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L’Immortalité liquide
Hridaya artha

L’immortalité liquide

Les différentes filières de l’immortalité se retrouvent au Tibet à partir du 12ème siècle, s’influencent mutuellement et finissent par converger. L’idée de départ de toutes les filières est sans doute mythologique, les dieux sont immortels car ils connaissent le secret de l’immortalité, a-mṛta (P. amata, T. bdud rtsi), un mot qui se réfère aussi bien à l’immortalité que le nectar (S. soma) qui rend immortel et que les titans (S. asura) veulent dérober aux dieux. Les titans réussissent et sont désormais en possession du secret. Plus proches des humains, c’est par leur intermédiaire que les humains peuvent y avoir accès à leur tour. C’est la que s’arrête le fait mythologique et que commence la recherche humaine.

Comment entrer en contact avec les esprits qui donnent accès à l’immortalité parmi d’autres faveurs? C’est là le rôle de la magie antique. La magie met en scène des esprit intermédiaires, capables de nous donner des faveurs, des pouvoirs, la perfection, l’immortalité. En Inde, le culte de génies locaux (dryades) bienveillants ou malveillants selon les cas, les yakṣa et les yakṣī ou yakṣiṇī, est très ancien et prédate les grandes religions. C’est en échange d’offrandes, de sacrifices ou de rançons qu’ils accordent leurs faveurs. Avec l’apparition des nouvelles religions, ils seront « démonisés » et représentés de façon plus féroce. Les Jataka bouddhistes et le Matsya Purāṇa racontent que les yakṣa reçoivent des offrandes de sang. Les yakṣiṇī (représentées avec des têtes d’animal) sont des dévoreuses d’enfants (« saississeuses », grahaṇī) à l’origine de maladies. Selon David White, elles seront les précurseurs des Yoginī des tantras.(1) Ambivalentes, les yakṣiṇī peuvent aussi être représentées comme de séduisantes femmes plutôt plantureuses. Jugez pour vous-mêmes.

Les fluides sexuels, le sang utérin et le liquide séminal, ont toujours été considérés comme des substances de pouvoir. White mentionne des cultes anciens à la Déesse mère, où étaient réclamées en contrepartie des offrandes de fluide vital, sous la forme de liquide séminal, de sacrifices d’animaux ou des substituts rituels. Les sorcières Yoginī consommaient quelquefois des fluides vitaux comme le sang des enfants ou de victimes adultes et le liquide séminal de leurs partenaires mâles.(2) Pour les détails de ce commerce, voir Kiss of the Yoginī de David Gordon White.

À partir de la période Gupta (IVème siècle), commença une réorganisation religieuse profonde avec l’édification de liṅgaṃ, qui se substituèrent aux statues des yakṣa qui furent ainsi subjugués par Śiva et devinrent ses serviteurs. Les cultes locaux sont absorbés, éventuellement atténués, et intégrés dans le culte dominant. Les yakṣa et les yakṣiṇī (désormais un raccourci pour les esprits des cultes locaux) deviennent l’entourage de Śiva. Les rites maintiennent le lien (samaya) avec les cultes d’origine. Les autres religions majeures (bouddhistes, Jains…) font de même. Par exemple, Ambikā (Devī) est une yakṣiṇī que les Jains élèvent au statut d’une déesse mère qui accorde la fertilité et qui protège contre les pouvoirs maléfiques. Tout comme Tārā chez les bouddhistes. Les yakṣa et les yakṣiṇī qui font ainsi l’objet d’un culte, sont des chefs, les supérieurs de yakṣa et de yakṣiṇī subordonnés. Les cultes « yakṣa » intégrés donnent lieu aux « tantras » et autres écritures. Les tantras sont souvent des ensembles hétérogènes, des « bricolages ». L’origine d’un tantra est très souvent un dialogue entre Śiva (ou équivalent) et une de ses śakti. Dans les cultes śakti, les rôles peuvent être inversés. Dans les tantras bouddhistes, le bouddha prend l’aspect du heruka « buveur de sang » pour enseigner son tantra.

Les rites sont essentiels dans la transmission et la pratique d’un tantra. Les rites sont un « retour au passé » mythologique et établissent un pont entre ce passé et le présent. Tous les dieux-démons des cultes anciens qui ont été subjugués réclament leur dû. C’est le prix à payer pour leur intégration. Ce contrat (samaya) doit être respecté. C’est à ce prix que les siddhi sont accordés.

