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Identité et non-dualité
Pierre Nakimovitch

L’identité, en de nombreux domaines, est posée comme norme ou revendiquée comme valeur : l’identité personnelle en psychologie, le principe d’identité ou de non-contradiction en logique, l’identité à soi et par soi de l’Idée ou de l’essence, les identités nationales ou régionales… Cette unité originale, sinon originaire, n’inclut-elle pas l’altérité et l’altération qu’elle dénie ? Identité ou identification ? fondamentale ou dérivée ? constat ou mot d’ordre ? réelle ou rêvée ? Il n’est pas certain que le dogmatisme identitaire ait toujours et partout été de règle. Ni l’appropriation, l’uniformité et la clôture qu’elle implique. L’identité a pu être dénoncée au titre d’illusion du moi, de croyance erronée en la permanence et la substantialité des phénomènes, de règle abstraite et unilatérale. Nous donnerons ici l’exemple de la pensée bouddhique qui refuse l’identification d’un moi/sk. âtman et la substantialisation des dharma, sans fixer l’extinction/nirvâṇa, réifier la vacuité/śûnyatâ ni les opposer, en faisant jouer la non-dualité/advaita, alternance, équivalence, rapport sans rapport des opposés.

Je m’appuierai principalement sur l’enseignement de la voie bouddhique tel que Dôgen (1200-1253) le pratiqua devant la communauté de ses disciples entre 1231 et 1253, dans la région de Kyôto, puis en Echizen, et qu’il projetait de recueillir sous le nom de Shôbôgenzô [Trésor de l’œil de la loi authentique] (1). Le titre fait allusion aux paroles prononcées par Śâkyamuni (565 ?-485 ? A.C.) lors de la passation de la loi, telle qu’elle est rapportée par le Mahâ-parinirvâṇa-sûtra [Sûtra de la grande vertu de sagesse] et largement diffusée dans les textes chan à l’époque des Song : Le Vénéré du monde, jadis, était sur le mont des Vautours ; il fit tournoyer une fleur qu’il montra à tous. Lors, tous demeuraient silencieux. Le visage de Mahâkâśyapa, seul, s’éclaira d’un sourire. Le Vénéré dit : – J’ai le trésor de l’œil de la loi authentique, l’esprit sublime du nirvâṇa, l’absence d’aspect qui est aspect véritable, et la porte qui ouvre sur la loi subtile […] Je les confère à Mahâkâsyapa (2). Le trésor à préserver n’est pas une somme de connaissances. Il désigne la garde d’un certain regard, éveillé. Car il s’agit de voir, non d’avoir des visions, prévisions ou préjugés, mais d’apercevoir ce qui apparaît dans son apparaître. L’œil, c’est la visibilité du visible, et l’œil de la loi, du dharma, c’est le voir et le vu, la vue et le dire. Le dharma désigne à la fois la loi de conditionnement des phénomènes, les états de chose régis par cette loi et l’enseignement qui les expose.

Le premier obstacle est l’amour-propre. À ce niveau, moral et psychologique, c’est d’abord l’égoïsme qui semble condamné au nom de la voie altruiste de la compassion : Ceux qui vivent enfermés chez eux, à l’écart des hommes, se conduisent à leur idée, donnent la priorité à leurs pensées au mépris du point de vue des autres et ne tiennent pas compte de leurs sentiments, ceux-là sont nécessairement mauvais (3). Mais ce sont aussi toutes les ruses et les masques de l’ego : ambition, fierté, humilité, respect humain : Qui étudie la voie doit nécessairement se détacher du moi. Qui a étudié mille sûtra et dix mille śâstra, s’il ne se détache pas de l’emprise du moi, finalement s’effondre dans un abîme démoniaque […] Se détacher du moi, c’est abandonner mon corps et ma pensée, ne pas étudier la loi bouddhique pour moi, mais seulement pour la voie. […] Quand vous mendiez votre nourriture, dans la mesure où vous êtes préoccupés du jugement dépréciatif du monde, vous ne pouvez nullement pénétrer la loi bouddhique. Oubliez toutes les opinions fondées sur des sentiments mondains et étudiez la voie en vous confiant à son seul principe. Si, examinant vos propres capacités, vous jugez qu’elles ne satisfont pas la loi bouddhique, c’est en vertu de l’attachement au moi. Se préoccuper du regard des hommes, redouter leurs sentiments est originellement attachement au moi (4). Attachement à cette image formée en vertu de préjugés mondains et d’opinions arbitraires. Le remède doit être radical : ne pas poser d’idée du moi/gaken (5). Toute idée d’un bénéfice secondaire, d’une bonne rétribution karmique, toute appropriation abolies, c’est le moi lui-même – corps et cœur – [qui] doit être abandonné sans reste pour se tourner vers l’océan de la loi bouddhique (6). Sans tour ni détour vers soi/shikyoku, sans retour ni réflexion sur un soi/jiko.

Si l’amour-propre est dénoncé, c’est qu’il n’y a pas de propre. Le désir d’appropriation s’enracine dans l’ignorance. Sâkyamuni avait désigné trois poisons : l’aveuglement/moha, d’où naissent la soif d’être et d’avoir/râga et la détestation de l’autre /dveṣa. Si l’existence de l’homme est désappropriée, ex-appropriée dès l’origine, c’est en vertu de l’interdépendance de tous les phénomènes, de leur apparition conditionnée/pratîtyasamutpâda. Les relations précèdent les termes qui n’apparaissent qu’au nœud des relations. Les êtres n’ont donc ni substance, ni consistance, ce qu’atteste leur inconstance. La nature humaine ne se définit que par l’assemblage éphémère des quatre Éléments et des cinq agrégats : formes sensibles (sens, sensations et domaines sensoriels), impressions, notions, volitions, cognition, et par l’enchaîne ment causal. Dôgen critique précocement et à plusieurs reprises les notions de nature spontanée, de pureté originelle ou de vrai moi qu’il qualifie de déviantes et attribue à Śrenika, un brahmaniste converti. En 1225, lors d’un dialogue avec Tiantong Rujing / Tendô Nyojô (1163-1228), maître auprès duquel il étudia en Chine, Dôgen lui demande si semblable au savoir naturel/jichi qu’a le poisson de la température de l’eau qu’il avale, il existe un savoir naturel équivalant à une perception qui soit compréhension de l’éveil. Mais Rujing réplique aussitôt que l’idée de nature originaire/hon est identique à celle de nature spontanée/jinen des hors-la-voie (7). Le vivant est solidaire de son milieu ; la conscience dépend des occurrences. Une nature originaire, essentielle, devrait échapper à toute dépendance. Attribuer à la conscience phénoménale une autonomie qui ne pourrait appartenir qu’à un être inconditionné – s’il en était – relève de l’éternalisme déjà réfuté par Nâgârjuna (8).

