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Les origines et le développement de la Kabbale juive d’après quelques travaux récents
Georges Vajda

La Kabbale juive, qu’on appellerait moins improprement le mysticisme théosophique juif, s’est exprimée, à travers les âges (car, prise au sens large, elle compte environ dix-neuf siècles d’existence), dans une littérature très abondante à laquelle correspond une production également fort copieuse d’ouvrages écrits sur elle. Il est peu de sujets plus susceptibles d’inspirer des réflexions mélancoliques sur le faux savoir que l’examen des rapports de la littérature kabbalistique avec ce qui s’est écrit sur la Kabbale elle-même. On peut dire sans exagérer que l’abondance de la production littéraire sur la Kabbale est en raison inverse de la connaissance et de l’exploration méthodique des sources. Demi-savants, dilettantes, occultistes ignorants, illuminés et parfois mystificateurs, voilà les épithètes, à la vérité désobligeantes, que l’équité demande à décerner à une partie considérable des auteurs qui ont écrit sur le mysticisme juif.

Ce qui est particulièrement pernicieux ici, c’est qu’on se mêle le plus souvent d’écrire sur la Kabbale en abordant ce domaine avec des idées préconçues, les plus préjudiciables à une saine compréhension des choses. La « science du judaïsme ». Créée au XIXe siècle par des érudits israélites de culture allemande, a imprimé un élan prodigieux à l’investigation du judaïsme talmudique et médiéval ; nous vivons encore en partie sur l’acquis accumulé par des savants comme Zunz, Geiger, Graetz et Steinschneider. Ces maîtres et beaucoup de leurs collègues de moindre envergure étaient en possession de l’équipement nécessaire pour pénétrer dans la forêt vierge du mysticisme juif : profonde connaissance de la littérature rabbinique, formation profane suffisamment poussée, méthodes philologiques et historiques assimilées dans les universités allemandes. Pourtant, l’apport du siècle d’or de la Wissenschaft des Judentums à l’étude du mysticisme juif fut, à tout prendre, très mince. C’est que, à presque tous les savants qui eurent à s’en occuper, il a manqué ce minimum de compréhension sympathique pour le sujet sans lequel il n’y a pas de recherche scientifique digne de ce nom. Pour un érudit sans pareil comme Steinschneider, la littérature kabbalistique était principalement matière à bibliographie. Pour d’autres, les « rêveries kabbalistiques » constituaient une espèce d’aberration du judaïsme médiéval, d’ailleurs étrangères au véritable - esprit du judaïsme, car il s’agissait de représenter celui-ci — nous sommes en pleine lutte pour « l’émancipation des Israélites » — comme parfaitement digne d’être reçu au sein d’une société rationaliste et ne jurant que par le progrès et les idées claires. Enfin, ce qui semblait représenter encore le mysticisme vivant à l’intérieur du judaïsme européen, c’est-à-dire le ḥasīdīsme des Juifs de Pologne et d’Ukraine, était particulièrement de nature à inspirer une incoercible aversion et une répugnance profonde au Juif « européanisé ». Voilà quelques-unes des raisons qui expliquent l’état lamentable des études sur le mysticisme juif il y a encore un quart de siècle : un certain défrichement bibliographique, très précieux, mais restant par définition à la surface, dû surtout à Steinschneider, quelques petites études et publications de textes, procurées avant tout par A. Jellinek, l’un des moins prévenus contre le mysticisme (également traducteur allemand du médiocre livre d’Adolphe Franck sur la Kabbale), un ouvrage, estimable en son temps, de D. H. Joel, donnant la réplique à Franck, quelques études partielles et de valeur inégale d’I. Stern, de Ph. Bloch, d’A. Epstein, de M. Friedländer, de L. Blau(1), bilan en somme des moins satisfaisants par rapport à l’immensité et l’importance intrinsèque de la tâche. Faute de recherches spécialisées assez approfondies, les exposés élémentaires témoignent naturellement à leur tour d’une indigence d’idées qui le dispute à la pauvreté de l’information. Le Livre de la Création et le Zōhar sont pris pour l’alpha et l’oméga de la Kabbale, et, pour tout dire, la partie la plus sérieuse de la documentation est empruntée à la Kabbala Denudata de Knorr von Rosenroth, ouvrage fort honorable du XVIIe siècle, l’auteur étant d’ailleurs la victime innocente de la réinterprétation ou plutôt de la déformation intégrale de l’ancienne Kabbale par les lurianistes du XVIe et du XVIIe siècle. Même les érudits juifs récents, comme Neumark, Abelson, Ginzberg, H. Zeitlin et Horodetzky, ne tiennent compte, dans leurs travaux sur la Kabbale, que d’une partie infime, non pas de l’ensemble de la littérature, mais de la littérature imprimée. Si, comme disait Brunetière, l’inédit est l’imprimé que personne ne lit, aucune branche de la littérature ne compte plus d’inédits que celle du mysticisme juif.

