à la louange de Dieu.

Ici un membre de phrase d’une extrême importance est malheureusement difficile à lire. La typographie ancienne imprimait les S et les F de façon très proche, or l’usure de la page ne permet aucune certitude : ipsius Dei consortes facti (ou confortes ce qui n’a pas grand sens, le mot confortes ne figure d’ailleurs pas dans les dictionnaires que nous avons consultés) : « devenus héritiers (ou collègues ou participants) de Dieu lui-même ».

Fabre a donc comparé la chronologie de l’Œuvre (premier paragraphe) puis celle de la Rédemption (second paragraphe) en établissant des parallèles synchroniques.

Puis il dit : Cette transmutation de nous-mêmes, que notre Christ Jésus accomplit en nous donnant son corps précieux est véritablement miraculeuse. C’est une œuvre de l’art divin qui distance infiniment l’autre dont nous avons dit qu’elle convertit le plomb ou le fer en or.

II ajoute qu’il a vu partout de nombreuses images de la Passion et que tous les mystères de la Rédemption tendent à constituer l’Eucharistie. Celui qui ne prendra pas de ce vrai corps et de ce vrai sang, sous les espèces du pain et du vin, ne pourra être sauvé(29). Cette Alchymie par laquelle Dieu se fait homme et se donne en nourriture aux hommes pour les sauver est nécessaire pour notre sanctification et pour nous aider à devenir « comme des Dieux ». La nécessité de cette Eucharistie montre la nécessité d’un Spiritus Mundi qui descende sur terre pour nourrir et parfaire les choses sublunaires, comme le Christ est notre nourriture et notre boisson. Ce qu’il précise au chapitre suivant (chap. XI, p. 69 sq.) en comparant ce Spiritus Mundi, humidité radicale du Mercure, au Saint-Esprit(30).

M. Butor(31) a avancé, un jour, un peu rapidement : … Ainsi le grain de blé dont parle l’Evangile, qui doit mourir pour fructifier, est considéré par les Pères comme une figure du Christ, mais celui qui voudrait lire sous la mort et la résurrection du Sauveur les aventures du grain de blé sortirait de l’orthodoxie. Un auteur chrétien peut se servir de la notion alchimique de mercure, dissolvant universel qui va pénétrer les métaux pour en extraire le noyau pur, pour figurer le Christ, mais il ne saurait faire l’inverse, ce que fait à tout moment l’alchimiste.

C’est la démonstration éclatante des opinions a prior, qu’on peut émettre sur l’alchimie. Jean-Pierre Camus, qui précéda J.-A. Belin à l’évêché de Belley et qui ; ne croyait d’ailleurs pas à l’alchimie(32), s’en est servi pour expliquer la Sainte-Trinité, mais inversement un médecin chrétien qui était aussi — et peut-être pour cette raison - alchimiste a pu en toute bonne foi comparer la Transsubstantiation et la Communion à la Transmutation. Il était très possible d’être médecin, catholique orthodoxe et alchimiste. Dom Belin compara les mystères contenus dans le Credo du symbole de Nicée, à ceux du processus de fabrication de la Pierre, et voici comment Barent Coenders Van Helphen vit Dieu et l’élixir :

… et considérez aussi s’il vous plaît, combien acceptable qu’est la comparaison, que je viens de faire entre la conception, la vie, la passion, le cruciement, la mort et la résurrection glorieuse de notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ et l’histoire de la conception, de la passion, de la mort et de la résurrection glorieuse de l’Or des Philosophes… je ne puis empêcher à vous dire que la très Saincte Trinité ne viendroit pas mal non plus en comparaison de ces Trois Principes Susdis, veu que le Soûphre ne seroit pas mal comparé à la personne de Dieu le Père ; le Sel à la personne de Dieu le fils et le Mercure à celle du Sainct Esprit, car Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le St Esprit sont consubstantiellement un même Dieu en Trois Personnes, comme le Soûphre, le Mercure et le Sel sont consubstantiellement composés en Trois Principes, qui comprennent un Ame, un Esprit et un corps.(33)

Mais les alchimistes catholiques vont plus loin dans leurs parallèles. Ils ne se contentèrent pas dès le XIVe (cf. l’auteur du Codicille attribué à Lulle ; Petrus Bonus dans sa Margarita preciosa ; l’auteur de Aurora consurgens — certainement un moine fut même censuré par le typographe protestant ulcéré par ces comparaisons, et pourtant les réformés ne se privèrent pas d’emboîter le pas aux catholiques sur cette voie : Khunrath, Maïer, Paracelse, etc.), d’assimiler Pierre et Christ, Vierge et Materia Prima, ; etc.(34), ils insistèrent aussi sur la coïncidence entre Eucharistie et Transsubstantiation(35), Messe et Opus Alchemicum. Jung remarque, p. 502 de Psychologie et alchimie, que l’auteur de l’Aurora Consurgens(36) devait être un ecclésiastique et il ajoute : En cela nous pouvons nous appuyer sur le témoignage de l’humaniste Patrizzi [Francesco, auteur de Nova de universis philosophia, Venise, 1593], qui montre que la philosophie hermétique n’était pas du tout considérée comme opposée au christianisme de l’Eglise. Au contraire, on y voyait un soutien de la foi chrétienne. C’est pour cette raison que Patrizzi, dans l’avant-propos de son livre, adressa une prière au pape Grégoire XIV lui demandant de laisser Hermès prendre la place d’Aristote.

Le chapelain et astrologue de Ladislas II, roi de Bohème et Hongrie, Nicolas Melchior d’Hermanstadt, dit Cibinensis, aurait décrit le processus alchimique sous forme de messe : Addam et processum sub forma missae, a Nicolao Cibinensi, p. 853-860 du vol, 14 du Theatrum Chemicum : Introïtus Missae, Kyrie, Collecta, Epistula, Graduate, Versus, Credo et un Ave Praeclara qui suit l’Evangile. Toutefois cette « Messe » est hérétique : il y a bien Oblation, mais de la Consécration il ne reste aucune trace. L’auteur assimile l’Ave praeclara (Hymne à la Vierge attribué à saint Albert) à la Transsubstantiation et saute de la Secrète à la Post-communion.

Mais ainsi que le remarque Jung : Melchior vivait à l’époque de la Réforme et il ne se passa guère de temps avant que, dans de vastes régions de l’Europe, la messe ne fût remplacée par les paroles rien de moins que sacro-saintes des prédicateurs qui, il est vrai, annonçaient la parole de Dieu, mais à « leur » manière. Melchior faisait quelque chose de semblable…(37).

Dans le même ouvrage C.-G. Jung cite d’autres auteurs qui firent eux aussi la comparaison Lapis-Christus, ou Messe-Opus, mais ils ont peu d’importance : des « épigones ». Par ce terme il désigne les auteurs du XVIIe siècle qui vit la pleine floraison de l’alchimie, mais aussi le début de la décadence, puisque le mystique (mystica) fut de plus en plus nettement séparé du physique (physica)… Avec Paracelse et Boehme, l’alchimie a bifurqué vers les sciences de la nature, d’une part, et vers la mystique protestante d’autre part….

Cette longue digression ne nous a pas éloigné de Pierre-Jean Fabre, mais nous permet au contraire de souligner que le maître de Zurich a fort bien vu que Paracelse et Boehme ne sont plus de purs alchimistes au sens où nous l’entendons. Cependant il fut possible, même postérieurement au XVIIe siècle, de rester naturaliste, mystique et alchimiste.