En 1231, dans les Propos sur la pratique de la voie, Dôgen expose les vues spiritualistes de Śrenika : Certains disent : “Ne déplorez pas la vie mortelle, il y a un chemin très rapide pour s’en écarter. Il consiste à savoir que la nature de la pensée/shinshô demeure constamment. En voici le sens : alors que le corps, puisqu’il est né, passe et disparaît, cette nature de la pensée ne périt pas. Si vous savez que réside dans notre corps la nature de la pensée qui ne passe pas par la naissance et la disparition, vous la considérez comme nature originaire/honrai no shô. En conséquence, le corps n’est qu’une figure provisoire, qui meurt ici et renaît là sans se fixer. [Mais] la pensée demeure en permanence, immuable depuis le passé jusqu’à présent : le reconnaître, c’est quitter la vie mortelle. Qui le comprend interrompt l’antique cycle des naissances et des morts et, quand ce corps achève son existence, entre dans l’océan de la nature essentielle. Lorsqu’il se jette dans cet océan, il est doué de vertus merveilleuses tout comme les buddha ainsi-venus. […] Qui ne l’a pas encore compris tourne longtemps dans le cycle du saṃsâra. Ainsi hâtez-vous seulement de comprendre que la nature de la pensée demeure constamment. Passerez-vous en vain toute une vie assis nonchalamment ? Qu’y a-t-il à attendre (9) ?” Nous aurions donc une essence qui, à l’opposé de notre existence transitoire, serait douée d’immortalité sinon d’éternité, dotée de perfections surnaturelles. La vraie vie ne serait pas la vie, elle serait avant, ou après, ou ailleurs.

Dôgen ne voit que perversion dans cette thèse. Lorsqu’il la résume avant de l’écarter, il démasque cette nature de la pensée/shinshô qui n’est pas la pensée, puisqu’elle est différenciée de ses aspects/, ni un esprit universel/isshin, mais un processus fantasmatique, une connaissance par des esprits ou des âmes, une connaissance animiste : Selon cette vision déviante, dans notre corps il y a une connaissance de l’âme/ryôchi qui, selon les occasions, peut distinguer le bon et le mauvais, ce qui est ou n’est pas. Elle connaît douleur et prurit, souffrance et plaisir : tout cela relève du pouvoir de la connaissance de l’âme. Ainsi cette nature de l’âme, quand périt le corps, s’en dégage et naît ailleurs. C’est pourquoi, disent-ils, quoiqu’elle semble périr ici, comme il y a une renaissance ailleurs, elle demeure constamment sans périr de longtemps (10). Mais cette identité est introuvable, inidentifiable sinon dans ses aspects sensibles et indissociables du corps : Sachez que, selon la loi bouddhique, corps et pensée sont comme-un/shinjin ichinyo, nature et aspects ne sont pas deux/fu ni […] Ce n’est pas tout, il faut comprendre que le saṃsâra/shôji équivaut au nirvâṇa/nehan. On n’a encore jamais parlé de nirvâṇa indépendamment du saṃsâra. Bien plus, même si on confond la conception d’une pensée détachée du corps demeurant constamment avec la sagesse d’un éveillé détaché du saṃsâra, cette pensée qui perçoit et conçoit est sujette à naissance et disparition et ne demeure pas constamment (11).

Deux arguments ici : d’une part, l’identité d’un soi ou d’un en-soi unique n’existe nulle part, ne se trouvent qu’une égalité, une équivalence, une co-naturalité des différents : corps et pensée, nature et aspects, transmigration et extinction, sans que les différents deviennent jamais in-différents. Quoiqu’incomparables, ils s’échangent : Quand un côté s’éclaire, l’autre s’obscurcit (12). En tant que mêmes, ils alternent ; comme différents, ils s’associent. Tel est le paradoxe de la non-dualité qui ne se ramène jamais à l’uni-forme (13) et ne s’éclaire peut-être que de l’absence d’essence. Bodhidharma, premier patriarche de l’école chan, écrivait : L’esprit n’est ni différencié ni indifférencié, il est précisément absence d’essence. Indifférencié sans être dénué d’essence, non indifférencié sans comporter ni différence ni non-différence (14).

Le second argument est la mise en évidence d’une contradiction. Comment une conscience si solidaire du temps qu’instant après instant, kṣan. e-kṣan. e en sanscrit, se traduit penser après penser, nen nen en chinois, comment cette conscience qui, non seulement fluctue et varie, mais naît et meurt avec le corps à chaque instant, serait-elle capable de se représenter une pensée immatérielle et immuable, étrangère aux lois du monde ? Quoi qu’il en soit de cette fiction, la seule pensée que nous observions à l’œuvre est corporelle et momentanée. La série des instants est incessante mais discontinue. C’est en raison de cette continuation sans continuité que Dôgen va jusqu’à contester directement l’idée d’une transmigration ou d’une renaissance de la personne : La bûche demeure en sa position dharmique de bûche ; elle a un avant, elle a un après. Bien qu’il y ait de l’avant et de l’après, il se produit une coupure de l’un à l’autre. La cendre a une position dharmique de cendre, avec un avant et un après. Après avoir été réduite en cendres, la bûche en question ne redevient pas bûche. De même l’homme, après la mort, ne renaît pas. Ainsi ne dit-on pas que la vie devienne mort, tel est l’usage invétéré de la loi bouddhique. C’est pourquoi on parle de non-vie. Que la mort ne devienne pas vie est décidé en vertu de la mise en mouvement de la roue de la loi par le buddha. […] La vie, la mort : situations d’un moment. Tout comme l’hiver et le printemps. On ne saurait penser que l’hiver devienne printemps, on ne saurait dire que le printemps devienne été (15).

