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Nombres, passions et pensée analogique dans les théories musicales françaises du XVIIe siècle
Brigitte Van Wymeersch

La théorie des passions et la mystique du nombre occupent une place de choix dans les écrits des philosophes et des théoriciens de la musique au XVIIe siècle. Elles engagent une certaine perception du rôle et de la place de la musique dans la société. Cependant, les liens entre nombres et passions ne sont pas toujours explicites, alors ques ces deux thèmes ont une origine commune : la pensée analogique de tradition platonicienne, relayée au XVIe siècle par Zarlino et Pontus de Tyard.

De plus, il y a diverses nuances dans la formulation de ces théories. Si le XVIIe siècle français partage encore largement un modèle épistémologique basé sur l’analogie, il tend aussi à s’en détacher, sous l’impulsion du rationalisme cartésien et de la nouvelle conception de la science. Aussi observe-t-on dans les traités musicaux de nombreux glissements et des hésitations entre une pensée analogique et une pensée scientifique et rationnelle, reflet du siècle qui voit naître la pensée moderne.

Musique et pensée analogique dans l’Antiquité

Les deux aspects du discours musical du XVIIe siècle évoqués – rhétorique des passions et spéculation numérique – ont leur origine dans la tradition pythagoricienne et leur systématisation première dans l’œuvre de Platon, particulièrement dans le Timée, qui reprend et unifie la doctrine pythagoricienne du nombre et lui donne une portée cosmologique.

Comme le décrit le Timée, la cohésion du cosmos, compris comme une mise en ordre du chaos, est assurée par des proportions mathématiques, celles-là mêmes qui sont d’usage dans le système musical grec(1). L’univers platonicien est réglé par des rapports mathématiques bien précis. C’est pour cette raison qu’il est bon et beau(2). Il doit être notre exemple. L’âme humaine est également formée à partir des mêmes proportions(3). Il y a donc une structure commune aux différents niveaux de l’univers, structure qui en assure l’unité et la cohésion, et permet d’établir certaines analogies entre les niveaux. Elle rend possible la communication entre les degrés d’être et permet une meilleure connaissance de l’un par l’autre. Le microcosme humain est la réduction dans son essence et dans ses lois, du macrocosme. Nous pouvons donc saisir, par analogie, la complexité de l’âme humaine lorsque nous examinons celle de l’âme du Monde, et inversement (4).

De la même façon, la musique offre un analogon des lois de l’univers et de la partition de l’âme, puisque elle se structure selon les mêmes rapports que l’âme du Monde et celle de l’homme. Connaître la musique et les relations mathématiques qui guident les affinités entre le sons est dès lors utile pour comprendre l’harmonie du monde, son principe de cohésion. C’est en ce sens que la musique est un outil du savoir. Si Platon recommande, dans d’autres textes que le Timée, l’apprentissage et l’usage de la musique, ce n’est pas pour le seul plaisir des sens, mais bien parce que l’étude du système musical permet à l’esprit de s’élever vers les Nombres et les Idées qui structurent le monde. La musique est une propédeutique à la philosophie. Bien plus, la philosophie est la musique suprême, elle est ‘théorie’ : contemplation de l’univers tout entier(5).

La musique est également une "alliée de notre âme"(6), car ses mouvements sont de même espèce que ceux de l’âme humaine, bien que ces derniers aient été déformés du fait de son "enchaîne ment à un corps mortel"(7). La musique est donc un exemple concret de l’équilibre que l’homme doit réaliser en lui, pour s’accorder à l’âme du monde(8). La théorie de l’ethos modal trouve ici sa justification. Platon la développe davantage dans des œuvres à portée plus politique et éthique comme la République ou les Lois dans lesquelles il recommande l’usage de tel ou tel mode, selon leur effet sur l’âme humaine.

Le Timée est sans nulle doute le texte de Platon qui a le plus influencé la philosophie musicale. Relayée par Boèce, les théories de l’harmonie du monde vont trouver dans le milieu médiéval des commentateurs et glossateurs de choix. Cette vision musicale du monde, dans laquelle les éléments sont harmonieusement mis en relation les uns avec les autres, induit une esthétique bien particulière où la musique est un reflet des structures macrocosmiques et microcosmiques(9). Les normes stylistiques seront définies et justifiées par rapport à ces lois mathématiques de l’univers qu’il importe de connaître à la fois pour comprendre cet univers, comme pour composer des œuvres dignes d’être qualifiées de "musicales".

Malgré leur origine commune, ces deux aspects –la musique comme reflet de la structure mathématique du monde, et musique comme miroir de l’âme humaine et de ses émotions–, se manifestent et se développent différemment. Le monde médiéval sera plus enclin à développer l’aspect numérique de la musique, c’est-à-dire sa valeur noétique plutôt que sa portée esthétique. La musique y est davantage envisagée comme un reflet de la structure de l’univers et moins comme un catalyseur des émotions de l’âme humaine, aspect qui par contre sera remis à l’honneur durant la Renaissance.

Au XVIIe siècle, les deux aspects noétiques et esthétiques sont présents dans les théories françaises, avec des nuances diverses qui parfois s’affrontent. Outre Platon et ses commentateurs, les auteurs les plus souvent cités à ce propos sont Zarlino et Pontus de Tyard.

La musique du monde et la mystique du nombre

L’œuvre de Zarlino est une parfaite illustration du premier pôle, celui de la mystique du nombre qui envisage la musique comme un miroir de l’harmonie du cosmos. Dans son exposé de la structure musicale du monde, le théoricien italien reprend des termes similaires à ceux que Boèce avait utilisés et fait de nombreuses références à Platon. Mais il n’en est pas pour autant un auteur d’arrière-garde, car il tente de concilier une vision du monde héritée de la tradition pythagorico-platonicienne avec les avancées musicales de son époque.

La Nature est conçue comme une harmonie générale, numériquement ordonnée et bonne. Supérieure à ce que l’homme peut lui-même créer, elle reste en tout l’exemple à suivre(10). Cette théorie mène à une philosophie de l’art de type objectif, où l’imitation des lois qui régissent l’univers est la règle de base et garantit la beauté de l’œuvre(11).

Ces lois sont révélées par les nombres dont il convient de connaître l’essence et les propriétés. Au XVIe siècle, le nombre fondateur par excellence est le nombre six – le senario –, alors que durant l’Antiquité et le Moyen-Âge, le nombre considéré comme divin était la tétrade pythagoricienne(12). Ce sont deux chapitres entiers des Istitutioni que Zarlino consacre aux propriétés éminentes de ce nombre générateur(13), source de nombreux éléments de l’univers, ainsi que de toutes les consonances musicales :

(…) Je dis et conclus que dans le senario, c’est-à-dire dans ses parties, on retrouve toutes les consonances musicales simples en acte, et les composées encore en puissance(14).