Les cultes anciens les plus féroces, les plus proches des cultes anciens (?) et les plus transgressifs par rapport aux religions qui les intègrent tant bien que mal, réclament des sacrifices d’animaux, du sang utérin et du liquide séminal. Simultanément, à partir du 6-7ème siècle les siddha(3) commencent à apparaître, c’est la naissance de l’alchimie siddha, une autre filière de l’immortalité, la naissance de la magie naturelle en Inde. White précise qu’en dépit de ce que prétendent les historiens de la médecine siddha en Inde du sud, les alchimistes sittar pratiquaient un alchimie de type magique (antique) qui fabriquait des élixirs à base de plantes.(4) Ce n’était pas l’alchimie des siddha (magie naturelle) qui mettait en œuvre du mercure et du souffre, correspondant aux fluides vitaux masculin et féminin.

La nouvelle filière « siddha » garde le lien avec l’ancienne filière « yakṣa/Yoginī). Ce n’est pas encore de la magie naturelle proprement dite, mais cela en prend la direction. L’Inde ne pratique pas le divorce avec ses dieux anciens. Ils peuvent prendre moins de place, mais resteront toujours présents. En intégrant les cultes locaux, avec certains de ses rites, il faut théoriser et expliquer le pourquoi. Pourquoi les yakṣa ont-ils besoin de ces sacrifices de fluides vitaux ? Ils sont les gardiens des trésors, la source des siddhi, que leur manque-t-il ? Les ingrédients essentiels pour concocter le nectar d’immortalité. Les (rasa)siddha avait pour objectif de concocter le nectar de l’immortalité à partir des ingrédients censés pouvoir la produire. Est-ce par les contacts avec la Chine ? De toute façon, le mercure nécessaire pour leur alchimie était le plus souvent importé de la Chine.

Dans le mouvement Kaula, les siddha célestes étaient associés aux Yoginī célestes. Tout comme les kaula siddha humains ou vīra (héros, T. dpa’ bo) étaient l’équivalent des siddha célestes, les Yoginī ou les dūtī (messagères, T. pho nya) humaines étaient l’équivalent des Yoginī célestes.(5) Pendant le rituel sexuel des pratiquants kaula, les fluides sexuels étaient recueillis et offerts aux 64 Yoginī et aux 58 vīra.(6) Tout ceci est décrit dans le Kaulajñānanirṇaya de Matsyendra, également l’ancêtre de la lignée des mahāsiddhas bouddhiste. Les différents systèmes dérivés du Kaula sont appelés āmnāya (T. man ngag), ce qui signifie « lignée de transmission ». Dans ces transmissions, le Kaula apparaît souvent dans une forme atténuée, ou fait l’objet d’une pratique secrète.(7)

Dans la réforme de Gorakṣa/Goraknāth, où le (haṭha)yoga joue le rôle principal, l’élément caractéristique Kaula est intériorisé. Les cercles (cakra) de yoginī et de vīra et les offrandes sont intériorisés. La maîtrise des fluides sexuels remplace leur émission en vue de l’offrande. L’offrande se déroulera « à l’intérieur ». Gorakṣa/Goraknāth sauve ainsi son maître Matsyendra de l’emprise des femmes. Cette approche rejoint aussi la « pratique de la Chambre à coucher » (fang-tchong), qui avait pour objectif de « faire revenir l’essence pour réparer le cerveau ».


Il s’agissait d’éviter que l’ "essence" ne s’échappe à l’occasion des rapports sexuels et de la faire circuler mêlée au souffle pour la conduire du champ de cinabre inférieur au champ de cinabre supérieur, c’est-à-dire dans le cerveau qu’elle devait "réparer".(8)


