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Les Manuscrits de la mer morte
Aimé Fuchs

1. Introduction.

Les manuscrits de l’Antiquité n’ont jamais passionné les foules. Ainsi personne ne s’est ému, à part quelques rares érudits, lorsqu’au dix-huitième siècle on exhuma des laves du Vésuve des centaines de manuscrits grecs et latins qui constituaient la bibliothèque d’une riche famille d’Herculanum, ou encore lorsqu’on découvrit au siècle dernier, dans la Guéniza d’une synagogue du Vieux-Caire des milliers de textes en majorité hébreux, ou encore, plus près de nous, lorsque des Bédouins trouvèrent, en 1945, à Nag Hammadi en Haute-égypte, des jarres contenant des manuscrits gnostiques écrits en copte.

Les choses changèrent du tout au tout lorsque, en 1947, les médias annoncèrent à grand fracas la découverte de manuscrits hébreux dans une grotte creusée dans l’escarpement rocheux dominant la cÔte nord-ouest de la Mer Morte, à la hauteur des ruines de Qumrân (Khirbet Qumrân). On assista dès le début à un véritable engouement médiatique pour ces découvertes, qui est allé en s’amplifiant au point que, vers 1960, on comptait déjà par centaines les livres et les articles traitant de ce sujet. Ainsi, je me souviens d’avoir découpé dans le Figaro du 1er juin 1956 un entrefilet au titre alléchant :

Les manuscrits de la Mer Morte révèlent :
Un trésor de 200 tonnes d’or et d’argent enfoui
près de l’actuelle frontière israélo-jordanienne.

Pourquoi cet engouement ? C’est que le contenu de ces manuscrits, que l’on datait un peu vite des alentours de l’ère chrétienne, n’était pas innocent. On y parle d’une communauté qui se réclamait d’une “Nouvelle Alliance,” pratiquant un mode de vie ascétique selon une Règle très stricte ; on y parle d’un personnage emblématique, désigné par le nom de “Maître de Justice” (Moreh Ha Tsedeq) mais inconnu par ailleurs. On y parle enfin d’un “Messie,” ou plutÔt de deux Messies : un Messie-Roi et un Messie- Prêtre, le Messie d’Israël et le Messie d’Aaron. Que fallait-il de plus pour mettre cette communauté en connexion avec les origines du Christianisme et, partant, pour orchestrer un battage médiatique sans précédent ?

On n’y a pas manqué et les médias fournirent effectivement la caisse de résonance adéquate.

Un autre fait venait s’ajouter à tout cela. Les historiens du premier siècle A.D., Philon d’Alexandrie, Pline l’Ancien et surtout Flavius Josèphe, avaient relaté qu’au nord-ouest des rives de la Mer Morte vivait à l’époque une communauté de cénobites appelés Esséniens, qui étaient célibataires, végétariens et qui pratiquaient un mode de vie très austère selon les prescriptions de la Torah. Or nos manuscrits ont précisément été trouvés dans ces parages de la Dépression de la Mer Morte. Cette coïncidence fit immédiatement naître la thèse, défendue par A. DUPONT-SOMMER [13a], dès 1950, selon laquelle

l’ensemble des manuscrits de la Mer Morte provient d’une communauté essénienne qui se trouvait installée dans la région de Qumrân.
Cette communauté a caché ces manuscrits dans les grottes du voisinage à l’approche des Romains, peu avant la chute de Jérusalem en 70 A.D.

Cette thèse “essénienne”, à laquelle se rallia le Père Roland de VAUX, le fougueux directeur de l’école Biblique et Archéologique de Jérusalem, a, dans un premier temps, difficilement trouvé un consensus dans le monde savant. Aujourd’hui encore elle a de nombreux contradicteurs ; diverses alternatives lui ont été opposées, notamment par N. GOLB [5], Y. HIRSCHFELD [6]. En revanche, les savants dominicains de l’école Biblique, l’abbé E. PUECH en tête, sont, dans leur grande majorité, toujours d’ardents défenseurs de la thèse essénienne.

2. Histoire de la découverte.

Il n’est pas question de raconter par le menu l’histoire de la découverte des manuscrits connus à ce jour ; celle-ci participe, en effet, plutÔt du roman policier que de la science authentique. La petite histoire veut que par une belle journée de l’hiver 1947, Mohammed edh Dhib (= le Loup), un jeune Bédouin de la tribu des Ta’a mireh, alla à la recherche d’une de ses chèvres égarées. Il parvint de la sorte dans une grotte (l’actuelle grotte 1) située dans un endroit quasi inaccessible, dans la falaise calcaire qui surplombe Qumrân. Quelle ne fut pas la surprise du jeune garçon en trouvant dans la grotte de grandes jarres en terre cuite, d’un format insolite (environ 60 cm de haut, d’une ouverture de largeur d’environ 19 cm) et fermées par des couvercles également en terre cuite. Ces jarres contenaient des rouleaux de parchemin très usés, couverts d’une écriture que le jeune Bédouin était naturellement incapable de déchiffrer. Quelque temps après, il présenta sa trouvaille à un cordonnier-antiquaire chrétien de Bethléem, un certain Khalil Iskander Schahin, plus connu sous le nom de KANDO et qui fera encore parler de lui ultérieurement. Celui-ci acheta au jeune Bédouin les manuscrits pour une bouchée de pain et, flairant la bonne affaire, se mit en relation avec d’autres Bédouins pour explorer la région à la recherche d’autres manuscrits. Cependant, le téléphone arabe fonctionna à merveille et l’affaire vint aux oreilles du Père Roland de VAUX, le savant dominicain, directeur de la fameuse école Biblique, qui organisa pour son compte la chasse aux manuscrits.

1948 | Le résultat fut qu’en 1948, à 1948 la veille de la guerre d’Indépendance d’Israël, la grotte 1 avait livré sept rouleaux, parmi les plus importants connus à ce jour. Tous ces rouleaux parvinrent entre les mains de KANDO. Trois d’entre eux lui furent achetés par le Professeur Eliezer SUKENIK, le chef du département d’Archéologie de l’Université Hébraïque. Sukenik essaya également d’acquérir les quatre autres, mais KANDO les avait déjà vendus à Mar Athanasios Samuel, supérieur du couvent syrien de Saint- Marc à Jérusalem, qui ne tarda pas à les mettre en sˆureté aux États-Unis. C’est donc outre Atlantique que ces quatre manuscrits furent achetés en 1955 par l’état d’Israël pour 250.000 dollars.