La justification du nombre de consonances, de leur degré de perfection et de leur douceur se base sur cette spéculation numérique(15). Parmi les intervalles, ceux qui sont issus des nombres harmoniques, c’est-à-dire des nombres fondateurs de l’univers, sont meilleurs que les autres. C’est pourquoi ils sont qualifiés de consonants. Puisqu’ils sont plus proches de l’ordre naturel, il convient de les utiliser dans les compositions artistiques(16).

De la même façon, c’est en se basant sur cette compréhension globale du monde que Zarlino justifie certaines règles d’écriture musicale. Ainsi quatre est le nombre idéal de voix dans une composition polyphonique : ce nombre reflète l’harmonie entre les quatre éléments dont l’univers est composé, à savoir la terre, l’eau, l’air et le feu. Chacune des parties de l’œuvre vocale correspond à un élément primordial et, tout comme il importe qu’il y ait un juste équilibre dans la création entre les éléments naturels, ce même équilibre doit se retrouver dans les compositions musicales(17).

Par le même procédé analogique, Zarlino assimile la basse à la terre. Toutes deux en effet, servent d’assise aux autres éléments(18). Le ténor est identifié à l’eau : comme celle-ci se mélange parfois avec la terre, la voix de ténor peut se mêler à la basse. La voix d’alto est analogue à l’air, intermédiaire entre l’eau et le feu. La voix la plus haute, par contre est assimilée au feu : semblable à cet élément, elle paraît sans cesse s’envoler au-dessus des autres voix. De plus, le théoricien ne cherche pas à justifier les différents mouvements de voix par une recherche sur le fait musical lui-même, sur sa structure interne ou sa logique compositionnelle, mais les explique selon un mode analogique :

Comme la partie grave occupe la tessiture inférieure du chant et procède par mouvements lents et peu fréquents, desquels naissent les sons graves, qui par nature (…) sont proches du silence, ainsi, elle a une grande ressemblance avec la terre, qui est immobile par nature, et ne peut produire aucun son(19).

Semblablement, si la voix la plus aiguë, le soprano, a des mouvements rapides, c’est parce qu’elle est proche du feu, élément vif par nature(20). C’est donc en fonction de différentes analogies qu’il conseille telle ou telle conduite des voix aux compositeurs, ou justifie certaines nouveautés dans l’écriture musicale. Par exemple, s’il se montre réceptif à l’union de la tierce et de la quinte au sein d’un accord, c’est au nom d’une certaine philosophie de la nature. L’union de la tierce et de la quinte représente l’union la plus parfaite d’éléments dissemblables, illustration de l’harmonie, c’est-à-dire de l’unité dans la diversité, telle qu’on la trouve dans la nature. En conséquence de quoi le compositeur doit faire usage le plus souvent possible cette combinaison d’intervalles, miroir de l’ordre naturel(21).

Cette vision harmonieuse de l’univers se retrouve comme telle dans de nombreuses théories. Elle était déjà un lieu commun de la littérature de la Renaissance, mais sa reprise par Zarlino comme un élément fondateur du système musical et des techniques d’écriture contemporaine explique l’influence considérable de ce modèle de pensée sur les théoriciens du XVIIe siècle. Le "prince des musiciens modernes"(22) était de fair lu et apprécié par de nombreux compositeurs et savants(23).

Aussi, la notion d’un univers musical dans son essence est fréquemment reprise et commentée, tant dans des ouvrages spéculatifs que de traités plus techniques. Antoine De Cousu présente en guise d’introduction à son traité la division tripartite de la musique telle que l’avait formulée Boèce. Tout est musique, car l’univers dans son ensemble, en ce compris l’homme, est équilibre d’éléments divers :

La Musique (parlant en general) n’est autre qu’Harmonie ; ou bien c’est un accord de diverses choses qui se peuvent joindre ensemble. Il y a trois sortes de Musique, sçavoir est Mondaine, Humaine & Instrumentale. La premiere considere les divers mouvemens & parties des Cieux, avec toutes les relations harmoniques qui s’y rencontrent. La seconde contemple la proportion des parties & des humeurs du corps humain, & les harmonies de l’Ame, tant à raison de ses facultez, passions & actions, que de ses vertus. Et ce mot de Musique est pris le plus souvent pour une proportion, symmetrie, concorde & amitié des corps celestes, & de la Nature universelle, tant en l’univers generalement, que particulierement d’un corps particulier à un autre particulier, & c’est pour cela qu’elle est nommée Musique Mondaine & Humaine. La troisiesme, traite des Instruments naturels & artificiels, & de tout ce qui leur appartient, & generalement de tout ce qui regarde le chant ; & c’est de cette troisiesme Musique Instrumentale que je veux traiter à present, laissant à part les deux premieres qui sont la Mondaine & l’Humaine que j’estime beaucoup plus curieuses que necessaires"(24).

Bergier, dans sa musique spéculative, rend compte du fait que la musique "s’occupe des nombres et des mesures" et que ce terme s’étend "sur toutes les choses où ils [les anciens] ont reconnu ces mesures et ces nombres, rapportez ensemble par certaine symetrie & proportion, ainsi que les sons & les voix en la Musique(25).

La plupart des écrits du XVIIe siècle se situent dans cette perspective analogique. Certains auteurs renvoient simplement aux "philosophes" pour traiter de la définition complète de la musique. Si ce type d’introduction semble parfois avoir peu d’incidences sur les canons stylistiques en usage et paraît tenir du procédé littéraire, il n’en est pas toujours ainsi. Comme nous l’avons vu précédemment, le modèle analogique fonde les théories zarliniennes, et d’autres auteurs ont justifié leurs prescriptions en établissant des analogies avec l’ordre universel. C’est le cas du Père Mersenne.

Ses écrits sont imprégnés de ce paradigme, et cependant, même dans son harmonie universelle les ambiguïtés sont nombreuses : le père minime est l’exemple même du savant qui ne peut se détacher d’une pensée analogique tout en adoptant déjà les principes d’une nouvelle rationalité.

Il recourt ainsi à diverses analogies mystico-religieuses pour assurer la légitimité de certaines idées musicales, comme l’adoption de l’unisson parmi les consonances. L’unisson est, pour le prélat, la plus parfaite des consonances parce qu’elle est l’image du Dieu Trinitaire et de l’unité de la création. De plus, la contemplation ou l’audition de ce type de consonance élève l’esprit à Dieu comme il aime à le souligne dans les Moralités :

Il est aisé de tirer de si grands profits spirituels de ce discours [sur l’unisson] que les Musiciens n’auront nullement besoin d’autres instructions pour se porter à Dieu, puisque l’Unisson de toutes les choses du monde les y conduit ; car tout ce que produit la terre se fait par l’Unisson des rayons du Soleil, & des autres Astres qui s’unissent avec chaque plante lorsqu’ils éveillent la nature & qu’ils la font croître : & quand les membres obéissent à l’âme, c’est par le mouvement des esprits qui la font mouvoir, comme l’unisson fait mouvoir les chordes (…). Si l’on considère la connaissance de la vérité, l’on avoüera que ce n’est autre chose que l’Unisson qu’elle fait avec l’entendement ; et si l’on monte encore plus haut on trouvera que c’est par la force de l’Unisson que Dieu fait agir toutes les creatures, & qu’il nous convertit à luy par la grace efficace qui est semblable à une chorde dont les battements sont si puissants qu’ils ébranlent toujours nos volontez sans qu’elles y resistent jamais(26).