Ni constance, ni persistance, ni consistance de la personne. En 1239, quand Dôgen réitère sa critique dans Cette pensée même est le buddha, plus encore que le spiritualisme, c’est le substantialisme qu’il dénonce comme déviant. Les hors-la-voie en effet affirment comme nature originaire/honshô une connaissance de l’âme […] calme, constante [… et] lumineuse. […] Les objets présents, s’ils se fondent sur l’existence de la connaissance de l’âme peuvent être dits véritables. Puisqu’ils sont conditionnés par la nature originaire, ce sont des dharma réels. […] Elle se nomme encore vrai moi/shinga/sk. âtman, origine de l’éveil, nature originaire, substance originaire/hontai. […] Il n’est pas d’autre vérité (16). Ce qui est mis en question ici, ce n’est pas l’ipséité, mais la réification de la conscience et de la connaissance, de l’éveil même comme ouverture au monde, et l’institution d’un fondement dernier.

Où trouver alors le soi ? Existe-t-il un soi qui s’éveille ? ou plus personne ? Est-ce le soi qui s’assimile au buddha ? Non seulement le soi n’est pas en soi, mais en tant que conscience de soi, il n’est ni agent ni cause ; produit comme un effet, il ne constitue ni le point de départ de la voie, ni son but : Pratiquer et éclairer les dix mille dharma en mettant en avant le soi constitue l’égarement ; que les dix mille dharma s’avancent pour pratiquer et éclairer le soi, c’est l’éveil (17). Individuel, il n’est convoqué que pour être récusé et abandonné, car il est coupure, oubli du monde et cet oubli doit être oublié : Étudier la voie bouddhique, c’est étudier le soi. Étudier le soi, c’est l’oublier. Oublier le soi, c’est être éclairé par les dix mille dharma. Être éclairé par les dix mille dharma, c’est abandonner corps et pensée du soi, corps et pensée de l’autre. Ce n’est donc pas une démarche pertinente que de demander de quelle nature est le soi de celui qui étudie la voie (18). Il faut inverser la perspective : Un moine demanda au maître chan Changsha Jingcen / Chôsha Keishin (854-932) : – De quelle manière ramener au soi les monts, les fleuves et la vaste terre ? Le maître répondit : – De quelle manière ramener le soi aux monts, aux fleuves, à la vaste terre ? (19) La réponse n’est pas une réponse, c’est une autre question. Mais elle corrige la première, mal posée. Même si elle provoque la perplexité, et par le moyen de cette perplexité même.

Et s’égare plus encore celui qui s’imagine que le soi est l’éveillé. Qualifier le buddha de soi ou de grand soi n’est qu’une inversion polémique qui s’adresse au profane pour susciter sa conversion. Si l’on veut parler de soi, seule l’insubstantialité du buddha qu’il manifeste dans l’éveil suprême pourrait en tenir lieu. Mais prendre l’insubstantialité pour le soi du buddha n’est qu’un procédé habile/hôben. Lorsque Bodhidharma, dans son Traité, ou Huineng / Enô (638-713), dans le Sûtra de l’estrade, préconisaient de voir sa nature/kenshô (20), ce n’était pas un soi arbitraire qu’ils visaient. La nature/shô, explique Dôgen, désigne la nature de buddha/busshô, nature d’éveillé ou d’éveil, à laquelle, selon le Sûtra de la grande extinction, tous participent sans la posséder : À tous les existants, en totalité est la bouddhéité. Mais nulle part elle ne s’institue comme un être pour soi, ni en soi et par soi, ni par un autre : L’être/u accompli comme être en totalité par la bouddhéité n’est pas l’être d’être ou ne pas être. […] L’expression d’être en totalité ne relève ni d’un être inchoatif ni d’un être originaire, ni d’un être merveilleux. Comment, à plus forte raison, pourrait-il se réduire à un être conditionné, ou à un être aveuglé ? (21) Aśvaghoṣa (22) attribue à l’océan de la bouddhéité une fonction de fondation : Montagnes, fleuves, vaste terre, tout y repose et s’y fonde (23). Non au sens d’une fondation solide dans l’espace/pratịṣthâ/konryû : comment l’océan, toujours mouvant, pourrait-il fournir un support stable ? Il ne peut être un fondement physique. Ni métaphysique : Même si la mer s’assèche on n’en atteint pas le fond (24). Seulement au sens où âśraya/shoe donne place et protection : Contenir les dix mille êtres désigne l’océan. La signification de cette expression, ce n’est pas qu’une chose quelconque contienne les dix mille êtres, mais que contenir, c’est dix mille êtres. Ce n’est pas dire que l’océan contient dix mille êtres ; mais contenir dix mille êtres, c’est l’océan et c’est tout (25). L’océan n’excède pas sa fonction. Il n’y a pas de fond et tout fondement s’effondre. C’est ce qu’enseigne la concentration/samâdhi dite océanique.

Ni être, ni fondement, ni chose, ni sujet ou objet, cette nature ne s’identifie pas. Pour la voir, il faut déconstruire l’opposition des sujets entre eux, comme du sujet et de l’objet. En premier lieu, cesser de penser en termes de soi et d’autre. Sans effusion ni confusion, ont lieu transmission et entrelacs : Le toi peut obtenir le moi, le moi peut obtenir le toi. […] Intérieur et extérieur sont comme un (26). Non qu’autrui acquière le mien pour le faire sien, ou réciproquement, car l’appropriation est désappropriation. Il n’y a plus de propriété, mais une communauté de lignée/shô, une égalité de nature : Moi, je suis tel ; toi, tu es tel (27). Plus de singularité personnelle, seulement des particularités de situation. Est visé un homme sans qualité qui peut être l’un ou l’autre indifféremment, ni l’un ni l’autre en particulier, seulement le corps humain véritable, un corps en son dénuement. Mais comme l’orgueil et l’avidité affectent même les hommes de bien, Nâgârjuna précise : Si vous voulez voir la bouddhéité, il faut d’abord éliminer le moi et ses prétentions/âtma-mâna/gaman (28). Éliminer le moi, c’est chasser un mirage. En second lieu, il n’est pas plus d’objectivité de l’objet que de maîtrise du sujet : Le “juste voir” est sans rapport avec un voir actif et un être vu passif. […] Parce que c’est juste voir, ce n’est une vision ni de soi ni de l’autre (29).