Ainsi le médecin de Castelnaudary, bien que pénétré de l’enseignement médical de Paracelse, est et se veut catholique- alchimiste. Pour lui les deux opera (messe et Grand Œuvre) s’expliquent réciproquement(38). En cela il ne diffère guère d’autres alchimistes(39), mais il va beaucoup plus loin : il ose comparer le Sacrement de l’Eucharistie et l’alchimie :

De même que l’offrande est composée de pain et de vin, de même le Verbe incarné, seconde personne de la Trinité, fils de Dieu, infini, incompréhensible, égal au Père, mais enclos dans un corps humain, est indivisible dans sa nature unique composée de deux natures. Mais ceci qui est admirable parmi tous les miracles est moins étonnant que le Sacrement de l’Eucharistie. Ce miracle parmi tous les autres mystères absolument insondables et incompréhensibles de notre foi, apparaît plus grand et plus admirable encore que celui de l’Incarnation. Sous les espèces vulgaires du pain et du vin, se trouve le Christ glorieux. Ainsi dans ce seul Sacrement il y a d’innombrables miracles (p. 194 et 196). Dieu est Archaeus, et les Arcanes alchimiques permettent de comprendre mieux ce grand mystère.

Fabre réfute ensuite les « erreurs des calvinistes au sujet de l’Eucharistie » et la « pauvreté intellectuelle de leurs innovations », car ils prétendent que les paroles du Christ s’adressant aux Apôtres : Ceci est mon Corps, ceci est mon Sang, n’étaient pas capables de transmuter les substances du pain et du vin en corps vrai et réel du Christ. Ils croient leurs opinions plus fortes que les paroles du Christ. Or, ils ne reçoivent pas le vrai corps du Christ transmuté et ne peuvent donc avoir part avec le Christ mais avec le diable… (p. 196 à 199). Dieu qui a tout créé peut s’incarner dans la nature humaine et dans l’offrande du pain et du vin. Ainsi il n’y a de salut possible que par l’Eglise romaine, puisqu’elle seule a reçu ce don.

Or Fabre, qui voit dans ce sacrement le plus grand mystère, compare la « Pierre Physique à l’Eucharistie », car le « Spiritus Mundi est de la nature du Fils premier né ». Il compare la diffusion de ce Spiritus Mundi dans toute la nature, depuis la matrice de la terre vierge jusque dans tous les corps qu’il vivifie, comme nourriture et boisson, les menant au point de perfection qu’il a lui-même atteint, à celle du Fils unique premier né du Père, qui emplit toute la nature, s’incarnant dans le sein de la Très Sainte Vierge pour ensuite subir les pires tourments afin de nous léguer par son Eglise la Très Sainte Eucharistie, pour que nous nous en nourrissions et ceux qui n’en mangeront pas n’auront pas part à la vie éternelle mais pourriront pour toujours… Puis il se réjouit du dépôt qu’a reçu la Sainte Eglise romaine : ce sacrifice du Dieu unique et vrai, Père, Fils et Esprit, pour nous les hommes à cause de son amour.

Ainsi la Pierre Philosophale est-elle comparable non seulement au Christ Jésus, mais aussi à l’Eucharistie. L’élaboration de chacune est une liturgie de rédemption. Pour reprendre l’expression de Fabre, le Christ choisit un corps humain dans le sein de la Très Sainte Vierge et Dieu s’est fait homme — in uterům sacratissimae Virginis corpus assumpsit humanum et factus est homo Deus. Cette « Assomption » est le signe que l’homme est élu, c’est-à-dire pris en charge en vue de la rédemption de la totalité humaine : corps, âme et esprit. La matérialité de l’humanité ne peut pas être antithèse de sa spiritualité.

L’Incarnation, et plus encore l’Eucharistie constituent l’assomption de l’Homme et de la Matière. Naguère, l’Eglise catholique dans le rite latin interdisait qu’on traduisît les paroles de la Consécration, car ce moment était alors considéré comme le plus sacré de l’Histoire universelle. Durant la récitation du Credo, on baissait la voix et inclinait la tête pour l’Incarnation — et homo factus est — alors qu’on « adorait » les Saintes Espèces durant les élévations de la Consécration, prêtre et assemblée prosternés, comme Moïse devant le buisson en flamme.

Telle est la clef de l’alchimie ancienne. Le Grand Œuvre est une assomption, celle des substances qui refluent dans la source sacrée de toutes choses, selon le schéma de la « Voie mystique » d’Henri Suso. Le Christ s’incarnant, s’offrant pour l’humanité sur la Croix et dans l’Eucharistie, épouse son Eglise afin que ceux qui composent cette Assemblée aient part à sa nature. L’alchimiste, sa Pierre et ses Métaux participent eux aussi, selon leur voie, à la Régénération.

***

Pour l’âme mystique la structure du monde et les phénomènes cosmiques manifestent les différentes modalités du Sacré. L’œuvre divine est transparente et révèle son origine à qui sait la scruter. Elle garde l’empreinte de son créateur. Il y a une révélation « naturelle » du divin. Pour le chrétien médiéval, de même que pour l’alchimiste, le surnaturel est indissolublement lié au naturel. Le monde exprime ce qui le transcende.

Lorsque l’alchimiste ordonne son chaos, lorsqu’il voit dans son vase apparaître des cristaux de structures et de couleurs pour lui jusqu’àlors inconnues, lorsqu’il sent dans le « matras » frémir son « petit monde » en gestation, gros de toutes les possibilités, lorsqu’il combat le dragon, qu’il lutte pour contenir les forces qu’il a déchaînées, lorsqu’il découvre un corps nouveau (et il en a inventé un nombre incalculable), lorsque, la nuit, le silence de son laboratoire est soudain rompu par les crépitements et les borborygmes du « cygne chantant » qu’accompagnent des phénomènes lumineux jamais encore contemplés, il découvre alors en lui le sentiment d’effroi que provoque l’irruption du Sacré. Tel Moïse devant le buisson ardent, il est assailli par la présence du mysterium tremendum, de la majestas, de l’étonnante puissance qui se révèle : le mysterium fascinans. Le sentiment de l’artiste est bien celui de la crainte religieuse qui accompagne l’affirmation de la plénitude de l’Etre : pareillement lorsque Arjuna assiste à la transfiguration de l’homme-dieu Krishna il est « rempli d’émerveillement, de joie et de frayeur » (40).

Il pressent la proximité d’un « Autrement », radicalement et constamment différent. Le sentiment de nullité qu’il en reçoit est celui d’Abram, lorsqu’il sut qu’il n’était que « cendre et poussière » (mais peu après la Révélation lui imposa un nouveau nom, signe de l’Alliance, c’est-à-dire de sa participation à l’ouvrage divin. Il devint Abraham. L’alchimiste aussi reçoit souvent un nom d’adepte). Dans le même sens, le psalmiste chante : Quand je vois tes deux, ouvrages de tes doigts, la lune et les étoiles que tu as mises en place [je m’écrie] : Qu’est-ce que le mortel, pour que tu te souviennes de lui, et le fils de l’homme, pour que tu t’intéresses à lui ?(41).

