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Le Matin des Hommes-Dieux
Michaël Martin

Le matin des Hommes-Dieux : Étude sur le chamanisme grec

par Michaël MARTIN, Docteur en Histoire, Membre du Centre de Recherches des civilisations anciennes (Clermont-Ferrand) [magika2000@hotmail.com]


Tous les médicaments qui existent en tant qu’aide contre les maux et la vieillesse,
Tu apprendras à les connaître, car pour toi je veux accomplir tout cela.
Tu apaiseras la fureur des vents infatigables qui, sur la terre,
Soufflent et dont l’haleine dévaste les champs ;
Et à nouveau, si tu le désires, tu assembleras les souffles bienfaisants.
Venant après les sombres pluies, tu créeras une sécheresse opportune
Pour les hommes et tu produiras, venant après la sécheresse de l’été,
Les ondes nourrisseuses d’arbres qui se forment dans le ciel,
Tu ramèneras de l’Hadès le principe de vie d’un homme mort.

(Empédocle, Sur la nature, fr. 111, trad. J. Zafiropoulo)


Lorsque Empédocle écrit ces vers, au Ve siècle avant Jésus-Christ, il y a déjà longtemps que la réalité à laquelle se rattachent ses propos - à savoir le portrait d’un « chaman » à la manière grecque - n’est plus qu’un souvenir. Il existe pourtant aujourd’hui bien des indices qui prouvent l’existence d’un chamanisme grec dont le philosophe d’Agrigente aurait été l’un des derniers à se réclamer. Depuis le début du XXe siècle, l’idée s’est d’ailleurs répandue chez un certain nombre de chercheurs qui ont essayé, chacun à leur manière, d’en montrer l’origine ou les manifestations les plus parlantes.

Avant de rouvrir le dossier et tenter d’aller plus loin, il convient de s’interroger sur la définition même du chamanisme. Comment peut-on définir ce phénomène, quasi universel et atemporel ? Pour Mircea Eliade (Chamanisme, 1968, p. 22), le chamanisne est d’abord et avant tout une « technique de l’extase ». Et celui-ci de préciser : Le chamanisme accuse une spécialité magique particulière sur laquelle nous insisterons longuement : la maîtrise du feu, le vol magique, etc. De ce fait, bien que le chaman soit, entre autres qualités, un magicien, n’importe quel magicien ne peut pas être qualifié de chaman. Cette vision quasi mystique allait connaître un certain succès notamment dans les années 60 et 70. L’anthropologie actuelle préfère voir le chamanisme comme un système de pensée, une manière de gérer l’aléatoire. Le chaman est avant tout celui qui « ouvre la voie de la chance ».

Or, en étudiant de près les sources grecques, un certain nombre d’entités présentent d’étranges similitudes avec le personnage du chaman défini ci-dessus. Cette étude, dans un premier temps, consistera donc à partir à la rencontre du chaman grec au travers des traces qui nous sont parvenues de lui, notamment dans les mythes. C’est ainsi que nous croiserons des figures mythologiques, d’abord divines puis celles de devins légendaires avant de nous intéresser plus directement à des personnages historiques dont la légende s’est emparée à l’instar d’Abaris, Aristéas ou encore Épiménide. Il conviendra alors de s’interroger sur les origines même de ce phénomène et sur sa portée sociale à travers le personnage du goês qui lentement disparaît à la fin de la période archaïque. Enfin, nous tenterons d’aborder les influences du « chamanisme » sur la pensée grecque, influences plus importantes que ce à quoi il serait permis de s’attendre au premier abord.



I. Éléments chamaniques dans la mythologie grecque

La mythologie grecque nous offre de manière plus ou moins directe ou évidente les portraits d’entités qui présentent nombre de points communs avec le personnage du chaman. Il peut ainsi s’agir de dieux, à l’image d’Héphaïstos.


A. Héphaïstos ou la magie technicienne

Parmi les divinités présentant un grand nombre d’accointances avec le « chaman », Héphaïstos occupe certainement le premier rôle. Le fait peut paraître étrange pour une divinité que l’on pourrait qualifier de « technicienne ». Il l’est beaucoup moins lorsque l’on regarde de plus près les éléments constitutifs de son mythe. Trois retiendront plus particulièrement notre attention, à savoir celui de la souffrance rituelle, de l’initiation et enfin le thème du dieu civilisateur.

Le thème de la souffrance rituelle

Le thème de la souffrance rituelle transparaît à plusieurs moments du mythe d’Héphaïstos, soit de manière isolée, soit de manière associée selon les versions et les époques. Quoi qu’il en soit, elle conditionne l’acquisition de sa magie. Elle est ainsi fréquemment mise en relation avec son plus jeune âge et le fait qu’il soit atteint dès lors d’une infirmité qui allait faire de lui un dieu boiteux. Deux versions coexistent chez Homère - qui de manière originale insistait sur la paternité de Zeus - quant à l’origine de cette infirmité. La première rend directement le maître des Olympiens responsable de la boiterie de son fils. Ainsi celui-ci lance à sa mère, au début de l’Iliade :

Il est malaisé de lutter avec le dieu de l’Olympe. Une fois déjà, j’ai voulu te défendre : il m’a pris par le pied et lancé loin du seuil sacré. Tout le jour je flottai ; au coucher du soleil, je tombai à Lemnos : il ne me restait plus qu’un souffle. Là, les Sintiens me recueillirent, à peine arrivé au sol. (Hom., Illiade, 571ss, trad. P. Mazon)

D’autres sources précisent même que c’est cette chute qui l’estropia. La seconde version nous intéresse plus directement. En voici le récit que le dieu en fait lui-même :

Ah ! c’est une terrible, une auguste déesse, qui est là sous mon toit ! c’est elle qui m’a sauvé, à l’heure où, tombé au loin, j’étais tout endolori, du fait d’une mère à face de chienne, qui me voulait cacher, parce que j’étais boiteux. Mon cœur eût bien souffert, si Eurynome et Thétis ne m’avaient alors recueilli dans leur giron - Eurynome, fille d’Océan, le fleuve qui va coulant vers sa source. Près d’elles, durant neuf ans, je forgeais mainte œuvre d’art […]. (Homère, Illiade, 399ss, trad. P. Mazon)

Nous reviendrons par la suite sur nombre de détails donnés dans ce passage pour n’en retenir ici que certains : c’est Héra qui, consécutivement à l’infirmité de son fils, le précipite du haut de l’Olympe. Celle-ci est donc parfois donnée comme étant une infirmité de naissance. Elle conforte l’idée d’une Héra seule génitrice, qui séparée de Zeus n’engendre que des êtres inavouables, un Typhon monstrueux, un Héphaïstos infirme dont elle est la première à rougir (M. Delcourt, Héphaïstos, 1982, p. 39).

Une troisième version qu’il convient de mentionner à présent vient compléter ce tableau déjà complexe. Celle-ci nous est connue par deux scholies de l’Iliade. La première, d’après l’Aition de Callimaque, précise que Zeus et Héra furent amants en cachette durant trois cent ans et qu’ils eurent un fils « non parfait » (Schol. Towl., Iliade, I, 609 AD). La seconde scholie vient apporter quelques précisions : l’accouchement serait intervenu avant-terme (Schol. Towl., Iliade, XIV, 296). Il ressort de toutes ces informations - qu’il soit infirme à la suite de sa chute ou difforme de naissance - qu’Héphaïstos est, à plusieurs moment de son mythe, un dieu souffrant ; seule la portée diffère mais celle-ci a toujours une valeur magique. Comme le note M. Delcourt (Héphaïstos, 1982, p. 39) : L’infirmité et la difformité d’Héphaïstos ont des origines différentes. La première est la rançon payée par le magicien pour acquérir son art ; la seconde est à la fois symbole des forces les plus redoutables et le moyen le plus efficace de les conjurer si elles deviennent agressives. Ces deux réalités hétérogènes ne peuvent cependant se dissocier complètement l’une de l’autre. Si l’infirmité de naissance d’Héphaïstos peut être perçue comme un signe de son « élection » à un statut particulier, celle qui survient après sa chute est, elle, bien le prix à payer pour accéder au savoir.

Or cette infirmité du dieu est toujours mise en relation avec sa précipitation dans la mer ; car si Héphaïstos est un dieu-souffrant, c’est qu’il est aussi un dieu précipité. Plusieurs sources attestent de cette chute ou précipitation dont il est possible de trouver bien des parallèles dans les mythes hellènes. Ainsi Dionysos plonge d’une falaise, Icare est précipité pour avoir volé trop haut… Dans tous ces mythes, il semble qu’il faille reconnaître un thème familier des initiations chamaniques, celui de l’avalement, de l’engloutissement qui symbolise rien moins qu’une mort rituelle suivie par la suite, ainsi que nous le verrons, d’une renaissance. L’immersion marine évoque, plus que toutes autres, le retour à un milieu embryonnaire. La caverne initiatique joue le rôle que tient parfois un monstre engloutisseur (comme c’est parfois le cas chez Jason) et au-delà matérialise le ventre maternel. La précipitation, l’engloutissement caractérisent principalement les initiations de puberté, alors que la descente aux Enfers caractérisera, quant à elle, l’initiation du chaman. En fait chez Héphaïstos, l’ensemble du motif relève à la fois de l’un et de l’autre.

Le thème de l’initiation

Quant à son infirmité, qui est parfois présentée comme une véritable mutilation, elle entre dans le cadre même de l’initiation. Nous trouvons un parallèle direct à ce motif dans le mythe de Zeus qui se voit, selon Apollodore, sectionner les tendons par Typhon (Apoll., Bibl., 6, 3, trad. J.-C. Carrière-B. Massonie). On retrouve là les éléments de l’initiation d’un magicien avec ce Zeus mutilé et enfermé à l’intérieur d’une caverne. Comme le chaman qui voit son corps dépecé et le renouvellement de ses organes afin de renaître à la vie, Zeus, grâce à l’action d’Hermès et d’Égipan, retrouve force et vigueur.

Mais c’est dans l’Edda qu’il est possible de découvrir l’exact parallèle d’Héphaïstos avec le magicien Völund qui passe huit ans au bord d’un lac auprès d’une Walkyrie à confectionner bijoux et anneaux. Or le roi vient lui dérober une bague d’or, ce qui a pour effet d’immobiliser Völund, qui va se retrouver pieds et mains enchaînés. Le roi lui fait alors couper les tendons des genoux et le relègue dans une île où il va exercer son métier de forgeron. Finalement, Völund réussira à tuer les fils du roi, à endormir la reine sur son siège et, ayant forgé un vêtement magique, à s’envoler (Cf. F. Wagner, Les poèmes mythologiques de l’Edda, Liège, 1939, p. 225).

Le parallèle avec le dieu-forgeron grec est troublant ; dans chacun des deux cas l’initiation entraîne une sorte de retour in utero avec souffrances physiques, morales puis une renaissance forte d’un savoir.

Car consécutivement à sa chute, l’initié va naturellement connaître une période plus ou moins longue d’apprentissage et de révélations de secrets, pour lesquels le prix payé par Héphaïstos est son infirmité. Plusieurs versions ont alors cours à ce sujet, mais la portée, nous le verrons, demeure proche.

Selon la version orphique, ce sont les Cyclopes qui jouent auprès d’Héphaïstos ainsi que d’Athéna le rôle de chaman instructeur. Plus communément répandues étaient cependant les deux autres versions qui faisaient soit de Cédalion, soit d’Eurynomé et de Thétis ses formateurs. C’est Héra qui semble confier, ainsi que nous l’avons vu précédemment, Héphaïstos à Cédalion dont le nom signifie d’ailleurs phallus (M. Delcourt, Héphaïstos, 1982, p. 125). Tout comme Arès qui semble avoir été « instruit » soit par Éphialtès, soit par Priape, on décèle là une dimension sexuelle certaine. Ainsi que le note M. Delcourt (Héphaïstos, 1982, p. 127) : Éphialtès, Priape et Cédalion forment ainsi une série homogène où se devinent des pratiques sexuelles. On sait que le coït et la pédication constituent, dans les initiations, des rites, et même les plus efficaces de tous, d’agrégation à un groupe. Mais ce qu’apprend essentiellement Héphaïstos auprès de Cédalion, dans sa forge souterraine, c’est son art de forgeron. Nous reviendrons un peu plus loin sur les liens qui unissent le monde des forgerons à celui des chamans mais nous pouvons déjà noter la proximité entre l’initiation des premiers et celle des seconds.

La version où Thétis et Eurynomé (la Mort), deux déesses marines qui semblent d’ailleurs avoir été toutes les deux liées à un moment de leur mythe entrent en scène, met plus l’accent sur la portée plus strictement magique de son initiation. Les ouvrages qu’il confectionne chez ces dernières, les daidala, sont nettement à rapprocher de talismans. Mais comme nous l’a révélé l’Iliade, ce n’est pas moins de neuf années qu’Héphaïstos reste au fond des mers à œuvrer. Le cycle novénaire semble avoir revêtu une grande importance en Grèce puisqu’il se retrouve notamment dans la probation des rois de Crète et de Sparte. De même Pythagore est censé être resté trois fois neuf ans dans la grotte de l’Ida (cfr. Diogène Laërce, VIII). De plus la durée normale de la gestation est de neuf mois. Or, il n’est pas difficile de deviner, quelle que soient la durée et la symbolique, l’idée de mort rituelle et de retour à la vie ; entre les deux, l’image de la caverne, qui trahit celle de la matrice maternelle, est fréquemment présente. Ainsi Héphaïstos dans la forge d’Héphaïstos ou dans la grotte des deux déesses marines colle parfaitement à ce schéma d’une sorte de mort rituelle à travers le plongeon, de formation dans le ventre de la terre puis de résurrection lorsqu’il est rappelé pour délivrer sa mère des liens dans lesquels il l’a lui-même enserrée.

Et c’est bien là que se situe, en quelque sorte, le point final de l’initiation, à savoir l’ascension céleste d’Héphaïstos qui est constitué ici par sa (re)montée à l’Olympe. Pausanias, décrivant une peinture du temple de Dionysos à Athènes, nous rapporte les raisons et les circonstances de cette scène :

On y voit Dionysos conduisant Héphaïstos vers le ciel. Les Grecs racontent que Héra précipita Héphaïstos dès qu’il fut né et que celui-ci, qui n’avait pas oublié ces mauvais traitements, lui envoya en cadeau un trône portant des liens invisibles ; une fois assise, elle y fut enchaînée et aucun des dieux ne put persuader Héphaïstos de consentir <à la libérer>. Mais Dionysos, en qui Héphaïstos avait le plus confiance, l’enivra et le conduisit dans le ciel. (Pausanias, I, 20, 3)

La scène semble par ailleurs avoir inspiré nombre d’artistes puisqu’il n’est pas rare de voir Héphaïstos monté sur un mulet, le plus souvent ithyphallique, accomplir cette anodos. Je reviendrai un peu plus loin sur le trône magique. Ce qui nous intéresse ici est constitué dans cette sorte d’ascension que réalise Héphaïstos, ascension céleste qui le ramène à l’Olympe. Deux traits la caractérisent : d’une part le fait qu’Héphaïstos soit ivre, ce qui prouve qu’à la manière des chamans durant l’extase, il se trouve dans un état second, en plein changement de personnalité. D’autre part, la présence du mulet semble à rapprocher de ce que M. Eliade a écrit sur le cheval et les fameux bâtons à tête de cheval qui étaient un moyen de faciliter l’extase, le vol extatique et donc l’ascension céleste. Car, comme le fait aussi remarquer le chercheur roumain : L’apprenti chaman doit affronter les épreuves d’une initiation comportant l’expérience d’une mort et d’une résurrection symboliques. Durant son initiation l’âme de l’apprenti est censée voyager au Ciel et aux Enfers. Il est évident que le vol chamanique équivaut à une mort rituelle : l’âme abandonne le corps et s’envole dans des régions inaccessibles aux vivants. Par son extase, le chaman se rend l’égal des dieux, des morts et des esprits (M. Eliade, Chamanisme, 1968, p. 372-373). Il est donc possible de déceler chez Héphaïstos tous les motifs de l’initiation de type chamanique. Ainsi peuvent être distingués, comme le fait M. Delcourt, les différents moments de cette initiation :

1) Héphaïstos a été précipité ; il réalise ainsi une sorte de descente aux Enfers, ou plus exactement ici un retour in utero symbolisé par le milieu marin et le thème de la caverne-matrice.
2) Héphaïstos, consécutivement à cette chute (à moins qu’elle n’en soit la raison), est mutilé ; il est atteint d’une infirmité qui est à la fois le prix de son initiation mais aussi le signe de son élection.
3) Héphaïstos va se voir révéler certains secrets au cours d’une sorte d’instruction, soit par les Sintiens, soit par Cédalion, soit encore par Thétis et Eurynomé, secrets alliant savoir magique, métallurgique ou d’orfèvrerie.
4) Enfin, Héphaïstos est ramené sur l’Olympe, le plus souvent par Dionysos, monté sur un mulet et ivre, afin de libérer Héra des liens du trône que le forgeron lui a offert.