Mersenne sait expliquer de façon rationnelle et scientifique les mouvements des cordes qui produisent un unisson, il donne par ailleurs un schéma physique des vibrations par sympathie(27), mais son discours scientifique est mis au service de son apologétique. L’unisson est ainsi comparé à la vertu principale qu’est l’amour :

l’on peut dire que toute la Musique n’est quasi autre chose que l’Unisson, comme les vertus ne sont autre chose que l’amour, & consequemment que l’amour & l’unisson sont semblables. Car si les consonances ont quelque chose de bon & d’Agréable, elles le prennent de l’unisson, comme toutes les vertus tiennent leur bonté & leur excellence de l’amour. Ce que l’on peut confirmer par l’authorité de saint Augustin(28).

Il passe ainsi constamment d’un registre à l’autre, et en revient toujours à une pensée analogique qui le conduit vers le Créateur par des comparaisons, des métaphores, des citations de philosophes, d’Écriture sainte et de Pères de l’Église. La finalité de son discours est ainsi orientée non pas vers l’élucidation d’un fait musical ou acoustique, mais vers la morale ou la théologie. Et dans ce contexte, la pensée analogique est certainement plus efficace qu’une pensée rationnelle et scientifique.

Descartes adoptera un type de pensée bien différent. Le père du rationalisme rompt radicalement, dès ses premières œuvres, avec ce modèle épistémologique. Dans son premier écrit de 1622, le Compendium Musicae, il ne mentionne plus la notion de la musique conçue comme imago mundi. Mais il considère la musique en soi et pour soi, dès les premières lignes de son ouvrage. En cela il marque une étape importante dans l’histoire de l’esthétique musicale.

Très logiquement, toutes les règles qu’il énonce – que ce soit le nombre de consonances admises, le mouvement des voix, ou d’autres encore–, sont justifiées non plus par un réseau d’analogies et de symboles, mais bien en fonction des propriétés du son lui-même, de son émission, de sa réception et de sa perception par l’auditeur(29).

Descartes est ainsi le premier à fonder une certaine autonomie du discours musical : la théorie et la philosophie de la musique ne s’appuient plus sur un discours cosmologique, théologique ou arithmologique.

La théorie des passions et l’ethos des modes

La théorie des passions trouve également son origine dans la conception platonicienne de l’âme et du monde. L’influence de Zarlino, de Pontus de Tyard et du courant littéraire platonisant sera essentielle dans la diffusion de cette esthétique parmi les théoriciens et les musiciens français du XVIIe siècle.

Tout comme Platon, la majorité des théoriciens du XVIIe siècle estiment que les proportions qui équilibrent les diverses parties de notre âme sont analogues aux proportions qui fondent le système musical. C’est la raison pour laquelle la musique fait vibrer notre âme, nous émeut et nous touche :

Comme nous venons de monstrer, que les proportions musicales sont conformes aux proportions de l’ame, aussi fault-il tenir pour certain, que les diverses passions & affections de l’ame se rapportent aux diverses qualitez des modes, par semblables & conformes proportions (…). Si quelqu’un est triste ou joyeux, & oit une harmonie de semblable proportion, il est certain que telle passion prendra accroissement : parce qu’il y a de la similitude & sympathie. Mais si on oit une harmonie de contraire proportion, la passion diminuë, & peu à peu s’engendre une contraire passion(30).

Des correspondances plus ou moins strictes entre les éléments du langage musical – rythmes, intervalles, structures mélodiques, modes, etc. –, et les passions sont établies de façon à pouvoir composer sans faillir des mélodies possédant la force expressive désirée. Car le but avoué de ces recherches est de faciliter la composition d’œuvres dont les effets sur l’auditeur seraient comparables à ceux que suscitaient les œuvres antiques.

L’Antiquité reste en effet le modèle. Le mythe d’Orphée est conté dans la plupart des ouvrages, certes avec parfois un certain recul critique(31). Les discussions sont vives sur les effets supposés de la musique antique comparés à ceux de la musique moderne. Mersenne croit ainsi pouvoir affirmer, sur base des textes anciens, que les Grecs, philosophes ou théoriciens, détenaient la clé des correspondances entre musique et passions :

Mais peut-estre que cette connaissance n’est pas impossible, soit que les anciens l’ayent eüe, comme tiennent ceux qui croyent qu’Aristote, Plutarque, & les autres Autheurs ne proposent rien des especes et des effets de la Musique que ce qui est véritable, et qui disent que les Grecs avoient la connoissance du tempérament des auditeurs, de la nature des passions, et des intervalles(32).

Aussi cherche-t-il à reconstituer “les règles et maximes que l’on doit user pour faire de bons chants” :

Il faut neantmoins avoüer que l’on peut trouver des regles si certaines, que l’on ne manquera jamais à faire de bons chants sur toutes sortes de sujets, pourvu que l’on entende la lettre (…). Ce qui me fait croire que l’on peut establir des règles pour les chants, est que les Maîtres en ont déjà estably quelques-unes, dont ils se servent assez heureusement(33).

Ces "règles" établies par les "maîtres" français portent principalement sur une classification des modes selon les effets qu’ils sont supposés produire sur l’auditeur. Le mode est en effet la source de "toute l’énergie et la force de la musique" et "cause le goust, la saveur, & tout le sentiment qu’il [l’auditeur] reçoit de la musique"(34).

Les théories s’articulent généralement autour d’une reprise des modes anciens et d’une comparaison avec les douze modes "modernes", ou les huit tons d’Église. À chacun des modes correspond une passion particulière :

(…) Mais comme les modes (à ce que je m’imagine) n’ont ésté inventez que pour exprimer les diverses passions de nos ames, il semble qu’il y ait quelque rapport des six modes aux six passions principales qui naissent en nous : à sçavoir la joye & la Tristesse, l’Amour & la Hayne, l’Esperance & la Crainte (…). Si bien que la parfaite connoissance de chaque mode en son particulier contribuë tout à fait au dessein que nous nous proposons de composer sur quelque sujet que ce soit(35).

Ce thème est repris par la plupart des théoriciens du XVIIe siècle :

(…) Le premier Authentique & plus grave, c’est le Dorique, propre pour le chant pieux, il est severe, belliqueux, meslé de gravité, & l’allegresse. Tel pourroit estre le Motet composé sur ces paroles, omnes gentes, plaudite manibus, ainsi appellé Dorique, des Dores peuples d’Orient. (…)(36).