Tout le temps et tout l’espace dans lesquels il se meut sont centrés sur son vase et le mystère qui s’y déroule. Or, ainsi que le dit Mircéa Eliade(42) : … là où le sacré se manifeste dans l’espace, le réel se dévoile. Le monde vient à l’existence… La manifestation du sacré dans l’espace a, par suite, une valence cosmologique : toute hiérophanie spatiale ou toute consécration d’un espace équivaut à une cosmogonie…. Cette apparition du sacré oriente l’espace et provoque une rupture de niveau, ouvre la communication entre les niveaux cosmiques et rend possible le passade d’ordre ontologique, d’un mode d’être à un autre… L’on peut communiquer avec le transcendant. C’est en d’autres termes ce que proclame la Tabula Smaragdina dans son style énigmatique et ce que chante David tout au long du psaume 19 (Vulgate, 18). Les cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament fait connaître l’œuvre de ses mains…

La naissance de la Pierre est assimilée à celle d’un petit monde, répétition et image de la Genèse. Or la « Cosmogonie est la suprême manifestation divine »(43) et l’homme religieux recherche le réel, la vraie réalité, celle qui est divine. Comment alors ne pas être attiré par la première réalité, celle du monde in statu nascendi ? L’homme assoiffé de sainteté et de réalité ontologiques doit s’efforcer d’imiter son Dieu pour l’approcher et participer à sa plénitude d’Etre. Ainsi l’adepte (alchimiste qui a reçu le donum dei) devient homme véritable en participant à l’œuvre du Créateur, en l’imitant(44).

D’autre part son espoir est tel qu’il pourrait dire, paraphrasant l’apôtre : Si notre Pierre n’est pas morte et ressuscitée, nous sommes des fous ou des menteurs. N’est-il pas animé de la folie des Sages, que rejettent les profanes ? N’a-t-il pas Amour, Foi et Espérance en son art ? N’est-il pas « mis à part », retranché du monde, n’est-il pas du « petit reste » ?

Ces expériences proprement numineuses lui font admettre et professer le sacré de son Art. Bien plus, car cette hiérophanie devient vite ontophanie puis théophanie, il est même prêtre d’une religion qui n’exclut pas les autres mais peut les englober.

Révélation et Tradition — Sacré et Sacerdoce — Elite et Sainteté — l’alchimie est bien une religion dont le culte est l’Opus Magnum.

La hiérophanie alchimique sacralise l’œuvre, tout en lui laissant son caractère technique. Le sacré, seule vraie puissance et seule réalité authentique, est saturé d’être et de significations. Ainsi l’homo faber et l’homo religiosus se rencontrent-ils le plus éminemment, l’un servant l’autre qui le justifie, dans la personne de l’alchimiste. C’est bien pourquoi ils se parèrent du titre de « Philosophes chymiques », exprimant ainsi leur désir passionné de participer à la réalité et s’abreuver de puissance, de pérennité, donc de communier, cela par le moyen de l’acte alchimique(45). Ces opérations sont les œuvres de la foi alchimique, et il serait intéressant d’en étudier chaque composante, comparativement avec le pur catholicisme (mais il serait aventureux pour le profane du XXe siècle de mettre en parallèle chaque geste présumé de l’alchimiste et du prêtre chrétien). Nous venons de voir que le Magistère est source de sacré, les buts de l’alchimie sont étrangement parallèles à la plupart de ceux du christianisme.

Le temps chez Aristote(46) est un continu indéfiniment divisible et éternel car « il n’existe pas sans changement ni mouvement »(47). (le philosophe conçoit l’existence d’un mouvement « unité », parfait, toujours identique à lui-même, type et référence. Ce mouvement ne peut donc être que circulaire. Sur le cercle en effet, et seulement sur le cercle, il est impossible de distinguer des points de départ et d’arrivée. Il n’y a ni commencement ni fin et chaque point est tout cela au même titre(48). D’autre part sur le cercle seul, le mouvement peut se poursuivre indéfiniment sans se gêner lui-même en quelque sorte. Le Stagyrite ne conçoit pas de ligne droite infinie, il exclut donc cette figure (qui est à notre époque la représentation commune du temps qui passe), comme symbole d’un mouvement(49), car dans un univers fini, le cercle seul peut donner une image du mouvement infini(50).

Tout changement, tout mouvement est devenir. Il a un sens et une signification, donc une cause. Or, selon la cosmologie aristotélicienne, l’Univers tend à retrouver ou à réaliser sa perfection. Il est donc mû d’un mouvement « naturel ». C’est-à-dire que ce mouvement de l’Etre pour se réaliser n’a pas besoin d’une cause extérieure ou mobile, pour s’expliquer. L’autre mouvement, non « naturel » mais « violent », cause de désordre, exige pendant toute sa durée l’action continue d’un moteur conjoint au mobile. Tout mû est mû par quelque chose, et est moteur lui-même d’autre chose, ainsi le mouvement sera infini et devra renvoyer à un mouvement premier, indéfiniment reculé. Toutefois, la perfection absolue serait immuable, immobile, d’une stabilité qui ne paraît cependant pas devoir être amorphe mais dynamique.

Voyons maintenant ce qui se passe — ou devrait se produire — dans le Vase alchimique(51). Rappelons d’abord que la minière dans les profondes cavernes des montagnes est mue par le mouvement « naturel » qui la pousse vers la perfection aurique aussi rapidement que le permet le milieu ambiant. Or ce milieu, série d’accidents, a pour effet de retarder la maturation minérale (mouvement « violent ») pendant des durées diversement évaluées par les auteurs, mais fort longues, de l’avis général.

Alors intervient l’alchimiste, accoucheur des achèvements métalliques. Par son action physico-chimique et ses qualités personnelles il va supprimer ces causes retardatrices et donc laisser le mouvement « naturel » agir seul, parfait et immédiat, exempt des perturbations habituelles. Cette énergie naturelle, accouchée par celui qui va transmuter, est concentrée dans la poudre de projection qui doit achever la croissance du métal le rendant or adulte. L’artiste illuminé par le Spiritus Mundi, va aider, en véritable démiurge la nature d’égal à égale. Il « assume » la nature minérale comme le Christ « assuma » la nature humaine. C’est pourquoi quelques alchimistes paraissent envisager un procédé quasi instantané, correspondant sur le plan physique à l’Illumination spirituelle, sorte de transfiguration ou transsubstantiation immédiate. De même qu’en un instant Dieu fit irruption en Saül de Tarse sur le chemin de Damas, de même la perfection s’emparerait de la matière élue.

L’artiste, maître du mouvement « naturel », libéré de l’entrave temporelle, est replacé à l’aube de la création mais aussi à son achèvement (anamnèse et eschatologie). Célébration qui rend actuelles les deux limites de l’histoire pour qu’elles puissent s’emparer de la situation du célébrant. Ces événements uniques, situés historiquement et gardant ce caractère unique, sont alors présents et l’adepte actualise les termes extrêmes du temps. L’Opus alchemicum est bien une apothéose, celle de l’homme, de la matière, du mouvement et du temps par un sacrifice transmutatoire (offrande et sanctification). L’alchimie cristallise dans un présent extérieur au moment vécu, le passé et l’avenir. Car l’Œuvre lui-même est un être qui produit son propre mouvement. La Pierre en formation est cause de ce mouvement, sa vie et sa croissance, bien que l’impulsion manuelle soit nécessaire pour l’amorcer mais surtout pour annuler les causes et effets contraires. La Pierre est le mû et le moteur (« feu interne » et « feu externe »). La durée du Grand Œuvre(52), entre le Bélier et le Taureau (ou au mieux entre l’aurore et le crépuscule) est un instant d’une telle intensité qu’il est la somme du passé et de l’avenir. Les heures n’ont plus de prise et la fuite du temps est suspendue. Nous pensons que c’est là, en cette somme, que le Serpent Ouroboros qui se mord la queue trouve sa signification la plus dense, plutôt que comme allégorie de l’éternité cyclique(53). Cette somme ou assimilation n’est possible que parce que l’Œuvre est un rêve dans lequel l’adepte se fond entièrement, tout en assimilant à son être propre la matière sur laquelle il rêve la réalité. Car l’alchimie n’est pas songe creux mais rêverie métaphysique qui appréhende, à sa façon éminemment philosophique, la réalité la plus pure de la Matière et du Temps.