Le mouvement des yogis nāth qui aurait été fondé par Gorakṣa/Goraknāth évitera le contact avec les femmes et cadre bien avec une pratique dans un milieu monastique et yoguique, dans le sens nāth du terme. La pratique tantrique dans les monastères indiens, à en juger par l’enseignement d’Atiśa au Tibet, devrait être plutôt de type « nāth » (mais c’est un anachronisme de l’appeler ainsi) que « kaula ». Selon les légendes, ceux qui souhaitaient une « walk on the wild side », devraient quitter le monastère pour suivre une approche plutôt « kaula » ou « yoginī). Il est d’ailleurs très possible que ces anecdotes soient des inventions plus tardives. La pratique du yogi Milarepa, en dépit de ce que veut faire croire la littérature répa, était une alchimie Kaula intériorisée avec une déesse intériorisée (T. gtum mo), et qu’il a pu ainsi transmettre à son disciple Gampopa, un moine. La littérature répa racontera comment Rechungpa s’en va chercher (voire inventer disent de mauvaises langues) des instructions de tout genre à droite et à gauche, et comment Milarepa fait le tri. Cette épisode raconte (au 15ème siècle) sans doute l’apport de nouvelles traditions dans la lignée de Milarepa, au fur et au mesure qu’elles apparaissent. La fonction de Rechungpa est d’authentifier les nouvelles arrivées. Nous connaissons les histoires sur l’origine des lignées, des « grands chariots » (T. shing rta brgyad) qui ont conduit les divers tantras et transmissions (āmnāya) de l’Inde au Tibet, mais nous ne savons pas leur part de vérité. Cela vaut de manière générale. Il y a eu un apport de nouveaux matériaux tout le long de la période de la renaissance tibétaine et même après(9).

En Inde et au Tibet, tout se garde et rien n’est écarté. L’ancien coexiste avec le nouveau, et reste de vigueur. Pour cela, il doit être réinterprété. Les commentaires servent entre autres à cela. Ainsi on se trouve avec des transmissions (āmnāya), qui comportent aussi bien des traces de la pratique extérieure (la plus ancienne), secrète, et intérieure. Des strates de la magie antique comme de la magie naturelle, les unes à côté des autres. Les tantras sont des bricolages. Les filières se rencontrent et se mélangent, sont systématisées et forment un ensemble. Des éléments mythologiques côtoient des éléments siddha, kaula, nāth et peut-être même des éléments taoïstes, inavouables. Mais tous ces éléments là se rattachent à une quête de l’immortalité plutôt premier degré. L’immortalité y prend une forme fluide ou liquide et se transmet sous forme liquide, qui, si elle n’est pas substantielle(10), se comporte et s’exploite comme si elle l’était. Mais l’immortel qu’enseignait l’Éveillé n’était pas « liquide ». :


Que la porte de l’immortalité soit large ouverte pour tous ceux qui ont des oreilles pour entendre. Puissent-ils recevoir le Dharma avec foi!(11)


Et encore dans Udana VIII.3


Soumis par nature à la naissance, à la maladie, à la vieillesse, à la mort, j’ai cherché ce qui ne naît, ni n’est malade, ni ne vieillit, ni ne meurt… Il y a un sans-naissance, un sans-vieillesse, un immortel, un non-causé : s’il n’y avait pas un sans-naissance, il n’y aurait pas de refuge pour ce qui naît… (12)


Son nirvāṇa n’est pas un anéantissement, mais un refuge. Son nirvāṇa est "l’élément immortel" (P. amatā dhātu), un absolu(13). Mais cet élément (S. dhātu T. khams) n’est ni substantiel ni liquide (ce qui tient à son origine mythologique). Il me semble que le RGV, qui en parle déjà positivement, reste plus proche de la doctrine bouddhiste.

Le phénomène siddha

Le nom « siddha » (T. grub thob), qui signifie « être parfait ou être réalisé » a son origine dans les êtres semi-divins qui, ensemble avec les vidyādhara (T. rig ‘dzin) peuplaient un monde (S. siddhaloka) très éthéré, qui était à l’abri de la dissolution cyclique (S. pralaya). Ils connaissaient le secret de l’immortalité, c’est-à-dire qu’ils connaissaient la recette du nectar qui rendait immortel (S. amṛta T. bdud rtsi), l’objet très convoité dans la bataille entre les dieux et les demi-dieux ou titans. L’immortalité et les pouvoirs (S. siddhi) des siddhas et des demi-dieux étaient à leur tour convoités par les humains, qui cherchaient à devenir immortels ainsi que la maîtrise sur le monde. Le monde dont le contrôle passe par la science, le pouvoir, l’argent et le sexe.