À présent, les sept rouleaux dont nous venons de parler sont conservés au Musée du Livre à Jérusalem. Ce sont :

1) la Règle de la Communauté, appelée aussi Manuel de Discipline, le plus important rouleau des sept, présentant des similitudes manifestes avec la doctrine des Esséniens telle qu’elle est décrite par les auteurs classiques ;
*2) le rouleau de la Guerre, décrivant la guerre eschatologique des fils de la Lumière contre les fils des Ténèbres ;
3) le rouleau de l’Apocryphe de la Genèse, inconnu jusqu’alors, racontant des légendes concernant des personnages de la Genèse (Lamech, Noé, Abraham, . . . ) ;
*4) le rouleau des hymnes d’action de grâce (HODAYÔT), inconnu également jusqu’alors, d’un style rappelant les psaumes ;
5) un commentaire (PESHER) du livre d’Habaquq ;
*6) une copie incomplète du livre d’Isaïe ;
7) une copie complète du livre d’Isaïe.
(Les rouleaux qui sont précédés d’un astérisque sont ceux acquis par le Professeur SUKENIK.)

Après la guerre d’Indépendance (1948), la ville de Jérusalem fut partagée en deux. Le Musée Archéologique de Jérusalem (l’actuel Musée Rockefeller) se retrouva dans la partie jordanienne de la ville et les savants israéliens n’y avaient plus accès. L’école Biblique et Archéologique de Palestine, qui se trouvait également dans la partie jordanienne, devint ainsi la seule instance scientifique sur place et son directeur, le Père Roland de VAUX, se vit confier par les autorités jordaniennes la direction du Musée, avec autorisation d’effectuer de nouvelles fouilles. Cellesci continuèrent jusqu’en 1956-57, date de la guerre du Sinaï, la plupart du temps de façon sauvage. Onze grottes avaient alors été fouillées, dont la fameuse grotte 4, la plus proche des ruines de Qumrân, qui livra un butin phénoménal de près de quatre cents rouleaux, mais en miettes. L’immense majorité des trouvailles fut achetée aux Bédouins par le Musée Archéologique de Palestine (Musée Rockefeller), si bien que celui-ci disposait de douze rouleaux complets et de milliers de fragments correspondant à environ huit cents textes.

La tâche principale du Père de VAUX fut alors d’inventorier, de classer cet immense matériel. À cet effet, il constitua une équipe de rédaction internationale comprenant des représentants des différentes missions archéologiques accréditées dans la partie jordanienne de Jérusalem. Inutile de préciser qu’elle excluait a priori les chercheurs israéliens ou même simplement juifs. Elle comprenait un nombre de membres manifestement trop restreint pour la tâche à accomplir, ce qui ne fut pas sans créer de graves problèmes ultérieurement. Ces membres étaient :

1) pour la France : les Pères de VAUX, P. BENOIT, D. BARTHéLEMY, dominicains de l’école Biblique, les abbés J. J. MILIK et J. STARCKY (un Mulhousien) ;
2) pour les états-Unis : E. M. CROSS, Mgr P. W. SKEHAN ;
3) pour la Grande-Bretagne : J. M. ALLEGRO, J. STRUGNELL ;
4) pour l’Allemagne : C. M. HUNZINGER.

C’est le moment de dire quelques mots de l’épineux problème de la publication. Seuls, à l’époque, avaient été publiés, au moins partiellement, les sept rouleaux de la grotte 1, déjà trouvés en 1947, à savoir les trois achetés par le Professeur SUKENIK et les quatre qui avaient abouti aux états-Unis, où ils avaient pu être consultés par des savants américains. Cependant la grande majorité des manuscrits et fragments de manuscrits trouvés depuis 1947, en particulier les innombrables fragments de la grotte 4, sommeillait toujours dans la “scrollery” du Musée Rockefeller, dans l’attente d’une publication. Or l’équipe de rédaction créée par le Père de VAUX s’engagea à publier ces textes dans une série officielle spécialement créée à cet effet et intitulée DJD “Discoveries in the Judean Desert”, Oxford University Press, dont le premier volume parut en 1955.

1967 | Survint la guerre des Six-Jour 1967 s en 1967. La saga des manuscrits connut alors un épisode rocambolesque. La communauté scientifique connaissait l’existence d’un rouleau trouvé dans la grotte 11 en 1957. Cependant celuici avait abouti chez le fameux KANDO de Bethléem, déjà mentionné, qui l’avait soigneusement caché. Malheureusement pour lui, l’armée israélienne qui occupait Bethléem, avait à sa tête YIGAEL YADIN, fils du Professeur E. SUKENIK, archéologue comme son père et qui en plus avait été chef d’état-major de l’armée israélienne en 1949-52. YIGAEL YADIN dépêcha un beau matin le lieutenant-colonel GOREN chez KANDO, avec mission de récupérer le manuscrit. KANDO finit par soulever un carreau du sol de sa cuisine et par produire le manuscrit, soigneusement rangé dans une boîte à chaussures. C’était le “Rouleau du Temple”, qui se trouve à présent au Musée du Livre.

Après cette guerre, le Musée Archéologique de Palestine, redevenu le Musée Rockefeller, passa sous contrÔle israélien. Son directeur, le Père de VAUX, une forte personnalité qui ne faisait pas mystère de ses sentiments anti-israéliens, fut néanmoins maintenu dans ses fonctions jusqu’à son décès en 1971.

Il fut remplacé comme rédacteur en chef par son adjoint, le Père P. BENOIT, un autre dominicain de l’école Biblique, qui décéda en 1987. Le Britannique J. STRUGNELL lui succéda à ce poste, mais celui-ci fut obligé de quitter ses fonctions à la suite de propos violemment antijuifs qu’il avait tenus à la presse (Ha-aretz, 9 novembre 1990).

1991 | Ce fut Emanuel TOV, un archéologue israélien, qui fut finalement nommé directeur de l’équipe de rédaction par l’Office des Antiquités d’Israël en 1991. Cette date est considérée comme une date charnière dans l’histoire des manuscrits. Voici pourquoi.

On se souvient que l’équipe de rédaction s’était engagée en 1956 à publier régulièrement. Or les travaux de cette équipe, notoirement trop restreinte, avançaient avec une lenteur désespérante. Plusieurs membres de l’équipe, après trente ans, n’avaient pas encore publié les textes qui leur avaient été confiés.

Pour le Jésuite J. A. FITZMYER [4], la cause première de ces retards est à chercher dans le désir des auteurs d’accompagner chaque texte de commentaires sans fin, alors qu’on attendait d’eux une simple translittération en caractères hébraïques modernes, une ébauche de traduction et quelques notes sur les difficultés de lecture. Le désir d’avoir le dernier mot, le souci de chacun de protéger son pré ont conduit finalement à un retard scandaleux. Autre cause de retard : l’habitude prise par quelques membres de l’équipe de confier des textes à des étudiants préparant un doctorat, qui, de ce fait, ne pouvaient publier qu’après la soutenance de leur thèse.