L’artiste est un poète (un « voyant » au sens hugolien) de la Temporalité, du Mouvement, de l’Energie et de la Matière, en un mot de la Vie. L’essence même de l’œuvre qu’il a entreprise est une méditation ontologique et sotériologique, méditation active et action rêvée par lesquelles il reconnaît ce qui détermine et ce qui libère. Il pèse matière et mouvement, sublimation et coagulation. Il a repéré les signatures et a maîtrisé la puissance des signes. Par surcroît, il offre généreusement à la réalité des significations qui, même imaginaires, le transcendent lui-même. C’est pourquoi l’alchimiste épouse la Mort dans son creuset ou dans son ballon, comme le Christ sur la Croix et dans son tombeau. Ce n’est pas un empirique préscientifique qui tente en vain d’observer le réel, aveuglé par ses chimères. Nous le croyons plus volontiers mage guidé par une étoile à lui seul visible, ou bien prophète.

Il établit sa victoire sur l’impermanence, il fige la mouvance de ce monde. Il traverse indemne la temporalité en réitérant le chaos initial et en subissant mort et résurrection à travers la matière qu’il torture (le minéral et lui-même)(54). « Mort où est ta victoire ? », interroge-t-il fièrement, avec, et comme l’Apôtre. Il achève le temps en s’appuyant dessus pour mieux s’en arracher alors qu’il assume sa responsabilité envers la matière dont il est issu, en participant au perfectionnement de celle-ci. Ce faisant il s’assure la glorieuse perfection du héros. L’Opus est une cosmogonie répétée et accomplie. L’alchimiste est celui qui précipite les rythmes temporels et achève la création. Il accomplit le vieux rêve sotériologique de perfectionnement, de purification universelle et d’affranchissement des entraves temporelles. Il réalise de façon éclatante la promesse que Dieu fit à Adam lorsqu’il accorda à l’Humanité l’empire sur le monde créé.

Enfin, le travail (conséquence de la malédiction divine, sanctifiée en moyen de rachat) devient liturgie par la grâce de cet art sacerdotal qu’est l’alchimie et acquiert une valeur eschatologique. L’adepte est alors assis à la fenêtre et se regarde passer dans la rue, il est dans l’Œuf philosophique et hors de l’Œuf, il est dans le Vase et il est ce Vase. Il est présent dans le passé et simultanément dans l’avenir : … circulation des esprits, ou distillation circulaire, c’est-à-dire ce qui est dehors à l’intérieur, et ce qui est dedans, dehors : en outre, le plus haut et le plus bas se rencontrent en un même cercle, et on ne peut plus discerner ce qui était à l’extérieur ou à l’intérieur, tout en haut ou tout en bas ; mais tous sont un dans un cercle ou un vase. Le vase est le véritable Pélican philosophique et il ne faut pas en chercher d’autre dans le monde entier… (Tractatus aureus, Leipzig, 1610, p. 262). Il est lui aussi alpha et oméga. À moins que la tête ne lui ait tourné et que sa quête n’ait été occasion de chute, mais au moins aura-t-il tenté de faire mieux que Prométhee, Lucifer, Faust et le commun des mortels. La voie est étroite et semée d’embûches. Si, comme le dit saint Paul, notre corps est le Temple de l’Eternel, l’alchimiste est lui-même laboratoire et oratoire. À défaut d’autre résultat, il aura valorisé ses échecs.

La connexion de l’offrande et de l’offrant, de la victime et du sacrificateur (dans l’unique personne du Magistère, composé de la materia et de l’artiste) manifeste de façon probante l’unité mystique des opérations liturgiques de la Fabricatio Petrae. Instrumentaliter et ministerialiter, per ipsum, et cum ipso et in ipso, l’adepte vivifie et transforme les substances inertes, s’élevant au rang de médiateur.

Il « anime » les pierres, les métaux et le vieil homme. Ce n’est pas encore un corédempteur, mais déjà un aide de la nature (et ce dernier terme est riche de significations).

Tous les manuscrits alchimiques commencent par une invocation à la Sagesse divine, au Créateur de toutes choses, à l’Esprit Saint, fons et origo omnium bonorum [Semita recta, Alberti Magni), etc., et finissent par une action de grâces. Semblablement le liturgiste Beleth (XIIe siècle) expliquait ainsi certaines rubriques du missel : Quoniam finis ad suum debet relorqueri principium, formule qu’Innocent III reprend mot pour mot dans son ouvrage sur le mystère de l’autel.

L’achèvement n’est pas seulement la fin de l’ouvrage, libération de la tache imposée, c’est aussi un accomplissement. Le Mutus Liber, ouvrage qui ne comporte que des gravures(55), en est l’illustration. Le frontispice montre deux anges l’un en bas, l’autre en haut de l’échelle qui mène aux cieux. À terre est endormi l’artiste ouvert à l’inspiration. Le tout, illuminé par la Lune, est enclos dans une couronne faite de deux branches de rosier. L’ultime gravure, entourée par deux rameaux d’olivier, est éclairée par un soleil radieux et triomphant. L’échelle repose à terre tandis que les deux anges élèvent aux cieux l’adepte qui étreint les deux branches de rosier du frontispice. Cependant, il est barbu pendant son ascension, alors qu’au sol il est encore imberbe, armé de la massue et vêtu de la dépouille léonine qui désignent Hercule.

Il a donc achevé sa quête, et son front est ceint de la couronne de chêne. Tout au long de l’ouvrage (15 planches comportant le plus souvent plusieurs compartiments imagés) deux personnages, l’Homme et la Femme, sont figurés chaque fois légèrement différents. Ils sont fréquemment en oraison devant un athanor. À la pénultième image, précédant l’apothéose ascensionnelle, un doigt sur les lèvres ils nous donnent ce conseil, Ora Lege Lege Lege Relege Labora et Invenies (Frappez et on vous ouvrira ; Priez et il vous sera accordé ; la Foi et les Œuvres sont salvatrices, nécessaires et suffisantes). Chaque image, comme les stations du Chemin de Croix, nous mène insensiblement à l’accomplissement qui est réalisation de la promesse (ou peut-être réintégration).

Saint Michel Archange (Quis ut Deus ?) paraît au Commencement(56) gardien de l’Eden et il est celui qui deux fois tuera le dragon(57) : il filtre l’entrée au Paradis. Fréquemment l’iconographie religieuse (et pas uniquement chez les Gnostiques) le représentera en psychopompe, comme le fut aussi parfois Hermès. Il préside à l’histoire du Salut, du principe à la conclusion.