Gassendi, mathématicien de son état, adopte lui aussi la même théorie et expose dans son Initiation à la musique spéculative le caractère moral propre à chacun des modes :

"Le deuxième mode est en lui même assez joyeux, mais pour son affinitié avec le 6e il est utilisé pour exprimer les sentiments amoureux. Il est dit langoureux et plaintif, le troisième est appelé grave, parce qu’il est surtout apte à exprimer la solennité des jours de fête"(37).

Cette typologie est sensé aider le compositeur dans le choix du mode le plus approprié au sujet qu’il désire illustrer(38). Gassendi nous dit ainsi après l’énumération de l’ethos de chacun des douze modes :

Voila ce qu’il faut noter à propos des modes dont les compositeurs et les musiciens doivent d’abord se soucier pour choisir celui qui convient à leur sujet, leur argument (…). Il faut choisir le mode et prendre le convenable afin que la joie ne soit pas exprimée sur un mode lugubre, ni la tristesse sur un mode joyeux et sans exception, afin que l’air soit en accord avec la parole(39).

Maillart ne dit pas autre chose :

Il estoit aussi nécessaire (…) que la mode fut choisie propre et convenable au suject. Car comme tout suject n’est point mesme nature et que tout homme n’est point de mesme humeur, ainsi les modes ne sont point toutes de mesme qualité. Et partant falloit cognoistre la qualité des modes, affin d’en faire le choix, conforme à la nature du suject, et à la complexion et humeur de l’auditeur (…) Et partant importe merveilleusement, pour l’effect de la musique, que la mode soit choisie propre et convenable pour esmouvoir et disposer l’ame à la passion désirée(40).

Le caractère éthique des modes est un lieu commun de la littérature française. Citons par exemple le Père jésuite Etienne Binet (1569-1639), qui, dans le vaste tableau de la société française qu’il brosse à l’intention de ses élèves séminaristes, décrit avec verve les différents effets des "sons" :

Qui le croiroit que chaque son eut son partage, et sa puissance et domaine à part. Le dorique coule dans nos cœurs l’amour de chasteté, et allume les flammes innocentes de la virginité. Le son phrigien met le cœur au ventre, l’espée au point, et au vent fait bouillonner le cœur, ardre les esprits, roidir les bras, et jette tant de souphre dans nos veines, qu’on en désire rien plus esperdument que le choc et le chamaillis de la guerre (…)(41).

L’attachement à l’aspect moral des modes n’est pas que théorique : de nombreuses compositions respectent la dénomination modale et associent à chacun des modes un ethos particulier. Citons par exemple les œuvres de Claude Le Jeune(42), Charles Guillet(43), Denis Gaultier(44), sans compter celles de Guillaume Gabriel Nivers(45), d’Arthur AuxCousteaux(46), et de bien d’autres.

Cependant, certains compositeurs ne supportent plus le carcan modal et revendiquent une plus grande liberté dans l’exercice de leur art. Maillart le constate et le déplore :

En suytte dequoy, nous voyons les musiciens du iourd’huy user indifféremment de toutes sortes de modes, pour toute sorte de suject, sans aucune distinction, se presumant mesmes être plus habiles et plus industrieux que les anciens, en ce qu’ils sçavent ainsi tourner et abuser des modes pour tout suject ou parolles, mesprisant ainsi manifestement, ce que les anciens ont tant estimé. Tant y a, que, soit par ignorance, ou par mépris, il est certain qu’il ne se fait auiourd’huy aucun choix des modes, pour le regard des effects de la musique(47).

Boësset (1586-1643), compositeur en vogue à qui l’on reprochait lors d’un concours de composition organisé par le Père Mersenne, le non-respect des règles modales, écrira pour sa défense :

uand il me plaira, j’exprimerai toute sorte de passions aussi bien en un mode qu’en l’autre(48). La

La théorie des passions se concentre donc dans la France du XVIIe sur une typologie des modes, qui est appelée à disparaître avec l’émergence progressive d’une bipolarité modale basée sur la position de la première tierce majeure dans la gamme et plus tard par le nivellement des couleurs modales dû à l’adoption progressive du tempérament égal.

Si l’ethos modal est un élément essentiel de la théorie des passions, il n’est pas le seul. Divers auteurs considèrent la rythmique ou les espèces d’intervalles comme facteurs non négligeables dans la recherche de l’expressivité musicale. Dans sa Musique spéculative, Bergier aborde la versification ou la "musique rithmique", celle qui considère les différences des voix "en ce qu’elles sont vistes ou tardives, breves ou longues"(49). De ces différences proviennent selon lui tous les effets de la musique. Car les pieds ont une faculté naturelle d’émouvoir diverses passions dans notre âme :

Ces forces, & comme facultez naturelles, sont differentes selon la différence du meslange et de la suite des temps longs et brefs dedans les pieds dont les diverses rencontres esmeuvent diverses passions et affections en nos âmes(50).

Gassendi, tout en reconnaissant que le choix du mode est l’élément le plus important dans la composition, constate aussi que les mouvements des intervalles et les altérations accidentelles renforcent l’expressivité de la mélodie(51). Cette recherche d’expressivité est toujours au service d’un "argument", d’un texte que la musique soutient.

L’aspect purement rhétorique de la musique est néanmoins présent chez certains penseurs tel Mersenne. Le père minime développe longuement les éléments que l’on retrouve dans la plupart des écrits de son siècle (typologie des modes, importance de la rythmique, etc.), mais il aborde également un domaine que les Allemands comme Kircher porteront à leur apogée.

La musique ne doit pas seulement imiter l’esprit d’un texte, mais en tant que langage porteur de sens et d’émotion, doit aussi s’inspirer des principes de la rhétorique classique. Il s’agira dès lors de pratiquer "l’art de l’orateur harmonique", cet art qui "doit connaître tous les degrez, les temps, les mouvemens, & les accents propres pour exciter ses auditeurs à tout ce qu’il veut… ce qui aidera grandement à perfectionner toutes sortes de chants, qui doivent en quelque façon imiter les Harangues, afin d’avoir des membres, des parties, & des périodes, & d’user de toutes sortes de figures & de passages harmoniques, comme l’Orateur, & que l’Art de composer des Airs, & le contrepoint ne cède rien à la rétorique"(52).

La théorie des passions a, comme nous l’avons vu précédemment, son origine dans la pensée platonicienne. La correspondance entre les passions et les éléments du discours musical prend sa source dans une pensée analogique. Aussi trouve-t-on dans les écrits de Descartes le même recul vis-à-vis de cette approche, que celui décelé par rapport aux théories de l’harmonie du monde.