En cet instant du voir, instant d’illumination, naissent ensemble le voyant et le visible qui en dérivent. Le voir se conjugue à la voix moyenne : ça se voit. Il est premier, antérieur à la déhiscence sujet-objet, soi et autre. Indivision d’un regard qui est son monde, unité exorbitée. Plutôt que voir ce qui vient, voir venir. La bouddhéité ainsi se fait voir/ken et se laisse voir, apparaît/gen. Le sûtra disait : Si tu veux savoir le sens de la bouddhéité, il faut juste voir les causes et conditions du moment. Si le moment arrive, la bouddhéité s’apprésente. Et Dôgen d’ajouter : Les causes et conditions du moment : voilà ! C’est dépasser les causes et conditions. La bouddhéité : voilà ! C’est dépouiller la bouddhéité. Le buddha, voilà le buddha ! La nature, voilà la nature ! (30) Voilà/nii est un déictique qui annonce à même le ceci, ici et maintenant, ainsi, ce qu’on dénomme nature. Rien d’autre que l’apparaître de l’événement, tel quel, qui n’a d’autre essence que son existence. Il n’est que de voir, et tout moment est le bon moment, au vif du présent. La bouddhéité ne désigne pas une transcendance, elle n’advient que dans l’inconstance du temps comme devenir éveillé/jôbutsu, se faire buddha/sabutsu ou se conduire en buddha/gyôbutsu.

Elle s’accomplit dans la perte et la dépossession. C’est par les mots Corps et cœur abandonnés/shinjin totsuraku que Dôgen annonça à son maître Rujing qu’il avait atteint l’éveil. Mais c’est le modèle de Nâgârjuna qu’il donne en exemple : Le vénérable, en position [de méditation] assise, actualisait son corps libéré semblable au disque de la pleine lune (31). Comme les assistants ne remarquaient rien, son disciple Kânạ-deva leur dit : Voici le vénérable qui actualise l’aspect de la bouddhéité et ainsi nous l’enseigne. […] L’essence de la bouddhéité est d’être à découvert, vide et claire. Et Nâgârjuna le confirma par des stances : Le corps qui actualise l’aspect de lune circulaire / Manifeste ainsi le Corps/tai des buddha / Exposer le dharma est sans forme / La fonction du dire est sans voix ni vue. Exposer la bouddhéité ou le dharma, ce n’est pas faire un exposé sur ces thèmes, mais en produire une manifestation. Qu’y avait-il à voir, qui demeurait invisible à tous et qui en appelle au récit, au poème et aux commentaires ?

Non pas la lune, vide d’ombres et de figures, sans intériorité, dont la plénitude, entre croissance et décroissance, sans excès ni manque, signifie non le remplissement mais l’accomplissement de la vacuité. Dôgen condamne plus loin les peintures qui prétendaient représenter ainsi la concentration du patriarche. La lune est le signe de l’évanescence et de l’évidement. Elle est amenée par l’actualisation du corps/shin en tant que Corps de l’éveillé/buttai ou corps d’éveil, dont toute la substance et l’essence est de n’en pas avoir (32). Quand Nâgârjuna manifeste le Corps des buddha, non seulement il se libère de son corps pour devenir buddha, mais puisque la bouddhéité est vide, et le corps dharmique insubstantiel, c’est quand il les traverse et s’en défait, qu’il manifeste leur vacance et sa délivrance. Au plus intime, n’insiste qu’une défaillance d’identité. Le corps qui s’actualise exhibe sa non-identité, son non-être propre. De lui-même, sur lui-même, il inscrit la vacuité dans l’assise, dans la concentration-sans-aspect/animitta-samâdhi qui ne discrimine ni ne manifeste de caractéristiques. La vacuité, c’est la (non)-substance du corps, le corps, c’est l’aspect de la vacuité. Mais il est besoin d’une mise en scène pour une scène qui illustre le rien, qui n’illustre rien qu’un corps solitaire qui délaisse […] sans mesure (33).

La bouddhéité est à découvert et le monde entier jamais ne s’est caché (34), mais l’absence nulle part ne se présente. Bodhidharma constatait que Le corps de loi étant sans forme, on le voit en ne le voyant pas (35). Le vide ne se donne pas à voir mais délègue des signes. Les patriarches mettaient à l’épreuve les visiteurs en leur posant des questions apparemment banales : Quelle est ta lignée ?, D’où viens-tu ?, qui permettaient d’apprécier leur détermination et leur degré d’avancement sur la voie. D’autres fois, ils proposaient à la réflexion des apories/kôan, que les disciples devaient trancher. La non-bouddhéité/mu busshô apparaît souvent dans ces échanges. Ainsi Hongren / Gunin (602-675) répond-il à Daoxin / Dôshin (580-651) : Il est une lignée qui n’est pas ordinaire […] C’est la bouddhéité. Daoxin refuse la réponse : Pour toi, non, [pas de] bouddhéité. Mais Hongren a le dernier mot : C’est parce que la bouddhéité est vide que vous dites non (36). Plus tard, lui-même oppose à Huineng : Pour les habitants de Lingnan, non [pas de] bouddhéité. Weishan Lingyou / Isan Reiyû (771-853) élargit encore la portée de la dénégation : À tous les existants est la nonbouddhéité. Dôgen désigne, dans le premier dialogue, des points de repère pour guider la recherche : il y a le quel ou le quoi, qui pose la question de la quiddité ; le "toi", "qui n’est personne", le "ça", qui désigne la particularité d’une coïncidence, d’une situation quotidienne. La question de la quiddité ouvre sur le ça tel qu’il apparaît, sur l’haeccéité d’un ceci, ou l’eccéité d’un voici. La nature d’éveil, c’est ça et ce n’est pas ça. L’aporie vient de la confusion de l’apparu et de l’apparaître, des dharma/shohô et de la dharmatâ, leur aspect véritable/jissô. Préjugés subjectiviste et objectiviste doivent être abandonnés ensemble : Quand le ça n’est plus ça, c’est la lignée de buddha. Par conséquent, bien que le ça soit le quoi et le buddha, c’est, de toute nécessité, la lignée quand on l’abandonne et qu’on s’en délivre continûment.