Initialement, les sectes des renonçants (S. saṃnyāsin) cherchaient à se délivrer de ce monde en lui tournant définitivement (P. nibbana) le dos. Puis, avec la découverte de la vacuité, de l’indissociabilité de l’Errance (S. saṁsāra) et de la Quiétude (S. nirvāṇa), est né l’idéal du bodhisattva, qui restait impliqué dans le monde afin d’aider les autres êtres à s’en délivrer. Le monde est un bourbier, et pour avoir une quelconque efficacité il faut mettre les mains dans le cambouis, mais tels des lotus poussant dans la fange en gardant la tête hors de l’eau, les bodhisattvas grâce à l’habileté dans les moyens (S. upāyakauśalya T. thabs la mkhas pa), étaient capables d’utiliser les moyens du monde sans s’y enfoncer. Si l’efficacité dans le monde est à tel prix, va pour la science, le pouvoir, l’argent et le sexe.

C’est ainsi qu’au sixième siècle de notre ère, des chercheurs de diverses origines (bouddhistes et non bouddhistes) ont commencé à s’inspirer de l’exemple des siddhas mythologiques. La science (celle d’avant sa séparation de la magie et de la religion) était la clé du monde, et elle était en possession des demi-dieux. Les asura (demi-dieux) étaient tenus responsables de certains maux qui frappaient l’humanité. Mais comme dit un adage paysan français "Qui peut le mal, peut le bien". D’autant plus que la mythologie indienne enseigne que les asura avaient accès au soma, le nectar d’immortalité. On voit donc progressivement apparaître toutes sortes de candidats-siddas. Ainsi, les adeptes de Śiva dans le Deccan étaient appelés "Māheśvara Siddha", les alchimistes à Tamil Nadu "Sittar", les bouddhistes tantriques au Bengal "Mahāsiddhas" ou "Siddhācārya", les alchimistes moyenageux "Rasa Siddha" et un groupe spécifique au nord de l’Inde les "Nāth Siddha". Les Rasa Siddha et les Nāth Siddha entretenaient également des relations avec "la transmission occidentale" (S. paścimāmnāya), une secte śākta qui pratiquait le culte de la déesse Kubjikā.(14) C’est dans ce melting-pot de siddha que les tantras, non-bouddhistes et bouddhistes, ont trouvé leur inspiration. Au niveau des idées, ce sont notamment les sectes Kāpālika, Kaula et Lakulīsha Pāshupata qui avaient la plus grande influence sur les pratiques des siddha bouddhistes pendant l’essor des tantras.(15)

Au départ, l’idéal du siddha et de la recherche de l’immortalité colle très près à l’idée mythologique d’un nectar « potion », et les aspirants siddha cherchent une substance mère (S. rasa(16) qui les rendra immortels. Ils disposaient en gros (et en ordre chronologique) de trois axes pour arriver à l’objectif de l’immortalité qu’ils s’étaient posé : l’alchimie externe (T. gser ’gyur), l’alchimie « génétique » (S. bindu-sādhanā T. thig le sgrub pa(17) ou rasāyana (T. bcud len) ainsi que le yoga (notamment le haṭha-yoga) et la pratique de formules magiques (mantras) pour contrôler les puissances féminines. L’univers que l’on cherchait à contrôler était considéré comme un corps, et plus précisément comme le corps de l’épouse (S. śakti) de Śiva ; le corps de sa propre épouse, voire la femme intérieure (kuṇḍalinī/avadhūta). Dans le tantrisme, le macrocosme et le microcosme partagent la même origine et la même nature, voire la même essence (rasa ou tattva).

L’objectif que tous les siddha ont en commun c’est la recherche de l’immortalité à travers la culture d’un corps immortel (S. kāya sādhana), en le dématérialisant et en le spiritualisant. Les siddhas étaient étroitement associés avec l’école de l’alchimie (S. rasāyana T. bcud len). Des textes médicaux indiens anciens font référence à la possibilité d’atteindre la perfection (S. siddhi) en rendant le corps éternel à l’aide de la substance "rasa", la matière première la plus pure de l’existence et détentrice de vie. Les siddhas alchimistes (rasa siddha) essayaient de rendre le corps immortel à l’aide de substances chimiques minérales. Le mercure était considéré comme la semence de Śiva et le souffre comme le sang utérin de la Déesse, etc. Les siddhas Kaula, plutôt « généticiens », considéraient les substances génétiques (kula) humains comme les essences les plus pures de la manifestation et donc les plus proches du non-manifesté et immortel "divins", source de toute vie et donc de la non-mort. À l’origine, les substances génétiques féminines étaient censées être obtenues directement des déesses telles les yoginī et les ḍākinī(18), mais par la suite des femmes ordinaires, répondant à des caractéristiques spécifiques, étaient utilisées, le tout rituellement encadré. L’école des siddhas Nāth qui était entre autres une réforme de l’école Kaula partait des mêmes bases, mais a poussé plus loin l’intériorisation en utilisant le yoga et des processus chimiques intérieurs psychosomatiques. Ce système psycho-chimique spécifique au nāthisme est le haṭha yoga.