Le thème du dieu-civilisateur

Autre trait caractéristique d’Héphaïstos qui le rapproche de la figure d’un chaman, c’est son rôle de dieu-civilisateur. Chez lui, cela prend, bien entendu, l’aspect d’un dieu-créateur en relation directe avec son pouvoir de forgeron. Cette fonction n’est d’ailleurs pas anodine ; en effet, elle ancre un peu plus solidement notre entité divine dans des rapports mystiques qui rapprochent des fonctions aussi différentes que celles du forgeron, du chaman et du guerrier. Cette dernière catégorie sera d’ailleurs évoquée au travers des rapports qu’entretenait la déesse Athéna avec les arts magiques. Mais tout d’abord, voyons les ouvrages d’Héphaïstos.

Parmi ceux-ci, nombre de ses créations sont à mettre en relation avec son statut de forgeron et à celui d’orfèvre. Ainsi, ce qu’il fabrique pendant son initiation dans les grottes marines dont nous venons de parler ne sont rien d’autre que des bijoux proches par leur valeur de talismans. Ainsi, dans l’Iliade, une énumération des ouvrages qu’il a fabriqués nous est proposée par l’aède :

Près d’elles, durant neuf ans, je forgeais mainte œuvre d’art, des broches, des bracelets souples, des rosettes, des colliers, au fond d’une grotte profonde. (Hom., Iliade, XVIII, 400-404, trad. P. Mazon)

Comme le note A. Van Gennep (Les rites de passage, Paris, 1909, p. 238) : Dans toutes les cérémonies, avec des valeurs du reste variables, apparaissent le lien sacré, la corde sacrée, le nœud et tous leurs analogues, la ceinture, l’anneau, le bracelet et aussi la couronne, surtout dans le lien du mariage et de l’intronisation, la forme primitive étant le serre-tête. Ce pouvoir d’orfèvre se retrouve notamment dans la confection du collier d’Harmonie qui nous est rapporté en plusieurs endroits (Apoll., Bibl., III, 4,2 ; Oxyrrh. Pap., t. XI, 1915, n° 1358 ; Parthénios, Narr. Am., 25 ; Diodore de Sicile, XVI, 64 ; Plutarque, De sera num., 8 ; Hygin, Fab., 148).

De son activité de forgeron, Héphaïstos en vint à fabriquer des armes. Or force est de constater que celles-ci sont presque exclusivement défensives. Ainsi, lorsque Thétis vient le voir afin de remplacer les armes qui sont passées aux mains des Troyens lors de la mort de Patrocle, elle formule la demande suivante :

Voudras-tu, à ce fils qu’attend une prompte mort, donner un bouclier, un casque, de bonnes jambières avec couvre-chevilles adaptés, et une cuirasse ? (Hom., Iliade, XIV, 165ss, trad. P. Mazon)

Le bouclier fabriqué par Héphaïstos donnera lieu à un long développement où symboles et réalités se mêlent. De la même manière chez Apollodore, Héraklès reçoit d’Apollon un arc, d’Hermès une épée et d’Héphaïstos une cuirasse d’or (Apoll., Bibl., II, 4, 11).

Enfin, d’autres ouvrages ont plus nettement une valeur magique : il en va ainsi de l’égide, qui peut, dans une certaine mesure, être considérée comme un bouclier. Mais il semble aussi avoir eu, un peu à la manière de Dédale et ce qui est fort peu souligné, des talents d’architecte. Ainsi a-t-il conçu pour Héra une chambre :

Elle s’en va donc à la chambre que lui a bâtie son fils Héphaïstos. Il a, aux montants de la porte, adapté de solides vantaux, munis d’un verrou à secret : nul autre dieu ne l’ouvre. (Hom., Iliade, XIV, 165ss, trad. P. Mazon)

Cet ouvrage est à mettre en relation avec sa maîtrise technique des liens dont nous avons parlé auparavant. Or, chez Apollonios de Rhodes (Argonautiques, III, 37-250), il passe aussi pour avoir bâti les palais d’Aphrodite et d’Aiétès. Or, toutes ces créations ont un point commun qui s’allie bien avec la nature de magicien d’Héphaïstos ; ce point commun, c’est d’écarter ou de protéger du danger. En cela aucune notion d’agressivité, mais au contraire une sorte de protection magique relevant aussi bien de sa connaissance de la magie des liens que de la valeur apotropaïque de certains composants.

Héphaïstos est aussi un créateur de créatures animées proches d’êtres vivants ; il est celui qui est capable d’animer l’immobile. Ainsi dans l’Iliade, note-t-on la présence de fameux trépieds que l’art de notre forgeron réussit à animer :

Il est en train de fabriquer des trépieds - vingt en tout - qui doivent se dresser tout autour de la grand-salle, le long de ses beaux murs bien droits. À la base de chacun d’eux, il a mis des roulettes en or, afin qu’ils puissent, d’eux-mêmes, entrer dans l’assemblée des dieux, puis s’en revenir au logis - une merveille à voir ! (Hom., Iliade, XVIII, 375ss, trad. P. Mazon)

Un peu plus loin, c’est la présence de deux servantes d’une nature toute particulière qui retient notre attention :

Deux servantes s’évertuent à l’étayer. Elles sont en or, mais elles ont l’aspect de vierges vivantes. Dans leur cœur est une raison ; elles ont aussi voix et force ; par les grâces des Immortels, elles savent travailler. (Hom., Iliade, XVIII, 415ss, trad. P. Mazon)

Dans le chant VII de l’Odyssée, ce sont deux chiens qu’il semble avoir créé pour Alkinoos :

Sous le linteau d’argent, le corbeau était d’or, et les deux chiens du bas, que l’art adroit d’Héphaïstos avait faits pour garder la maison du fier Alkinoos, étaient d’or et d’argent. (Hom., Odyssée, VII, 92-95, trad. V. Bérard)

Il en va de même du géant Talôs, fabriqué à l’attention de Minos pour être le gardien de la Crète. Ce dernier ne fut vaincu que par les maléfices d’une puissante magicienne, Médée (Apoll., Bibl., I, 9, 26, trad. J.-C. Carrière-B. Massonie). Comme le note R. Buxton (Yeux de Médée, 2000, p. 266) : Talôs est une figure profondément ambiguë - à la fois statue et être vivant -, une figure dont la quasi-invulnérabilité le situe dans un réseau de récits mythiques impliquant des personnages tels qu’Achille et Caineus, et qui, à cause de la perte d’ichôr à travers la cheville, s’inscrit dans une dualité. Héphaïstos possède donc la possibilité d’animer les choses.

Tout cela nous amène presque naturellement à évoquer le cas de Pandore. C’est sur l’ordre de Zeus que les dieux s’affairent à sa conception :

Et chacun d’obéir au souverain fils de Cronos. Sans tarder, l’illustre Boiteux prend de la terre et façonne la semblance d’une vierge inspirant le respect : ainsi l’a voulu Zeus. Athéna, la déesse aux yeux de lumière, la pare d’une ceinture ; les Grâces divines et l’auguste Persuasion nouent des colliers autour de son cou ; les Saisons aux beaux cheveux la couronnent de fleurs printanières ; Pallas Athéna revêt son corps d’une parure. Hermès apprête dans son cœur mensonges, paroles trompeuses et perfidie. (Hésiode, Travaux, 80ss, trad. Cl. Terreaux)

Notons d’emblée le rôle d’Hermès qui penche délibérément du côté de la tromperie par son geste envers Pandore. Quant à Héphaïstos, il est non seulement celui qui façonne Pandore mais aussi celui qui lui donne vie et mouvement. Or pour l’occasion, Héphaïstos ne fait plus uniquement figure de forgeron, mais bel et bien de potier.

Comment ne pas songer alors à celui qui détient le privilège de l’art des potiers, Prométhée ? Celui-ci représente en quelque sorte pour Héphaïstos un « dieu-frère » que, chez Eschyle, Zeus contraint de lier. Ailleurs, leurs figures sont d’ailleurs fréquemment associées, voire substituées l’une à l’autre. Il est ainsi possible de les associer dans la légende de Pandore. Or, là où Prométhée dépasse Héphaïstos, c’est qu’il est donné, par de nombreuses sources, à travers la création de Pandore, comme créateur de la race des femmes, et même de l’humanité tout entière. Ce rôle de dieu non seulement créateur mais civilisateur, pour lequel il va payer un lourd tribut, est repris par Eschyle dans le Prométhée enchaîné (440ss, trad. E. Chambry).

Dans la tradition, c’est l’image du potier créateur qui demeura la plus forte ; la raison en est double. D’une part cette solution de lui substituer Prométhée ne le démettait pas de ses prérogatives en lui imposant de nouvelles souffrances ; mais de plus, comme le précise M. Delcourt (Héphaïstos, 1982, p. 156) : Les raisons pour lesquelles l’archétype humain fut imaginé fait de terre et non de bronze sont certainement profondes, puisque tant de mythes présentent le métallurge comme magicien, mais le potier comme créateur. Approfondissant les rêveries du modelage et de la cuisson, Gaston Bachelard dira que la pâte est la prima materies, tandis qu’autour de la trempe et du martelage légendes et poèmes racontent une tout autre histoire, celle de la violence que l’homme fait au métal […]. Nos deux comparses se retrouvent toutefois dans le feu, ce feu donné aux hommes par Prométhée :

Car c’est ton apanage, l’éclat du feu, père de tous les arts, qu’il a dérobé et donné aux mortels. Cette faute-là, il faut qu’il la paye aux dieux et qu’il apprenne à se résigner au règne de Zeus et à renoncer à favoriser ainsi les hommes. (Eschyle, Prométhée enchaîné, 6-10, trad. E. Chambry)

Or jamais dans le texte d’Eschyle, Héphaïstos ne blâme Prométhée ; au contraire, s’il l’enchaîne, c’est contraint et forcé. Là éclate donc aussi le rôle d’un Héphaïstos dieu-civilisateur, même si celui-ci doit pour ce faire, partager cela avec une autre entité divine.

Quoi qu’il en soit, il se trouve qu’Héphaïstos a aussi en commun avec une série de personnages le travail des métaux. Je songe aux Dactyles, Cabires, Telchines, et autres Courètes. Mais là encore les points de ressemblance sont bien plus nombreux qu’il n’y paraît. Plusieurs témoignages, que je ne citerai pas ici, nous sont parvenus à leur égard. Mais, de par leur proximité avec le dieu forgeron, ce sont deux groupes qui retiennent notre attention. Dans tous les cas, nous sommes en présence de sorte de confréries secrètes de travailleurs de métaux qui se retrouvent dans la pratique de mystères. Ainsi que le fait remarquer M. Eliade (Forgerons et Alchimistes, 1977, p. 87) : Or, ces groupes de métallurgistes mythiques ont des accointances avec la magie (les Dactyles, les Telchines, etc.), la danse (les Corybantes, les Courètes), les mystères (Cabires, etc.) et l’initiation des jeunes garçons (Courètes). Nous avons donc ici des traces mythologiques d’un état ancien des choses, où les confréries de forgerons avaient un rôle à jouer dans les mystères et les initiations. Ce rôle a particulièrement été souligné par H. Jeanmaire (Couroi et Courètes, Lille, 1939) pour ce qui concerne les Courètes, qui rappellent la tâche dévolue aux Forgerons-Héros Civilisateurs africains. Car une dimension à ne pas perdre de vue, c’est que tout comme Héphaïstos, il revient à ces derniers un rôle de civilisateur auprès de l’humanité ; premiers habitants de contrées jusque là vierges de présence « humaine », ils participent à l’œuvre d’humanisation en tant non seulement de pionniers mais aussi de par leurs pratiques de métallurgistes et de magicien. Ils collaborent aussi à la formation spirituelle des jeunes gens auprès desquels ils jouent, en quelque sorte, le rôle du chaman instructeur.

Héphaïstos, par son pouvoir de forgeron, peut être rapproché encore une fois des pratiques chamaniques en ce sens qu’il existe des liens très étroits entre cet art et les sciences occultes. La magie métallurgique, par le pouvoir du feu, est à assimiler aux pouvoirs chamaniques et à la furor du guerrier. Mais d’autre part, étant dieu-créateur, parfois de manière détournée il est vrai, il apporte aussi à l’homme la civilisation. Mais Héphaïstos n’est pas la seule entité divine à se servir de la magie. Ainsi que le rappelle M. Delcourt dans son ouvrage consacrée à Héphaïstos (1982, p. 134) : Mircea Eliade, étudiant le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, a rencontré au cours de son enquête un à un et les plus souvent dissociés, les détails qui composent la légende d’Héphaïstos : le rôle des mutilations et difformités, la relation entre métallurgie et chamanisme, le voyage extatique, la maîtrise du feu et l’ascension au ciel. L’exact parallèle hellénique aux réalités décrites par Mircea Eliade, c’est Dionysos qui nous le donne : l’abolition de la conscience normale, la rupture psychologique, l’accès au plan supérieur, tout ce qui constitue le chamanisme extatique a laissé des traces à la fois dans les rites et dans les légendes dionysiaques. Et l’on sent bien le changement de paradigmes ; nous nous trouvons face à une magie moins technicienne mais favorisant les pouvoirs de l’âme. Mais en fait, lentement, c’est l’ombre d’Apollon qui allait venir insuffler l’inspiration à des personnages appartenant encore à la mythologie.


B. Orphée

Plusieurs éléments constitutifs du mythe d’Orphée permettent clairement de le rapprocher du personnage du chaman. Le fait de vouloir situer son origine en Thrace, fait somme tout récent puisque cela n’apparaît qu’avec Eschyle, est révélateur d’une époque qui ne saisit déjà plus complètement les contours de son histoire spirituelle.