En 1618, il semble admettre l’existence d’une correspondance entre tel intervalle musical et telle passion, entre tels “soni affectiones” et tels “affectus”, tout en reconnaissant que ce problème est trop complexe pour être étudié dans un Abrégé (53). Mais il évolue, dans les années 1630, vers une esthétique subjective où l’appréciation d’un intervalle ressort davantage du domaine du jugement personnel que de sa perfection acoustique ou de sa relation aux nombres(54). Il abandonne dès lors ce type de démarche. Ainsi, écrit-il à Mersenne en 1630 : “Je ne connais point de qualités aux consonances qui répondent aux passions” (55).

Bien plus Descartes avance qu’une même cause peut provoquer des passions diverses, et que en définitive, ces passions relèvent davantage de notre histoire personnelle que d’une cause extérieure qui serait dans la musique même :

La même chose qui fait envie de danser à quelques-uns, peut donner envie de pleurer aux autres. Car cela ne vient que de ce que les idées qui sont en notre mémoire sont excitées : comme ceux qui ont pris autrefois plaisir à danser lorsqu’on jouait un certain air, sitôt qu’ils en entendent de semblable, l’envie de danser leur revient ; au contraire, si quelqu’un n’avait jamais ouï jouer des gaillardes, qu’au même temps il ne lui fût arrivé quelque affliction, il s’attristerait infailliblement, lorsqu’il en ouïrait une autre fois (56).

***

Le XVIIe siècle français semble donc être dominé par une esthétique du nombre et des passions qui repose sur le principe de l’analogie. Ce modèle de pensée est néanmoins amené à disparaître avec l’avènement de la pensée rationnelle. La majorité des auteurs adopte, à des degrés d’implication musicale divers, une pensée analogique qui leur permet d’imaginer un univers harmonieux où tout se correspond. Par contre, d’autres penseurs, tel Descartes, marquent leur distance, dès le début du Grand siècle, par rapport à ce modèle épistémologique. Cette distance se concrétise par un refus de l’analogie musicale appliquée à l’univers et à l’homme, et conséquemment par un refus d’une correspondance stricte entre musique, nombres et passions. Entre cette prise de position radicale et une adoption sans réserve des théories platoniciennes, coexistent, dans les écrits des théoriciens et savants, de nombreuses nuances et des glissements de pensée dont Mersenne est la parfaite illustration.


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Notes de Brigitte Van Wymeersch

1. Le démiurge divise par trois fois la matière en différentes parts qu’il réarrange par la suite. Cette division et l’ordre qui s’en suit forme une gamme cosmique, un grand système grec. En effet, il procède par moyennes géométriques pour sa première division, puis par moyennes harmoniques et arithmétiques, divisions utilisées dans la théorie musicale pour fixer les hauteurs sonores à partir du monocorde. Et enfin, il comble les espaces restant par des intervalles dont le rapport de 8/9 correspond au rapport numérique du ton. En trois étapes, le démiurge a “partagé et unifié mathématiquement” son mélange primitif pour former l’âme du monde. En poursuivant l’analogie musicale, on peut considérer, à la suite des théoriciens médiévaux, que l’âme du monde a une extension de quatre octaves plus une quinte juste et un ton (PLATON, Timée, 35a-37a, in PLATON, Œuvres complètes. Tome X : Timée-Critias (éd. et tr. A. RIVAUD), Paris, Les Belles Lettres (coll. Collection des Universités de France), 1985, pp. 147-150).

2. Avant la formation du Monde, tous ces éléments se comportaient sans raison ni mesure (…). De ces genres qui n’étaient point ainsi disposés, le Dieu a fait un ensemble, le plus beau et le meilleur. Prenons donc partout et toujours cette proposition-là pour base (PLATON, Timée, 53 b, pp. 172-173) ; (…) il a façonné le Monde, afin d’en faire une œuvre, qui fût, par nature, la plus belle et la meilleure (PLATON, Timée, 30 b, p. 143).

3. PLATON, Timée, 42 e - 44 d, pp. 158-161 ; 47 d, p. 165.

4. Et les mouvements qui ont de l’affinité avec le principe divin en nous, ce sont les pensées du Tout et ses révolutions circulaires. Ce sont elles que chacun doit suivre : les révolutions relatives au devenir, qui ont lieu dans notre tête et qui ont été troublées, il faut les redresser par la connaissance de l’harmonie et des révolutions du Tout : que celui qui contemple se rende semblable à l’objet de sa contemplation (…) et qu’il atteigne pour le présent et pour l’avenir, l’achèvement parfait de la vie que les Dieux ont proposée aux hommes (PLATON, Timée, 90 c-d, p. 226).

5. Quand tu auras appris le nombre et la nature des intervalles de la voix, tant pour les sons aigus que pour les graves, les limites de ces intervalles et toutes les combinaisons qui en dérivent –combinaisons que les anciens ont trouvées et qu’ils nous ont transmises à nous, leurs successeurs, qui devions leur donner le nom d’harmonies, comme ils nous ont appris aussi qu’il y a dans les mouvements du corps des propriétés du même genre, qui, mesurées par des nombres, doivent, disent-ils s’appeler rythmes et mesures, et en même temps qu’il faut songer que le même examen s’impose pour tout ce qui est un et multiple –, quand, dis-je, tu auras appris tout cela, alors tu seras savant, et lorsque, examinant de cette manière n’importe quelle autre chose une, tu l’auras saisie, tu seras devenu sage relativement à cette chose (PLATON, Philèbe, 17 d-e, (trad. E. CHAMBRY), Paris, Garnier et Flammarion, 1969, p. 281).

6. PLATON, Timée, 47 d, p. 165.

7. PLATON, Timée, 44 b, p. 160 ; Ainsi, les trois intervalles de la progression des doubles et des triples, les médiétés d’un plus un demi, un plus un tiers, un plus un huitième et les liens qui en résultent (…) ont été tordus et déformés de toutes les manières (PLATON, Timée, 43 d, pp. 159-160).

8. Qu’il harmonise les trois parties de son âme absolument comme les trois termes de l’échelle musicale, le plus élevé, le plus bas, le moyen et tous les tons intermédiaires qui peuvent exister, qu’il lie ensemble tous ces éléments et devient un de multiple qu’il était (PLATON, La république, livre IV, 443 d-e, in PLATON, Œuvres complètes. Tome VII (éd. et trad. de E. CHAMBRY), Paris, Les Belles Lettres (coll. Collection des Universités de France), 1966, p. 44).

9. C’est le sens de la présentation des "musiques du monde" que l’on trouve au début du De institutione musica de Boèce : le monde est musical dans son essence car les rapports qui fondent son harmonie sont identiques à ceux qui structurent les échelles musicales. Notons bien que c’est que par analogie que l’on nomme "musique" la pratique vocale et instrumentale, car ontologiquement, pour les théoriciens médiévaux, comme pour les philosophes antiques, ce sont les rapports cosmiques qui sont premiers, viennent ensuite les rapports du composé humain, et puis seulement la practica musica (BOECE, De institutione musica, I, 2, in Boetii de intitutione arithmetica libri duo, de institutione musica libri quinque, (ed. G. FRIEDLEIN), Lipsiae, 1868, Nachdruck : Frankfurt a. Main, 1966, pp. 187-189).