Cette rétrospective, dont on excusera la longueur, était nécessaire pour situer l’œuvre que nous nous proposons d’analyser dans le présent article. Le mysticisme juif a enfin trouvé son « rédempteur » en la personne de M. Gerhard Gershom Scholem, titulaire de la chaire de mysticisme juif à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Par ses recherches, d’une ampleur inconnue jusqu’à présent, aussi bien dans les dépôts de manuscrits hébreux dispersés à travers le monde que dans la vaste littérature imprimée, recherches conduites avec autant de compréhensive sympathie et de pénétration intellectuelle que de scrupuleuse rigueur philologique, il a complètement renouvelé la plupart des sujets auxquels il s’est attaché. De plus, il a eu la satisfaction d’avoir formé, encore jeune, plusieurs élèves dont les premiers travaux, également de haute qualité, assurent la continuité de l’œuvre qui dépasse la force et la durée d’un seul homme. Après une longue série de recherches de détail, la plupart à la vérité peu accessibles, car rédigées en hébreu moderne, aux historiens des religions et aux orientalistes de nos pays(2), il a donné la synthèse de ses travaux dans un ouvrage composé en anglais dont la seconde édition vient de paraître(3). L’aperçu de cet ouvrage, étoffé de références à d’autres publications du maître et de ses disciples, est l’objet de l’exposé que nous offrons aux lecteurs de la Revue de l’Histoire des Religions. Nous suivrons, par conséquent, la route jalonnée par les titres des neuf chapitres du livre : I, Caractères généraux du mysticisme juif : II, Mystique de la Merkaba et gnosticisme juif ; III, Le ḥasīdisme dans l’Allemagne du moyen âge ; IV, Abraham Abulafia et la doctrine du Kabbalisme prophétique ; V, Le Zōhar : (I) le livre et son auteur ; VI (II), sa doctrine théosophique ; VII. Isaac Luria et son école ; VIII, Le sabbataïsme et l’hérésie mystique ; IX. Le ḥasīdisme : la dernière phase. Nous insérerons toutefois dans cette trame un résumé des recherches les plus récentes de Scholem sur les origines de la Kabbale spéculative dont les résultats n’ont fait, dans le magnum opus, que l’objet de quelques allusions rapides.

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Qui dit religion, dit système de valeurs. Or, dans le judaïsme repensé, « remédité » par les mystiques, la valeur centrale est le Dieu vivant dont les manifestations sont de trois ordres : création, révélation et rédemption. Mais cette triple activité n’épuise point l’essence de la déité, car elle est inépuisable et en grande partie inaccessible aux modes de connaître humains, connaissance intellectuelle aussi bien que saisie mystique dans et par l’extase. Deux conséquences découlent de là, qui déterminent la structure générale de la théosophie juive, encore qu’elles n’aient été formulées que relativement tard : les divers aspects du divin (les Kabbalistes les appelleront les sefîrôt enveloppent et sous-tendent le monde sensible ; en Dieu, il faut distinguer un aspect non manifesté et un aspect manifesté : l’Infini (Ēn Sōf), dira plus tard la terminologie kabbalistique cristallisée, et ses attributs qui sont les sefîrôt. Il est tout naturel que ce qui importe le plus pour la conscience religieuse soit le Dieu vivant, agissant par ses attributs ; aussi bien la spéculation kabbalistique portera-t-elle principalement sur ceux-ci : ce sera la Kabbale séfirotique. Le système séfirotique doit englober en principe la totalité de l’être manifesté et du devenir, sous peine de laisser quelque chose en dehors de la sphère du divin, ce qui impliquerait dualisme, donc rupture avec l’unitarisme intransigeant du judaïsme. Il fallut, par conséquent, intégrer le mal au système séfirotique. La source du mal, réalité subsistante et non privation du bien, est dans l’attribut de la Rigueur : autrement dit, le mal correspond au péché, lequel est le fait de l’homme libre ; par cette conception (que nous accentuerions peut-être un peu plus que M. Sch. ne l’a fait), la Kabbale se rattache étroitement aux idées des Talmudistes, donc à la tradition juive considérée comme la plus authentique. Mais reconnaître le mal pour réel ne fait que ressentir davantage l’antinomie radicale entre lui et la divinité-bonté pure, concept également obligatoire. De là provient cette tension incessante à l’intérieur de la Kabbale, cette dialectique éternelle et polymorphe par laquelle les théosophes du judaïsme s’évertuent à échapper au dilemme du mal subsistant en Dieu et du dualisme gnostico-manichéen.