Sa musique et le pouvoir de sa voix

L’un des premiers points à souligner à son égard est son talent de musicien lié au pouvoir de sa voix. Ainsi Eschyle faisait dire à Égisthe dans Agamemnon :

Ta langue est le contraire de celle d’Orphée. Lui entraînait tout par le charme de sa voix. (Eschyle, Agam., 1630-1632, trad. E. Chambry)

De même Euripide nous donne un écho semblable :

Mais je connais une chanson d’Orphée. C’est un charme infaillible pour que le tison s’en aille de lui-même se planter en plein milieu du front brûler l’œil unique du Fils de la Terre. (Euripide, Cyclope, 646-648, trad. M. Delcourt-Curvers)

Orphée est donc bien un musicien dont l’art a un réel pouvoir magique ; comme le souligne W.K.C. Guthrie (Orphée, 1956, p. 51) : Pour les Grecs, la magie s’alliait de près à la musique, et pour certains d’entre eux le nom d’Orphée était synonyme de charmes, de sortilèges et d’incantations. Pendant au moins un millier d’années, ce fut un nom qui avait une vertu magique. Cela est particulièrement net dans le rôle qui lui est dévolu dans l’expédition des Argonautes que nous rapporte Apollonios de Rhodes (Argonautiques, I, 494-515, trad. F. Vian-E. Delage). Or le chamanisme a toujours eu recours à la musique, en lui conférant une vertu magique ; c’est ainsi que nombre de chamans se servent d’un tambour magique mais là encore d’autres instruments pouvaient prévaloir. Dans le cas d’Orphée il s’agit de la lyre, lyre qui passait d’ailleurs dans certaines sources pour être associée à la tête d’Orphée, lorsque celui-ci sera assassiné.

Grâce à sa voix, Orphée entretenait aussi des rapports très étroits avec le monde animal. De très nombreuses œuvres nous présentent Orphée, assis au milieu d’animaux, et les charmant de sa lyre et de ses chants. Comme le rend Ovide, selon une croyance répandue :

Sur toi, Orphée, pleurèrent les oiseaux désolés et la multitude des bêtes sauvages et les durs rochers, et les forêts que tes chants avaient si souvent attirées. (Ovide, Métam., XI, 44-46, trad. G. Lafaye)

En effet, il peut convoquer oiseaux et animaux pour s’en faire entendre. Citons le cas de l’Orphée chinois, l’empereur Fou-Hi qui aurait fixé les règles de la musique pour dompter les bêtes féroces et faire régner la concorde par les fonctionnaires. Comme le note J. Duchemin (Houlette, 1960, p. 145-146) : Ainsi donc, qu’il s’agisse des toutes primitives incantations, des chants magiques de lointaines peuplades ou, plus proches de nous, de certains aspects mythiques de la musique et de la poésie des Grecs, nous retrouvons partout la croyance invétérée au pouvoir des chants et de la musique, pour agir notamment sur les animaux féroces, redoutés des hommes et des troupeaux. Ce pouvoir est ainsi présent chez certains chamans légendaires de Sibérie, et trouve un écho dans le rituel qui veut que les chamans, au cours de leurs séances, s’entourent d’images sculptées d’oiseaux et de bêtes. C’est aussi là un signe de la possibilité qui est faite à certains de circuler librement entre les trois zones cosmiques, Enfer, Terre et Ciel, c’est-à-dire accéder là où seuls dieux et défunts ont accès.

Autre point à souligner, avant d’en arriver au fameux motif d’Orphée et d’Eurydice, c’est le côté « héros-civilisateur » du personnage qu’a bien analysé J. Coman (Orphée, 1938). En plus de la musique, de la poésie, Orphée en effet offre aux hommes des charmes pour guérir qui relèvent de la magie médicale. Pline se fait d’ailleurs l’écho de telles pratiques (Hist. Nat., XXX, 6-7, trad. A. Ernout). Mais qui plus est, Orphée est aussi et avant tout une sorte de réformateur religieux comme le note Diodore de Sicile (Bibl. hist., 3), qui selon lui introduisit le premier en Grèce les initiations et les mystères. Il passe aussi pour être celui grâce à qui les hommes ont renoncé au cannibalisme, car il leur enseigna l’agriculture. Bref le rôle d’Orphée s’exerçait toujours en direction de la civilisation, de la culture, des arts et de la paix. Déjà une des caractéristiques d’Héphaïstos, dont nous avons souligné l’importance, était celle d’être un dieu-civilisateur, ce qui allait de pair avec sa magie technicienne. Certes Orphée n’est pas un dieu ; c’est une sorte de héros au sens très particulier du terme dans la civilisation grecque et son influence se situe à un autre niveau, tout aussi important ; il est celui qui accorde l’humain et le vivant.

Orphée et Eurydice

La recherche de son épouse aux Enfers pour un héros est un thème récurrent de la pensée humaine, à tel point qu’il est possible de parler à son égard de « motif d’Orphée ». Différents auteurs grecs et latins se sont faits l’écho de cette descente aux Enfers d’un type bien particulier. Dans l’état actuel des connaissances, c’est un passage de l’Alceste d’Euripide qui en rapporte en premier l’existence :

Si j’avais la voix et le chant d’Orphée, que je puisse enchanter Perséphone ou Hadès et t’arracher aux enfers, je descendrais, et le chien de Pluton, ni le passeur Charon incliné sur sa rame, ne pourrait m’arrêter. Je te ramènerais vivante à la lumière. (Euripide, Alceste, 357-362, trad. L. Méridier)

C’est un tout autre écho qu’il est possible de découvrir chez Platon quelques décennies plus tard :

Au contraire, ils ont renvoyé de l’Hadès Orphée, fils d’Oeagre, sans qu’il eût rien obtenu. Ils lui montrèrent un fantôme de la femme pour laquelle il était venu, sans la lui donner elle-même ; son âme, en effet, leur semblait faible car ce n’était qu’un joueur de cithare ; il n’avait pas le courage de mourir comme Alceste pour son amour, mais cherchait par tous les moyens à pénétrer vivant dans l’Hadès. C’est certainement pour cette raison qu’ils ont infligé une punition et ont fait que sa mort fût l’œuvre des femmes. (Platon, Banquet, 179 d, trad. P. Vicaire)

Il ne faut cependant pas se tromper sur la portée du témoignage du philosophe pour qui Orphée et ses adeptes ne sont rien moins que des charlatans. L’opération ne pouvait logiquement réussir ; n’en demeure pas moins que c’est bien vivant qu’Orphée descend aux Enfers. À la période hellénistique, le nom de cette mystérieuse épouse semble enfin se fixer comme en témoigne le Chant funèbre en l’honneur de Bion :

Quant à moi, versant des pleurs sur ce deuil, je déplore ton destin. Si je pouvais, comme Orphée qui jadis descendit au Tartare, comme Ulysse, comme avant Alcide, à mon retour et bien vite je me rendrais au palais de Pluton pour te voir, et si tu chantes quelque chose à Pluton pour entendre ce que tu lui chantes. Mais courage ; à Coré fais entendre une mélodie sicilienne, une douce mélodie bucolique. Elle aussi elle est de Sicile ; elle a joué aux rivages de l’Aitna ; elle connaît la musique dorienne. Ton chant ne sera pas sans récompense ; comme jadis Orphée, pour prix du doux son de sa lyre, elle accorda le retour d’Eurydice, elle te renverra, Bion, à tes montagnes. Si moi, par ma syrinx, je pouvais quelque chose, j’irai chanter moi-même chez Pluton. (Chant funèbre en l’honneur de Bion, 114-126, trad. Ph.E. Legrand)

Notons, au passage, qu’une fois encore la tentative de retour est réussie. Diodore de Sicile en donne d’ailleurs un écho semblable :

Il fit partie de l’expédition des Argonautes, et, par amour pour son épouse, fut amené à accomplir l’exploit incroyable de descendre dans l’Hadès ; là il charma Perséphone par sa musique et arriva à la convaincre d’exaucer son désir et lui permettre comme à un autre Dionysos, de ramener son épouse morte des Enfers. (Diodore de Sicile, Bibl. hist., IV, 25, trad. F. Chamoux)

Je ne citerai pas ici la documentation latine, émanant en la matière essentiellement des œuvres de Virgile (Géorg., IV, 453-506) et d’Ovide (Mét., X, 1-73). Retenons-en simplement le déroulement, assez comparable dans l’un et l’autre cas, à savoir :

1) Le motif de la mort d’Eurydice y est clairement exposé comme étant la conséquence d’une morsure de serpent, animal symbolisant le monde chthonien.
2) Fidèle à la tradition, c’est grâce aux charmes de sa voix, à ses chants, qu’Orphée obtient le droit de ramener son épouse des Enfers.
3) Apparaît alors le point sur lequel les auteurs latins diffèrent sensiblement des auteurs grecs, c’est l’apparition de l’interdiction faite à Orphée de regarder en arrière.
Car comme le souligne W.K.C. Guthrie (Orphée, 1956, p. 42) : L’histoire d’Orphée regardant en arrière, et condamné à cause de cela à laisser Eurydice, peut très bien n’être qu’une adjonction, qui ne fut universellement adoptée qu’à la période alexandrine, si même elle n’a pas été inventée par les Alexandrins.

De ce rapide examen du dossier gréco-romain concernant la descente aux Enfers d’Orphée pour y chercher son épouse, il semble donc bien qu’initialement l’opération ait réussi.

Or, ce qui est troublant, c’est qu’il est possible de trouver, sur tous les continents, des parallèles à ce « motif d’Orphée ».

Ainsi, A. Castrèn (Nordische Reisen und Forschungen, III, Saint-Pétersbourg, 1853, p. 147) a recueilli chez les Tatars de la steppe Sajan l’histoire d’une jeune fille, Kubaiko, qui descend aux Enfers afin d’en ramener la tête de son frère, c’est à dire l’ « âme » de ce dernier, dont la mort a été causée par un monstre. Après maintes aventures, et après avoir assisté aux différentes tortures qui punissent les divers péchés, Kubaiko se trouve devant le Roi de l’Enfer lui-même, Irle-Kan. Celui-ci lui permet de rapporter la tête de son frère si elle sort victorieuse d’une épreuve : extraire du sol un bélier à sept cornes si profondément enterré qu’on ne distingue plus que les cornes. Kubaiko réussit la prouesse et revient sur terre avec la tête de son frère et l’eau miraculeuse que le dieu lui a donnée pour le ressusciter (cfr. M. Eliade, Chamanisme, 1968, p. 177).

Une descente semblable était connue des Mandchous au travers du poème Nisan saman. Or, dans les deux cas, nombre d’éléments relèvent en fait du chamanisme : ainsi Nisan, l’héroïne qui réalise la descente aux Enfers dans la version mandchoue n’est autre qu’une chamane attitrée. C’est aussi l’occasion, comme pour Orphée, d’évoquer la géographie infernale que les chamans, de par leurs expériences, furent les premiers à révéler aux vivants.

Plus évocatrice encore est l’histoire du héros maori Hutu, qui lui aussi, à la manière d’Orphée, descend aux Enfers afin d’en ramener l’âme de sa bien-aimée, la princesse Pare, qui s’est suicidée à cause de lui. Au cours du voyage, le héros va rencontrer la Grande-Dame-de-la-Nuit, celle qui règne aux Enfers et obtient d’elle le moyen de poursuivre sa quête avec la connaissance du chemin à prendre et des mets à consommer. En définitive, Hutu va retrouver Pare parmi les ombres et réussira à ramener son âme des Enfers.

Derrière ce motif commun, dans lequel les conceptions chamaniques prédominent, il est possible de déceler, comme le souligne E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 151), rien de moins que le recouvrement d’une âme volée. Et qui mieux que le chaman pourrait en effet mener à bien cette tâche ? Plusieurs études ont montré que l’une des spécialités du chaman était justement l’accomplissement de voyages aux Enfers, notamment afin d’y accompagner les âmes défuntes. On notera là un pouvoir psychopompe dont on reparlera au sujet d’Hermès, puisqu’il semble que ce soit en partie dans cette entité divine que cette attribution se soit concentrée avec des traits nettement chamaniques. Avec Orphée se produit le processus inverse des cérémonies habituelles ; processus qui ne peut se justifier que par l’attachement d’un être à un autre. C’est en cela aussi que le motif d’Orphée et d’Eurydice est universel.

Sa mort et son destin post-mortem

Autre point du mythe d’Orphée qui n’est pas sans présenter certaines analogies avec le destin d’un chaman, celui de sa mort et de son destin post-mortem. Voici la version laissée par Conon, historien de la fin du Ier siècle av. J.-C. :

Voici comment il mourut ; il fut mis en pièces par les femmes de Thrace et de Macédoine, parce qu’il ne leur permettait pas de prendre part à ses cérémonies religieuses, ou peut-être pour d’autres raison aussi, car il est dit qu’après le malheur qui le frappa au sujet de sa propre femme, il devint l’ennemi du sexe féminin tout entier. Or, à certains jours, une masse de Thraces et de Macédoniens en armes se réunissaient à Libéthra et entraient ensemble dans un édifice qui était vaste et bien choisi pour que puissent s’y dérouler les rites de l’initiation ; et lorsque ces hommes entraient pour prendre part aux cérémonies, ils déposaient leurs armes à la porte. Les femmes guettaient ce moment, et pleines de rage devant l’affront qu’elles subissaient, saisirent les armes, tuèrent ceux qui tentaient de les maîtriser et, déchirant Orphée membre par membre, précipitèrent ses restes épars dans la mer. Aucunes représailles ne furent exercées contre les femmes, et le pays fut envahi par la peste. Cherchant quelque apaisement à leurs maux, les habitants consultèrent un oracle, qui leur dit que, s’ils pouvaient trouver la tête d’Orphée et l’enterrer, ils seraient libérés de leurs maux. Après beaucoup de difficultés, on trouva la tête grâce à un pêcheur, vers l’embouchure de la rivière Mélès. La tête chantait encore ; elle n’était nullement abîmée par son séjour dans la mer, et n’avait subi non plus aucun des terribles changements que le sort des hommes impose aux corps sans vie. (Conon, Fab., 45, trad. S.M. Guillemin)

Deux motifs sont évoqués par Conon qui reprend là les positions de ses prédécesseurs en la matière : le motif religieux qui fait que, quelle que soit l’option choisie, le culte qu’il met en place n’est pas accepté par la population, ou du moins par une frange d’entre elle. L’autre motif est sexuel et consisterait dans le dédain avec lequel Orphée traita les femmes après la mort d’Eurydice.

Certains, à l’image de Phanoclès, vont même plus loin puisqu’ils dépeignent un Orphée homosexuel. N. Hopkinson pense que c’est là une invention du poète à mettre en relation avec l’interdiction faite aux femmes de pénétrer dans le sanctuaire de Leibethra, point sur lequel le suit J. Bremmer (N. Hopkinson, A Hellenistic Anthology, XIV, Cambridge, 1988, p. 45-46 et p. 178 ; J. Bremmer, "Orpheus from guru to gay", Orphisme et Orphée, en l’honneur de Jean Rudhart, Droz, Genève, 1991). Cette homosexualité ne peut, comme le souligne d’ailleurs N. Duplain-Michel (Tirésias, 1991), être rapprochée d’une androgynie rituelle, mais il n’en reste pas moins vrai que l’on trouve des traces de bisexualité dans la cosmogonie orphique.