Adam lui aussi se retrouve aux deux extrémités de l’Histoire, car il doit se dépouiller pour devenir le Nouvel Adam. Les alchimistes nommaient d’ailleurs Terre Adamique la matière du départ, pauvre pierre des philosophes, qui par pénitences et sublimations deviendra Pierre Philosophale.

Le Christ(58) est la fin de la Loi, non pas celui qui abolit, mais qui accomplit. Notons encore Eve la pécheresse qui succombe au Tentateur, préfiguration inversée de Marie Immaculée qui écrase la Bête ; la Synagogue aveugle et l’Eglise aux yeux dessillés qui encadrent le portail de nombreuses églises ; l’Arbre de Vie figure au début et à la fin(59) ; le Paradis doit revenir, mais après le chaos qui l’avait déjà précédé. Avant la nouvelle création eschatologique, l’Autre ressurgira, monstre du chaos, et on assistera alors au formidable duel entre les forces de l’Intelligence (les Fils de la Lumière) et les Fils des Ténèbres commandés par le Séducteur désorganisateur. La division précédera à nouveau l’ordre définitif.

L’Ecriture sainte(60) est pleine de ces correspondances et la liturgie en regorge, tant dans son déroulement annuel qu’à chaque office et même chaque prière encadrée par le signe de croix. Car elle est commémoration et accomplissement de la Promesse. Cependant le Nouveau n’est pas opposé à l’Ancien Testament, il est le retour aux Origines, et la Messe est l’actualisation de ce qui s’est passé in illo tempore : Sicut erat, in principio, et nunc et semper : et in saecula saeculorum. Amen(61) ; Haec quotiescumque feceritis, in mei memoriam facietis(62).

La messe est une réconciliation marquée par la Communion et le Baiser de Paix(63). La liturgie est définie par l’Encyclique Mediator Dei de Pie XII : Le culte public que notre Rédempteur rend au Père comme chef de l’Eglise ; c’est aussi le culte rendu par la société des fidèles à son chef et, par lui, au Père éternel : c’est en un mot le culte intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c’est-à-dire du chef et de ses membres. C’est donc le culte rendu par l’Ecclesia (Assemblée spatiale et temporelle) et par le Christ, celui qui a crevé le temps. Cette liturgie tend ainsi à rester immuable dans ses lignes essentielles, car elle est suspendue à des événements qui existent avant, après et en dehors de nous, mais auxquels elle nous permet de participer.

Celui qui, même isolé (le prêtre qui lit son bréviaire ou l’ermite), refait cela, participe à l’universalité (catholicité) de l’Assemblée fraternelle et à l’Acte rédempteur. Le solitaire devant son mortier qui se recueille et prie, s’unit à ses confrères inconnus, à son Modèle divin, et à la création entière. Le latin liturgique désigne par les termes Sancta Mysteria trois domaines qui se jouxtent et complètent : l’Eucharistie, les sacrements et les rites(64). Ils sont mystérieux parce que, pour en pénétrer la profondeur, il faut la foi qui est Donum Dei : Sancta Sanctis, aux saints les choses saintes. Il y a les rites symboles et opérations, la réalité intérieure qui est le mystère du salut par le Sacrifice et la Résurrection, et la communication de la Grâce.

L’introduction et la conclusion sont rites de passage et à chacune correspond un résultat propre mais homologue. Le rite circulaire implique le recommencement mais aussi l’achèvement, l’atteinte du but par le retour sur soi-même. Le commencement détermine la fin qui l’oriente, car le seul accès au niveau sacré est la renaissance. L’alchimiste se veut celui qui, semblable à lui-même mais profondément régénéré par la purification et l’élévation à un niveau de conscience supérieure, accomplit et libère, com-prend(65). Il se reconnaît en Paul(66), relui qui jadis aveuglé, révéla ensuite la Lumière qui libère des entraves, illumine le monde et accomplit le plan divin. Le Grand Œuvre, comme le disait D. J.-A. Belin, reproduit les Mystères sacrés(67).

Participant à l’économie du salut universel (parfois véritable apocatastase) il participe également à tous les modes de l’Etre, hors de l’univers contingent. Homme mortel, Roger Bacon dans son Opus Majus prétend que ce remède capable de débarrasser les métaux inférieurs de toute impureté et corruption, peut aussi, selon les savants, extirper tant de corruption du corps humain que la vie s’en trouve prolongée de plusieurs siècles.

Cet effort sublime pour transfigurer l’homme et la nature n’a peut-être pas beaucoup aidé l’humanité à progresser (loin de la logique contraignante, il peut paraître absurde), mais qui sait s’il ne pourrait cependant pas apporter quelques exemples, sinon des leçons à notre époque saturée d’inquiétudes pessimistes. De toute façon ces êtres obscurs qui trituraient le minéral, pensant approcher par ce moyen Celui qu’ils appelaient Fons et Origo omnium bonorum, même s’ils n’ont pas trouvé Dieu sous leur pilon, méritent que leur rêve, pour chimérique qu’il ait été, soit encore connu.

Basile Valentin aurait peut-être vraiment raison de proclamer Unum ego sum, et multi in me(68). Quoi qu’il en soit, l’alchimie en Occident chrétien — et plus spécialement catholique — si elle fut une chimie embryonnaire et une métallurgie empirique, fut aussi une doctrine philosophique, une ascèse spirituelle et un ensemble de pratiques rituelles faisant de l’Artifex un Hierourgos, analogue et confrère du célébrant eucharistique. L’alchimie chrétienne fut une liturgie et un essai de connaissance de Dieu à partir de ce monde, complémentaire de la théologie, qui voyait le monde d’ici-bas à partir de la Révélation.

Ainsi disait Fabre : Les alchimistes dans la nature peuvent représenter les prêtres dans l’Eglise, car Petra autem erat Christus(69).


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Notes de Auteur

1. Cf. notre thèse de lettres (Sorbonne, juin 1973), Dom Jean-Albert Belin, évêque et alchimiste du XVIIe siècle, Ire partie, chap. 2.

2. Saint-Gall, Staatsbibliotek, manuscrit 397.

3. Nicolas Niger Hapelius, Cheiragogia Heliana, in Zetzner, 1659, V, p. 281 : Addam et aliud (testamentum) monachi monstrosissimi Franciscani, quid ad Burgravium Fredericum, marchionem Brandenburerensem anno 1419 scripsit Constanciae tractatum germanicum : sed liber impressus non est multis de causis.

4. W. Ganzenmuller, Das Buch der Heiligen Dreifaltigheit…, in Archiv, f. Kultur Geschichte, XXIX, 1939, p. 99-146.

5. Munich Bayerische Staatsbibliotek, manuscrit allemand, 598.

6. Cf. D. J.-A. Belin, évêque et alchimiste du XVIIe siècle, 1re partie, chap. 2.

7. Cf. Salmon, Bibliothèque des Philosophes (Chymiques), Paris, 1672, II, 182.

8. Zeitschrift f. Angewandte Chemie, XLVIII, 1935, p. 761-772.

9. Outre ceux déjà mentionnés, cf. ci-dessus n. 2 et 3 : Wolfenbüttel (Helmstedt, 443) ; Berlin Kupfertischkabinett, manuscrit 78-A-11 ; Dresde Staatsbibliotek (Kat, III, 110) ; Heidelberg, Pal. germ., 843, f. 3 ; Donaueschingen, manuscrit 811 ; Nuremberg Germanische Museum (cf. Peters in Mitteilungen des Germ. Nat. Museums, 1893, p. 98). On en trouve encore des copies jusqu’au XVIIe siècle : cf. Duveen, Le Livre de la Sainte-Trinité, in Ambix, mai 1948, p. 26-33 ; S. de Guaïta, Essais de sciences maudites. La clef de la magie noire, Paris, 1897, p. 702.