Le divin sous-tend toute la réalité concrète ; il est omniprésent. Cette certitude fondamentale permet au Kabbaliste de résoudre le grave problème de l’expression mystique. Les philosophes avaient reconnu, eux aussi, que le domaine du divin était radicalement autre que le réel sur lequel nous avons prise ; ils considéraient néanmoins le langage comme inadéquat à traduire la réalité surnaturelle ; pour le Kabbaliste juif (comme pour l’ésotériste des autres sphères linguistiques : arabe, chinoise, sanscrite), c’est le contraire. La langue hébraïque, celle de l’Écriture révélée, reflète le verbe créateur de Dieu. Le problème de l’expression mystique se trouve de la sorte être avant tout pour les théosophes du judaïsme un problème d’exégèse. Ce problème d’exégèse existait naturellement aussi (anthropomorphismes, etc.) pour les théologiens d’obédience philosophique. Ils ont cherché à le résoudre par la méthode allégorique dont les Kabbalistes ne dédaignent pas de se servir à l’occasion. Ce qui, toutefois, l’emporte chez eux, c’est l’exégèse symbolique. Alors que l’allégorie représente une réalité exprimable par une autre réalité exprimable, le symbole mystique est une représentation exprimable de quelque chose situé au delà de la sphère de l’expression et de la communication (4). Au gré de M. Sch., cette divergence de méthodes livrerait la clé de la différence d’attitude de la philosophie et de la Kabbale devant l’élément institutionnel de la religion. L’allégorisme cherche un ordre de réalité à travers un autre ordre de réalité ; celui-là découvert, celui-ci risque d’être pris pour un moule vide, sans grand intérêt. Ainsi s’expliquerait le fait, incontestable en soi, que la philosophie religieuse du judaïsme, tout à fait à son aise en face de l’Aggada. demeure toujours embarrassée devant, la Halakha, la Loi (du moins, ajouterions-nous, quand il s’agit du détail de ses applications pratiques, car elle parvient très bien à justifier le phénomène général d’une législation inspirée). Pour la Kabbale, au contraire, tout ce qui est doit être, et tout est symbole de quelque aspect de l’inépuisable vie divine. Par conséquent, il n’est pas de détail, si menu soit-il, de la Loi révélée, qui ne jouisse de sa double réalité dans l’être : réalité en soi et réalité en tant que reflet, symbole du divin. Il s’ensuit que la philosophie étant demeurée étrangère au facteur le plus essentiel de la vie religieuse juive n’a jamais pu être assimilée par elle et a cessé depuis longtemps d’y avoir (sauf par quelques lieux communs) une signification sérieuse ; le mysticisme sous ses diverses formes s’y est par contre intégré, l’a profondément influencée et y demeure encore de nos jours un ferment actif.

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Nous sommes loin d’avoir épuisé les aperçus suggestifs de ce chapitre liminaire ; le chemin qui nous reste à parcourir est cependant trop long pour que nous nous y arrêtions davantage. Essayons donc de suivre, sous la conduite de l’auteur, le mysticisme juif dans son développement au cours de l’histoire.