Plus intéressant est peut-être pour nous le thème de la tête d’Orphée à laquelle étaient attribués, même après sa mort, des pouvoirs mantiques. W. Deonna y a par ailleurs consacré une étude (Orphée, 1924). Ce thème a beaucoup inspiré les artistes de l’antiquité, ainsi que l’a relevé W.K.C. Guthrie (Orphée, 1956, p. 46-52) : que ce soit sur des miroirs, des vases ou encore des intailles, la tête d’Orphée est présentée en train de prophétiser. Philostrate rapporte d’ailleurs que sa tête était réputée pour ses oracles et que ces derniers furent supprimés par Apollon qui en était jaloux ; le dieu se serait penché sur la tête et aurait dit :

Cesse de te mêler de ce qui m’est dévolu, j’en ai supporté suffisamment à cause de ton chant. (Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, IV, 14, cité par W.K.C. Guthrie)

Ce point n’est pas sans rappeler la tête mantique de Mimir. G. Dumézil a particulièrement bien analysé ce personnage. Il cite ainsi le passage suivant de l’Ynglinsaga :

Alors les Vanes s’irritèrent de ce que les Ases les avaient trompés dans l’échange d’hommes. Ils prirent Mimir, le décapitèrent et envoyèrent la tête aux Ases. Odhinn prit la tête et l’oignit de plantes propres à l’empêcher de pourrir, prononça sur elle des paroles magiques et lui donna ainsi le pouvoir de lui parler et de lui dire maintes choses cachées. (Snorri, Ynglinsaga, IV)

Notons au passage qu’Orphée possède naturellement cette capacité, alors que dans le cas de Mimir elle lui est accordée après son décès par Odhinn. Mais dans les deux cas, la tête seule jouit de cette puissance ; dans le cas de Mimir, G. Dumézil précise que c’est elle qui lui donne la Voyance, la vue de l’invisible, la connaissance de l’inconnaissable. Ce privilège est d’ailleurs confirmé par la variante concurrente, tout à fait différente, qui explique la voyance d’Odhinn par le sacrifice qu’il aurait fait d’un de ses yeux déposés dans la source de Mimir, appliquant la formule si fréquente dans les mythes ou les mythologies indo-européennes que, pour obtenir un degré maximum de ce que normalement fournit un organe, le dieu doit d’abord s’en amputer (G. Dumézil, Mimir, 2003, p. 875 [27]). Nous retrouverons dans un instant le même schéma avec Tirésias. La mention de telles têtes est très courante dans le monde indo-européen, notamment en Irlande. La connexion avec le chamanisme se fait d’autant plus facilement que dans de nombreux endroits, le crâne du chaman est censé conserver des pouvoirs divinatoires, comme c’est d’ailleurs le cas pour les chamans yukaghirs.

*

Le personnage d’Orphée offre donc un certain nombre de traits qui permettent de le rapprocher d’un chaman. Ainsi que le résume E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 151) : Il exerce conjointement les professions de poète, de magicien, de maître religieux, et de diseurs d’oracles. Comme certains chamans légendaires de Sibérie, il peut, par sa musique, convoquer les bêtes et les oiseaux pour se faire entendre. Comme les chamans partout, il visite les Enfers, et le motif de sa visite est un but fort commun chez les chamans - le recouvrement d’une âme volée. Enfin sa personnalité magique survit dans une tête chantante qui continue à donner des oracles bien des années après sa mort.


C. Les devins grecs

Il n’est nullement question ici de faire un exposé sur ces personnages bien attestés en Grèce archaïque et dont la mythologie nous a laissé les noms. D’autres l’ont fait avant nous dans un cadre plus adapté. L’essentiel est donc d’étudier certaines figures dont la fonction est la connaissance de l’avenir et de voir en quoi elles dépassent ce statut de devin pour offrir à leur tour des caractéristiques du chaman. Nous retiendrons dans ce but essentiellement trois noms : Mélampous associé à son descendant Amphiaraos, ainsi que celui du célèbre Tirésias.

Mélampous

Mélampous, l’ « homme aux pieds noirs », est considéré comme l’un des plus anciens devins mythiques. Il est d’ailleurs mentionné par Homère au chant XV de l’Odyssée :

Car jadis Mélampous habitait à Pylos, la mère des troupeaux, où, très riche, il avait le plus beau des manoirs. Mais il avait dû fuir sur la terre étrangère : le généreux Nélée, le plus noble des êtres, l’avait, durant un an, dépouillé de ses biens, cependant qu’il était captif chez Phylakos et que, chargé de chaîne s, la fille de Nélée lui valait des tortures, pour la lourde folie qu’avait mise en son cœur la terrible Érinnys. Mais, éludant la Parque, il put, de Phylaké, ramener à Pylos les vaches mugissantes et punir le divin Nélée de son méfait ; puis, ayant célébré les noces de son frère, il quitta le pays et s’en fut vers Argos et ses prés d’élevage. C’est là que le destin lui donna de régner sur des sujets nombreux ; il prit femme ; il bâtit une haute maison ; il engendra deux fils pleins de vigueur, Antiphatès et Mantios. (Hom., Odyssée, XV, 226-242, trad. V. Bérard)

D’autres sources nous apprennent que ce dernier était en fait originaire de Thessalie, et que c’est bien Argos qui allait se trouver au cœur de ses aventures. En effet, selon le récit laissé par Hérodote, et repris par Apollodore et Diodore de Sicile, Mélampous vint auprès du roi Proetos afin de guérir ses filles, frappées de folie par une divinité personnellement offensée :

Or Mélampous demanda pour salaire la moitié du pouvoir royal. Les Argiens rejetèrent sa demande et s’en allèrent, mais les cas de folie se multiplièrent chez eux, si bien qu’ils durent céder et revinrent trouver Mélampous en lui accordant tout ce qu’il avait exigé. (Apoll., Bibl., II, 2, 2)

C’est finalement un tiers pour son frère Bias et un tiers pour lui-même qu’il obtint. Il traita alors la maladie à la façon bachique, en poursuivant les jeunes filles :

Il prit avec lui les plus robustes des jeunes gens et, par le cri rituel et une sorte de danse de possession, il chassa des montagnes les jeunes filles et les conduisit à Sycione. (Apoll., Bibl., II, 2, 2)

Sycione était en effet réputée pour célébrer Dionysos. Des bains, des fumigations et la prononciation de formules expiatoires achevèrent la guérison.

Cet étroit rapport avec Dionysos aurait de quoi surprendre ; Mélampous est l’un des rares personnages de ce type qui ne se réclame pas d’Apollon (comme le feront d’ailleurs ses descendants) mais de Dionysos. Hérodote ne s’y est d’ailleurs pas trompé lorsqu’il note :

À ce propos, je crois que Mélampous, fils d’Amythaon, loin d’ignorer ce rite, l’a parfaitement connu : car c’est lui qui introduisit Dionysos en Grèce, ainsi que les cérémonies de son culte et la procession du phallus. Il est vrai qu’il n’a pas tout compris et expliqué, et que les Sages qui vinrent après lui ont complété ses enseignements ; mais c’est Mélampous qui introduisit en Grèce la procession du phallus en l’honneur du dieu, et c’est à lui que les Grecs doivent les rites qu’ils accomplissent encore maintenant. Pour moi, je prétends que Mélampous fut un homme habile qui institua l’art de la divination […]. (Hérodote, II, 49, trad. A. Barguet)

D’ailleurs d’où lui vient son pouvoir de devin ? Là encore, il semble que le lien avec le monde chthonien doive être établi. Apollodore (II, 2, 2) nous apprend que la révélation se serait incarnée dans le corps de serpent, tout comme ce sera le cas indirectement avec Tirésias. Un jour, il découvrit dans le tronc d’un chêne un nid de serpents. Mélampous rendit les honneurs funèbres au serpent adulte, que ses serviteurs avaient tué, mais il éleva les petits. Ceux-ci devenus grands, le surprirent un jour dans son sommeil, s’enroulèrent autour de lui et lui léchèrent les oreilles, acte dans lequel il faut voir qu’en fait ils « purifient » ses oreilles de leur langue. Notre homme se réveilla, effrayé, et comprit qu’il connaissait le langage des oiseaux. À ce don, vint s’ajouter celui de guérisseur, ce qui n’est guère pour nous surprendre si on rapproche Mélampous du personnage du chaman dont il est une émanation.

Il représente même un certain âge d’or de ce personnage puisqu’il réalise en sa personne la synthèse du roi et du devin-guérisseur. Il serait donc ce « Roi-Magicien » que J.G. Frazer a mis en évidence dans son ouvrage Le Rameau d’or (réimpr., Paris, 1981, Coll. Bouquins), qui se qualifie et qui s’impose par le gouvernement de la nature, par la science infuse de divination et par les prestiges d’une médecine préhistorique (L. Gernet, Anthropologie, 1968, p. 426). Dans le cas de Mélampous, celui-ci accède à la royauté car non seulement il possède le pouvoir de divination mais aussi de guérir et de commander aux éléments, car il est le dépositaire d’une puissance magique qui permet d’assurer la prospérité au groupe social dont il a la charge. Cela se double aussi d’un sens très aigu de la mêtis, de l’ « intelligence rusée ». Comme le note L. Gernet (Anthropologie, 1968, p. 428) : L’homme armé de secrets magiques et pourvu de facultés extraordinaires est habilité à gouverner ses semblables. C’est une conception primitive que celle qui fonde l’autorité sur un savoir privilégié et qui, inversement, attribue à l’homme qui l’exerce des pouvoirs hors de l’ordre commun ; c’est aussi une conception des plus invétérée : il y en a des survivances durables et on en connaît d’étranges retours. Or contrairement à son descendant Amphiaraos, chez qui le prestige royal est moindre, Mélampous ne semble pas avoir connu une quelconque divinisation après son décès.

Amphiaraos

Le cas d’Amphiaros est encore plus intéressant à analyser car il relève au fond de la même logique tout en apportant des éléments nouveaux, notamment par le côté inquiet du personnage. C’est P. Vicaire qui a le mieux senti cette dimension du personnage. Trois aspects en fait permettent de rapprocher de façon claire Amphiaraos d’un chaman : l’acquisition de son don oraculaire, la difficulté de l’assumer et enfin sa fin merveilleuse.

L’acquisition de son don oraculaire

Commençons donc par l’acquisition de son pouvoir de divination. Il convient, dans le cas présent, de ne pas perdre de vue le fait qu’Amphiaraos est le descendant de Mélampous lui-même. Le pouvoir n’est donc pas absent de lui ; il est simplement en dormance et il suffit qu’il lui soit révélé. La source unique de cette révélation nous est fournie pour l’occasion par Pausanias (II, 13, 3-7). D’après ce dernier, il existait en effet dans une petite cité d’Argolide, à Phlionte, encore à la fin du IIe s. ap. J.-C., une maison dite « oraculaire » qui était ainsi nommée parce qu’Amphiaraos, y ayant dormi une nuit, se mit à prophétiser là pour la première fois. Ce moment, où se trouvent rassemblés plusieurs traits chamaniques - l’expérience a lieu de nuit, dans un lieu clos, avec une portée initiatique évidente - trahit bien la volonté de donner les traits d’un chaman à une personne, béotienne d’origine mais désormais considéré comme argienne.

Quant à sa qualité de guérisseur, écoutons à ce propos P. Vicaire (Amphiaraos, 1979, p. 13) : « Guérisseur, le chaman l’est par définition. Il possède ce don à titre héréditaire, et le fait que Mélampous est guérisseur en même temps que devin paraît assurer le privilège à son descendant direct. Mais nous pouvons soupçonner que la relation entre Amphiaraos et son bisaïeul célèbre est une élaboration sans doute tendancieuse de la légende, dans le sens argien. Et selon la tradition conservée, la qualité de guérisseur n’est pas attribuée à Amphiaraos dans sa vie terrestre : sans doute le héros ne devait-il pas, pour les poètes épiques, être obligatoirement doté dès ce monde de tous les traits propres à un chaman d’un temps déjà reculé. C’est la figure surnaturelle du héros devenu immortel qui cumule, avec le pouvoir oraculaire, le pouvoir de guérir, comme c’est le cas notamment d’Asclépios. » Nous reviendrons un peu plus loin sur ce qui constitue bien l’héroïsation d’un chaman avec la fin d’Amphiaraos.

La difficulté d’assumer ses pouvoirs

Mais ce n’est pas tout. Chez Amphiaraos, il y a une réelle difficulté à assumer ces pouvoirs. Cela est sensible à plusieurs moments du mythe, notamment lorsque celui-ci se serait caché pour ne pas aller à une guerre qu’il savait perdue d’avance. On sent bien alors toute l’ambivalence sexuelle que traduit le fait de demeurer caché dans sa demeure, lieu féminin par excellence, à la merci du bon vouloir d’une épouse, Ériphyle, qui va d’ailleurs ne pas hésiter à se laisser corrompre et à envoyer son époux à une mort certaine.

En agissant de la sorte, en laissant éclater ses doutes et en tentant de ne pas affronter un destin pourtant inextricable pour un Grec, Amphiaraos trahit aussi le trouble du chaman, son sentiment d’insécurité que bien des spécialistes ont su mettre en avant. Amphiaraos n’assume pas son statut dans un moment critique dont seul il a la connaissance, moment critique aussi bien pour lui que pour son groupe social. Comme le note M. Eliade (Chamanisme, 1968, p. 39) : Que de telles maladies apparaissent presque toujours en relation avec la vocation des medecine-men, cela n’a rien de surprenant. Comme le malade, l’homme religieux est projeté à un niveau vital qui lui révèle les données fondamentales de l’existence humaine, c’est-à-dire la solitude, la précarité, l’hostilité du monde environnant. Mais le magicien primitif, le medecine-man ou le chaman, n’est pas seulement un malade : il est, avant tout, un malade qui a réussi à guérir, qui s’est guéri lui-même

Et c’est bel et bien ce que fait Amphiaraos puisqu’il va respecter ses accords avec Adraste et se lancer dans un conflit qu’il sait perdu d’avance. Mais avant tout, il tient à punir celle qu’il juge responsable de la situation, son épouse Ériphyle, en armant contre elle la main de son propre fils, Alcméon. Beaucoup se sont interrogés sur la portée de cet acte. M. Delcourt (Oreste, 1959, p. 41-43) par exemple décèle dans ce père qui est promis à la mort et qui désire être vengé, la figure transposée d’un revenant qui exige son dû : Dans cette frange claire-obscure une liaison paraît s’être opérée entre l’utilisation sans doute spontanée d’une certaine typologie du chaman et le développement d’une péripétie pathétique donnée pour l’effet différé de la colère (P. Vicaire, Amphiaraos, 1979, p. 18).

Sa fin merveilleuse

La fin d’Amphiaraos est particulièrement révélatrice à cet égard. En effet, elle montre les liens qu’entretenait ce personnage, tout comme son ancêtre, avec le monde chthonien. Celle-ci semble intervenir en Béotie, consécutivement à l’attaque désastreuse de Thèbes :

Près de Thèbes, la terre foudroyée par le trait de Zeus ensevelit le devin fils d’Oiclès, ce nuage de guerre. (Pindare, Néméennes, X, 9, 16, trad. P. Vicaire)

Contraint à la fuite, Amphiaraos est englouti dans la terre avec son char grâce à une intervention de Zeus, ainsi que nous l’indique Pindare. Là commence pour lui une seconde existence, celle de démon souterrain. Cette fin contribue à faire de lui un chaman héroïsé comme bien des cas sont attestés ailleurs, survie d’un être qui, après le passage du diurne au nocturne, obtient des égards particuliers. À la suite de P. Vicaire (Amphiaraos, 1979, p. 4-5), il est ainsi possible de conclure : Divers autres éléments de la légende permettent de classer Amphiaraos parmi les chamans : le don de divination, brusquement reçu pendant une certaine nuit ; le don de guérison - don qui dans la forme prise par la légende sera ’reporté’ à la seconde partie, souterraine, du destin d’Amphiaraos ; le caractère héréditaire de ces deux dons, Amphiaraos ayant pour bisaïeul le devin-guérisseur Mélampous ; la difficulté d’assumer son pouvoir mantique sans risque de mésentente avec son milieu familial et social (il ne sera pas cru, dans une circonstance capitale) et son trouble psychologique et moral sur le plan personnel (il se cache pour ne pas affronter la guerre). Le cas de Tirésias se montre encore plus riche et plus complexe.