La négativité est issue de la vacuité, le non/mu du vide/. En chinois, le wu, mu en japonais, énonce l’inexistence. Dans les composés comme wuchang/mujô/non-constant, il exprime la négativité en un sens plus général. Dôgen joue du double sens : Pour toi, il n’y a pas de bouddhéité ou bien Pour toi, la non-bouddhéité. La non-bouddhéité, ce n’est pas la négation de la bouddhéité, mais la bouddhéité en tant que négation. Qui exprime la vacuité. La non-bouddhéité est plus fondamentale que la bouddhéité, puisqu’elle se fonde sur la vacuité : Le cinquième patriarche dit : “C’est parce que la bouddhéité est vide que vous dites : non”. Il est clairement énoncé que le vide, ce n’est pas le non. [Hongren] ne dit pas “vide” parce que c’est du vide, il ne dit pas “non” parce que c’est non, il dit “non” en raison du vide de la bouddhéité. Ainsi les non, un par un, sont-ils signalisations qui énoncent le vide ; et le vide est puissance qui énonce le non. Origine de la parole (et de la pensée, et des phénomènes), le vide n’est pas saisissable en lui-même, le non en est le signe, la trace. La vacuité, irreprésentable, se fait représenter par le non. Le non a pour rôle de distribuer les négations, dont le vide est l’origine ou la cause. Ni signifié, ni référent, le vide ne peut être réifié en un néant apathique et amorphe. Il n’est pas non plus introduit "de force" puisque, déjà là, il engendre le procès du négatif. La vacuité est évacuation.

Et les négations se multiplient : Il doit y avoir encore le non-buddha [qu’on doit tuer pour ne pas s’y attacher], la non-voie [voie qui ne mène vers nul ailleurs et voix inaudible], la non-pensée [dénuée de toute nature spirituelle], la non-destruction [qui n’est que disparition], et la non-naissance du non [car rien ne se produit], et le non-monde du dharma [qui se confond avec ses aspects], et la non-bouddhéité, et la non-mort [si l’individualité est une chimère] (37). Nâgârjuna dénombrait quatre antinomies et huit négations : les dharma ne naissent ni ne se détruisent, ne s’interrompent ni ne demeurent, ne sont un ni différents, ne viennent ni ne s’en vont. C’est grâce au négatif que se traçait la voie du milieu/madhyamaka. Le non est cet écart à l’un et à l’autre qui rend possible une logique de l’alternance par une pratique de la désidentification. On n’en a jamais fini avec le non : Comment le concevoir ? Comment s’en assurer ? Il n’a ni nez ni queue (38). C’est précisément parce qu’il est impossible de s’en saisir qu’on s’habitue à se déprendre. Grâce au non, avec le non, rien n’est saisi, ni approprié, ni même posé. Ainsi se desserre la crispation sur l’avoir et sur l’être.

Dôgen insiste, lance un défi à Weishan : Si vous avez énoncé que tous les existants sont non-bouddhéité, vous n’avez pas dit que toute bouddhéité est non-existant, ni que toute bouddhéité est non-bouddhéité, à plus forte raison, n’avez-vous pas vu, même en rêve, que tous les buddha sont non-bouddhéité. Ce qui rassemble toutes ces propositions, c’est précisément la disjonction qu’elles expriment. Ainsi reviennent-elles toutes au même.

C’est à partir de la rupture opérée par la différence, que se laisse dire leur indifférence. Le parallélisme structurel des quatre propositions où sujets et prédicats se distribuent autour d’une même négation réunit l’éveillé, les existants et la bouddhéité sous la garde du non, délégué par le non-être de la vacuité. Cette garde ne peut être lien ni attache, fût-ce au buddha, fût-ce au dharma. C’est à partir de la non-bouddhéité, à l’instant tout juste tel quel de la non-bouddhéité qu’on peut devenir-buddha. Les existants sont et ne sont pas bouddhéité, ils sont bouddhéité en tant qu’ils ne sont pas, en tant que la bouddhéité n’est pas, en tant qu’elle advient. Elle se fait, elle est faire, laisser faire et elle reste à faire. On n’y accède qu’à la condition de tout abandonner. On ne gagne qu’à perdre. Car ce qu’on ne sait abandonner nous possède, d’une possession démoniaque. L’abandon est condition du don de l’éveil. Don sans donateur, donataire ni donation. Ce que nous abandonnons n’a jamais été que fiction, même ce que nous avions préjugé à tort être l’éveil, ainsi nous n’abandonnons rien. Tout. Corps et pensée. Mais qu’en est-il du corps ? de la pensée ?

Corps et pensée sont abandonnés simultanément. Ils sont indivisibles. S’il arrive à Dôgen de les décrire successivement, il montre à la fin comment ils coïncident. Ainsi, le corps vrai est naissance et mort, sans que l’une entrave l’autre. Naître et mourir constituent notre condition, le saṃsâra, défini moins comme cycle des réincarnations que comme naissance et destruction de chaque instant/setsuna shômetsu, ou plutôt apparition et disparition, en ce maintenant qui ne dure pas, mais se répète. Dans l’espace, le corps vivant ne s’arrête pas aux limites du "sac de peau", il est ouvert au monde : La vie est semblable au temps où des passagers sont embarqués sur un navire. Même si nous hissons les voiles, tenons le gouvernail, conduisons à la gaffe, le navire nous porte, nous ne sommes rien d’autre que le navire. Et, embarqués à bord, nous faisons être le navire en tant que navire. Il faut s’ingénier à étudier cet instant tout juste tel quel/shôtô inmoji. Cet instant tout juste tel quel n’est que l’univers du navire. Le ciel, les eaux, la rive sont tous un moment du navire et ils diffèrent du moment qui n’est pas le navire. C’est pourquoi la vie, je la fais vivre et la vie me fait être. Quand on est embarqué, corps et pensée, environnement et individu ensemble sont processus/kikan du navire. La terre entière, le ciel vide sont ensemble le processus du navire. Ainsi en est-il de la vie qui est nous, de nous qui sommes vie. […] Même s’ils ne sont pas un, ils ne sont pas différents ; même s’ils ne diffèrent pas, ils ne sont pas identiques ; même s’ils ne sont pas identiques ils ne sont pas plusieurs (39). À l’instant, s’actualisent solidairement le passager, et l’esquif et l’univers. Le processus du navire s’insère dans un procès total/zenki. Ainsi la vie, le corps dits individuels sont-ils en même temps le véritable corps humain, le corps dharmique de buddha et le monde entier aux dix orients. En vertu du principe de non-dualité.