10. Cf. la version plus claire du Speculum Trinitatis, tiré de Jérôme Reusner, Pandora, Bâle, 1588, p. 253.

11. Vat. Palat., manuscrit latin 412, Wynandi de Stega Adamas colluctancium aquilarum (XVe siècle).

12. Lynn Thorndike, A History of magic, and experimental science, New York, 1929-1958, VII, p. 194-195 ; François Secret, Bibliothèque et Renaissance, 1973, n° 35.

13. Petrus Borel, Les Anliquitez, raretez… de la ville et du comté de Castres, Castres, 1649, p. 139.

14. En 1622, lors du passade de Louis XIII à Castelnaudary, cf. commandant Connac, Histoire de Castelnaudary, manuscrit, Bibliothèque municipale Castelnaudary.

15. A. Faurès, Les hommes de l’Aude, 1891, p. 150 : Une messe basse du Saint-Esprit, chaque jour de sa vie et après son décès pro defuncto, ainsi chaque jour, suivant en tout l’ordre de l’Eglise, tant pour son âme et pour celles de feues Delle Marie de Charles et Délie Marie de Gay, ses défunctes femmes, que pour celle de la dicte Délie de Polastre à présent sa femme.

16. II dédie aux auteurs anonymes des ouvrages contenus dans ce recueil, son Hydrographum spagyricum (chap. XIII, p. 246).

17. René Nelli, P.-J. Fabre médecin spagyrique et alchimiste, in revue La Tour Saint-Jacques, 1958, n° 6, p. 41.

18. Ibid., p. 36, 41 et 42.

19. Abrégé des secrets chimiques et Propugnaculum Alchymiae.

20. Hydrographum, p. 235 (post vota multa, orationes et jejuna).

21. Alchymista Christianus in quo Deus…, Tolosae, apud Bosc, 1632, XVI-236-IV p.

22. Hercules Pio-chymicus in quo penitissima tum moralis philosophiae tum chymicae artis arcana laboribus Herculis explicantur…, Toulouse, Bosc, 1634. Cf. IIe partie, chap. 1, n. 17 de notre thèse, citée ci-dessus, p. 149, n. 1.

23. Op. cit., p. 44.

24. C.G Jung a écrit sur ce sujet plus de 100 pages dans Psychologie et alchimie. Cet ouvrage ainsi que les Racines de la conscience sont principalement centrés sur des comparaisons entre foi chrétienne (et plus spécialement catholique) et alchimie. Nous précisons que nous ne reprendrons pas ce travail, ce serait inutile, puisqu’il est remarquablement traité. Nous nous contentons d’étudier des auteurs que Jung n’a pas mentionnés et de tirer des conclusions qu’il n’a pas soulignées comme nous le croyons nécessaire. Pour une étude de l’attitude du magistère ecclésiastique vis-à-vis de l’alchimie et des alchimistes, cf. D. J.-A. Belin, évêque et alchimiste du XVIIe siècle, 1re partie.

25. Alchymista christianus, chap. XXVIII, p. 196 sq. : De Sacramento Eucharistiae ac eius Symbolis et figuris quae apud Chymicus reperiuntur.

26. Dans l’ordre : Abrégé des secrets chymiques, Hercules Pio-chymicus en 1630, Palladium Spagyricum, Alchymista Christianus.

27. Spiritus mundi a coelo descendens in terras ad vitam rerum sublunarium, Symbolum est quoddam Christi descendentis in sacram Eucharistiam ad vitam fidelium omnium.

28. … nec tamen coelos linquens, virtute divine et arcano imperscrutabili in Sacro Eucharistiae Sacramento fiat nobis alimentum divinum transmutata vere panis et vini substantia in verum et legitimum reale corpus suum….

29. Haec est illa miraculosa et vere stupenda transmutatio, divirium opus, divina Alchymia, qua Deus fit homo et qua Deus homo, se praebet omnibus hominibus in alimentum verum, ut nos in sanctos et pios et quasi Deos permutet, hoc est mirabile….

30. Descensus spiritus mundi super mixta naturalia, adventus Spiritus sancti super Christi asseclas figuram quondam repraesentat.

31. L’alchimie et son langage, in revue Critique, oct. 1953.

32. D. J.-A. Belin, êvêque et alchimiste du XVIIe siècle, IIe partie, chap. 1.

33. Thrésor de la Philosophie des Anciens, l’Escalier des Sages, Cologne, 1693, p. 224 et 226.

34. Cf. Jung, Psychologie et alchimie, p. 441-543, qui montre que dès le XIVe siècle, le parallèle Lapis-Christus était fréquent chez les catholiques. Déjà certains écrits gnostiques avaient des sens spirituels et métaphysiques mais aussi pratiques en même temps (cf. Zosime, in Jung, ouvr. cit. et la Koré Kosmou in Festugière, Hermétisme et mystique païenne, Paris, 1967).