10. Conciosia che la Natura (…) in tutte le cose è sempre inchinata a seguire il bene, & desiderare non solo il buono, & dilettevole ; ma il migliore, & quello anco, che è ordinato per il buono (G. ZARLINO, Le istitutioni harmoniche, seconda parte, cap. 45, p. 135). La Natura è superiore all’Arte, in quanto questa è di quella imitatrice, & non per il contrario (G. ZARLINO, Sopplimenti musicali, facsimile ed., Ridgewood, N. J. : Gregg Press inc., 1966, libro primo, cap. IIII, p. 20) ; Che la Natura fù prima che l’Arte, & il Naturale fù avanti l’Arteficiale (…) (G. ZARLINO, Sopplimenti musicali, libro primo, cap. V, p. 21).

11. Le compositeur est ainsi un être comparable au démiurge. C’est un organisateur. À partir d’un substrat sonore, il structure et harmonise l’univers musical, les yeux fixés sur son modèle. Et ce qu’il produit de la sorte est nécessairement beau : Toutes les fois donc que l’ouvrier, les yeux sans cesse fixés sur ce qui est identique, se sert d’un tel modèle, toutes les fois qu’il s’efforce d’en réaliser dans son œuvre la forme et les propriétés, tout ce qu’il produit de cette façon est nécessairement beau (PLATON, Timée, 28 a-b, p. 140).

12. Armand DELATTE, La tétractys pythagoricienne, dans Études sur la littérature pythagoricienne, Paris : Champion, 1915, pp. 249-268.

13. Exemples à l’appui, Zarlino expose, dans la première partie des Istitutioni, les qualités génératrices du nombre sénaire : six est le premier nombre parfait, c’est-à-dire que le produit des trois premiers entiers naturels et leur somme vaut six (1+2+3=1x2x3=6), Dieu a eu besoin de 6 jours pour créer le monde, il y a 6 planètes, 6 directions, etc. (G. ZARLINO, Le istitutioni harmoniche, prima parte, cap. 14 : Che dal numero Senario si comprendeno molte cose della natura & dell’arte ; cap. 15 : Delle Propietà del numero Senario, & delle sue parti ; & come in esse si ritrova ogni consonanza musicale, pp. 23-25).

14. (…) Dico & concludo, che nel Senario, cioè tra le sue parti, si ritrova ogni semplice musical consonanza in atto, & le composte ancora in potenza (G. ZARLINO, Le istitutioni harmoniche, prima parte, cap. 16, p. 28).

15. Jusqu’au XVIe siècle, seuls l’unisson, l’octave, la quinte et la quarte sont considérés, théoriquement, comme des consonances parfaites. Zarlino est tout à fait conscient que la théorie pythagoricienne de la tétrade, limitant les consonances à quatre, ne correspond plus aux besoins de son époque. Il étend dès lors la division du monocorde de quatre parties à six parties, et par là, intègre parmi les intervalles consonants les tierces de rapport 4/5 et 5/6, ainsi que la sixte majeure de rapport 3/5. Il élargit donc le nombre de consonances admises, mais la justification théorique qu’il en donne reste inféodée à la pensée pythagoricienne : le théoricien légitime sa nouvelle division par les propriétés éminentes du “senario”, nombre générateur par excellence. Seul change le nombre de consonances valides, et non la philosophie qui leur confère ce titre.

16. La natura è sempre inchinata à seguire il buono, & il migliore ; & gli intervalli, che nascono da i numeri harmonici, sono migliori de gli altri, & per conseguente più consonanti (G. ZARLINO, Le istitutioni harmoniche, seconda parte, cap. 45, p. 135).

17. (…) Li Musici nelle lor cantilene sogliono il più delle volte porre Quattro parti, nelle quali, dicono contenersi tutta la perfettione dell’harmonia. (…) però le chiamarono Elementali, alla guisa de i quattro Elementi : percioche si come ogni Corpo misto di essi si compone, cosi si compone di queste ogni perfetta cantilena (G. ZARLINO, Le istitutioni harmoniche, terza parte, cap. 58, p. 238).

18. La onde la parte più grave nominano Basso, il quale attriburemo allo Elemento della terra : conciosia che si come la Terra tra gli altri Elementi tiene il luogo insimo ; cosi il Basso occupa il luogo più grave della cantilena. A questa, procedendo alquanto più in suso verso l’acuto, accommodarono un’altra parte, & la chiamano Tenore, il quale assimigliaremo all’Acqua ; la quale ; si come immediatamente segue, nell’ordine de gli Elementi, dopo la terra, & è con essa abbraccia ; cosi nell’ordine delle dette parti il Tenore senza alcun mezo segue il Basso, & le sue chorde gravi non sono in cosa veruna differenti da quelle del Basso, poste in acuto. Simigliantemente accomodarono la Terza parte sopra il Tenore, la quale alcuni chiamano Contratenore, alcuni Contralto, & altri Alto ; & la posero nel terzo luogo, che è mezano nella cantilena ; & si puo assimigliare veramente all’Aria ; il quale, si come si conviene con l’Acqua, & col Fuoco in alcune qualità, cosi anco le chorde gravi dell’Alto convengono con le acute del Tenore, & le acute dell’Alto convengono con le gravi della Quarta parte posta più in acuto, chiamata Canto. Questo accommodarono nel luogo supremo della cantilena la onde dal luogo che tiene, alcuni etiandio la chiamano soprano, il quale potremo assimigliare al Fuoco, che segue immediatamente dopo l’Aria, nel grado supremo di tale ordine (G. ZARLINO, Le istitutioni harmoniche, terza parte, cap. 58, p. 238-239).

19. Percioche tenendo la parte grave il luogo inferiore della cantilena, & procedendo per movimenti tardi, & rari, da i quali nascono i Suoni gravi, che per loro natura sono (…) vicini alla taciturnità ; hà grande convenienza con la Terra, la quale per sua natura è immobile, & non può far nascere alcun suono (G. ZARLINO, Le istitutioni harmoniche, terza parte, cap. 58, p. 239).

20. (…) Et se la parte più acuta d’ogn’altra assimigliai al Fuoco ; ciò non feci fuori di ragione ; percioche havendo li Suoni acuti, che nascono da i movimenti veloci, & stressi, tal natura, che per la lora subita, & veloce percussione si fanno udire (…), vengono a ritenere in loro quasi la natura del Fuoco, il quale non solo è acuto, & raro, ma etiandio veloce, & attivo per se stesso (…) (G. ZARLINO, Le istitutioni harmoniche, terza parte, cap. 58, p. 239).