Tirésias

L’exemple de Tirésias est sans doute l’un des plus intéressants qui soit mais aussi le plus connu. Une bibliographie assez importante lui a été consacrée et l’apport en la matière des travaux de N. Duplain-Michel est particulièrement enrichissant (cfr. bibliographie). Elle tente en effet de montrer les liens qui existent entre bisexualité et divination et l’idéologie chamanique. Il faut bien reconnaître que c’est M. Delcourt-Curvers qui avait la première ouvert la voie à une telle démarche (Hermaphrodite, 1958). Plusieurs épisodes conservés dans le mythe de Tirésias permettent en fait de le rapprocher d’un chaman. Commençons par le plus ancien, celui de la nekyia d’Ulysse où celui-ci joue un rôle central. Ainsi que le lui indique Circé :

Mais il vous faut d’abord entreprendre un autre voyage vers les maisons d’Hadès et de la grande Perséphone afin d’y consulter l’âme du Thébain Tirésias, devin aveugle, mais encore doué de sens ; car, même mort, Perséphone lui a laissé à lui seul, la sagesse : les autres ne sont qu’un vol d’ombres… (Hom., Odyssée, X, 490-495, trad. Ph. Jacottet)

Suivant les conseils de la maîtresse d’Aiaè, Ulysse accomplit les rituels et l’ombre de Tirésias lui apparaît, tenant un sceptre d’or à la main. Cette scène a beaucoup inspiré les artistes. Ainsi c’est elle qui semble figurer dans la Leschè des Cnidiens à Delphes l’œuvre de Polygnote et dont le souvenir nous a été conservé grâce au témoignage de Pausanias (X, 28, 1). Ce thème de la nekyia et de l’apparition de Tirésias a aussi inspiré les céramistes puisque de nombreux vases y font référence. Nous ne retiendrons que le rapprochement entre un cratère apulien attribué au peintre de Dolon, conservée au Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Nationale ( inv. 422) et ce que nous avons dit précédemment au sujet des représentations d’Orphée et des têtes mantiques, en relation avec des thèmes chamaniques évidents. Le thème de la double transformation sexuelle permet d’aller plus loin ; ainsi la Bibliothèque d’Apollodore nous a conservé ce passage qu’il convient de rapprocher de la Mélampodie aujourd’hui disparue et dont on sait aujourd’hui qu’elle n’est pas à attribuer à Hésiode mais est beaucoup plus récente. Il y est rapporté :

Hésiode dit que Tirésias, ayant vu, sur le mont Cyllène, des serpents en train de copuler, les blessa et, d’homme, devint femme. Ayant de nouveau observé les mêmes serpents en train de copuler, il redevint homme. (Apoll., Bibl., III, 6, 7)

À la suite de ce fait merveilleux, Tirésias servit d’arbitre dans une querelle qui opposait Zeus à Héra afin de savoir qui, de l’homme ou de la femme, avait le plus de plaisir dans l’acte sexuel :

Celui-ci répondit que s’il y avait dix-neuf parts (de plaisir) dans l’acte sexuel, les hommes en éprouvaient neuf et les femmes dix. À cause de cette réponse, Héra l’aveugla. Mais Zeus lui fit don de la divination. (Callimaque, Hymne, V ; mais l’auteur connaissait, semble-t-il, aussi l’autre version comme en atteste R. Pfeiffer, Callimachus, vol. 1, Fragmenta, Oxford, 1969, n° 576).

Callimaque, dans son Hymne à Pallas, allait donner à l’aveuglement et au don de divination de Tirésias une origine quelque peu différente : Tirésias aurait surpris au cours d’une chasse la déesse Athéna dans son bain et aurait perdu la vue. Mais sous les prières répétées de sa mère, Chariclô, la déesse lui accorde le don de divination ainsi qu’un bâton :

Je ferai de lui un devin qui dira l’avenir à ceux qui viendront, plus pleinement prophète que nul des autres. Il connaîtra le vol des oiseaux, et le favorable et l’indifférent, et celui dont le présage est funeste. (Callimaque, Hymnes, V, 121-124, trad. E. Cahen)

Trois points essentiels sont à approfondir : premièrement le pouvoir de divination est chez Tirésias lié à une expérience sexuelle bien particulière qu’il conviendra d’expliquer. En second lieu, ce pouvoir est aussi lié à sa cécité. En troisième lieu, ce pouvoir est surtout présenté par les auteurs postérieurs à Homère comme relevant de l’ornithomancie.

Une expérience sexuelle particulière

Tirésias a été homme puis femme avant de redevenir homme. De cette expérience au sein des deux sexes, Tirésias conserve un certain savoir : nul autre que lui ne peut en effet mieux donner son avis dans le débat qui oppose Zeus à Héra que celui qui a été à la fois homme puis femme. Notons immédiatement que nous ne parlons pas là d’un quelconque hermaphrodisme ou d’une attirance envers les deux sexes. Il s’agit bien dans le cas de Tirésias d’une transformation physique qui lui a permis d’apprécier les charmes féminins quand il a été homme et les charmes masculin quand il a été femme. Le cas n’est pas si fréquent pour ne pas être souligné. C’est, je pense, ce qui explique pourquoi, contrairement à ce qu’a pu avancer L. Brisson (Mythe de Tirésias, 1976), relativement peu d’œuvres conservent le souvenir de cette bisexualité du devin thébain, à l’exception notable d’un vase où il est représenté sous les traits d’un jeune homme, le petit doigt en l’air. Il n’en demeure pas moins vrai que c’est consécutivement à celle-ci, dans le récit précédemment cité, que Tirésias acquiert son pouvoir. Il en va d’ailleurs de même dans la version de Callimaque : Athéna pour beaucoup présente elle-même les traits de cette bisexualité.

Le thème de la cécité

Le thème de la cécité est à mettre en relation, comme nous avons eu l’occasion de le souligner avec Héphaïstos, avec celui de la souffrance rituelle ; c’est par la souffrance que s’acquièrent certains dons, et chez Tirésias ce don est celui de divination. Mais comme le note M. Delcourt (Héphaïstos, 1982, p. 124) : C’est généralement la violation d’un tabou optique qui rend aveugle (Anchise, Tirésias). Mais, lorsque les dieux accordent le don prophétique à Evénios pour compenser ou bien retirent la vue à Phineus parce qu’il révélait l’avenir aux hommes, le rapport est affirmé entre le don divinatoire et la privation de lumière. Le cas est particulièrement vrai pour Tirésias. Et soulignons que le don là aussi, comme chez les Mélampodides, semble être devenu héréditaire puisque la fille de Tirésias, Manto, le possède aussi.

L’exemple de Tirésias n’est pas sans faire penser à une divinité du panthéon nordique, Odhinn, qui fut longuement étudié par G. Dumézil. Un texte de l’Ynglinsaga est particulièrement révélateur à ce sujet. Je n’en cite que le passage le plus intéressant :

Quand Odhinn voulait changer d’apparence, il laissait son corps à terre, comme endormi ou mort, et lui-même devenait un oiseau ou un animal sauvage, un poisson ou un serpent. Pour ses affaires ou celles des autres, il pouvait se rendre en un clin d’œil dans les pays lointains. En outre, il pouvait, rien que par sa parole, éteindre le feu et calmer la mer et faire souffler les vents du côté où il voulait. Il avait un bateau, nommé Skîdhbladhnir, sur lequel il sillonnait la vaste mer et qu’il pouvait plier comme un mouchoir. Il avait toujours près de lui la tête de Mimir qui lui communiquait beaucoup de nouvelles des autres mondes. Parfois il évoquait des morts du sein de la terre ou s’asseyait sous des pendus. C’est pourquoi on l’appelait le chef des Esprits et le chef des Pendus. Il avait deux corbeaux qu’il avait dressés à parler. Ils volaient au loin sur les pays et lui rapportaient beaucoup d’informations. Grâce à tout cela, il devint extraordinairement sage. Tous ces arts, il les enseigna par les runes ou par les chants qu’on appelle aujourd’hui galdrar, chants magiques. Pour cela, les Ases étaient appelés forgerons de galdrar. Odhinn était expert dans un art qui donnait la plus grande puissance, qu’on appelle seidhr. Il l’exerçait lui-même et cela lui permettait de prophétiser le destin des hommes et les événements à venir, ainsi que donner aux hommes morts, malheurs ou maladies. Enfin, grâce à lui, il pouvait ôter à un homme son intelligence et sa force et les donner à un autre. Mais cette forme de magie s’accompagne d’une telle effémination que les hommes avaient honte de la pratiquer. On l’enseignait aux prêtresses. Odhinn savait où étaient enfouis tous les trésors. Il connaissait des chants par lesquels s’ouvraient devant lui la terre, les montagnes, les rochers, les tertres funéraires et, rien que par des formules, il savait bannir tout ce qui habite dedans ; il entrait alors et y prenait ce qu’il voulait. (Ynglinsaga, ch. 6-7)

Le parallèle avec Tirésias n’est pas difficile à établir : ayant lui aussi perdu une partie de ses capacités oculaires afin de gagner le don de prophétie, il met en œuvre une magie surtout divinatoire dont le risque est de rendre efféminé. Lui aussi présente les traits d’un chaman puissant ce qui tend à prouver la présence de telles conceptions dans le monde indo-européen.

Les rapports avec le monde des oiseaux

Un point sur lequel nous ne sommes pas encore revenu est celui des rapports privilégiés que Tirésias semble avoir avec le monde des oiseaux. En effet, dans son Antigone, Sophocle lui fait dire :

J’étais assis sur l’antique siège augural, où je pouvais observer tout présage, quand j’entendis une clameur confuse d’oiseaux, qui criaient avec une ardeur funeste, aussi inintelligibles que des barbares. Je reconnus qu’ils se déchiraient avec leurs serres et se tuaient les uns les autres : c’était facile à discerner au bruit retentissant de leurs ailes. (Sophocle, Antigone, 999-1004, trad. P. Masqueray)

ou encore Eschyle qui fait dire à Etéocle dans les Sept contre Thèbes :

Aujourd’hui parle devin, pâtre des oiseaux, qui, sans recourir aux présages du feu, par l’oreille et par l’esprit, pèse les signes prophétiques avec une science qui n’a jamais menti. (Eschyle, Sept contre Thèbes, 24ss, trad. P. Mazon)

J. Duchemin dans son ouvrage La Houlette et la Lyre a particulièrement bien su rendre (p. 313) l’idée d’un rapprochement entre ce type de conceptions qui font de Tirésias un « pâtre des oiseaux » et des conceptions d’ordre chamanique. Elle précise : « L’être capable de les maîtriser ou de s’assimiler à eux se trouve vraiment tout-puissant dans ses rapports avec l’autre monde. C’est que les âmes elles-mêmes revêtent bien souvent la forme d’oiseaux ».

En définitive, tous ces points permettent légitimement de rapprocher le cas de Tirésias de celui de chamans. Ainsi, en effet, de nombreux anthropologues ont souligné l’importance de l’expérience bisexuelle dans le cadre du chamanisme. Ainsi, B. Saladin d’Anglure (Mythe de la femme, 1977) y voit, dans ce qu’il a pu tirer de la mythologie des Inuits, une relation basée sur l’antagonisme et la complémentarité des sexes. Pour mener à bien sa fonction, le chaman inuit doit relever à la fois du masculin et du féminin, surtout lorsque l’on connaît l’importance accordée à l’accouchement dans les séances chamaniques.

R. Hamayon (La chasse à l’âme, Nanterre, 1990), quant à elle, y ajoute l’idée de surnature : pour elle en effet, le cas des chamans tchouktches qui se transforment en femmes et prennent un mari, celui des chamans ouzbek qui s’habillent et se conduisent en femme lors des séances chamaniques, tout cela est l’expression du couple que le chaman forme avec la surnature qu’il a pris en épouse. Or N. Duplain-Michel a très bien su mettre en évidence les lieux où cette surnature s’exprimait dans le mythe de Tirésias. Ainsi la double transformation des sexes a pour cadre le mont Cyllène, en Arcadie ou bien le mont Cythéron, en Béotie. Dans le premier cas, nous sommes là en face d’un domaine qui est celui de Pan, ce qui lui permet d’avancer : « Le mont Cyllène est profondément empreint de sacralité et constitue un domaine de la surnature. On ne pénètre pas dans ce lieu sans conséquences : l’ambiguïté entre l’homme et la femme qui se manifeste en Tirésias par le biais d’un double changement de sexe rappelle celle qui existe entre l’homme et l’animal à travers la forme du dieu Pan. » (N. Duplain-Michel, Tirésias, 1991)

Et l’on touche du doigt le fond du problème : en changeant de sexe, Tirésias accédait en fait à un rang supérieur, de médiateur entre le monde visible et le monde invisible, entre les vivants et les défunts, entre l’homme et la femme, entre l’humain et la nature puisque nous avons souligné l’importance des oiseaux chez lui. Sa cécité et l’attribution du don dans un second temps prennent place dans cette recherche et relèvent du même schéma : « La cécité fait de Tirésias un être qui a accès à un autre monde, et qui par là, acquiert une connaissance d’une nature particulière. Le don de divination constitue une transmission de son savoir atemporel, révélant à la fois le passé, le futur et le présent. Ses prophéties sont en quelque sorte la sécularisation de ses connaissances. » (N. Duplain-Michel, Tirésias, 1991)

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En définitive, aussi bien dans le cas de Mélampous, d’Amphiaraos que de Tirésias, des liens très étroits peuvent être établis avec le personnage du chaman, dont ils présentent plusieurs aspects caractéristiques : pouvoir de divination, de guérison, désordres psychiques, bisexualité rituelle, etc. Mélampous semble bien cependant présenter un type plus ancien, celui du roi-devin, lié au monde chthonien et à Dionysos. Ce lien avec le monde d’en dessous ne disparaîtra toutefois pas, et il est possible d’en trouver des occurrences chez Amphiaraos, type du devin-guerrier, ou chez Tirésias, plus complexe encore ; mais dans les deux cas c’est d’Apollon que l’on se réclame à présent.

En effet, de manière assez paradoxale ce n’est pas tant à Dionysos, extatique par excellence, mais à Apollon qu’il convient de rattacher les représentants d’un probable « chamanisme grec ». Comme le souligne M. Eliade (Chamanisme, 1968, p. 305-306) : « Les guérisseurs, les devins ou les extatiques qu’on pourrait rapprocher des chamans ne sont pas en relation avec Dionysos. Le courant mystique dionysiaque semble avoir une tout autre structure : l’enthousiasme bachique ne ressemble point à l’extase chamanique. C’est, au contraire, d’Apollon que se réclament les quelques personnages légendaires grecs supportant la comparaison avec les chamans ». Il en ira de même avec ceux que E.R. Dodds a nommé les « chamans grecs ». L. Gernet fait le même type de remarques, ainsi que nous le verrons un peu plus loin. Il n’en reste pas moins vrai que nous sommes là en présence d’une magie de type « extatique », faisant appel aux pouvoirs de l’âme et différente de la magie technicienne d’un Héphaïstos - même si ce dernier possède lui aussi indiscutablement des traits du chaman. Certains devins grecs ayant un rapport étroit avec le chamanisme permettent d’aller un peu plus loin dans la rencontre d’un personnage que l’on ne touche qu’à travers le mythe avant de connaître une sorte de résurgence à partir du VIIe siècle av. J.-C. avec le type du theios anêr, dont nous allons présenter les figures les plus marquantes.

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II. Les « chamans grecs »

Dans son ouvrage intitulé Les Grecs et l’Irrationnel, E.R. Dodds consacre un chapitre entier (p. 139-178) à ceux qu’il nomme les « chamans grecs ». Si on opte pour une terminologie plus grecque, l’expression theios anêr, Homme-Dieu, rend certainement mieux compte de la personnalité de ceux qui ont appartenu à ce phénomène qui semble avoir touché le monde grec à partir du VIIe siècle av. J.-C. Dans son Électre, Sophocle au hasard d’une phrase fait une allusion qui éveille la curiosité :

J’ai déjà vu bien des sages mourir en paroles - en vaines paroles - et, sitôt de retour chez eux, y être honorés plus qu’avant. (Sophocle, Électre, 62, trad. P. Mazon)

Ce type de personnages que le Tragique juge assez célèbres pour ne pas les nommer sont par ailleurs mieux connus.