L’antiquité d’un enseignement ésotérique dans le judaïsme ancien est certaine : spéculations cosmologiques prenant appui sur le premier chapitre de la Genèse (ma’asé berēšīt), théosophiques se rattachant à la vision du Char divin dans Ëzéchiel (ma’asé merkābā), expériences extatiques (le « Paradis » où entrèrent quatre docteurs du Talmud) et angélologie, non sans importance. Ce qui en a été conservé n’est ni assez étendu, ni assez cohérent, ni assez clair, pour permettre une reconstitution tant soit peu sûre de la doctrine ésotérique qui a pu avoir cours dans les milieux rabbiniques durant les deux premiers siècles de l’ère chrétienne. D’autre part, il est impossible de décider actuellement si les matériaux mystiques véhiculés par la littérature apocalyptique (Hénoch, Apocalypse d’Abraham) faisaient partie de l’enseignement authentique donné à l’intérieur de la Synagogue ou s’ils appartiennent à des groupes hétérodoxes.

Nous sommes dédommagés dans une certaine mesure par un groupe d’écrits, rédigés vers la fin de la période talmudique ou plutôt au début de la période suivante, mais antérieurement à l’Islam. Ces productions constituent indubitablement des documents d’une mystique juive orthodoxe. En voici les principaux thèmes : voyages du mystique à travers les compartiments du monde invisible, les « Palais » (hékhālōt, ce qui a donné son nom à cette littérature) ; ascension comportant des périls graves, au bout de laquelle le mystique obtient la vision non pas de Dieu, mais du Trône ; angélologie de plus en plus exubérante, qui culmine dans les spéculations sur Meṭaṭron (Hénoch), le « petit Seigneur (Adonaï Qâṭôn) ; « descente dans la Merkaba », intériorisation de l’expérience extatique, obtenue grâce à une méthode corporelle de concentration et de répétition de formules où la monotonie des vocables et leur pouvoir de fixation priment nettement leur intelligibilité. La théurgie et la magie sont ici, comme dans d’autres ésotérismes, les associées de l’ascèse et de l’oraison. Selon M. Sch., la proportion des formules magiques dans un texte donné de cette littérature des hékhālōt serait même un critère chronologique : dans les plus anciens textes, les morceaux magiques sont plus fréquents, car les pratiques qu’ils prescrivent étaient alors effectivement exercées. Plus tard, cependant, la magie s’étant avérée incapable de lever les obstacles sur la voie de l’expérience mystique, elle est peu à peu éliminée des textes, faute de représenter une réalité psychique ; de cette façon, aux textes les plus anciens se substitue peu à peu une nouvelle littérature de dévotion, à la fois guindée et lyrique, qui utilise les éléments du mysticisme originel de la Merkaba.

Cette littérature offre un des paradoxes les plus curieux dans l’histoire de l’ésotérisme juif qui, pourtant, n’en manque pas. Son but avoué est d’exprimer des expériences internes d’une nature exceptionnelle relativement au monde de la divinité. Pour ce faire, elle met souvent en œuvre un procédé descriptif on ne peut plus anti-spiritualiste : matérialisation grossière des manifestations divines, complaisante insistance sur les dimensions démesurées des membres d’un Dieu anthropomorphe (Ši’ūr Qōma). M. Sch. croit que cette démesure est justement destinée à mettre en lumière, trop crue pour le goût des profanes, l’incommensurabilité de la réalité divine avec le plan humain d’existence.

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Dès ses débuts historiquement constatables, le mysticisme juif se présente comme rigoureusement initiatique. Le Talmud subordonne cette initiation à plusieurs conditions de caractère général. La littérature ésotérique de la période suivante est autrement précise à cet égard. Les garanties morales et intellectuelles ne suffisent plus ; comme dans le néo-pythagorisme, le novice doit posséder en plus certaines qualités physiques dont la présence et l’absence seront constatées par un examen physiognomonique et chiromantique.