Quand Dôgen étudie la pensée, il peut énumérer diverses pensées sans les définir. Par exemple, la pensée de l’éveil, la pensée ingénue, la pensée des anciens buddha, la pensée de tous les jours… S’il analyse les fonctions de la pensée, c’est en référence aux études indiennes et à l’aide de la terminologie sanscrite : le mano-vijñâna (qui comprend huit degrés : la conscience-réceptacle, la fonction cognitive et les six domaines des sens internes et externes) est traduit en japonais par shinishiki ; ailleurs, citta, la pensée en général, hṛdaya, le cœur, vṛddha, la spéculation sont transcrits phonétiquement. Indissociable du corps, la pensée est issue de causes physiques : les mouvements du vent et du feu. Sa nature même est dénuée de toute spiritualité : Adobes, murs, tuiles, cailloux, c’est la pensée. Ce n’est pas “trois mondes, rien que pensée”, ni “le monde du dharma, rien que pensée (40).” L’image est, sinon matérialiste – la matière non plus n’a de matérialité – du moins matérielle. Réaliste, elle s’oppose à l’idéalisme de l’école du Rien-que-pensée/Vijñâpti-matratâ pour laquelle tous les êtres reposent en la conscience-réceptacle (41). Sans doute, pourrait-on y voir des allusions à la contemplation murale de Bodhidharma, à la tuile que Nanyue / Nangaku (677-744) polissait pour en faire un miroir devant Mazu / Baso (709-788) qui méditait dans l’intention de se faire buddha, au caillou qui éveilla Xiangyan / Kyôgen (?-840 ?) en rebondissant contre un bambou. Mais la pensée est aussi terre, pierre, sable, et monts, fleuves, continents, soleil, lune et étoiles ; ou herbes et arbres.

Tous vont du même pas/dôsan, sont de même nature, sont même pensée et même vie, même corps et même procès (42). Étrange identité qui rassemble une diversité hétéroclite et ne s’autorise que de la vacuité : Si une poussière soudain surgit, en conséquence une pensée surgit ; si une pensée surgit pour la première fois, une vacuité pour le moins surgit. Elle appelle une question, sans réponse, qui fait réponse : Il s’actualise quoi, comment (?) (43) L’identité est vide, alors quoi ? L’identité du divers est brisée en multiples aspects par la non-identité des points de vue et la pensée elle-même n’y échappe pas : Du soleil, de la lune, des étoiles, la vue, humaine ou divine, n’est pas identique/fudô. La vue des diverses espèces n’est pas identique. Ainsi, la vue de la pensée unique/isshin est également [sans identité] […] Car ces vues sont des pensées. Internes ? Externes ? Qui vont ? Qui viennent ? S’ajoute-t-il quelque chose à la naissance ? À la mort une poussière s’éloigne-t-elle ? La vie et la mort, la vue de la vie et de la mort, où les placer ? Jusqu’à présent, ce ne sont qu’un ou deux pensers instantanés/ichi nen ni nen (44).

À partir de là tout se retourne, car depuis l’émergence de la pensée d’éveil/hotsubodaishin, seuls les pensers instantanés sont salutaires et fidèles à l’ainsité. Lorsque les pensées se fixent et demeurent, elles obsèdent. Si, sans rien saisir ni rejeter, les pensers passent, si, sans s’installer ni insister, ils se désistent, c’est la délivrance penser par penser, ou le non-penser/mu nen que décrit Huineng dans le Sûtra de l’estrade : Le non-penser, c’est ne pas penser au sein du penser […] Instant après instant, [les pensers] ne demeurent pas. Les pensers du passé, du présent, du futur, penser après penser, se succèdent sans interruption […] Si un penser demeure, de multiples pensers demeurent, c’est ce qu’on nomme des liens. Si les pensers ne s’arrêtent sur rien, il n’y a pas de liens (45). Les premiers sûtra repéraient l’origine du mal-être dans les projets, les volitions, les regrets qui engendrent angoisse, soucis, ressentiment. Le Buddha recommande de laisser aller le passé, de laisser aller le futur, de laisser aller l’entre-deux. Loin de sombrer dans la torpeur, la conscience qui se confie à l’instant reste détendue, lucide et alerte. Disponible et prête à réagir. Elle pratique une concentration sans intention/apraṇihita-samâdhi qui peut accompagner toute l’existence. Existence de pure efficience, désintéressée, qui laisse être, laisse venir, laisse apparaître. Sagesse et méditation alors coïncident. Hors de la méditation pas de sagesse, hors de la sagesse pas de méditation : Leur corps est un et non deux. La méditation est le corps de la sagesse. La sagesse est la fonction de la méditation (46). Le rapport est d’inhérence, non de causalité. On a qualifié cette sagesse de connaissance de miroir/adarśajñâna : semblable au miroir, elle ne saisit ni ne rejette rien, mais accueille les reflets qui passent : Aucune pensée ne naît, c’est le tout quiapparaît (47).

La non-pensée telle quelle accueille les dharma tels quels. Pensée-arbre ou pensée-pierre : non pas conscience (de) soi mais conscience-monde. À la condition de ne rien ajouter ni retrancher à ce qui se montre tel qu’il se montre dans l’ainsité/tathatâ : La pensée est montagnes, rivières et vaste terre, elle est soleil, lune et étoiles. […] La pensée-montagnes, fleuves, vaste terre est seulement montagnes, fleuves, vaste terre. Sans vagues en plus, vent, ni fumée. La pensée-soleil, lune et étoiles est seulement soleil, lune et étoiles. Nul brouillard en plus, ni brume. […] La pensée-adobes, murs, tuiles, cailloux est seulement adobes, murs, tuiles, cailloux. Sans boue ni eau en plus (4). L’apparition ne doit pas être analysée, décomposée ni recomposée. La conscience ne coïncide avec la manifestation qu’à la condition d’exclure tout raisonnement scientifique, tout ornement poétique et tout procédé technique. Ainsi se manifeste le véritable aspect, à même l’apparition. Et on peut dire que cette pensée telle quelle est le buddha c’est-à-dire qu’elle est l’éveillé, qu’elle est éveil.