A. Figures de chamans grecs

Abaris

Le premier d’entre eux est un certain Abaris, originaire d’après ce que nous apprend Hérodote des contrées du Nord :

Sur les Hyperboréens, nous en resterons là - car je ne relaterai pas la légende qui veut qu’Abaris, un soi-disant Hyperboréen -, ait, sans manger, promené sa flèche d’un bout à l’autre de la terre. (Hérodote, IV, 36, trad. A. Barguet)

Cette flèche qui semble l’attribut d’Abaris pose un réel problème ; en effet il semble que nous sommes en présence de deux traditions. Ici, dans une version rationaliste, le père de l’Histoire la mentionne en tant qu’objet. Ailleurs on apprend que cette flèche est en or et relève d’Apollon, ce qui fera dire à E. Rohde (Psyché, 1956, p. 37) : Portant dans ses mains la flèche d’or, signe de sa nature et de sa mission apolliniennes, il parcourait le monde, écartant les maladies au moyen de sacrifices, prédisant les tremblements de terre et les autres calamités. La flèche fait partie de l’équipement traditionnel du chaman sibérien. Ainsi chez les Bouriates, le chaman s’assoit sur un morceau de tissu près du malade qui a besoin de ses services, entouré d’objets dont une flèche de la pointe de laquelle un fil de soie rouge mène jusqu’au bouleau situé à l’extérieur de la yourte. C’est grâce à lui que l’âme du malade est censée réintégrer son corps. Mais une autre tradition, qui allait être reprise par Héraclide du Pont et des auteurs plus tardifs, indique clairement que c’est monté sur cette flèche qu’Abaris arriva du Nord, la flèche jouant alors le rôle du balai des sorcières. Cette possibilité de voyager à travers les airs n’est pas propre à Abaris.

Aristéas de Proconnèse

Il en va en effet de même chez Aristéas de Proconnèse dont c’est d’ailleurs là l’une des caractéristiques essentielles, comme le souligne Hérodote :

De son côté, Aristéas de Proconnèse, fils de Caystrobios, raconte dans son poème épique qu’en proie au délire apollinien, il se vit transporter chez les Issédones ; qu’au-delà des Issédones habitent les Arimaspes, des hommes qui n’ont qu’un œil, au-delà des Arimaspes les griffons gardiens de l’or de la terre, et plus loin encore les Hyperboréens qui touchent à une mer. (Hérodote, IV, 13, trad. A. Barguet)

Un peu plus loin, il précise même :

Un jour, il entra dans la boutique d’un foulon, à Proconnèse, et y tomba mort ; le foulon ferma son atelier et s’en alla prévenir la famille du défunt. Toute la ville était déjà au courant de sa mort lorsque un homme contredit ceux qui l’annonçaient : c’était un habitant de Cyzique qui arrivait d’Artacé et déclarait avoir rencontré Aristéas en route pour Cyzique et lui avoir parlé. L’homme s’entêtait dans ses affirmations lorsque les parents du mort se présentèrent devant la boutique du foulon, avec ce qu’il fallait pour emporter le corps ; on ouvrit la porte : point d’Aristéas, ni mort ni vivant. Mais six ans plus tard, dit-on, il reparut à Proconnèse et composa l’épopée que les Grecs appellent aujourd’hui Les Arimaspées ; puis il disparut de nouveau. (Hérodote, IV, 14, trad. A. Barguet)

Notons au passage que chez Aristéas ses « voyages » psychiques sont directement mis en relation avec la création épique. K. Meuli avait, en son temps (Scythica, 1935), insisté sur les liens qui semblent exister entre le chamanisme et l’apparition de l’épopée. Il fut relativement peu suivi en la matière, mais il faut reconnaître que certains parallèles sont troublants entre le chaman et le poète. La question mériterait donc d’être à nouveau fouillée. M. Eliade (Chamanisme, 1968, p. 396) souligne d’ailleurs assez justement à ce propos : Les aventures du chaman dans l’autre monde, les épreuves qu’il subit dans ses descentes extatiques aux enfers et dans ses ascensions célestes, rappellent les aventures des personnages des contes populaires et des héros de la littérature épique. Il est très probable qu’un grand nombre de ’sujets’ ou de motifs épiques, de même que beaucoup de personnages, d’images et de clichés de la littérature épique, sont, en dernière analyse, d’origine extatique. Nous avons vu que cela pourrait être le cas dans l’Odyssée avec des personnages comme Circé. Mais il y a là matière à fouiller.

Pour en revenir au « voyage » d’Aristéas, réfutant la théorie de J.D. P. Bolton (Aristeas of Proconnesus, Oxford, 1962) selon laquelle notre homme aurait accompli son voyage physique, K. Dowden (Deux notes, 1980) démontre assez clairement que ce voyage était bel et bien en âme. D’ailleurs, le même genre de témoignages concerne Hermotimos de Clazomènes dont Lucien cite l’exemple :

Et cela confirme la vérité de l’histoire d’Hermotimos de Clazomènes : son âme, l’ayant plusieurs fois quitté, voyageait toute seule, puis revenait, occupait à nouveau le corps et ressuscitait Hermotimos. (Lucien, Éloge de la mouche, 7, trad. J. Bompaire)

Épiménide de Crète

Le dernier exemple est représenté par Épiménide de Crète. Celui-ci nous est peut-être mieux connu que les précédents ou du moins nettement mieux connu parce que lié à l’histoire d’Athènes. Pausanias nous en a laissé la description suivante :

Il y a aussi une statue d’Épiménide de Cnossos assis qui, dit-on, était à la campagne et pénétra dans une grotte pour dormir ; et le sommeil ne le quitta qu’après qu’il eut atteint la quarantième année de sommeil ; après quoi il se mit à écrire des poèmes en hexamètres et à purifier les cités, Athènes entre autres. (Pausanias, I, 14, 4)

Originaire de Cnossos, il prétendait d’ailleurs être une réincarnation d’Éaque. Son long sommeil, dont la durée varie selon les auteurs, allait lui valoir le surnom de neos kourês. E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 146-147) précise à ce sujet : Sa place au début de la saga épimédienne laisse supposer que les Grecs avaient entendu parler de la longue retraite qu’est le noviciat du chaman et qu’il passe souvent en bonne partie dans un état de sommeil ou de transe. Plusieurs indices laissent supposer que c’est peut-être d’Aristéas qu’Épiménide tenait son savoir sur les excursions psychiques.

Les Athéniens le firent venir dans leur ville, après le meurtre des complices de Cylon et des troubles superstitieux ; la peste ravagea l’Attique, et Mégare remporta quelques succès dans sa guerre contre Athènes. Tous ces maux prirent fin lorsque le Crétois Épiménide purifia la ville de sa souillure (soit en faisant immoler des brebis aux endroits des meurtres, soit en pratiquant un double sacrifice humain - épisode pour le moins douteux lorsqu’on considère qu’il s’agissait de racheter un crime de sang). Il se lia d’amitié avec Solon, lui facilita grandement sa tâche et le guida dans l’établissement de ses lois. Il accoutuma les Athéniens à plus de simplicité dans les cérémonies du culte et à plus de mesure dans les manifestations de deuil, incorporant aussitôt certains sacrifices aux funérailles et supprimant des pratiques rudes et barbares, auxquelles la plupart des femmes s’astreignaient auparavant. Et, ce qui fut le plus important, il exorcisa la ville par des expiations, des purifications, la disposant ainsi à se soumettre à la justice et à se laisser gagner plus docilement à la concorde. Les Athéniens, pleins d’une très vive admiration pour Épiménide, lui offrirent des richesses considérables et de grands honneurs, mais il ne demanda rien d’autre qu’une branche de l’olivier sacré, et, l’ayant obtenue, il s’en retourna.

Caractéristiques du chaman grec

Plusieurs points bien précis caractérisent ces personnages. D’une part, ils sont tous, à l’exception notable d’Épiménide mais qui relève d’un autre processus, liés à des contrées lointaines ou aux marges de l’Hellénisme, c’est-à-dire en contact direct avec les Barbares. Or pour l’une des premières fois, il est souligné du fait même de leur provenance géographique que l’irrationnel de ces personnages est voulu étranger à la pensée grecque et ne pouvant être engendré par elle. Il en ira de même plus tard avec la magie. Ils se distinguent aussi par leur régime alimentaire : Abaris avait appris à se passer de toute nourriture humaine ; quant à Épiménide, il se nourrissait exclusivement d’une préparation végétale à base de mauve et d’asphodèle qui lui avait été enseignée par les nymphes. Dans les deux cas, cela dépasse le cadre de l’ascèse pour se calquer sur un modèle divin. Il semblerait, mais ce point est loin d’être clarifié, que certains possédaient un tatouage, cas rare dans le monde grec en dehors des esclaves alors qu’il était répandu chez des peuples voisins. La signification pourrait alors en être un signe de consécration en tant que theios anêr. Ainsi que nous l’avons déjà noté, c’est leur capacité de faire « voyager » leur âme qui retient surtout l’attention. S’il était encore besoin de s’en persuader, citons ce passage de Pline qui réalise une sorte de synthèse :

Nous relevons, parmi d’autres exemples, que l’âme d’Hermotime de Clazomènes avait coutume de quitter le corps pour aller errer au loin et en rapporter quantité de nouvelles qui ne pouvaient être effectivement connues que par un témoin ; pendant ce temps, le corps restait en léthargie ; mais un beau jour, il fut brûlé par des ennemis, nommés Cantharides, qui, au retour de l’âme, la frustrèrent pour ainsi dire de sa gaine ; quant à Aristée, on aurait vu, en Proconnèse, son âme s’échapper de sa bouche, sous la forme d’un corbeau : récit aussi fabuleux que le suivant. En effet l’aventure d’Épiménide de Cnosse me donne la même impression : il était encore enfant, dit-on, quand, épuisé par la chaleur, il s’endormit dans une caverne, pour une durée de cinquante-sept ans ; il se réveilla comme après une nuit normale et s’étonna de voir que la face des choses avait changé ; puis dans le même nombre de jour, il devint vieux mais continua de vivre jusqu’à l’âge de 157 ans. (Plin., Hist. Nat., VII, 174-175, trad. R. Schilling)

Ce pouvoir permet à certains de connaître de lointaines contrées et d’en tirer des récits ; à d’autres de connaître l’alêtheia. C’est le cas pour Épiménide ; ainsi que le souligne M. Detienne (1967, p. 130-131) : Dans le cas d’Épiménide, si l’entretien avec Alétheia traduit un don de voyance, analogue à celui du devin, il couronne également une mélété qui vise à échapper au temps et à atteindre un plan du réel qui se définit essentiellement par son opposition à Léthé. Lorsqu’il entre en contact avec Alétheia, Epiménide accède à la familiarité avec les dieux […]. Le plan d’Alétheia est celui du divin : il se caractérise par l’intemporalité et la stabilité. C’est le plan de l’Être, immuable, permanent, qui s’oppose à celui de l’existence humaine, soumise à la génération et à la mort, rongée par l’Oubli. En agissant de la sorte, il tente de se rendre semblable à la divinité. Nous verrons dans un instant que c’est là une des grandes nouveautés qu’il est possible d’attribuer à ces personnages, à savoir l’apparition - ou la réapparition - du « soi occulte ».

L. Gernet (Anthropologie, 1968, p. 89), tout en soulignant les différences notables entre le dionysisme et l’Homme-Dieu, le theios anêr, a tenté de donner à ce phénomène une dimension à la fois religieuse et sociale ; pour lui en effet leur action a dû s’exercer aussi dans le sens d’une Réforme religieuse. Ce courant est très proche du courant dionysiaque, et il a même pu y avoir des interférences : il y a du vrai chamanisme, à un certain moment, dans le Dionysos des Bacchantes (v. 466 et suiv.). Mais la distinction n’en est pas moins à faire, quant au mode de recrutement, quant au patronage divin, et même - chose curieuse parce qu’elle révèle aussi une convergence - quant à la thérapeutique mentale ». Comme le souligne E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 146-147), le phénomène prend place à un moment précis de l’histoire grecque, moment où le mouvement dionysiaque n’était plus suffisant : L’expérience religieuse du type chamanique n’est pas collective, elle est individuelle ; aussi paraissait-elle séduisante à l’individualisme croissant d’une époque pour laquelle les extases collectives de Dionysos n’étaient plus entièrement suffisantes. Et il est raisonnable de supposer en outre que ces traits eurent quelque influence sur la conception nouvelle et révolutionnaire des rapports entre l’âme et le corps qui apparut à la fin de l’époque archaïque. En s’adressant à l’individu en tant que tel, et non plus comme simple élément d’un groupe, en lui alléguant des pouvoirs psychiques, cette nouvelle expérience religieuse faisait de l’être le dépositaire d’un éclat de divinité.

Car ce qu’apporte de nouveau ce mouvement à la portée religieuse et sociale, les deux allant de pair, c’est qu’il attribue à l’être humain un « soi occulte » d’origine divine, ce qui était tout à fait nouveau. Ce faisant, il fournissait à l’homme une nouvelle interprétation de son existence, celle que E.R. Dodds nomme l’ « interprétation puritaine » : la psychê possède une vie indépendamment du corps qu’elle habite, elle peut voyager à loisir vers d’autres contrées, vers le monde des esprits, avoir une existence supranormale. Nous retrouvons bien là ce qui caractérise le personnage du chaman et qui était présent chez Abaris, Aristéas, Hermotime et Épiménide.

Origines du phénomène

Quant à l’origine même d’un tel mouvement, la question a fait couler beaucoup d’encre. Beaucoup ont voulu y voir un phénomène de contagion, de diffusionnisme. Pour K. Meuli (Scythica, 1935) qui fut suivi dans cette voie par E.R. Dodds notamment, ce serait aux Scythes que les Grecs auraient emprunté leurs visions chamaniques et que des personnages comme Abaris, Aristéas ou Épiménide auraient pu apparaître. L’opinion fut reprise jusqu’à une date relativement récente, où la thèse du diffusionnisme fut remise en cause. Il n’en demeure pas moins vrai que les coutumes funéraires des Scythes ainsi que nous les a présentées le récit d’Hérodote, possèdent incontestablement des aspects chamaniques que K. Meuli avait bien su mettre en apparence : purification funéraire en liaison avec le culte des défunts, utilisation du chanvre, de l’étuve et des cris qui sont la base d’un ensemble religieux spécifique dont le but est bien entendu l’extase. Ce type de cérémonie correspond en fait à ce que l’on trouve chez certains peuples turco-tatars où il y a un accompagnement du défunt vers sa nouvelle demeure. Le cas des Énarées viendrait confirmer cette vision de très nettes traces chamaniques chez les Scythes. Hérodote y fait référence dans deux passages. Ainsi, il note :

Or, les Scythes coupables d’avoir pillé le temple d’Ascalon, et tous leurs descendants après eux, ont été frappés par la déesse d’un mal qui fait d’eux des femmes : les Scythes voient dans ce sacrilège la cause de leur mal ; les voyageurs qui passent en ce pays peuvent constater par eux-mêmes l’état de ces hommes, que les Scythes appellent les Énarées. (Hérodote, I, 105, trad. A. Barguet)

Plus loin, Hérodote rapporte le moyen que tiennent les Énarées de la déesse Aphrodite de prédire l’avenir (IV, 67). Ce qui nous intéresse surtout ici, c’est bel et bien leur bisexualité et, depuis l’évocation de Tirésias, nous savons combien la bisexualité est à rapprocher des pratiques chamaniques. Ainsi K. Meuli a-t-il rapproché les Énarées de chamans tchouktches. Le cas de la Thrace et des Gètes est moins significatif. Certes nous connaissons le nom de Zalmoxis dont nous serons amené à reparler et qui était originaire de ces contrées ; Strabon (VII, 3, 3, C 296) rapporte pour sa part le cas de kapnobàtai mysiens, qui ne seraient autre que des danseurs ou des sorciers utilisant la fumée de chanvre pour des transes extatiques.