Magie antique, magie naturelle, mécanique et "pur regard"

La magie a la même finalité que la mécanique(19). Il s’agit d’essayer d’arracher à la nature ses secrets, c’est-à-dire de découvrir les processus occultes qui permettent d’agir sur la nature pour la mettre au service des intérêts humains. Mais la [magie antique] repose originellement sur la croyance selon laquelle les phénomènes naturels sont provoqués par des puissances invisibles, dieux ou démons, et que l’on peut ainsi modifier les phénomènes naturels en contraignant le dieu ou le démon à faire ce que l’on veut réaliser. On agit sur le dieu ou le démon en l’appelant par son vrai nom, puis en accomplissant certaines actions, certains rites, en utilisant des plantes ou des animaux que l’on considère comme étant en sympathie avec la puissance invisible que l’on veut forcer. Le dieu devient alors le serviteur de celui qui a accompli la pratique magique. Car le mage prétend dominer cette puissance, la contraindre, l’avoir à sa disposition pour réaliser ce qu’il désire.

L’histoire suivante est une illustration indienne de ce que Pierre Hadot (Le voile d’Isis) écrit au sujet de la magique antique. Dans le Harsha-Carita, une biographie incomplète du roi Harshavardhana (7ème siècle), le poète Bānabhatta qui vivait à sa cour décrit la rencontre entre le roi Pushpabhūti et le Kapālika Bhairava. Le roi devenait son disciple et dût assister à un rituel nocturne. Bhairava y recouvra un cadavre de bois de santal rouge. Bhairava, qui s’était peint en noir, ne portant que des habits noirs et des ornements, s’assit alors sur la poitrine du cadavre. Il alluma un feu dans la bouche du cadavre et y sacrifia des graines de sésame noires tout en chantant des mantras. Soudain, la terre s’ouvrit devant lui et un esprit féroce en sortit et se mit à attaquer Bhairava, le roi ainsi que trois autres disciples qui étaient présents. Bhairava arriva à contrôler l’esprit mais refusa de le tuer. Le rituel était réussi et Bhairava acquerra le statut de « vidyādhāra », possesseur de savoir.(20)

Dans l’occident latin se développe à partir de la fin du XIIème siècle, jusqu’au XVIème siècle une abondante littérature magique. Ce sont en grande partie des ouvrages traduits de l’arabe. Au Moyen Âge finissant et à la Renaissance se dégage peu à peu la notion d’une « magie naturelle ».


Cette idée s’impose à partir du moment où l’on pense pouvoir donner une explication naturelle, presque scientifique, des phénomènes que l’on croyait jusqu’alors être l’œuvre de démons qui auraient été les seuls connaisseurs des secrets de la nature. La magie naturelle admet que les hommes peuvent, eux aussi, connaître les vertus occultes des choses. L’aide des démons n’est pas nécessaire pour utiliser les virtualités secrètes, cachées dans le sein de la nature.(21)


On retrouve une évolution similaire en Inde, mais avec cette différence que les anciennes formes de magie continuaient à exister et à être pratiquées simultanément avec les nouvelles.

Dans ses livres « The Alchemical Body » et « Kiss of the Yoginī », David Gordon White montre l’évolution d’une magie antique vers des formes d’une magie « naturelle », ou, dans ce cas, intériorisée. La différence avec l’occident étant que les approches les plus anciennes continuaient à cohabiter avec les plus modernes. Pendant leur transfert dans le bouddhisme tibétain, où un AOC indien était désormais garant de l’authenticité d’un enseignement bouddhique, la notion d’évolution et l’aspect bricolé avec des éléments hétéroclites ne posa aucun problème. Les tantra étaient acceptés dans leur intégralité comme des ensembles cohérents.