35. Cf. Jung, Psychologie et alchimie, p. 503 sq. et Racines de la conscience.

36. Cf. aussi C.-G. Jung et Marie-Louise von Franz, Mysterium coniunctionis, Zurich, 1956, vol. III.

37. Cf. Jung, Psychologie et alchimie, p. 517. Waite (The Brotherhood of the Rosy Cross, Londres, 1924) prétend que ce Melchior ne nous est connu que par Maïer. Or, la messe attribuée à Cibinensis fut éditée pour la première fois par Nicolas Barnaud, théologien protestant, traducteur et ami de Faust Socin, grand voyageur, auteur d’œuvres polémiques, religieuses et alchimiques, excommunié par le synode provincial de Die. Sur ce personnage (1538 ou 1539- 1607) voir :
— Prosper. Marchand, Dictionaire (sic) historique, La Haye, 1758, t. I, p. 82 à 87.
— Haag, La France protestante, 2e éd., 1877, I, col. 840-853.
— A. Sayous, Etudes littéraires sur les écrivains français de la Réformation, 2e éd., 1881, II, p. 43 à 57.
— E. Arnaud, Bibl. huguenote en Dauphine, 1894, p. 15 à 19.
— J. Brun-Durand, Nicolas Barnaud, Grenoble, 1899 et Diction. biog. et biblio-iconograph. de la Drôme, Grenoble, 1900, I, p. 67 à 71.
— Charbonnier, La poésie française et les guerres de religion, 1920, p. 354, 358, 359 et 505.
— Roman d’Amat, Dictionnaire de biogr. française, Paris, 1954, t. V, col. 497-498.
— Ferguson, Bibliotheca chemica, 2e éd., Londres, 1954, p. 73 (nombreuses biobibliographies).
— A. Cioranesco, Biblig. de la littérature française du XVIe siècle, Paris, 1959, p. 103.
La messe de Melchior : Addam Et Processum Sub Forma Missae, a Nicolao Melchiori, Cibinensi, Transilvano, ad Ladislaum Ungariae et Bohemiae Regem olim missum, Quartus Processus, parut p. 37-41 de Nicolai Barnaudi à Crista Arnaudi Delphinatis, Philosophi et Medici Commentariolum in Aenigmaticum quoddam epitaphium Bononiae studiorum, Ante multa secula Marmoreo lapidi insculptum Huic additi sunt Processus Chaemici non pauci. Nihil sine Numine Lugduni Batavorum Ex Officina Thomae Basson 1597, puis p. 509 de Symbola aurea Mensae…, Francfort, 1617, de Maïer. Dans cet ouvrage, p. 168, Maïer commente un autre texte de Barnaud paru dans le Commentariolum. Enfin, le Theatrum Chemicum…, Ursel, 1602, t. III, p. 853, reproduit Melchior à la suite d’une autre œuvre de Barnaud. Ainsi les deux rééditions furent faites à partir de l’édition princeps.
Eugène Canseliet (Alchimie, Paris, 1964, p. 173) et Carl Jung (Psychologie et alchimie, p. 503 à 517), ne paraissent pas connaître la première édition et Jung, seul, mentionne le Theatrum Chemicum. Il donne une courte biographie de Nicolas Melchior Szebeni d’Harmanstadt (Cibiu, nom roumain de la ville) et précise que le Ladislas Ungariae et Bohemiae rex auquel est dédiée cette messe, est Ladislas II roi de Bohême en 1417 et de Hongrie en 1430.
M. Canseliet évoque une transmutation opérée devant l’empereur germanique Frédéric III (1415-1493). Mais ni l’un ni l’autre ne citent leurs sources.
Si Jung avait connu l’édition donnée par Barnaud, il n’aurait certainement pas attribué le fait que Melchior omette la Consécration et la Communion à « Quelque crainte sacrée ». En effet, Barnaud en bon socinien ne pouvait aucunement adhérer au dogme de l’Eucharistie. Maïer lui-même avait déjà émis de sérieuses réserves et fait part de sa répugnance à l’égard de ce rituel (p. 510 de Symbola aurea mensae). Ainsi Nicolas Barnaud a attribué à Melchior un rituel qu’il avait lui-même rédigé ou bien il a censuré un manuscrit authentique qui ne nous est malheureusement pas parvenu.

38. Son Alchymista Christianus comprend 32 chapitres de parallèles entre l’enseignement de l’Eplise romaine et sa foi alchimique : (chap. I) l’alchimie démontre que Dieu est l’unique créateur de la nature ; (chap. II) elle montre l’égalité entre le Père et le Fils, par le Sel ou Mercure ; (chap. III) la procession de l’Esprit à partir des deux autres personnes se voit par la siccité du Mercurius Mundi ; (chap. IV et V) l’Unité des personnes divines dans la pluralité trine est expliquée par l’unité et la trinité du Mercurius Mundi ; (chap. IV à IX) l’Incarnation du Verbe, la Mort, la Résurrection et l’Ascension du Christ se voient par le Spiritus Mundi ; (chap. XX) le Purgatoire est figuré par la séparation du pur d’avec l’impur ; (chap. XXI), l’Enfer ; (chap. XXII) l’immortalité de l’âme ; (chap. XXIII) l’Alchimie est une école morale ; (chap. XXV) les tribulations du Christ représentées par les opérations alchimiques ; (chap. XXVI) Eau et feu sont symboles du Baptême ; (chap. XXVII) la fixation celui de la Confirmation ; (chap. XXIX) la calcination celui de la Pénitence ; (chap. XXX) l’huile alchimique celui du Saint Chrême ; (chap. XXXI) Les alchimistes dans la nature peuvent représenter les Prêtres dans l’Eglise et les degrés dans la Science figurent les Ordres sacrés ; (chap. XXXII) La conjonction du sec et de l’humide peut être le symbole du Sacrement de Mariage, que l’on trouve dans l’Eglise romaine.

39. Le P. Marin Mersenne dans ses Quaestiones in Genesim, Paris, 1623, col. 1480 et 1483, cite un de ses confrères minimes, F. Humblot, auteur de Conceptions admirables sur les Lamentations de Jérémie, Paris, 1618, qui, tout en critiquant l’alchimie, avait établi des comparaisons entre certaines doctrines du christianisme et les opérations alchimiques. Cf. Cioranesco, ouvr. cité, pour une bibliographie malheureusement incomplète de ce P. Humblot.

40. Bhagavad-Gîta, XI, 12.

41. Psaumes, VIII.

42. Le sacré et le profane, Paris, 1971, Gallimard, collect. « Idées », p. 57.

43. Ibid., p. 70.

44. Tous les Philosophes Hermétiques disent que quoique le Grand Œuvre soit une chose naturelle, et dans sa matière, et dans ses opérations, il s’y passe cependant des choses si surprenantes, qu’elles élèvent infiniment l’esprit de l’homme vers l’auteur de son être, qu’elles manifestent sa sagesse et sa gloire, qu’elles sont beaucoup au-dessus de l’intelligence humaine, et ceux-là seuls les comprennent, à qui Dieu daigne ouvrir les yeux… Dom Antoine Joseph Pernety, Fables égyptiennes et grecques, Paris, 1786, t. I, p. 7.
Loué soit Dieu éternellement, qui nous a fait la grâce de voir cette belle et parfaite couleur de pourpre… qui est incapable de changement et d’altération : sur laquelle le Ciel même et son Zodiaque ne peuvent plus avoir domination ni puissance, dont l’état rayonnant et éblouissant semble en quelque façon communiquer à l’homme quelque chose de surcéleste, le faisant, quand il la contemple et connaît, étonner, trembler et frémir en même temps. O Seigneur, faites-nous la grâce que nous en puissions bien user à l’augmentation de la Foi, au profit de notre Ame et accroissement de la Gloire de ce noble Royaume. Ainsi soit-il. Nicolas Flamel, Livre des figures hiéroglyphiques, Bibliothèque des Philosophes chimiques, 1741, p. 60.