21. Ma li Suoni, o Consonanze, che possono fare diversità al sentimento sono due, cioè la Quinta, & la Terza, over le Replicate dell’una, & dell’ altra : percioche i loro estremi non hanno tra loro alcuna simiglianza (…). Ritrovandosi adunque la varietà solamente tra gli estremi della Quinta, & quelli della Terza ; e componendosi l’Harmonia di cose, che tra loro sono diverse ; dovemo per ogni modo (accioche habbiamo perfetta cotale harmonia) cercare (…), di fare udire nelle nostre Compositioni queste due Consonanze, più che sia possibile, overo le loro Replicate (G. ZARLINO, Le istitutioni harmoniche, terza parte, cap. 59, p. 243).

22. Sébastien de BROSSARD, Dictionnaire de musique contenant une explication des termes grecs, latins et italiens et français les plus usités dans la Musique, Paris, 1703, facsimile ed., Genève, Minkoff, 19.

23. C’est par exemple le seul théoricien que cite Descartes dans son Compendium musicae de 1618 (René DESCARTES, Abrégé de Musique. Compendium musicæ, éd. nouvelle, trad., présentation et notes par Frédéric DE BUZON, Paris, P.U.F., 1987, p. 128). Rameau, tout en critiquant ses théories qu’il juge insuffisantes, ne peut s’empêcher de faire son apologie : Passons d’abord à Zarlino, (…) auquel effectivement tous les modernes se sont soumis, Kircher, Mersenne, et tant d’autres, & voyons s’il était bien fondé (J.-Ph. RAMEAU, Génération harmonique, préface, p. iiij, dans Complete Theoretical Writings, ed. by E. JACOBI, Roma : American Institute of Musicology, vol. III, p. 10), “les seules règles de Zarlin sont encore celles de tous nos musiciens” (J.-Ph. RAMEAU, Génération harmonique, p. 223, dans Complete Theoretical Writings, vol. III, p. 126).

24. Antoine de COUSU, La musique universelle, contenant toute la pratique et toute la théorie, 1658, facsimile ed, Genève, Minkoff, 1972, pp. 1-2.

25. Nicolas BERGIER, La musique spéculative, ed. et introd. par Jost Ekkehard, 1967, livre premier, chp. 1, p. 16.

26. MERSENNE, Harmonie Universelle, Livre premier des consonances, proposition IV, Corollaire IV,, éd. facsimilé avec une introd. de Fr. LESURE, Paris, éd. du CNRS, t. II, p. 22.

27. s’il reste dans le domaine de l’analogie à la proposition IV, par contre il apporte à la proposition VI la vraye raison et la cause du tremblement des chordes qui sont à l’unisson (MERSENNE, Harmonie Universelle, Livre premier des consonances, proposition VI, éd. du CNRS, t. II, p. 26).

28. MERSENNE, Harmonie Universelle, Livre premier des consonances, proposition VI, Corollaire VIII, éd. du CNRS, t. II, p. 30.

29. Le nombre de consonances est ainsi fonction des capacités auditives de l’auditeur : la division [du monocorde en six parties] ne doit pas se poursuivre au-delà, parce que, du fait de sa faiblesse, l’oreille ne pourrait distinguer sans effort de plus grandes différences de sons (R. DESCARTES, Compendium musicæ, Adam et Tannery, t ; X, p. 98, trad. Fr. DE BUZON, Paris : P.U.F., p. 66). Quant à l’accord parfait majeur, son caractère consonant provient des propriétés acoustiques des sons qui le composent. Sur ce dernier point, Descartes se révèle visionnaire par la formulation de ce que l’on nommera plus tard les affinités de fréquence. (R.DESCARTES, Lettre à Mersenne d’octobre 1631, Adam et Tannery, t. I, pp. 224-226 ; R. DESCARTES, Traité de l’homme, Adam et Tannery, t. XI, pp. 150-151).

30. Pierre MAILLART, Les tons ou discours sur les modes de musique, et les tons de l’Eglise, et la distinction entre iceux, Tournay, 1610, pp. 157-158.

31. Dieu est l’Autheur de toutes choses, & par consequent des Arts liberaux, & en special de cestuy-cy. Il a operé toutes choses pour soy-mesme ; & quand il a donné la cognoissance de la Musique aux hommes, c’a ésté à cette fin qu’ils l’en louënt lorsqu’ils y prendront leur recreations, leur donnant à cet effet des effets merveilleux pour le contentement du corps & de l’esprit. (…) On dit qu’Orphée avec sa Lyre attiroit les rochers, faisoit sauter les arbres & les montagnes, les transportant d’un lieu à un autre, &c. C’est une fable, mais c’est la verité que la Musique opere des effets beaucoup plus admirables que ceux-là, changeant & ravissant les cœurs, les volontez & affections. Pour bien cognoistre ses effets il faut avoir l’intelligence des huict Tons de l’Eglise, & des douze Modes des anciens. (Antoine PARRAN, Traité de la musique theorique et pratique, Quatriesme Partie : Des effets de la Musique, 1639, p. 112).

32. Marin MERSENNE, Harmonie universelle. Traitez de la voix et des chants, livre second des chants, prop. V, éd. du CNRS, t. II, tome II, 1965, p. 98.

33. Marin MERSENNE, Harmonie universelle. Traitez de la voix et des chants, livre second des chants, prop. V, tome II, p. 98.

34. Toute l’énergie et la force de la musique est référée aux modes, pour produire divers effects (…) Chacun peut expérimenter en soi, que c’est la mode qui luy cause le goust, la saveur, & tout le sentiment qu’il reçoit de la musique (...). Tous les beaux traicts, les airs, les cadences, & tout ce qui a quelque force & energie pour esmouvoir noz esprits, procede de la Mode, comme de la cause principalle & originelle. (Pierre MAILLART, Les tons ou discours sur les modes de musique, et les tons de l’Eglise, et la distinction entre iceux, espitre dedicatoire).

35. De La VOYE MIGNOT, Traité de Musique, 2de edition, Paris, 1666, Quatrième partie, p. 5-6.

36. Antoine PARRAN, Traité de la musique theorique et pratique, Quatriesme Partie : Des effets de la Musique. Chapitre premier : Des huict Modes, ou tons de l’Eglise, p. 117.

37. Pierre GASSENDI, Manuductio ad theoriam musicæ, Lyon, 1658, Initiation à la théorie de la musique, traduit et annoté par Gaston GUIEU, Aix-en-Provence, Edisud, 1992, p. 77.