Il n’était pas concevable de choisir un élément en négligeant les autres sous peine d’interrompre la transmission de la grâce. Un tantra était reçu dans son ensemble et se pratiquait dans son ensemble. On s’y était engagé (S. samaya) lors de la consécration. Les dieux et démons extérieurs de la période de la magie antique doivent être comblés au même titre que les cercles (S. cakra) de dieux et démons intérieurs (plus tardifs). Il en va de même pour la mécanique yoguique (des fluides et des énergies) qui est un développement encore plus tardif. Et finalement il y aura des méthodes contemplatives et mystiques. Le tout gravitant autour d’une divinité fédératrice.


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Notes de Hridaya artha

1. Kiss of the Yoginī, p. 64

2. Kiss of the Yoginī, p. 67

3. Pour référence, Charaka ou Caraka (né en 300) est quelquefois considéré comme le Père de la médecine et un des principaux contributeurs à l’Ayurveda. Le mouvement des siddha avait pris le nom des siddha, des demi-dieux, qui peuplaient les cieux comme les vidyādhara ou les cāraṇa. The Alchemical Body, p. 161

4. The Alchemical Body, p. 78

5. The Alchemical Body, p. 161

6. The Alchemical Body, p. 165

7. ?. l’attitude d’Abhinavagupta vis-à-vis du Trika Kaula, The Alchemical Body, p. 137

8. Le taoïsme religieux, Max Kaltenmark, Histoire des religions**, p. 1237

9. Voir Tibetan Renaissance de Ron Davidson.

10. L’aspect liquide est quelquefois remplacé par des lumières.

11. MN 26 Ariyapariyesana Sutta

12. Le Nirvāṇa, L. de la Vallée Poussin p. 2

13. Le Nirvāṇa, p. XVI

14. The Alchemical Body, David Gordon White, The University of Chicago Press, p. 2

15. Les attributs des Kāpalakia sont très exactement ceux des 6 ornements ossiares. Ils portent en outre un kapala (calotte cranienne) pour manger et un bâton appelé kha.tvā.nga. (Davidson p. 178). La littérature associe les grands boucles d’oreilles, que portait également Maitrīpada, aux sorciers (vidyādhara).

16. Selon les Vedas, l’élément fluide que l’on retrouve dans l’univers, les sacrifices et les humains. Il est le support de toute vie, voire de l’immortalité, des humains comme des dieux. White p11

17. Un chapitre des quatre tantra-racine de l’Anuyoga comporte ce terme : Tb.371 : de bzhin gshegs pa thams cad kyi thugs gsang ba’i ye shes don gyi snying po_/_khro bo rdo rje’i rigs_/_kun ’dus rig pa’i mdo ;_rnal ’byor bsgrub pa’i rgyud ces bya ba theg pa chen po’i mdo/ Chapter 23, b23, thig le sgrub pa’i le’u zhes bya ba ste nyi shu gsum pa/

18. En allant dans les haut-lieux (S. pīṭha) śakta, et en récitant les mantras appropriés pour les attirer, toute femme qui se présente devait forcément être une yoginī ou une ḍākinī

19. Le mot méchané signifie « ruse » Le voile d’Isis, Hadot p116

20. The Yoga Tradition, Georg Feuerstein, 261

21. Le voile d’Isis, Hadot, p. 122-123

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Notes

Hridaya artha (Joy Vriens), article : « L’immortalité liquide », in Dans le sillage d’Advayavajra (2013).

Hridaya artha (Joy Vriens), article : « Le phénomène siddha », in Dans le sillage d’Advayavajra (2011).

Hridaya artha (Joy Vriens), article : « Magie naturelle, mécanique et "pur regard" », in Dans le sillage d’Advayavajra (2010).

■ Nous avons reproduit la mise en page avec quelques modifications améliorant la lisibilité et les images des articles en remplaçant certaines par des semblables en meilleure résolution. Nous avons également déplacé les légendes dans nos mosaïques. Enfin, nous avons numéroté les notes de telles façons à créer un ensemble à partir des trois textes.

■ Sur le blog original de l’auteur, de multiples liens hypertexte internes et externes sont truffés dans les articles (reliant d’ailleurs les deux derniers articles au premier, raison pour laquelle nous les avons sélectionnés ensemble), nous ne les avons pas reproduits ici. Si son travail vous plaît nous vous encourageons à le consulter et de vous laisser guider par les liens internes qui vous mèneront d’articles en articles.