Toutes ces raisons, et bien d’autres encore, freinèrent considérablement le rythme des publications au point que la communauté scientifique internationale s’en émut, à juste titre, avec à sa tête les professeurs américains Hershel SHANKS [8] et R. H. EISENMAN [3]. On parla de “scandale du siècle”(**), on accusa l’équipe de rédaction de “rétention” et en cela on n’avait peut-être pas tout à fait tort. Une certaine presse à sensation accusa même le Vatican d’être à l’origine de cette rétention, sous le prétexte que le contenu de certains manuscrits portait atteinte à la foi chrétienne, cf. [1] et [2].

Des spécialistes américains, tels WACHOLDER et ABEGG [17], EISENMAN [3], ROBINSON, ont mis fin, par des éditions sauvages, à des rétentions devenues insupportables. Ces éditions ont, à leur tour, relancé la publication officielle ou officieuse des fragments tant attendus. E. TOV a pu apporter les apaisements nécessaires au moyen de deux mesures salutaires :

a) il élargit considérablement l’effectif de l’équipe de rédaction jusqu’à l’amener à une cinquantaine de membres dont Harthmuth STEGEMANN, de Tübingen, et l’abbé émile PUECH, de l’école Biblique ;
b) en 1993, il publia l’ensemble de la collection du musée Rockefeller sur microfiches, ce qui permit à tout un chacun d’avoir accès aux manuscrits.

Le rythme des publications s’accrut, au point qu’actuellement (1998) on dispose de vingt-cinq tomes de la collection D.J.D.

3. Antécédents des découvertes.

Il serait illusoire de penser que notre siècle ait eu la primeur des découvertes des Manuscrits de la Mer Morte.

a) À en croire Eusèbe de Césarée (Hist. Eccl., VI.10), Origène aurait utilisé, dans son édition de la Bible (Hexaples), une traduction, qui, d’après ses dires, a été trouvée à Jéricho, dans une jarre, et ceci sous le règne de Caracalla (211-217).
b) Plus près de nous, Timothée I de Séleucie, patriarche nestorien de Bagdad, mentionne, dans une lettre écrite vers 800 A.D., la découverte de manuscrits hébreux dans une jarre près de Jéricho.

Notons que la coutume de préserver des manuscrits dans des jarres était déjà connue du temps de Jérémie (Jr 32.14).

4. Inventaire des manuscrits.

Le corpus des manuscrits couvre un éventail très étendu dont il serait fastidieux de donner tout l’inventaire. Nous nous bornerons à signaler les plus importants :

a) les sept rouleaux trouvés dans la grotte 1 dès 1947. Ils contiennent pour la plupart des textes propres à la “Communauté de l’Unité” qui témoignent d’une spiritualité dualiste très profonde. Il convient de leur associer des fragments du “Document de Damas”, déjà connu avant la découverte, et le fameux “Rouleau du Temple” dont nous avons parlé précédemment.

b) On a trouvé près de deux cents manuscrits des livres de la Bible hébraïque, dont beaucoup en plusieurs exemplaires. Tous les livres de la Bible sont représentés, à l’exception de celui d’Esther. Pour apprécier cette découverte à sa juste valeur, il convient de se souvenir qu’avant cette découverte les plus anciens manuscrits hébreux de la Bible étaient :

quelques fragments trouvés dans la Guéniza du Vieux-Caire, datant du huitième-neuvième siècle ;
le magnifique codex d’Alep, trouvé dans une synagogue séfarade d’Alep, daté de 929 A.D. En 1947, la synagogue qui l’abritait était la proie des flammes ; une partie seulement (295 pages sur 487) put être sauvée ; elle se trouve depuis 1958 au musée du Livre à Jérusalem.
Les manuscrits bibliques hébreux de la Mer Morte sont donc de plus de mille ans antérieurs aux plus anciens témoins connus jusqu’alors. On s’imagine l’intérêt considérable pour la science biblique.

c) On a trouvé une quantité d’apocryphes et de pseudépigraphes, dont certains étaient connus (le livre des Jubilés, celui d’Hénoch, . . . ), d’autres non (l’Apocryphe de la Genèse, . . . ). La présence à Qumrân de ces textes fournit une confirmation éclatante de l’origine essénienne du livre des Jubilés et de celui d’Hénoch. Il convient également de signaler qu’on a trouvé des fragments araméens et hébreux du livre de Tobit, connu jusqu’alors seulement par sa version grecque. En revanche, on n’a pas trouvé l’équivalent pour le livre de Judith.

d) Un lot de textes particulièrement intéressants est constitué par les Commentaires (PESHARIM) de livres prophétiques et sapientiaux canoniques (Habaquq, Nahum, . . ., les Psaumes). Tous ces commentaires ont un caractère nettement sectaire : ils appliquent les prophéties de l’Ancien Testament aux temps présents ou, du moins, au passé et au futur proches, un peu comme les fondamentalistes modernes.

e) On a enfin trouvé un mélange de textes traitant de magie, de divination, de physiognomonie. Un “Brontologion”, c’est-à-dire un traité prescrivant la manière de se comporter en cas de coup de tonnerre, fut même découvert, de même que des phylactères couverts d’une merveilleuse écriture microscopique.

f) En revanche, aucun texte du Nouveau Testament ne se trouve dans le corpus. (La thèse de C. P. THIEDE qui avait cru reconnaître dans le fragment du papyrus 7Q5 un passage de l’évangile de Marc (Mc VI. 52- 53) a fait long feu.)

g) Mentionnons enfin le Rouleau de Cuivre, totalement atypique, qui fournit une liste de trésors cachés avec des indications sur leurs lieux de cachette.

Nous n’avons pas pu tenir compte d’un grand nombre de textes qumrâniens parus récemment dans la Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses, traduits par A. CAQUOT, M. PHILONENKO, A. MARX (1994, p. 369-94 ; 1996, p. 1-34 ; 1996, p. 257-76 ; 1997, p. 1-29 ; 1997, p. 385-406 ; 1978, 2 p. 3-26).

La diversité extrême de ces manuscrits et l’hétérogénéité de leurs contenus ont fait naître des doutes sur leur origine commune, sur leur appartenance à une même communauté. Diverses hypothèses furent émises, parmi lesquelles je ne retiendrai que celle de K. H. RENGSTORF [7], reprise par N. GOLB [5], selon laquelle les manuscrits proviendraient de la bibliothèque du temple de Jérusalem, mise à l’abri dans des grottes lors de l’approche des Romains avant 70 A.D.