Cette rigueur dans la sélection des nouveaux disciples dénote une volonté constante d’écarter du groupe des initiés tout élément suspect ou douteux, d’éviter par conséquent toute contamination par ces cénacles judéo-gnostiques à tendances dualistes et antinomistes que le Talmud condamnait inexorablement sous le nom de Mînîm (désignation souvent rapportée par erreur aux Judéo-Chrétiens). Les mystiques de la Merkaba entendent demeurer dans le cadre de l’orthodoxie traditionnelle, et l’on ne saurait aucunement les prendre pour les représentants de l’idéologie gnostique, qui continue néanmoins à mener une vie latente dans le judaïsme pour réapparaître en plein XIIe siècle. En effet, les spéculations de ces mystiques sur le monde de la divinité apparaissent nettement comme une neutralisation du concept gnostique de plérôme, une sorte de succédané, un exutoire, si l’on veut, imposé par la tendance humaine, particulièrement vive à l’époque, de scruter l’insondable et d’énoncer l’ineffable. Le monde du Trône, constitué par les ordres angéliques, aux fonctions fixes, réglées par la souveraine volonté de Dieu et, pour ainsi dire, statiques, prend la place de la cosmogonie dramatique qui se déroule dans le plérôme gnostique. Le mystique juif peut décrire les anges et les cieux avec la fantaisie la plus exubérante ; il ne nous dira pas l’histoire de la divinité et ne commettra aucune indiscrétion sur les origines du monde. Il y a tout de même une charnière par laquelle cet ensemble de spéculations tient à la pensée gnostique : c’est la représentation du rideau cosmique, tendu entre la Gloire de Dieu et les armées célestes ; le cours tout entier de l’histoire du monde y est brodé, sans oublier les événements des jours derniers ; combinaison significative de la cosmogonie et de l’eschatologie ; le rideau cosmique, qui figure en bonne place dans la Pistis Sophia, livre au visionnaire juif le secret de l’avènement du Messie, préoccupation si caractéristique du judaïsme traditionnel.

Quant à la spéculation cosmologique, elle s’étale dans d’autres documents de la période posttalmudique qui ne soutiennent pas de rapports apparents avec la littérature des hékhālōt, notamment dans les Chapitres de R. Eliezer et le Livre de la Création, sur lesquels le plan de M. Sch. ne lui a pas permis de s’étendre dans le Major Trends autant qu’ils l’eussent mérité(5).

Notre documentation relative à l’histoire de l’ésotérisme juif comporte une grosse lacune allant, mis à part quelques textes d’information externe et certains morceaux liturgiques, du IXe siècle jusqu’au milieu du XIIe. À ce moment, nous voyons émerger en Provence deux courants théosophiques : l’un de caractère gnostique très prononcé, dont l’expression littéraire est le Séfer Habāhīr, anonyme ; l’autre, plutôt spéculatif, qui se rattache aux noms de quelques grandes autorités talmudiques du Midi de la France. Leur importance est aussi grande que leur naissance est obscure. M. Sch. n’a pu examiner de près ce complexe de problèmes dans son grand livre, mais il est en train de publier ses recherches là-dessus, et nous avons les prémices de cette étude dans un article récent dont il convient de faire connaître ici le contenu essentiel(6).

En plus des lacunes sensibles de notre documentation, l’enchevêtrement des idées que l’analyse critique met au jour dans les premiers documents de la Kabbale proprement dite, rend très difficile un exposé génétique des nouveaux courants théosophiques qui jaillissent subitement parmi les Juifs du Languedoc à partir du milieu du XIIe siècle. Ainsi, certaines de ces idées sont à peine compréhensibles sans référence à la théosophie des Ḥasīdīm d’Allemagne, dont les plus anciens documents datés avec certitude se placent seulement au début du XIIIe siècle, encore que l’existence d’une tradition mystique plus ancienne dans ce milieu soit patente. Pour la commodité de l’exposition, nous suivrons cependant l’ordre chronologique des sources disponibles, quitte à endurer l’inconvénient qui en résulte pour la vision nette de l’enchaîne ment des idées exigeant des synchronismes non fournis par les textes datables.