38. La théorie de l’ethos modal n’est pas encore à proprement parler l’Affektenlehre, théorie qui entend traduire et susciter par la musique les sentiments et émotions de l’âme sans nécessairement le support d’un texte. Dans la France du XVIIe siècle, la musique reste au service du texte : elle renforce l’expressivité d’un écrit poétique ou dramatique en soulignant les inflexions de la langue par des artifices appropriés. Cette tendance révèle une certaine conception du rôle de la musique. Son autonomie n’est guère reconnue. La musique est "esclave de la poésie" comme elle le restera encore longtemps en France (Toussaint de REMOND de SAINT-MARD, Réflexions sur l’opéra (1741), dans Œuvres, Amsterdam, t. V, 1749, p. 248, cité par Cuthbert GIRDLESTONE, Jean-Philippe Rameau, sa vie, son œuvre, p. 500). Les diverses attaques de D’Alembert contre la musique purement instrumentale, qui ne peint rien et n’est que du bruit sont l’illustration de cette tendance typiquement française qui se prolonge jusqu’au XVIIIe siècle (Jean Le Rond D’ALEMBERT, “Discours préliminaire” de l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, Paris, 1751, tome I, p. xii, compact edition, New York : Pendragon Press, 1969, vol. I, p. 11).

39. Pierre GASSENDI, Initiation à la théorie de la musique, p. 77.

40. Pierre MAILLART, Les tons ou discours sur les modes de musique, et les tons de l’Eglise, et la distinction entre iceux, pp. 157-158.

41. Etienne BINET, Essay des merveilles de nature, et des plus nobles artifices, 1627, Rouen, réédité avec une préface de Marc Fumaroli, Evreux, éd. Des Opérations, 1987, p. 536.

42. Claude Le JEUNE (c.1528-1600) publie vers 1608 et 1610 le Dodécacorde et l’octonaire de la vanité et inconstance du monde, ouvrage dans lequel les pièces sont arrangées selon l’ordre des modes prescrits par Zarlino.

43. Charles GUILLET (fin XVIe -1654) compose en 1610 24 fantaisies à quatre parties disposées suivant l’ordre des douze modes.

44. Vers 1648, dans La rhétorique des dieux, Denis GAULTIER (1603-1672) dispose des pièces en douze sections selon l’ordre des modes.

45. NIVERS (1632-1714) publie en 1665 chez Ballard un livre d’orgue contenant 100 pièces de tous les tons de l’église.

46. AUXCOUSTEAUX (fin XVIe -1656) publie en 1636 Les quatrains de Mathieu mis en musique à trois parties, selon l’ordre des douze modes.

47. Pierre MAILLART, Les tons ou discours sur les modes de musique, et les tons de l’Eglise, et la distinction entre iceux, p. 168.

48. Marin MERSENNE, Lettre à Huygens du 15 novembre 1640, in Correspondance de Mersenne, édité par C. De Waard et B. Rochot, 1932-1965, Tome X, p. 252, cité par G. LEWIS, "Musique et passions au XVIIe siècle", in Dix-septième siècle, 92 (1972), pp. 95-96.

49. Nicolas BERGIER, La musique spéculative, ed. et introd. par Jost Ekkehard, 1967, chp. 3, p.28.

50. Nicolas BERGIER, La musique spéculative, chp. 19, p. 186.
Bergier donne ensuite le détail des douze pieds fondamentaux et de leur qualité expressive : Par exemple, celuy qui mettra des spondées ou molosses en œuvre, dont l’un est de deux, & l’autre de trois syllabes longues, ne fera jamais croire, que le subject auquel il les employera, se doive faire promptement à la haste, au contraire par la longueur de ces pieds, il détiendra les Esprits comme en repos. (…) Les pieds les plus remplis de temps brefs, sont beaucoup plus propres à mettre les hommes en cholère, & les pousser au combat, que ceux qui sont remplis des sons ou de syllabes longues (Nicolas BERGIER, La musique spéculative, pp. 190-194).

51. Comme je l’ai dit, il est évident qu’il faut choisir le mode capable de rendre la composition adaptée à la parole. Il est évident qu’il faut arriver à ce que la partition exprime principalement l’argument, que les mouvement le fassent graduellement ou par bonds, que les majeures et les mineures en soutiennent le développement. Car si l’argument est plaintif, triste, suppliant, il faut procéder au maximum par demi-tons, par mineures, par tierces, sextes, troisièmes au-dessus de la plus basse et quelque fois utiliser les accidents b mol et dièse. Ensuite, que des notes majeures ou plus fortes arrivent afin qu’il soit évident que le second argument est de joie (Pierre GASSENDI, Manuductio ad theoriam musicæ, trad. G. GUIEU, p. 79).

52. Marin MERSENNE, Harmonie universelle, Traité de la voix, et des chants, livre VI, Partie III : De la musique accentuelle, éd. CNRS, T. II, p. 365.

53. Je devrais traiter maintenant de chaque mouvement de l’âme qui peut être excité par la musique, et je pourrais montrer par quels degrés, consonances, rythmes et choses semblables ils doivent être excités ; mais cela dépasserait les limites d’un abrégé (R. DESCARTES, Compendium Musicæ ed. Adam et Tannery, t. X, p. 140, trad. Fr. DE BUZON, Paris : P.U.F., p. 138) ; En ce qui concerne la variété des passions que la musique peut exciter par la variété de la mesure, je dis qu’en général une mesure lente excite en nous également des passions lentes, comme le sont la langueur, la tristesse, la crainte, l’orgueil, etc., et que la mesure rapide fait naître aussi des passions rapides, comme la joie, etc. (…). Mais une recherche plus exacte de cette question dépend d’une excellente connaissance des mouvements de l’âme, et je n’en dirai pas davantage (R. DESCARTES, Compendium Musicæ, ed. Adam et Tannery, t. X, p. 95, trad. Fr. De Buzon, Paris : P.U.F., p. 62).

54. BASCH Victor, “Y a-t-il une esthétique cartésienne ? ”, dans Études cartésiennes, Paris : Hermann et Cie, 1937, vol. II, p. 67-76 ; PRENANT Lucie, “Esthétique et sagesse cartésiennes”, dans Revue d’histoire de la philosophie et d’histoire générale de la civilisation, 10/29-30 (1942) p. 3-13, 99-114 ; B. VAN WYMEERSCH, Descartes et l’évolution de l’esthétique musicale, Liège, Mardaga, 1999.

55. R. DESCARTES, Lettre à Mersenne du 4 mars 1630, ed. Adam et Tannery,t. I, p. 126.

56. R. DESCARTES, Lettre à Mersenne du 18 mars 1630, ed. Adam et Tannery, t. I, p. 133-134. Cette disposition physique est telle que, si on avait bien fouetté un chien cinq ou six fois au son du violon, sitôt qu’il ouïrait une autre fois cette musique, il commencerait à crier et à s’enfuir (R. DESCARTES, Lettre à Mersenne du 18 mars 1630, ed. Adam et Tannery, t. I, p. 134).

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Notes

Brigitte Van Wymeersch, article : « Nombres, passions et pensée analogique dans les théories musicales françaises du XVIIe siècle », publ. in Actes de « J.S. Bach. La rhétorique et le nombre » (2000), pp. 85-97.

► En consultant les intéressants travaux de Madame Van Wymeersch, chercheuse en musicologie à l’Université catholique de Louvain, vous trouverez un certain nombre d’études musicologiques - teintés d’une approche philosophique et littéraire - concernant nos sujets.