5. Contenu de certains manuscrits.

1. La Règle de la Communauté (Le manuel de Discipline) 1 QS.
Serekh Ha-Yahad : Ordre de l’Unité.

C’est un recueil de prescriptions, à l’usage de la Communauté, d’une haute tenue spirituelle, procédant de l’obéissance sans faille à la Torah. Il énumère et commente les conditions d’admission dans cette Communauté (appelée Yahad = l’Unité), les règles de conduite, essentiellement de nature rituelle, auxquelles étaient soumis ses membres, ainsi que les sanctions auxquelles s’exposaient les contrevenants. Il est à peine besoin de souligner que ces règles étaient d’une sévérité extrême et il en était de même des sanctions. Ainsi, par exemple, le fait de s’endormir lors d’une assemblée était sanctionnée de trente jours de réduction de nourriture (I QS VII.10). Heureusement que le pauvre EUTYCHES de Troas, qui s’était endormi lors d’un sermon de saint Paul (Act. 20. 9-10), n’appartenait pas à cette communauté !

Les membres de la Communauté étaient astreints à l’étude quotidienne de la Loi. Ils étaient tenus à assister à des séances de lecture durant un tiers de toutes les nuits de l’année (1 QS VI.7). C’est d’ailleurs ce désir profond d’étudier la Torah qui les poussa peut-être à s’isoler dans le désert, haut lieu de spiritualité. On lit, en effet, dans 1 QS VII.13-14 :

Et lorsqu’ils formeront une Unité (= une Communauté) en Israël, en accord avec la loi, ils se sépareront des habitations des hommes de malice et iront “au Désert” pour y préparer la Voie du Seigneur, conformément à ce qui est écrit :
Préparez dans le Désert une route pour Yahwé
Tracez droit dans le Désert un chemin pour notre Dieu.
Is XV 3.

2. Le Rouleau de la Guerre 1 QM.

Ce texte, d’inspiration nettement dualiste, dépeint une gigantesque bataille de la fin des temps, dont la durée sera de quarante ans exactement, opposant les fils de Lumière aux fils des Ténèbres. Son sens apocalyptique apparaît dès la première colonne du rouleau (1 QM I 1-3).

Lutte des fils de Lumière contre le lot des fils des Ténèbres, contre l’armée de Bélial, la bande d’Edom, de Moab, contre les fils d’Ammon, l’armée des Philistins, les troupes des Kittim d’Assur et leurs alliés qui commirent des vilenies contre l’Alliance. Les fils de Levi, Juda et Benjamin, les exilés du Désert, combattront contre eux, troupe par troupe. . . lorsque la diaspora des fils de Lumière reviendra du désert des nations pour camper dans le désert de Jérusalem.

Le modèle des fils de Lumière est sans doute la Communauté ellem ême, celui des fils des Ténèbres est à coup sˆur l’ensemble des ennemis traditionnels d’Israël : Edom, Moab, Ammon, les Philistins. Le texte décrit avec une variété de détails infinie les armes, les étendards, les vêtements des guerriers, ainsi que les formations de combat, tout cela calqué sur le modèle romain.

Le but de l’ouvrage était de dépeindre la Toute-Puissance du Seigneur qui octroie la victoire finale aux fils de Lumière.

3. Le commentaire d’Habaquq 1 Q p Hab.

Ce commentaire est l’exemple type d’une lecture d’un texte biblique comme s’il concernait directement les évènements de l’époque. Ici l’auteur interprète systématiquement les versets du livre d’Habaquq comme des préfigurations d’évènements contemporains. Ainsi, dans les “Chaldéens cruels et impétueux” de Hab 1.6, il voit les “Kittim vifs et vaillants à la guerre” (1 Q p Hab II 11-12), à savoir les Romains. Cependant ce commentaire est surtout intéressant parce que dans une de ses interprétations il mentionne deux personnages emblématiques, le Maître de Justice et l’Homme de Mensonge, sans doute le même que le Prêtre Impie. Ainsi, comme interprétation de la parole du prophète :

Pourquoi regardez-vous, traîtres, et gardez-vous le silence quand un méchant homme dévore ceux qui sont plus justes que lui ? Hab 1.13,

on trouve le commentaire suivant :

Ceci concerne la maison d’Absalom et les membres de son groupe qui gardèrent le silence lors du châtiment du Maître de Justice et n’aidèrent pas celui-ci contre l’Homme de Mensonge qui méprisait la Torah au milieu de toute leur congrégation. 1 Q p Hab V 9-10

L’Homme de Mensonge est sans doute à identifier avec le “Prêtre Impie” du même commentaire et sur lequel on trouve quelques précisions :

Le Prêtre Impie commence par être honnête, mais finit par devenir méprisable :

À son avènement il fut appelé du nom de vérité. Mais lorsqu’il régna sur Israël son cœur devint orgueilleux, il oublia le Seigneur et il trahit les préceptes par amour des richesses. 1 Q p Hab VII 9-10

Il poussa même son impiété jusqu’à poursuivre le Maître de Justice le jour de l’Expiation :

Ceci concerne le Prêtre Impie qui poursuivit le Maître de Justice jusqu’au lieu de son exil, . . . , le jour de l’Expiation. 1 Q p Hab XI 11.

Il souilla le temple de Jérusalem (1 Q p Hab XII 7) et finit par tomber entre les mains de ses ennemis. (1 Q p Hab IX 9).

Diverses hypothèses ont été émises au sujet du Maître de Justice et du Prêtre Impie.

D’après A. DUPONT-SOMMER [13, p. 361], le Prêtre Impie serait le Grand Prêtre hasmonéen HYRCAN II, le Maître de Justice serait un contemporain d’HYRCAN II et d’ARISTOBULE II.

D’après l’abbé E. PUECH, le Prêtre Impie serait Jonathan Maccabée, qui, à son avènement, était effectivement célébré comme le libérateur des Juifs du joug des Séleucides. Geza VERMES pense d’ailleurs que le fragment hhPrière pour le bien-être du Roi Jonathan ii, 4 Q 448, est un hymne à sa gloire. Cependant, Jonathan ne tardera pas à succomber aux sirènes de l’hellénisme et finit par être assassiné par l’usurpateur TRYPHON en 142 B.C. Tout ceci cadre parfaitement avec le profil du Prêtre Impie, puisqu’on lit dans le Commentaire des Psaumes (4 Q 171, IV 10)

Dieu le livrera dans les mains des violents des nations, pour qu’ils exécutent sur lui le jugement.