45. II suffît de penser au jeu de mots tant de fois répété : Laboratoire-Oratoire, Laborare-Orare.

46. Phys., IV (11) 208 b 23 ; VI (2) 233 a 21 ; VIII (1) 251 b 19

47. Phys., IV (11) 218 b 34. Cf. aussi Abel Rey, La science dans l’Antiquité, Paris, 1939, liv. V, chap. 495.
La matière n’est que la précision abstraite du chaos prôtê hylê matière première d’Aristote. Tout mouvement est transformation. Il est « puissance en tant que puissance » et « cause motrice » par elle seule impuissante à produire quelque chose de défini. Il faut en plus une intelligence organisatrice : les formes intelligibles dont on peut donner définition complète et juste. Les fins s’organisent intelligemment pour produire la nature. Les formes ne sont que ce qui peut être conçu. Il y a un mouvement local, transport de puissance vers le lieu où se détermine l’acte, plus trois autres modes de mouvement immédiatement qualificatifs. Le terme mouvement (Kinesis) ne devrait s’appliquer qu’au premier mouvement local (déplacement). Il vaudrait mieux dire changement : génération et destruction, augmentation et diminution (quantité), altération (changement de qualité par substitution d’une forme à l’autre). Le premier devient condition des trois autres. Le changement qualificatif est le passade d’un contraire à l’autre et donc d’une substance à l’autre. Le mouvement est condition du déplacement, il est encore présent lorsque une substance apparaît ou disparaît, s’accroît ou diminue. Mais on le retrouve encore dans l’altération : si la qualité elle-même subit une mutation intrinsèque, il se produira un changement intrinsèque et pur de la substance. Cette mutation présuppose l’inlluence extérieure d’une autre substance en partie semblable et en partie, dissemblable. Substance ni identique ni contradictoire mais opposée, participant du même genre. Il y a alors forcément action de cette deuxième substance qui se comporte comme une puissance. Nous retrouvons la relation frénérative qui implique mouvement dans l’espace. Si le mouvement local est le plus important par son universalité conditionnante, on voit tout de suite qu’il est le moins important dans les raisons du changement. Le mouvement majeur est le mouvement qualificatif pur (altération) rejoignant le mouvement de génération et de destruction. Il donne tout son ton à la physique aristotélicienne (qui sera le principe même de l’alchimie d’esprit aristotélicien et de la chimie jusqu’au XVIIe siècle) et ses assises dernières et tous ses moyens d’explication scientifique au véritable sens, des termes, p. 501, ouvr. cit. d’Abel Rey.

48. Phys., VIII (9).

49. Phys., VIII (8).

50. Nombre de civilisations ont adopté le cercle comme symbole du changement ou de l’éternité (la roue des réincarnations ou le cercle des ères cycliques). Cf. Duhem, Le système du monde et M. Eliade, Le mythe de l’éternel retour et Trinité d’histoire des religions, chap. XI ; H. P. Kihghässner, Die Mächtigen Zeichen, Freiburg, VIe partie, chap. IV ; cf. également ; Introduction au monde des symboles, collect. « Zodiaque », s. 1, 1966. Autres symboles identiques : le cercle, le vase, l’œuf, la cité circulaire, le paradis clos et circulaire, la circumambulation, l’année-anneau, la sphère céleste, la représentation géocentrique de l’Univers.
Le cercle est l’irradiation du Point-Principe, immobile donc immuable, Etre pur, Absolu et Transcendant. Le point central (non représenté mais apparent par rotation de l’image) est l’axe dynamique du Yin et du Yang. Le cercle est la manifestation du Non-Manifesté, l’étendue du Principe, Coelum désigne à la fois le ciel, le firmament et le mouvement circulaire. Idées qu’évoque le Zodiaque, représentation du Temps-Destin. Le cercle crucifère et les diverses swastikas participent aux mêmes principes : temps, cycle, éternité.

10. Le vase alchimique, qu’il soit « aludel », « pelican », « cornue », « creuset », « ballon », etc., renvoie à l’Œuf philosophique, homologue microcosmique de l’œuf cosmique.

52. Cf. la dernière phrase du traité édité (et attribué à Frère Elie d’Assise) par Penot in Tractatus varii… (édition augmentée, Bâle 1616) : medicina : quia septem dieruni spatio opus omne comprehenditur ; haec reitera, hoc bene stilla, per se ipsum rursus manet ordo dierum et annorum. Finis.

53. Dieu est un cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part et la confession de foi de Tertullien credo quia absurdum ont « tordu son cou » à la logique aristotélicienne en l’ayant mené à son achèvement. L’illuminé qui n’ignore plus rien, connaît l’humilité. Il est situé au centre, le temps ni l’espace, qu’il habite, ne sont plus les nôtres.

54. Cf. le dépeçage du Chaman et le prélude sanglant à la hiérogamie suprême de la mythologie égyptienne.

55. Rupellae (La Rorhelle) apud Petrum Savovret, 1677, réédition Canseliet-Pauvert, Paris, 1967.

56. Gen., III, 24.,

57. Apoc., VIII.

58. Rom., X, 4.

59. Gen., II, 9 ; Apoc, XXII, 2.

60. Exode, XXIX, 39 ; Mat., V ; Ap., I, 8 ; Eph., IV, 9 ; Apoc., VII, 12 ; etc.

61. Durant le « Lavabo » de la messe.

62. Durant la « Consécration eucharistique » de la messe.

63. A. G. Martimort et A. Honoré, in Missel quotidien des fidèles, Tours, 1955, p. XVII.

64. Ibid.

65. L’alchimiste veut être celui qui, par son art, relie en harmonie la Sagesse des hommes et l’Ordre de la nature. Il veut se rattacher à l’Univers car la nature ne forme qu’un seul règne. Il désire manifester cette harmonie qu’il a pressentie dans les signatures des choses et qu’il croit être le dessein du Créateur. Il tend à la Sagesse non à la Science. Il cherche à comprendre (embrasser) l’univers. Ses buts sont d’accoucher le monde, gros de tant de merveilles saintes ; ses principes sont Ordre, Totalité, Responsabilité, Efficace, Collaboration. Son isolement est le recueillement du prêtre avant l’Office, la veillée d’armes du futur chevalier, la nuit dans le Jardin des Oliviers.

66. Paul aux Ephésiens, III, 7-9 : 7. Je suis devenu le ministre de cet Evangile à raison du Don de la Grâce que Dieu m’a départie avec l’efficacité de sa puissance. 8. À moi le dernier de tous les Saints, m’a été donnée cette grâce d’annoncer aux païens l’insondable richesse du Christ. 9. et de mettre en lumière pour tous ce qu’est l’économie du mystère tenu caché, depuis l’origine des siècles : en Dieu le créateur de toutes choses (et illuminare omnes quae sit dispensatio sacramenti absconditi a saeculis in Deo, qui omnia creavit, Vulgate Clémentine, III, 9). Paul aux Romains, VIII, 18-24 : 18. Je pense, en effet, que les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit être révélée pour nous. 19. La création attend anxieusement cette révélation des fils de Dieu. 20. C’est au désordre, en effet, que fut assujettie la création, non de son gré, mais à cause de celui qui l’[y] a assujettie, avec [toutefois] l’espoir. 21. que la création elle aussi serait libérée de l’esclavage de la corruption pour [participer à] la liberté glorieuse des enfants de Dieu. 22. Car nous le savons : en commun la création tout entière gémit et connaît les douleurs de l’enfantement jusqu’à ce jour ; 23. et non seulement [elle], mais nous-mêmes qui avons les prémices de l’Esprit, nous frémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de l’adoption, de la rédemption de notre corps. 24. Car c’est en espérance que nous avons été sauvés ; mais voir ce qu’on espère, ce n’est pas espérer : ce que l’on voit, en effet, pourquoi bien l’espérer ? (trad. Tricot).

67. Citation donnée, ci-dessus p. 153.

68. Aureliam Occult. Philos., 205.

69. Première citation : titre du chap. XXXI de l’Alchymista Christianus, 2e citation : dernière phrase des Aventures du philosophe inconnu, de D. J.-A. Belin.

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Notes

Michel Noize, article : « Le Grand Œuvre, liturgie de l’alchimie chrétienne », publ. in Revue de l’histoire des religions, 186 2 (1974), pp. 149-183.

► Pour plus d’informations sur le sujet on consultera la thèse de l’auteur déjà citée dans l’article : Dom Jean-Albert Belin, alchimiste chrétien du XVIIe siècle, thèse qui fut préparée en 1973 à la section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études et encadrée par François Secret, nous vous invitons également à consulter son article Flers et le légendaire alchimique in Le Pays-bas Normand n°160 (1980).