Au VIIe siècle av. J.-C., l’ouverture de plus en plus importante sur la Mer Noire et les contacts répétés avec des peuples comme les Scythes ou les Thraces dont certaines pratiques religieuses relevaient du chamanisme auraient en quelque sorte engendré le personnage de l’Homme-Dieu et ce chamanisme grec. Il y a toutefois plusieurs éléments qui permettent d’avancer que cette explication n’est pas totalement satisfaisante. K. Dowden (Deux notes, 1980) a montré les limites qu’il fallait accorder à la démarche de K. Meuli sur le chamanisme scythe, ou tout du moins sur la portée que celui-ci a eue auprès des Grecs. Car si elle a l’avantage d’expliquer pourquoi à un moment précis de l’histoire grecque de tels personnages ont pris autant d’importance, la thèse du diffusionnisme n’apporte pas de réponse quant aux éléments chamaniques qui semblent enracinés au cœur de certains mythes et être présents bien avant le VIIe siècle av. J.-C.

Ainsi en est-il notamment, mais cela est suffisamment important pour le souligner ici, pour les traces de rites chamaniques funéraires quand un enterrement traditionnel ne peut intervenir. Ce point a particulièrement bien été mis en évidence par W. Burkert (Goês, 1962, p. 45-48). Il cite ainsi le cas des morts en pays inconnu dont il fallait ramener au moins l’âme du défunt dans sa patrie. Ainsi Ulysse fait-il prononcer trois fois le nom de ses compagnons tués par les Kikones ; dans le même ordre d’idée, on érige un cénotaphe sur la plage pour un disparu en mer et on l’appelle trois fois par son nom. Mais le cas le plus flagrant est que des traces de tels rites ont été retrouvées dans l’intérieur d’une chambre mortuaire de Dendra qui se révéla être en fait un cénotaphe : en effet nulle dépouille mortuaire mais une table avec des offrandes, un couteau et un fourneau, trois fosses dont l’une contenait des os d’animaux et surtout les deux autres des pierres figurant grossièrement des êtres humains.

Restent alors deux possibilités pour expliquer le phénomène des Hommes-Dieux : la première consisterait à invoquer un phénomène de convergence, à savoir que l’esprit humain aurait donné aux mêmes problèmes les mêmes solutions et donc que le comportement chamanique est enraciné dans la composition psycho-physique de l’homme. E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 164, n. 32) s’est insurgé contre cette solution mais les arguments qu’il apporte sont loin de convaincre. En effet, comme nous l’avons vu, les traces d’un substrat chamanique sont bel et bien antérieures au VIIe siècle av. J.-C., et le fait que les principaux personnages aient une origine géographique marginale ne convainc pas non plus, sinon de la volonté de donner au phénomène une origine extérieure à l’Hellénisme. Mais l’est-elle réellement ? Enfin, une dernière possibilité consisterait à penser à un lointain héritage indo-européen qui se serait, de par le fait des contacts notamment avec les Scythes mais aussi avec les nouveaux besoins spirituels de l’époque, réactivé.

En fait prise indépendamment, aucune de ces réponses n’est pleinement satisfaisante, mais combinées, elles fournissent le point de départ d’une réflexion intéressante. Il se pourrait très bien, mais ce n’est là qu’une hypothèse de travail, que le substrat chamanique ait toujours été présent dans la pensée grecque archaïque - ce que tend à prouver son poids dans certains mythes - et qu’au contact de peuples le vivant de manière quasi religieuse au travers de leurs rites celui-ci ait pu être réactivé et prendre corps avec les personnages cités plus haut. Ceci n’est qu’une hypothèse mais en l’état actuel, il est difficile d’aller beaucoup plus loin.


B. Du Goês au Magos

Le Goês dans la polis

Ce passage se traduit notamment par une nette évolution sémantique qui trahit aussi le statut des personnages et qu’a bien mise en évidence W. Burkert (Goês, 1962, p. 45-48). En effet, les éléments qui ont trouvé une incarnation presque légendaire dans le personnage du theios anêr semblent correspondre, à un niveau inférieur, à un praticien des arts magiques connu sous le nom de goês, qui lui aussi présente des affinités très fortes avec le personnage du chaman. Or à l’époque historique, ce personnage va progressivement disparaître pour laisser la place à d’autres spécialistes des arts magiques.

L’attestation la plus ancienne du terme se situe, semble-t-il, dans un passage de La Phoronide cité plus haut, où les Dactyles de l’Ida sont présentés comme étant des goêtes (Schol. Ap. Rh. 1, 1129 = Kinkel, 211). Nous avons vu précédemment combien ce type de personnage était à mettre en relation avec les mystères et l’initiation, ce qui semble bien avoir été, à une époque ancienne, un des attributs du goês. D’ailleurs Euripide y fait encore ouvertement référence lorsqu’il traite, par la bouche de Penthée, Dionysos de goês epôzos (Les Bacchantes, 234). Comme le souligne si justement W. Burkert (Goês, 1962, p. 40-41) : L’activité du goês est donc de façon multiple liée à des formes de culte à mystère grec ; pour Éphore, c’est en eux que l’on trouve même l’origine de ces consécrations. Ainsi le goês se retrouve au centre de la religion grecque, mais cela à une époque reculée pour laquelle nous avons infiniment peu de témoignages directs.

Or si on s’intéresse de plus près au terme même de goês, celui-ci provient de manière nette du terme goos, gémissement ou lamentation. La famille sémantique nous oriente donc vers un type bien particulier de plainte, la plainte douloureuse. Il se pourrait ainsi que le goês ait été, à l’origine, « celui qui dit la plainte des défunts ». Une trace directe de cela est visible dans la pièce d’Eschyle Les Perses où Darius précise :

Vous-même, debout près de ce monument, vous vous lamentez, vous poussez des gémissements aigus et vous appelez lamentablement mon âme par vos évocations. (Eschyle, Les Perses, 687-688, trad. E. Chambry)

Or nous nous trouvons là en face d’un cas un peu particulier de nekyia qui peut effectivement entrer dans les prérogatives du goês, comme aller chercher aux Enfers l’âme d’un malade l’est au chaman, mais il ne semble pas que ce soit sa fonction première. Celle-ci serait plutôt inverse, c’est-à-dire accompagner l’âme du défunt dans sa dernière demeure. Comme le note J. Duchemin (Houlette, 1960, p. 312) : Le chaman est véritablement psychopompe, c’est-à-dire chargé bel et bien d’accompagner l’âme du mort dans l’autre monde […] Mais il faut considérer maintenant le cas où un être est tenu pour mort, sans qu’il puisse être question de le ramener à la vie. La crainte des vivants est alors que le mort ne revienne les tourmenter. Il leur faut donc tout faire, dans un retournement irréversible de leur situation psychologique immédiatement antérieure, pour qu’il arrive effectivement le plus tôt possible, et demeure définitivement dans l’au-delà. C’est aussi là l’un des rôles du goês, qui allie dans la plainte élément musical et paroles rythmées qui séduisent les esprits.

Autre particularité à rapprocher du goês, et dont je ne dirai ici que deux mots, c’est la capacité que semblent avoir ces derniers de se métamorphoser. Ainsi Hérodote utilise-t-il le terme de goês au sujet des Neures :

Ces gens sont peut-être bien des sorciers : d’après les Scythes et les Grecs installés en Scythie, tout Neure se change en loup une fois par an, pour quelques jours, puis il reprend sa forme primitive ; je n’en crois rien pour ma part, mais c’est bien là ce qu’ils affirment, et même sous la foi du serment. (Hérodote, IV, 105, trad. A. Barguet)

C’est encore l’image du goês qu’utilise Platon (La République, 598 d ; Politique, 303 c ; Le Sophiste, 235 a) lorsqu’il parle de la métamorphose des dieux avant qu’il n’en fasse un synonyme de mimêtês. L’image du goês changeant de forme à volonté est donc assez tenace pour s’être aussi colportée.

La mise à l’écart et ses raisons

Or ce qui va se produire entre la fin de la période archaïque et la période classique, c’est que lentement le goês et ses pratiques vont se voir lentement dépréciés ; le personnage sombre dans les failles de l’oubli. Ainsi, que ce soit chez Platon, Xénophon ou encore Eschine ou Démosthène, le terme est synonyme de « charlatan » ; il est alors utilisé comme une véritable insulte. Platon conserve encore un lointain souvenir de ces personnages lorsqu’il parle en ces termes :

De leur côté, des prêtres mendiants et des devins viennent à la porte des riches et leur persuadent qu’ils ont obtenu des dieux, par des sacrifices et des incantations, le pouvoir de réparer au moyen de jeux et de fêtes les crimes qu’un homme ou ses ancêtres ont pu commettre. (Platon, La République, II, 364 b-c, trad. E. Chambry)

Mais, comme le fait justement remarquer W. Burkert (Goês, 1962, p. 51) : Ce qui autrefois avait une place légitime et une fonction nécessaire dans la vie, inspirait à l’homme l’effroi, mais apportait aussi du soulagement et de la distraction, est devenu en Grèce une simple farce, méprisée et exécrée. Le magicien a été démythifié et est devenu un charlatan. Le déclenchement d’un tel phénomène est cependant ancien ; il est déjà en marche dans les écrits homériques.

Une des raisons principales de ce phénomène est à rechercher dans l’émergence même de la polis, de la cité grecque et des rapports sociaux qui la caractérisent : La cité signifie intégration de l’individu au sein de la communauté. À l’instar des phalanges hoplitiques défilant sur une rangée impeccablement alignée, toute la vie de la cité repose sur le regroupement corporatiste des pairs. Le magicien n’y a plus sa place, tout comme le roi est déposé ou démis de ses fonctions ; les relations avec les dieux sont aussi affaire de la communauté, le prêtre est un représentant de la cité, et non un simple individu doué de charisme. Goês et intégration à la cité sont des antonymes. (W. Burkert, Goês, 1962, p. 52). Ajouter à cela le mouvement de rationalisation pragmatique qui touche l’ensemble du monde grec, et l’on met le doigt sur les raisons qui ont abouti, en définitive, à l’éviction du goês.

On assiste à partir de là et de manière parallèle à l’évolution sémantique dont nous avons déjà parlé mais sur laquelle il n’est pas inutile de revenir tant elle est lourde d’enseignement. Pour parler de magie, les Grecs vont en effet aller puiser dans le vocabulaire étranger, semble-t-il iranien, en utilisant les termes de magos et de mageia. La volonté est claire en agissant de la sorte : il est fait, de par sa désignation même, de la magie un phénomène non grec, extérieur à la pensée hellène. Comme le fait remarquer F. Graf (Magie, 1994, p. 40-41) : la magie comme pratique des prêtres perses - ce qui dans l’Athènes du Ve siècle, ne veut pas seulement dire pratique non grecque, mais bien plus emphatiquement pratique des ennemis du peuple hellénique - s’insère dans une structure bien connue. Tylor en parle déjà : dans Primitive Culture, il dresse une liste impressionnante de peuples qui qualifient la magie du nom de leurs voisins détestés (ou redoutés). En utilisant ces termes, les Grecs prennent donc en quelque sorte leur distance avec ces pratiques, et c’est ce recul qui va en quelque sorte créer l’identité du phénomène.

À l’époque où parlent nos premières sources écrites, le goês est en train de vivre ces derniers instants en tant que tel. Bientôt ce terme n’en viendra plus qu’à désigner le « charlatan » et à n’être employé que dans un sens nettement péjoratif. Apparaît alors le magos et les changements de fond qui lui sont attenants. C’est là l’une des premières ruptures dans l’histoire de la magie gréco-romaine. En effet, à partir de là, cette magie « différenciée » dont nous avons déjà évoqué l’existence allait pouvoir prendre des formes qui lui sont propres et caractéristiques comme nous le verrons avec le katadesmos, même si elle utilise aussi l’héritage des siècles comme c’est aussi le cas avec la magie médicale.

C. Prolongements de la pensée chamanique en Grèce

Les personnages qui appartiennent au type du theios anêr que nous avons étudié précédemment n’ont pas, à l’exception d’Épiménide, laissé d’autres traces tangibles que ce que nous apprend leur « légende ». Toutefois, force est de constater qu’au travers d’autres noms de la pensée grecque - et non des moindres - la pensée « chamanique » a pu se transmettre. Un rôle important est à réserver à Pythagore mais aussi à Empédocle, déjà cité en ouverture de cet article, et de manière plus étonnante à Platon.

Pythagore et Zalmoxis

Par bien des aspects, l’image de Pythagore relève du même modèle que les personnages évoqués plus haut. D’ailleurs chez les auteurs anciens, il s’y trouve associé comme c’est le cas chez Apollonios (Histoires merveilleuses, 6) qui rapporte à son sujet une série de fait merveilleux :

À Épiménide, Aristéas, Hermotime, Abaris et Phérécyde a succédé Pythagore, fils de Mnésarchos, qui se lança dans l’étude assidue des sciences mathématiques, et des nombres en particulier, mais ne voulut jamais, même par la suite, renoncer à l’art de faiseur de miracles de Phérécyde. Et en effet, un jour qu’un cargo, chargé de fret, entrait dans le port de Métaponte au milieu de la foule qui, songeant à la cargaison, priait le Ciel que son retour se fût bien passé, notre philosophe survint et dit : Eh bien, c’est un cadavre qui pilote ce cargo, vous allez le voir ! Une autre fois à Caulonia, au dire d’Aristote, (il prédit l’apparition de l’ourse blanche, le même Aristote), qui a beaucoup écrit sur lui, dit encore, entre autres choses, que le serpent de Tyrrhénie dont la morsure était mortelle, il le tua en le mordant lui-même. En une autre occasion, il annonça à ses disciples qu’un soulèvement allait éclater ; c’est pourquoi il partit pour Métaponte, sans se faire reconnaître et, tandis qu’il longeait le Cossa en compagnie d’autres voyageurs, il entendit une voix forte et surhumaine qui lui dit Salut, ô Pythagore !, ce qui terrifia les gens présents. Une autre fois, on put le voir à Crotone et à Métaponte, le même jour et à la même heure. Une autre fois encore, toujours selon Aristote, alors qu’il assistait à une représentation théâtrale, il se leva et laissa voir au public sa jambe : elle était en or. (Apollonios, Histoires merveilleuses, 6)

Pythagore est donc présenté telle une divinité incarnée dont la cuisse est le signe physique, pourrait-on dire. Lui aussi a un régime alimentaire particulier, lui aussi accomplit des miracles et est devin à ses heures. C’est hors de Grèce que celui-ci aurait reçu son enseignement mystique, selon un modèle qui deviendra commun. Apulée rapporte ainsi la croyance suivante :

Pythagore passe en général pour avoir été disciple de Zoroastre, et versé comme lui dans la magie. (Apulée, Apologie, XXXI, trad. P. Valette)

Diogène Laërce (VIII) donne une vision plus précise qui correspond bien à un topos : selon lui il aurait été initié à tous les mystères, qu’ils soient grecs ou barbares, et aurait voyagé en Égypte, en Chaldée qui ont toujours représenté des contrées versées en irrationnel. Il mentionne aussi la Crète et met Pythagore en relation directe avec Épiménide puisque tous deux seraient entrés dans la grotte de l’Ida afin de rechercher un peu plus le contact des dieux et d’en apprendre les secrets. Il passait aussi, et là le fait est plus nouveau, pour avoir été lié à un certain Zalmoxis.