4. Hymnes d’action de grâce, HODAYÔT, 1 Q H.

Ces hymnes magnifiques présentent des affinités certaines avec les Psaumes, ils chantent l’affliction de l’homme, sa douleur, son espoir en le secours du Très-Haut. Dans certains d’entre eux transparaît l’expérience douloureuse personnelle d’un personnage qui apparaît comme le chef d’une communauté d’élus. Certains commentateurs n’ont pas hésité à les attribuer au “Maître de Justice” lui-même. En voici quelques extraits :

1 Q H II 21 | Des hommes violents ont attenté à ma vie Car je me suis tenu à son Alliance.
1 Q H IV 8-9 | Ils m’ont chassé de mon pays Comme un oiseau de son nid Tous mes amis et mes frères se sont séparés de moi Et me considèrent comme un ustensile brisé.
1 Q H VII 8 | Tu n’as pas permis que la crainte me fasse déserter Ton Alliance Tu m’as établi comme une tour puissante Comme une haute muraille et Tu as fondé mon édifice sur le roc.
1 Q H VII 21 | Tu m’as établi comme père pour les fils de la grâce et comme père-nourricier pour les hommes de présage . . .
Tu as élevé ta corne contre ceux qui m’insultent.

On a également trouvé dans la grotte 11 un rouleau de “psaumes” 11 Q Psᵃ qui contient sept psaumes apocryphes et plusieurs psaumes canoniques. Une des surprises des traducteurs fut d’y rencontrer le Psaume 151, 11 Q05, qui ne figure pas dans le Psautier canonique, mais qui a été conservé dans les Septante.

5. Le rouleau du Temple 11 QT.

Ce rouleau, trouvé par les Bédouins en 1956 dans la grotte 11, a connu une certaine célébrité par les conditions rocambolesques de son acquisition par Yigaël YADIN lors de la guerre des Six-Jours en 1967. C’est le plus long rouleau trouvé à ce jour, avec une longueur d’environ neuf mètres. Il fut publié de façon magistrale, dès 1983, par Yigaël YADIN [19]. Il décrit la vision d’un temple idéal dans la tradition d’Ezéchiel et en fournit les mensurations, la réglementation des sacrifices, des fêtes. Il se tient grosso modo aux prescriptions du Lévitique et du Deutéronome, mais avec des variantes que les spécialistes n’ont pas manqué de souligner. Ainsi, par exemple, la communauté de Qumrân connaît-elle trois fêtes principales : les prémices du blé, du vin nouveau et de l’huile nouvelle. D’après Yigaël YADIN, ce rouleau, qui aide à mieux comprendre la doctrine du judaïsme primitif, était un livre sacré digne d’être ajouté comme “sixième livre” au Pentateuque. Un de ces versets a fait couler beaucoup d’encre, celui en rapport avec la “pendaison” à un arbre, interprétée comme une crucifixion :

Si un homme est coupable d’un crime capital, . . ., vous le pendrez également à l’arbre et il mourra. 11 QT LXIV 10.

“Pendre” signifie probablement “crucifier”. Ce verset atteste que la crucifixion était pratiquée par les Juifs comme forme d’exécution. Il est à noter que dans la Bible (Deut XXI.21) seul un criminel déjà exécuté, donc mort, pouvait être pendu

6. Le Maître de Justice (Moreh Ha Tsedeq).

Cinquante ans avant la découverte des manuscrits de Qumrân, Salomon SCHECHTER avait trouvé dans la collection de la Guéniza du Vieux-Caire conservée dans la bibliothèque de Cambridge un manuscrit connu à présent sous le nom de “Document de Damas” (CD). Cet ouvrage, dont on a découvert d’autres fragments en 1950 dans la grotte 4, décrit comment Dieu a sauvé un “reste d’Israël” de la destruction et comment il lui a envoyé un “Maître de Justice” pour le conduire sur le “chemin de Son cœur” (CD I 11). La dénomination de “Maître de Justice”, MOREH HA TSEDEQ a des racines bibliques (Joël, 2.23). Ce Maître est certainement un personnage historique, mais son nom réel n’est pas mentionné. Le commentaire d’Habaquq parle également de ce personnage et lui oppose le Prêtre Impie. Le Document de Damas raconte ensuite que le groupe des élus a enduré de grandes souffrances et a fini par émigrer avec son chef vers la “Terre de Damas” où fut créée la “Nouvelle Alliance” régie par un code de lois très strictes. Après la découverte de la Règle de la Communauté 1QS, on a immédiatement établi le rapprochement avec le Document de Damas et l’on a même émis l’hypothèse que la Communauté de la Règle n’était autre que celle fondée par le Maître de Justice.

Curriculum vitae du Maître de Justice

À partir d’allusions figurant dans le Document de Damas, dans le commentaire d’Habaquq et dans celui de Nahum, on peut se hasarder à établir le tableau suivant :

a) Le Maître s’opposa aux rois-prêtres hasmonéens qui n’étaient pas de la lignée de David et qui détenaient donc le pouvoir de façon illégitime.

b) Il fut banni de Jérusalem et se réfugia à Damas où il fonda la “Nouvelle Alliance” (CD VII 18-20). Ses disciples, soit à Damas, soit à leur retour en Judée, rassemblèrent les écrits du Maître qui seraient à la base de la “Règle de la Communauté”.

c) Il connut vraisemblablement une fin tragique (vers 110 BC), victime du “Prêtre Impie” par lequel il fut traqué (Comm. des Psaumes, 4 Q 171, IV 6-7) et sans doute tué (1 Q p Hab XI 4-5).

Essai d’identification (E. PUECH). — Il y a, dans la liste des Grands Prêtres chez Flavius Josèphe (Ant. Jud. XX, 237) une lacune de sept ans : aucun Grand Prêtre n’est signalé entre 159 BC et 152 BC (le Grand Prêtre Alcime = Jakim meurt en 159 BC et est remplacé, sept ans après seulement, par Jonathan Maccabée, nommé Grand Prêtre par Alexandre Balas). D’après l’abbé E. PUECH, le Grand Prêtre en fonction dans cet intervalle de temps aurait été le Maître de Justice, dont le nom aurait été frappé de la Damnatio Memoriae. Il aurait été chassé en 152 BC par Jonathan Maccabée, qui serait par conséquent le Prêtre Impie. Le nom du Maître de Justice serait Simon III, en vertu d’une règle qui voulait que les mêmes noms reviennent périodiquement.

7. Qumrân et le christianisme.

L’ambiance messianique dans laquelle baigne une partie des écrits de Qumrân a grandement favorisé l’émergence de commentateurs qui, en forçant le texte au besoin, les mettaient en rapport avec l’aube du christianisme (Baigent, Eisenman, . . . ). Le Maître de Justice a été tour à tour identifié à Jean-Baptiste (Mad. Thiering), à Jacques le Mineur (Eisenman), à d’autres encore. On a mis fin à l’heure actuelle à ces divagations. Disons d’emblée qu’aucun personnage du Nouveau Testament n’est mentionné dans les manuscrits, aucun texte du Nouveau Testament n’y a été trouvé (le fragment 7Q5, soi-disant de l’évangile de saint Marc, n’est pas concluant) et ceci pour cause, la grande majorité de ces écrits datant des deux premiers siècles avant J.C.