Dôgen pourtant nous met en garde : Sachez qu’il ne faut pas confondre les monts, les fleuves et la vaste terre qui sont pure nature originaire/shôjôhonnen avec monts, fleuves et vaste terre. Mais les maîtres qui enseignent les Écritures, parce qu’ils ne l’ont jamais entendu, fût-ce en rêve, ignorent les monts, fleuves et vaste terre en tant que monts, fleuves et vaste terre (49). Il semble distinguer ici les dharma en tant que nature originaire et les dharma qui ne sont que ce qu’ils sont, ou que ce qu’ils apparaissent. Y aurait-il deux mondes et deux vérités : la vérité conventionnelle/saṃvṛti-satya et la vérité suprême/paramârtha-satya ? L’essence s’opposerait-elle aux apparences, la nature/svabhâva/shô aux aspects/lakṣaṇa/ ? Cette partition instaurerait une identité à soi de chaque chose sous la variété, les variations des phénomènes. Dôgen s’oppose à cette dichotomie : C’est une erreur [de croire] que la nature des dharma/hôsshô ne puisse se manifester qu’après l’effondrement des trois mondes aux dix orients que nous percevons à présent. C’est penser abusivement que cette dharmatâ n’est pas les dix mille phénomènes de maintenant. Le principe de la dharmatâ ne peut être tel. Il surpasse de loin toute discussion concernant identité et différence/dô i, tout discours sur éloignement ou équivalence (50). Il affirme au contraire que les aspects sont réels et que le réel se donne à voir comme aspect : Qui étudie avec l’idée que, si on parle d’essence, l’eau ne peut s’écouler, ni les arbres croître et se flétrir, dévie de la voie. Le buddha Śâkyamunia dit : “Tel est l’aspect, telle est l’essence (51)”.

Dôgen poursuit en déclinant l’application universelle de ces paroles : L’aspect véritable, ce sont les dharma : les dharma c’est l’aspect tel quel, l’essence telle quelle, le corps tel quel, la pensée telle quelle, le monde tel quel, nuages et pluie tels quels. C’est aller, rester, s’asseoir, s’allonger tels quels, souffrir et se réjouir, se mouvoir et demeurer en repos tels quels. […] C’est la transmission et la réception de la loi telles quelles, l’exercice de l’étude et le discernement de la voie tels quels, la constance des pins et la périodicité des bambous tels quels (52). L’aspect, ce sont tous les aspects du monde, de la nature, de la vie quotidienne des laïcs et des moines. Ou plutôt chaque aspect, "tel quel/nyoze" c’est-à-dire tel qu’il est, tel qu’il apparaît, "comme ça", ainsi. Tout juste à chaque instant, ici même, L’aspect véritable se voit/sôken dans les dharma. Le printemps pénètre la fleur, l’homme rencontre le printemps. La lune s’éclaire, l’homme se rencontre. Ou bien l’homme regarde le feu, tel est le principe du “se voir” (53). Il ne se produit que des événements, des occurrences. Le buddha lui-même, par le nom d’ainsi-venu/tathâgata, se dé-nommait.

L’aspect est un et multiple, ni unique, ni multiple puisqu’il se distribue, chaque fois un. Ni vide, ni essentiel. Dans Voir le buddha, Dôgen donne son interprétation d’un aphorisme du Sûtra du diamant : Voir aspects et non-aspects, c’est voir aussitôt l’ainsi-venu (54). Voir, rencontrer, actualiser l’ainsité. Il écarte d’emblée ce qu’il considère comme une erreur de lecture : Se saisissant de ces mots, une espèce d’étudiants qui n’a pas l’œil pense que cela veut dire que “Voir les aspects comme non-aspects, c’est voir l’ainsi-venu.” […] Quand il prononçait ces mots, l’intention du buddha n’était pas celle-là. Il s’oppose ainsi à une conception nihiliste qui proclamerait la vanité du monde sensible et poserait le néant comme vérité ultime. Il affirme au contraire que tout est aspect, apparaître : Les aspects en question ne sont pas non-aspect, c’est le non-aspect qui est aspects. C’est parce qu’il est aspect, que le non-aspect est véritablement nonaspect. L’aspect de ce que nous appelons non-aspect ainsi que l’aspect de ce que nous appelons les aspects, nous devons tous deux les étudier comme aspect de l’ainsi-venu. Tout est aspect, le non-aspect aussi doit se manifester. La manifestation n’est pas illusion, mais l’aspect ne doit pas être substantialisé. Le vide n’a pas de lieu ni d’identité propre, omni-présent mais introuvable, présence d’une absence, absence de substance. Manque. L’image du vide est un vide d’image. Il signifie seulement que l’être s’abîme. C’est à cette condition que l’aspect est véritable aspect des dharma, car tout se produit à partir de là, non à partir du rien, mais à partir de rien. Alors, Voir les aspects comme véritable aspect, c’est voir l’ainsi-venu. Sans viser intentionnellement l’ainsité, ce qui serait perversion.

Si nous avons constaté l’effacement de l’identité du sujet puisque l’éveil n’est de personne, l’éclatement de l’identité de l’objet puisque l’éveil n’ouvre qu’à l’apparaître des aspects divers, sans que s’impose l’identité de l’éveil qui ne détruit pas l’égarement, demeure cependant l’idée de la non-dualité, coïncidence et équivalence, co-appartenance des opposés (agent et patient, corps et pensée, aspect et nature, saṃsâra et nirvâṇa). Paradoxe sans doute, comme la non-dualité de la surface interne-externe du tore. L’expression de ces apories requiert un discours qui ne se fonde pas sur les principes d’identité et de contradiction mais admet la coexistence de l’affirmation, de la négation, de la double affirmation et de la double négation (55) et pratique l’inversion des fonctions de sujet et de prédicat : abandonner corps et pensée, c’est corps et pensée (56) qui s’abandonnent, quand l’éveillé expose le dharma, c’est le dharma qui expose l’éveil(lé) (57). Discours qui se veut efficace autant par le dit que le non-dit, questionnement sans fin de qui, parvenu à l’extrémité d’une perche de cent pieds, avance encore d’un pas (58).


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Notes de Pierre Nakimovitch

1. Son œuvre qui devait réunir cent prédications fut interrompue par la mort de Dôgen. Koun Ejô (1198-1280), son successeur, en rassembla soixante-quinze. À la suite des recherches de Manzan Dôhaku (1636-1715), l’Eiheiji fit paraître entre 1796 et 1811 une édition en quatre-vingt-quinze volumes.

2. Wumenguan/Mumonkan [Passe-sans-porte], VI.

3. Shôbôgenzô zuimonki [À l’écoute des propos sur le Shôbôgenzô], interprétation moderne de Mizuno Yaoko, Tôkyô, Chikuma shobô, 1963 : 216.