Il convient de s’arrêter un instant sur le cas de ce Zalmoxis dont nous n’avons pas encore parlé. En effet, notre source en la matière (Hérodote, V, 94-96) est à la fois révélatrice et embrouillée. Celle-ci tient des habitants de l’Hellespont et du Pont-Euxin que Zalmoxis fut un temps esclave à Samos, au service de Pythagore, ce qui rend Hérodote sceptique. Or, comme le note E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 168, n. 61) : « Hérodote sait que Zalmoxis est un daimôn (4.94.1), mais ne tranche pas la question de savoir s’il avait été un homme (96.2). Le compte rendu de Strabon (7.3.5) donne à penser qu’il était ou bien un chaman héroïsé - tous les chamans deviennent des Uör, des héros, après leur mort - ou bien un prototype divin de chaman ». Or ce qui est important pour nous ici, c’est sa mise en relation avec Pythagore, dont il fut certainement, plutôt que l’esclave, le daimôn. Ce Zalmoxis passait pour être lié aux Gètes, donc à la Thrace. Est-ce de lui ou de ces contrées que lui vinrent ses croyances en la transmigration dont il approfondit nettement la portée philosophique ?

Car nous touchons là à un domaine des plus intéressant. Préférant, à la précision d’Héraclide du Pont (cité par Diogène Laërce, VIII) qui décrit chacune des vies antérieures de Pythagore, la pensée d’Empédocle, citons ces quelques vers révélateurs :

En effet, lorsqu’il tendait toutes les forces de son esprit,
Facilement il voyait chacun de tous les événements
Aussi bien de dix que de vingt vies d’hommes.
(Purifications, fr. 129, trad. J. Zafiropoulo)

La réponse habituellement apportée en la matière est d’expliquer ce legs par l’orphisme. Or force est de constater, à la manière de E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 143), que cette explication ne fait que renvoyer la question d’un pas en arrière. Leur origine est certainement commune et il n’est pas du tout certain que dans le cas de Pythagore un détour par l’Orphisme soit nécessaire. Déjà, Épiménide prétendait être la réincarnation d’Éaque, ainsi que nous l’avons souligné plus haut.

C’est bien que l’idée faisait partie de ce substrat chamanique d’où qu’il provienne. Mais Pythagore va en dépasser le cadre étroit ; comme le souligne L. Gernet (Anthropologie, 1968, p. 424) : Le privilège de Pythagore, ce qui fait de lui un être intermédiaire entre l’homme et Dieu, ce n’est pas, bien entendu, que son âme se soit réincarnée plusieurs fois : c’est qu’il ait conservé le souvenir de ses réincarnations successives. Cela suppose une grâce divine ; mais, don gratuit en un sens, le privilège n’en est pas moins une conquête. Plus précisément, il est la récompense de certaines efficaces que nous discernons ou devinons. En ce sens, il devient accessible à tous, à des degrés divers, ce dont témoigne la communauté d’hommes et de femmes qu’il fonda et dont la règle était déterminée par l’attente de vie future.

Empédocle d’Agrigente

Ce n’est pas un hasard si le second personnage dont nous allons évoquer le cas, Empédocle d’Agrigente, passe pour avoir reçu directement ou indirectement l’enseignement de Pythagore. Lui aussi, comme son illustre maître, se souvient de ses vies antérieures et se conforme aux règles du pythagorisme. Toutefois, il n’est pas un pythagoricien. Comme le précise L. Gernet (Anthropologie, 1968, p. 425) : C’est un des moins mal connus, mais c’est aussi le plus étrange ; et la chronologie accentue cette étrangeté, puisqu’il touche à un ’âge de lumière’. Par sa doctrine même, il est une espèce de symbole, car il est à la fois le penseur préoccupé d’explications ’rationalistes’ et le mystique attaché aux conceptions les plus imaginaires et, comme nous disons, les plus primitives. Mais c’est avant tout sa personne qui retient notre attention, plus exactement le type qu’il réalise et les ambitions qu’il avoue.

L’impression est en effet d’une certaine mise en scène savamment orchestrée qui fait appel à des notions archaïques suffisamment répandues pour qu’il juge bon de les utiliser. Ses écrits rendent bien ce à quoi il aspire. Ainsi que le souligne E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 149), Empédocle est ainsi en un sens le créateur de sa propre légende, et si nous devons en croire ses descriptions des foules venues à lui à la recherche de science occulte ou de guérison magique, les débuts de cette légende datent de son vivant. À plusieurs moments, il fait référence à son statut de Divinité descendue sur terre et sa mort prétendue est à l’image de ce qu’il désirait. La tradition conservera par ailleurs ce souvenir puisque Diogène Laërce rapporte qu’à la suite d’une peste, il agit de manière bénéfique envers les habitants de Sélinonte :

Quand la peste eut cessé, un jour où les Sélinontins fêtaient cela par un banquet au bord du fleuve, Empédocle soudain leur apparut : eux, après s’être levés, se prosternèrent et lui adressèrent des prières comme à un dieu. C’est parce qu’il voulait renforcer cette croyance qu’il s’est jeté dans le feu. (Diogène Laërce, VIII, trad. J.-F. Balaudé-L. Brisson)

En effet, la légende veut qu’il se soit jeté dans un des cratères de l’Etna, le volcan ne rendant de lui qu’une sandale de bronze. Comme le précise J. Bollack (Empédocle, 2003, p. 13) : Les dieux de la cité ne tiennent plus aucune place chez Empédocle. Ils sont sous le texte, enfouis dans les mots, dans ce qu’on a fait d’eux. Si le dieu est homme, il est dieu avec l’homme, en lui et pour lui : dieu-homme sur terre, laissant à l’homme une chance d’être ou de devenir ce dieu qui depuis toujours occupe ses rêves et sa pensée.

Tous ces éléments mis bout à bout nous prouvent que ce qu’Empédocle représente en fait, c’est le dernier représentant d’une lignée de personnages qui cumulaient en eux des pouvoirs de magicien, de poète, de guérisseur, de philosophe et de scientifique. Tout du moins Empédocle se présente comme tel, à défaut peut-être de tous les posséder réellement. Après lui toutes ses fonctions seront séparées et il faudra attendre des personnages comme Apollonios de Tyane dans la légende ou Apulée dans la réalité pour voir à nouveau ce modèle remis à l’honneur. Preuve qu’il n’avait pas tout à fait été oublié et que même cinq siècles après des résurgences pouvaient être possibles. Or nous ne serions pas tout à fait complet si nous ne parlions pas de celui qui fit au fond que cette pensée perdura, à savoir Platon.

Platon

À lire les écrits du plus célèbre des philosophes grecs, il serait facile de croire, au premier abord, que sa manière de penser est aux antipodes de celle d’Empédocle et qu’une certaine tradition « chamanique » n’a sur lui aucune prise. Il n’en est en fait rien. Bien des indices attestent du contraire, ainsi que nous allons tenter de le montrer, à commencer par sa conception en l’immortalité de l’âme.

Mais avant d’en venir là, il convient de s’interroger sur l’origine de cet héritage qui n’allait pas de soi. L’héritage socratique incitait plutôt, il est vrai, au rationalisme et ainsi que le note E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 214-215) : C’est ainsi que la coutume grecque, pense-t-il, a raison de donner le dernier mot en matière militaire au commandant en chef, à titre d’expert formé par l’expérience, plutôt qu’aux devins qui l’accompagnent en campagne ; en règle générale, c’est au jugement rationnel (sôphrosunê) que revient la tâche de distinguer entre le devin véritable et le charlatan. Et c’est à peu près de même que le produit de l’intuition poétique doit être soumis à la censure rationnelle et morale du législateur de métier. Tout cela était en accord avec le rationalisme socratique. Et pourtant même le père de la maïeutique présente certains penchants pour l’irrationnel, et avait pris tout à fait au sérieux l’intuition irrationnelle, qu’elle s’exprimât dans les rêves, par la voix intérieure du daimonion, ou dans les propos de la Pythie (E.R. Dodds, Irrationnel, 1977, p. 215). Nous verrons par ailleurs qu’aux yeux de beaucoup Socrate passait même pour un magicien.

Pour en revenir à son disciple, il semble bien que Platon reçut ce penchant irrationnel mais le fit évoluer dans une direction nouvelle. C’est sans doute aux contacts qu’il eut avec les groupes pythagoriciens de Grande-Grèce qu’il approcha vers 390 av. J.-C. que cette « réorientation » est en partie due. Ce voyage, le seul attesté avec précision, avait bien pour but de l’introduire auprès des cercles pythagoriciens, et en particulier chez Archytas de Tarente qui lui offrait le modèle du philosophe-roi. Il en résulta alors qu’auprès de lui Platon effectua en somme une hybridation de la tradition du rationalisme grec avec des idées magico-religieuses dont les origines les plus lointaines remontent à la culture chamanique septentrionale (E.R. Dodds, Irrationnel, 1977, p. 207).

C’est à propos de l’âme que cette « hybridation » s’est toutefois essentiellement manifestée, Platon faisant une sorte d’amalgame entre le soi occulte et la psychê socratique rationnelle. Le premier parvint toutefois à conserver ses principaux traits, parfois adoucis. Comment, dans ce contexte, ne pas évoquer l’expérience d’Er le Pamphylien, dont la transe cataleptique […] ressemble à celle des chamans et son voyage extatique dans l’au-delà nous rappelle non seulement l’Ardâ Vîrâf mais aussi nombre d’expériences chamaniques (M. Eliade, Chamanisme, 1968, p. 309). Nous ne pouvons reprendre ici l’intégralité du long récit laissé par Platon ; toutefois pour se faire une idée de son contenu de ce récit, en voici le début :

Ce n’est point, dis-je, le récit d’Alkinoos, que je vais faire, mais celui d’un homme vaillant, Er, fils d’Arménios, originaire de Pamphylie. Il était mort dans une bataille ; dix jours après, comme on enlevait les cadavres déjà putréfiés, le sien fut retrouvé intact. On le porta chez lui pour l’ensevelir, mais le douzième jour, alors qu’il était étendu sur le bûcher, il revint à la vie ; quand il eut repris ses sens il raconta ce qu’il avait vu là-bas. (Platon, La République, 614 c, trad. R. Baccou)

Un des principaux traits de comparaison entre l’expérience d’Er et celle des chamans est représenté par l’Axe central qui se traduit notamment chez Platon par l’idée de « fuseau ». Ainsi que le précise M. Eliade (Chamanisme, 1968, p. 309-310) : On mesure à quel point un mythe ou un symbole archaïque peuvent être réinterprétés ; dans la vision d’Er, l’Axe Cosmique devient le Fuseau de la Nécessité et le Destin astrologique prend la place du livre céleste. Remarquons pourtant que la situation de l’homme reste constante : c’est toujours par un voyage extatique, exactement comme chez les chamans et les mystiques des civilisations rudimentaires, qu’Er le Pamphylien reçoit la révélation des lois qui gouvernent le Cosmos et la Vie ; c’est par une vision extatique qu’il est amené à comprendre le mystère de la Destinée et de l’existence d’après la mort. L’énorme écart qui sépare l’extase d’un chaman et la contemplation de Platon, toute la différence creusée par l’histoire et la culture, ne change rien à la structure de cette prise de conscience de la réalité ultime : c’est à travers l’extase que l’homme réalise pleinement sa situation dans le monde et sa destinée finale. On pourrait presque parler d’un archétype de la prise de conscience existentielle, présent aussi bien dans l’extase d’un chaman ou mystique primitif, que dans l’expérience d’Er le Pamphylien et de tous les autres visionnaires du monde ancien qui ont connu, ici-bas déjà, le sort de l’homme outre-tombe.

Autre point à retenir qui laisse entrevoir un rapprochement très net de la pensée de Platon avec un substrat chamanique, il s’agit des « Gardiens » dans lesquels E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 208) n’hésite pas à voir une nouvelle forme de chamans rationalisés qui, comme leurs prédécesseurs primitifs, sont préparés à leurs hautes fonctions par une discipline d’ordre spécial destinée à modifier entièrement la structure psychique d’un homme. En définitive, si l’on devait résumer la pensée de Platon, on peut dire qu’en principe, il accepte la dichotomie de Burckhardt - le rationalisme pour le petit nombre, la magie pour les masses. Nous avons vu toutefois que son rationalisme est animé d’idées qui avaient autrefois été magiques ; et d’autre part nous verrons par la suite, comment ses ’incantations’ devaient servir à des fins rationnelles (E.R. Dodds, Irrationnel, 1977, p. 210). Car, à côté de cela, Platon ne s’est pas privé d’attaques en règle contre la magie ou contre ceux qui en usaient de manière parfois dérobée à la manière des sophistes.

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C’est donc bien tout un pan de la philosophie et de la pensée grecque qui se vit influencer par ce type de conceptions que l’on qualifierait de « chamanique ». Et même si le modèle en lui-même allait entrer en dormance après Empédocle pour plusieurs siècles, il n’en demeure pas moins vrai que les idées d’un Pythagore, d’un Empédocle ou d’un Platon, teintées de chamanisme, allaient passer à la postérité et survivre même modifiées et adaptées à la sauce grecque.

Bien qu’encore méconnu et faisant l’objet de discussions, l’héritage d’un substrat de type chamanique est en Grèce bien réel. Tous les indices relevés ici ne laissent pas de place au doute, quelle que fût l’origine de ce dernier. D’autres indices que j’ai volontairement laissés de côté ici, comme par exemple l’influence du chamanisme dans certains thèmes de la poésie épique, viennent renforcer cette impression. Mais le legs le plus important est bel et bien, ainsi que nous l’avons vu, celui qui touche au domaine de la pensée. Elle va en effet influencer durablement non seulement la philosophie grecque mais aussi une certaine démarche que l’on pourrait qualifier de magico-religieuse dont il existe encore des témoignages jusqu’à la fin de la période antique.

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Notes

Michaël Martin, article : « Le matin des Hommes-Dieux : Étude sur le chamanisme grec », publ. in Folia Electronica Classica, 8 (Juillet-Décembre 2004).

► La Folia Electronica Classica, spécialisée dans l’antiquité gréco-romaine, est une revue numérique d’un projet plus vaste, la Bibliotheca Classica Selecta, qui contient entre autre une base bibliographique et des traductions. Ce projet est maintenu par les professeurs Jacques Poucet et Jean-Marie Hannick de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Louvain-la-Neuve, nous vous invitons chaudement à visiter leur site si ces sujets vous intéressent.

► La Folia Electronica Classica précise : Michaël Martin est l’auteur d’une thèse sur « Pankratos le magicien. La magie et ses praticiens dans le monde gréco-romain », défendue en décembre 2003 à l’Université Jules Verne d’Amiens. Aux Éditions Manuscrit-Université (Collection Histoire), il a publié en 2002 « Les papyrus grecs magiques » (284 p.), et en 2004 « Sorcières et magiciennes dans le monde gréco-romain » (560 p.). Son dernier livre est sorti en 2005 : « Magie et magiciens dans le monde gréco-romain », Paris, Éditions Errance, 2005, 296 p. (Collection des Hespérides). On lui doit sur la Toile un site spécialisé intitulé Ephesia Grammata.

■ Hormis la fusion des deux parties en une page, nous avons reproduit le texte tel qu’il peut être trouvé dans sa version actuelle sur le site de la Bibliotheca Classica Selecta. Nous avons mis de coté la bibliographie et l’illustration en fin de texte (Cette illustration tirée d’une scène d’Œdipe roi semble plus figurer Œdipe lui-même : Tirésias ici hors champ serait plutôt l’homme au bâton à sa gauche), reportez vous à la source originale pour y avoir accès.