Il reste que les premiers chrétiens avaient certainement participé au bouillonnement d’idées qui agitait la société juive de l’époque du second Temple, dont ils partageaient le même cadre culturel et historique. Ils partageaient avec les adeptes de Qumrân une perspective eschatologique analogue. Les deux groupes croyaient à l’imminence de la fin des temps (Naherwartung) et ils organisèrent autour de cet article de foi leurs croyances et leurs pratiques communautaires (J. C. VANDERKAM, in [8]). Il n’est donc pas étonnant que l’on trouve dans les écrits de Qumrân et le Nouveau Testament des similitudes à la fois dans le vocabulaire et dans les pratiques rituelles et communautaires.

Similitude dans le vocabulaire :

Perfection, Voie, Chemin,
Esprit Saint,
Purification, Souillure (II Cor. 7.1)
Béatitudes (4 Q 525, Matth. 5 3-11)
Fils de Lumière (Luc 16.8)
Lumière et Ténèbres (Evangile et Epître de Jean)
En revanche, on ne trouve pas dans le Nouveau Testament le terme “Fils des Ténèbres.”

Similitude dans les pratiques rituelles et communautaires :

Repas sacré. — Le prêtre bénit le pain et le vin (1 QS VI 2-8) (Règle de la Communauté). Le prêtre bénit le pain et le vin en présence du Messie d’Israël (1 QSa=1 Q28a) (Règle messianique), cf. Matth. 26.26-29, Mc 14.22-25, Luc 21.4-23.

Chez les Esséniens ce repas a un caractère rituel, alors que chez les Chrétiens il a un caractère sacramentel liant le pain et le vin au corps et au sang du Christ. D’autre part, chez les Esséniens les femmes ne sont pas admises à ce repas, alors que chez les Chrétiens elles le sont.

Baptême, ablution. — Chez les Esséniens l’ablution dans un Miqvéh se fait journellement et a un caractère rituel. Chez les Chrétiens, au contraire, le baptême a un caractère sacramentel ; il est conféré par un tiers et est lié à la rémission des péchés. D’ailleurs, à l’aube du Christianisme, les rituels baptismaux étaient très répandus en Palestine et il est donc très difficile de tirer une quelconque conclusion des manifestations rituelles d’un seul groupe.

Communauté des biens. — Chez les Esséniens, ceux qui entraient dans la Communauté devaient placer leurs biens dans un fonds commun. De même, les premiers Chrétiens mettaient leurs biens en commun (Act 2.4-47, 4.32-37). On ne peut tirer une quelconque conclusion de cette similitude, puisque cette façon de procéder était considérée comme un idéal dans de nombreux groupements (par exemple les Thérapeutes d’Egypte décrits par Philon).

Charité. — Les Esséniens prêchent la charité envers leurs frères, mais vouent une haine éternelle aux fils de perdition (1 QS IX 21-22). On ne perçoit pas non plus chez eux le moindre sens du pardon (4 Q 286-287, Frag. 3, col. 2, ligne 10, EISENMAN p. 282). Les Chrétiens, en revanche, prêchent la charité universelle (Matth. 5.43-44).

On voit toute la portée de ces comparaisons, mais aussi ses limites : les rites et pratiques décrites dans les manuscrits de Qumrân reçoivent dans le Nouveau Testament une interprétation tout autre qui les dynamisent, les termes utilisés reçoivent une charge nouvelle. En dépit de toutes ces similitudes, il serait erroné de souscrire à la phrase d’Ernest Renan que le Christianisme est un Essénisme qui a réussi.

Colophon.

En guise de conclusion, je voudrais citer un hymne, un des plus beaux, peut-être, qui a été trouvé et qui témoigne de la profonde spiritualité des membres de la Communauté [4 Q 434, 436, Hymne des Pauvres, Frag. 2, Col. 1, EISENMAN (3, p. 295)].

(1) Bénis le Seigneur, Ô mon âme, pour toutes Ses merveilles à jamais Béni soit Son nom, car il a sauvé l’âme des Pauvres.
(2) Il n’a pas dédaigné l’Humble, Il n’a pas non plus oublié la détresse des opprimés Au contraire Il a ouvert les yeux sur l’Opprimé et, tendant l’oreille, il a entendu
(3) le cri des orphelins. Dans l’abondance de Sa Miséricorde, Il a consolé les Humbles et Il leur a ouvert les yeux pour qu’ils aperçoivent Ses voies et les oreilles pour qu’ils entendent
(4) Son enseignement.

Calendrier Essénien

Tout le monde sait que l’année tropique compte un peu plus de 365 jours. Comme ce nombre n’est pas divisible par 7, elle s’adapte malheureusement mal aux besoins de la liturgie, qui est basée sur la semaine. Ainsi les Juifs avaient-ils inventé, pour les besoins de la Liturgie, une année “solaire” artificielle, dont le nombre de jours serait le multiple de 7 le plus proche de 365 ; ce nombre est 364.

Ils adoptèrent donc une année solaire de 364 jours, qui est en retard d’un peu plus d’un jour sur l’année tropique, mais personne ne s’en soucie, (du moins, ne sait-on pas si cette discrépance a été corrigée).

Cette année a des propriétés merveilleuses :

Elle peut être partagée en quatre saisons dont chacune comprend trois mois de 30, 30, 31 jours, respectivement. Chaque saison comprend 91 jours, soit 13 semaines et l’année comprend donc exactement 4×13 = 52 semaines.
On fait commencer l’année un mercredi (le quatrième jour de la semaine, pour être en accord avec les écritures selon lesquelles le soleil, la lune et les étoiles ont été créés le quatrième jour (Gen 1, 14-15)).
Puisque chaque saison compte exactement treize semaines, le premier jour de chaque saison tombe également un mercredi.
Le grand avantage de ce calendrier est que toutes les fêtes principales tombent toujours le même jour de la semaine. Ainsi le jour de Pâques, le 15 NISAN, premier mois de l’année, tombe toujours un mercredi, puisque le premier jour de l’année tombe un mercredi par construction. L’immolation de l’agneau de Pâques a ainsi lieu dans la nuit du 14 au 15 NISAN, c’est-à-dire dans la nuit du mardi au mercredi.