4. Id. : 230.

5. Ibid. : 216.

6. Ibid. : 215.

7. Hôkyôki [Notes de l’ère Baoqing], §4, in James Kodera Takashi, Dôgen’s formative years in China, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1980 : 227-8.

8. Philosophe indien du IIe ou IIIe siècle dont la vie est peu connue. Parmiles nombreux ouvrages quiluisont attribués, on peut retenir les Mûla-madhyamakakârika [Vers fondamentaux sur la voie dumilieu]. Par des antinomies dont les thèses et antithèses se réduisent mutuellement à l’absurde, il enseigne la voie dumilieu qui exclut les vues extrêmes de l’éternalisme et du nihilisme : il n’y a ni production, ni cessation ; ni éternité, ni anéantissement ; ni unité, ni multiplicité ; nivenue, nidépart.

9. Shôbôgenzô, Bendôwa. In Terada Tôru, Dôgen, Tôkyô, Nihonshisôtaikei, Iwanamishoten, 1980 : I, 22.

10. Id. : 23.

11. Ibid.

12. Sh., Genjôkôan [L’actualisation du kôan]. Terada : I, 35.

13. Elle s’exprime non par les idéogrammes ou dô itsu qui désignent l’identité à soi dans l’unité, mais par les expressions soku, signe d’équivalence immédiate (par exemple, shôji soku nehan : le saṃsâra, c’està- dire le nirvâṇa ; shiki soku ze kû : les formes sensibles équivalent au vide), ou par nyo : tel, tel que, qui simultanément connote la talité ou l’ainsité/tathatâ, apparaître de l’aspect tel quel.

14. La biographie de Bodhidharma est légendaire. Les chroniques chinoises rapportent qu’il vint d’Inde en Chine au Ve siècle et qu’il enseigna la méditation assise face à un mur. Il lui est attribué un Traité composite, partiellement apocryphe, qui témoigne des pratiques de l’école chan à ses débuts. Cf. Bernard Faure, Le Traité de Bodhidharma. Éd. Le Mail, 1986 : 116.

15. Sh., Genjôkôan. Terada : I, 36.

16. Sh., Sokushin zebutsu. Terada : I, 82.

17. Sh., Genjôkôan. Terada : I, 35.

18. Sh., Bendôwa. Terada : I, 28.

19. Sh., Keiseisanshoku [Voix des vallées, vue des montagnes]. Terada : I, 293.

20. Sh., Sokushin zebutsu. Terada : I, 83.

21. Sh., Busshô [De la bouddhéité]. Terada : I, 45.

22. Il vécut en Inde centrale au Ier ou au IIe siècle. D’abord brahmaniste, il se convertit au bouddhisme et fut le douzième patriarche. On lui attribue de nombreuses œuvres, drame et poèmes comme le Buddha-carita qui retrace la vie du Buddha, ainsi que le texte fondateur du Mahâyâna, l’Éveil de la foi du grand véhicule, vraisemblablement apocryphe.

23. Sh., Busshô. Terada : I, 49.

24. Sh., Ryûgin [Le grondement du dragon]. Terada : II, 201.

25. Sh., Kaiinzanmai [Le samâdhi du sceau de l’océan]. Terada : I, 146.

26. Sh., Kattô [Entrelacs de lianes]. Terada : I, 428.

27. Sh., Busshô. Terada : I, 50.

28. Id. : I, 55.

29. Ibid. : I, 48.

30. Ibid.

31. Ibid. : I, 56 et sq. Le texte cité par Dôgen provient du Jingde zhuandeng lu [Recueil de la transmission de la lampe de l’ère Jingde].

32. Tous les dharma par nature et éternellement, sont vides de nature propre (svabhâva). Étienne Lamotte, Traité de la grande vertu de sagesse de Nâgârjuna, Institut orientaliste de Louvain-la-Neuve, 1980, V, 2185.

33. Sh., Gyôbutsu iigi [Manières correctes de se conduire en buddha]. Terada : I, 89.

34. Id. : I, 91.

35. Faure, 77.

36. Sh., Busshô. Terada : I, 50 et sq.

37. Sh., Gyôbutsu iigi. Terada : I, 91.

38. Hoang-thî-bich, Étude et traduction du Gakudôyôjin-shû, Genève, Droz, 1973 : 220.

39. Sh., Zenki [Le procès total]. Terada : I, 276.

40. Sh., Shinshingakudô [Étude de la voie par corps et pensée]. Terada : I, 76.

41. C’est la doctrine d’Asaṇga et de Vasubandhu (IVe ou Ve siècle ?). Cf. Étienne Lamotte, Somme du grand véhicule d’Asaṇga, Institut orientaliste de Louvain-la-Neuve, 1973.

42. Sh., Hotsubodaishin [Émergence de la pensée d’éveil]. Terada : II, 212.

43. Id. : II, 208.

44. Sh., Shinshingakudô [Étude de la voie par le corps et la pensée]. Terada : I, 75.

45. Catherine Toulsaly, Sûtra de la plate-forme, Paris, Librairie You Feng, 1992 : 120.

46. Id. : 119.

47. Sh., Kûge [Efflorescences du vide]. Terada : I, 153

48. Sh., Sokushinzebutsu. Terada : I, 85.

49. Sh., Keiseisanshoku. Terada : I, 293.

50. Sh., Hosshô [La dharmatâ]. Terada : II, 84, et sq.

51. Id. : II, 85. La citation est tirée du Sûtra du lotus.

52. Sh., Shohôjissô [Le véritable aspect des dharma]. Terada : II, 25.

53. Id. : II, 27.

54. Sh., Kenbutsu [Voir le buddha]. Terada : II, 148 et sq.

55. Telle est la forme du tétralemme que décrivait la logique de Nâgârjuna.

56. Kenzeiki [Notes de Kenzei], 17, 20a, cité par Kodera : 61.

57. Sh., Busshô. Terada : 72.

58. Shôbôgenzô zuimonki : 152.

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Notes

Pierre Nakimovitch, article : « Identité et non-dualité », publ. in La Célibataire, 6 (printemps-été 2002), pp. 73-86.

■ Les nombreux sinogrammes de l’article n’ayant pas été retranscrits numériquement et attendu que peu de lecteurs en auront l’utilité, nous avons jugé raisonnable de les retrancher de la présente copie. Afin de pouvoir les consulter, veuillez vous référer à l’article original. Nous avons en revanche reproduit toutes les diacritiques du sanskrit.