On trouve des attestations de ce calendrier dans :
a) Commentaire de la Genèse (4 Q p Genᵃ= 4 Q 252) ;
b) Cantiques pour l’holocauste du Sabbat (4 Q 400-402) ;
c) Psaumes apocryphes (11 Q Psᵃ) ;
XXVII : David composa 364 chants à chanter devant l’autel pour le sacrifice journalier perpétuel, pour tous les jours de l’année ; et 52 chants pour les offrandes du Sabbat.
d) Liste calendaire dans 4 Q 394-398 :

Remarque. — Dans le commentaire de la Genèse, on lit que le déluge commence et finit le dix-septième jour du deuxième mois, il a donc duré exactement 364 jours, soit une année solaire, ce qui est encore explicitement mentionné dans II.3.

Dans la Genèse biblique, on lit

Gn 7.11 : le déluge commence le dix-septième jour du deuxième mois ;
Gn 8.14 : le déluge finit le vingt-septième jour du deuxième mois ;

D’après ce texte le déluge a donc duré exactement un an et dix jours. Or si l’on suppose que cette année est une année lunaire de 354 jours, il a duré exactement 364 jours, comme dans le texte de Qumrân.

Remarque. — Le calendrier de 364 jours est également mentionné dans

le livre du Jubilé ;
le livre d’Hénoch.

Remarque. — L’année lunaire officielle compte 354 jours, ou 12 mois de 29, 30 jours alternativement. Elle est en retard sur l’année essénienne de dix jours, sur l’année tropique d’un peu plus de onze jours. Pour harmoniser ce calendrier avec les saisons du cycle solaire, on introduisait sept fois en 19 années (pratiquement une fois tous les trois ans), un mois supplémentaire (le deuxième Adar). On parle alors d’année lunisolaire. Les Musulmans, eux, qui ont également adopté l’année lunaire, ne procèdent pas à cette rectification, ce qui fait que chacune de leurs fêtes peut tomber dans n’importe quelle saison, elle fait le tour du zodiaque.

Remarque. — L’année s’affranchit de la lune et de ses phases ; elle est tout entière basée sur le nombre 7, c’est-à-dire sur le Sabbat, symbole de la Création (Gn1). La vie du peuple de Dieu, totalement indépendante du rythme des astres, participe ainsi à la vie divine. Le fait de suivre ce calendrier mettait les membres de la Communauté en opposition avec le judaïsme officiel des Sadducéens et des Pharisiens, mais les mettait en revanche en accord avec la hh liturgie angélique ii telle qu’on la constate par exemple dans le Cantique pour l’holocauste du Sabbat.

Commentaire de la Genèse : 4Q p Genᵃ = 4 Q 252

On y mentionne explicitement l’année (solaire) de 364 jours (VIII.18). On essaie d’ajuster la chronologie du Déluge à ce calendrier

le 17 du 2-ième mois est le premier jour de la semaine ;
le 26 du 3-ième mois est le cinquième jour de la semaine ;
le 14 du 7-ième mois est le troisième jour de la semaine ;
le 1 du 10-ième mois est le quatrième jour de la semaine ;
le 24 du 11-ième mois est le premier jour de la semaine ;
le 1 du 12-ième mois est le premier jour de la semaine ;
le 1 du premier mois est le quatrième jour de la semaine ;
le 17 du 2-ième mois est le premier jour de la semaine ;

Ces données ne sont compatibles qu’avec une année de 364 jours partagée en quatre trimestres de 30, 30, 31 jours, respectivement et commençant un mercredi (voir tableau 1).

N.B. — Dans le tableau 1, la croix × désigne le premier jour de la semaine et le gros point • désigne une des données ci-dessus.

Cantiques pour l’holocauste du Sabbat 4 Q 400-407

On y mentionne les dates de plusieurs sabbats :

premier sabbat : le 4 du premier mois ;
quatrième sabbat : le 25 du premier mois ;
septième sabbat : le 16 du deuxième mois ;
huitième sabbat : le 23 du deuxième mois ;
douzième sabbat : le 21 du troisième mois.

Ces données ne sont compatibles qu’avec une année solaire de 364 jours comportant quatre trimestre de 30, 30, 31 jours, respectivement et commençant un mercredi (voir tableau 2).

N.B. — Dans le tableau 2 la croix désigne un sabbat. Ceux-ci sont numérotés à partir du premier sabbat de l’année.

Liste calendaire dans 4 Q 394-398 = 4 QMMTa

Première épître sur les œuvres comptées comme justice (R. EISENMAN, M. WISE, Les manuscrits de la Mer Morte révélés, p. 233)

Première partie

(1) Le premier mois ; (10-12) le vingt-cinq est un shabat
(2) le quatre . . . . . .
(3) est un shabat ; (16-18) le 2 du deuxième mois est un shabat
(4) le onze (19) le 9 est un shabat
(5) est un shabat ; . . . jusqu’à la fin de l’ann´ee
(6) le qua-
(7) torze est la Pâque ;
(8, 9) le dix-huit est un shabat. (cf. Tableau 2).
(10-12) le vingt-cinq est un shabat . . . . . .
(16-18) le 2 du deuxième mois est un shabat
(19) le 9 est un shabat … jusqu’à la fin de l’année

Commentaire de la Genèse : 4Q p Genᵃ = 4 Q 252

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 1 2
30 30 31 30 30 31 30 30 31 30 30 31 30 30
1 × × ×
2
3 × × × × ×
4
5 × × × × ×
6
7
8 × × × ×
9
10 × × × × ×
11
12 × × × ×
13
14
15 × × × ×
16
17 × × ×
18
19 × × × × ×
20
21
22 × × × ×
23
24 × × × ×
25
26 × × × × ×
27
28
29 × × × ×
30 . . . . . . . . . . . . . .
31 . . . .

Cantiques pour l’holocauste du Sabbat : 4 Q 400-402

Premier mois Deuxième mois Troisième mois Quatrième mois
1 0 0 0 0
2 0 (5)X 0 0
3 0 0 0 0
4 (1)X 0 0 (1)X
5 0 0 0
6 0 0 0
7 0 0 (10)X
8 0 0 0
9 0 (6)X 0
10 0 0 0
11 (2)X 0 0
12 0 0 0
13 0 0 0
14 0 0 (11)X
15 0 0 0
16 0 (7)X 0
17 0 0 0
18 (3)X 0 0
19 0 0 0
20 0 0 0
21 0 0 (12)X
22 0 0 0
23 0 (8)X
24 0 0 0
25 (4)X 0 0
26 0 0 0
27 0 0 0
28 0 0 (13)X
29 0 0 0
30 0 (9)X 0
31 0

Appendice I : La date de la Cène

D’après une étude récente (A. Jaubert, Le Monde de la Bible, no 4, 1978), les textes de Qumrân apportent peut-être une solution au vieux problème de la chronologie de la Cène et de la Passion. Les difficultés liées à cette chronologie se résolvent en effet en supposant que Jésus, en opposition ouverte avec les Sadducéens et les Pharisiens, a célébré la Cène en suivant le calendrier des sectateurs de Qumrân. Avec ce calendrier, comme nous allons le voir, la fête du Séder (la Cène) tombe quelques jours plus tÔt que pour les milieux officiels de Jérusalem et les difficultés mentionnées ci-dessus tombent d’elles-mêmes.

Rappels.

1) Les jours de la semaine sont classés comme suit :

1 Dimanche, 2 Lundi, 3 Mardi, 4 Mercredi, 5 Jeudi, 6 Vendredi, 7 Samedi.

2) La Pâque se célébrait le 15 du premier mois de l’année, soit le 15 NISAN. Cependant la fête commençait la veille au soir, soit le 14 NISAN au soir, où l’on immolait l’agneau pascal. Celui-ci était consommé dans la nuit du 14 au 15 NISAN.

Données relatives au calendrier du Qumrân.

1) D’après le cantique pour l’holocauste du Sabbat, 4 Q 400-407, les sabbats du mois de NISAN (premier mois de l’année), tombent le 4, 11, 18. Donc la Pâque, le 15 NISAN, tombe un mercredi.

2) Le calendrier de Qumrân est un calendrier liturgique artificiel qui n’interférait pas avec le calendrier luni-solaire officiel.

Données scripturaires.

1) L’année de la mort de Jésus, la Pâque tombait un Sabbat (Jn 19.14 et 19.31). Ceci ne pouvait être que la Pâque officielle puisque celle des Esséniens tombait un mercredi. Ceci se produisit aux années 30 et 33. Il en résulte que la Pâque des Esséniens se fêtait trois jours avant la Pâque officielle.

2) De l’avis unanime des Evangélistes, la mort de Jésus se situe la veille de la Pâque (= la Préparation = La Parascève) Matt. 27.62, Mc 15.42, Lc 23.54, Jn 18.28, Jn 19.14, 31, 42. D’autre part, les versets de Jean ne laissent aucun doute sur le fait qu’il s’agit de la Pâque officielle, c’est-à-dire un sabbat d’après 1). Il en résulte que Jésus est mort un vendredi.

3) Jésus a mangé l’agneau pascal la veille de la Pâque (si c’est ainsi qu’on comprend Jn 13.1-2).

Il est clair que, si dans 2) et 3) il s’agissait de la même Pâque, Jésus serait mort l’après-midi de la veille de Pâque et aurait célébré la Cène le soir de cette même veille, ce qui est contradictoire.

La contradiction est levée si l’on suppose que

a) dans 3) il s’agit de la Pâque officielle (mais ceci va de soi) ;

b) dans 2) il s’agit de la Pâque essénienne, c’est-à-dire que Jésus a suivi, pour la Cène, le calendrier liturgique essénien. Cette hypothèse est d’ailleurs étayée par le fait que la Cène a eu lieu dans la Salle Haute (Mc 14.15) située, d’après la tradition, en plein quartier essénien de Jérusalem.

Pour plus de clarté on peut dresser le diagramme suivant :

Calendrier essénien Calendrier officiel
13 Lundi 10
14 Mardi 11 - Cène (le soir)
Pâque Essénienne 15 Mercredi 12 - au Sanhédrin
16 Jeudi 13 - chez Pilate
17 Vendredi 14 - Mort (8 Avril 30)
19 Sabbat 15 Pâque officielle au Tombeau
19 Dimanche 16 - Résurrection

On voit que, si l’on adopte cette hypothèse, Jésus a célébré la Cène le mardi soir, a été arrêté dans la nuit du mardi au mercredi, a été déféré devant les différents tribunaux le mercredi et le jeudi et il est mort le vendredi. Il est remarquable que cette chronologie est attestée par une tradition patristique qui a laissé des traces jusqu’au 5ième siècle (cf. A. Jaubert, op. cit.).

Remarques. Chez les Synoptiques, la Cène se situe le premier jour des Azymes, Matt. 26.17, 19 ; Mc 14.12, 16 ; Lc 22.7, 13. Si l’on entend par “premier jour des Azymes” le jour même de Pâque, Jésus aurait mangé l’agneau pascal le jour même de Pâque, soit, d’après le calendrier de Qumrân, le mercredi soir. Ceci raccourcirait d’un jour la durée du procès.

En définitive, tout se passe comme si

1) les versets concernant la Passion suivaient le calendrier officiel :
2) les versets concernant la Cène, c’est-à-dire une affaire privée, suivaient le calendrier de Qumrân.

Appendice II : La date de Noël

Une opinion répandue veut que la date du 25 décembre pour Noël ait résulté de la supplantation, sous Constantin, de la fête romaine du Sol Invictus au solstice d’hiver fin décembre, par le Christianisme. Une autre théorie y voit la christianisation des Saturnales romaines. Ces théories ont été récemment remises en question par la découverte du calendrier de Qumrân (hhLa Terre Sainte ii, novembre-décembre 1999).

Voici de quoi il s’agit.

Les prêtres auxquels incombait le service du Temple de Jérusalem étaient répartis en vingt-quatre classes sacerdotales (1 Chr. 24.1-28) et chaque classe assurait son service deux fois par an, pour la durée d’une semaine chaque fois.

Zacharie, le père de Jean-Baptiste, était de la classe d’Abia (Lc 1.5) et, dans le récit de Saint Luc, il est précisé que l’ange lui apparut pendant qu’il était de service.

Or, un fragment de Qumrân fournit des précisions très intéressantes : dans 4Q 320-330, on trouve le calendrier des services du Temple, qui spécifie, pour chaque semaine de l’année, la classe sacerdotale qui doit assurer le service. C’est ainsi que l’on apprend que la classe d’Abia prenait son service, dans la première année du cycle de six ans :

le troisième mois de l’année (Siwan), dans la semaine du 8 au 14 ;
le huitième mois de l’année (Heshwan), dans la semaine du 24 au 30.

Or, cette dernière date tombe à la fin de septembre et il n’y a donc pas lieu d’être surpris d’apprendre que le calendrie byzantin fête la conception de Jean-Baptiste le 23 septembre ; il serait donc né neuf mois plus tard, ce qui nous amène vers le 24 juin, qui est précisément la Saint Jean.

Enfin, il est précisé dans Lc 1.26 que l’Annonciation a eu lieu six mois après la conception de Saint Jean ; en d’autres termes, la conception de Jésus a eu lieu six mois après celle de Saint Jean ; il est donc né six mois après celui-ci ; or, six mois après le 24 juin nous amène vers le 25 décembre.

cqfd

séparateur

Notes

Aimé Fuchs, mémoire : « Les manuscrits de la mer morte » (18 février 2000).

► Le mathématicien et grand amateur du moyen-orient Aimé Fuchs (✝), était maître de conférence à l’Université Louis-Pasteur de Strasbourg.