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Dans la seconde moitié donc du XIIe siècle commence à circuler dans le Midi de la France un écrit appelé Séfer Habāhīr (d’après un mot caractéristique du verset Job, XXXVI1, ^l, qui y est, le premier, commenté) ou Midraš de R. Neḥunya b. Haqānā (rabbin du Ier siècle, dont le nom sert de couvert pour plus d’une production théosophique du moyen âge). Tel que nous l’avons actuellement, c’est un amas assez hétérogène de fragments obscurs et mal écrits, en hébreu ou dans un araméen souvent approximatif et artificiel. Bien que revètus de la forme d’exposition midrasique (questions, paraboles et exégèses attribuées à un certain nombre de rabbins dont les noms mêmes sont en partie étrangers aux sources aggadiques d’authenticité éprouvée), ces textes expriment, une idéologie aussi surprenante par sa nouveauté que par son étrangeté. Nouveauté toute relative d’ailleurs, car ce qui, précisément, est le plus nouveau dans cet écrit est l’apparition d’une conception générale de l’univers et de thèmes dont les accointances sont évidentes avec le gnosticisme des premiers siècles chrétiens, étouffé non sans peine, nous le savons déjà, dans le judaïsme talmudique. Bien des fragments du Séfer Habāhīr renferment, par conséquent, des matériaux beaucoup plus anciens que la rédaction qui nous les livre.

À cette rédaction, la dernière main n’a pu être mise avant les années trente du XIIe siècle, puisqu’on y discerne au moins une trace incontestable des, spéculations philosophiques d’Abraham bar Hiyya de Catalogne(7). Le fond du recueil, dont la rédaction définitive ne coordonne que très imparfaitement les disparates, présente cependant des vues qu’on n’est guère surpris d’entendre traiter d’ « hérétiques et irréligieuses » par un rabbin de Narbonne, vers 1200. Dieu y est représenté comme porteur de forces cosmiques, source du mouvement interne de ses attributs ; on y revoit le plérôme gnostique, clairement désigné par une tournure biblique, opportunément détournée de son sens littéral : mālē birkat YHWH « rempli de la bénédiction de Yahvé » (Deut., XXXIII, 23) est interprété comme mēlō berēkat YHWH « plénitude de l’épanchement de la Déité » ; on y rencontre aussi la traduction symbolique du plérôme par l’image de l’arbre cosmique dont les fruits sont les âmes et qui est constitué par des forces qui sont autant d’éons gnostiques. Toutefois, ces thèmes subissent déjà dans le Bāhīr une certaine adaptation à des conceptions plus courantes de la théologie juive, et l’effort est visible qui cherche à les intégrer en quelque sorte dans les cadres usuels de la pensée religieuse d’Israël. Ce processus vaut d’être considéré, car il fournit un bon exemple de cette activité d’intégration du nouveau par réinterprétation de l’ancien si caractéristique de la réflexion théologique en général et de l’ésotérisme juif en particulier.

Les éons du gnosticisme doivent se plier, dans le cadre créé pour eux par les adaptateurs juifs, à un schème dénaire qui est emprunté à la fois au Séfer Yeṣīra (les dix sefîrôt) et au récit de la création dans la Genèse (où on lit dix fois le fiat : dix verbes créateurs). Mais, tandis que, dans le Livre de la Création, les sefîrôt sont les nombres idéaux, dans le Bāhīr, elles se muent (un jeu de mots aidant) en « lumières saphiriques de la Gloire ». Manifestations du principe non manifesté, agents créateurs, les sefîrôt sont encore middōt, attributs de la divinité : une connexion de plus avec la théologie biblico-talmudique.

Les sefîrôt reçoivent encore beaucoup d’autres noms symboliques, les uns provenant du vocabulaire gnostique ou de la littérature des hékhālōt, les autres de la Bible, sous la contrainte exégétique qui impose de retrouver les aspects de la divinité et leur vie latente sous chaque mot de l’Écriture révélée. Les éons portent assez souvent des noms symboliques abstraits (sagesse, grâce, rigueur, etc.), ce qui est un héritage gnostique, mais qui a été également préparé par diverses spéculations des Rabbins : le Talmud se complaisait déjà (sans doute pour faire pièce à l’hérésie) à rassembler les textes scripturaires où l’on croyait apercevoir diverses qualités abstraites désignées comme agents créateurs.

L’exemple le plus typique de l’enchevêtrement des motifs à ce stade déjà de la Kabbale spéculative est le complexe de spéculations concernant la Sagesse (Ḥokma), la Sophia de la Gnose. Gomme dans la gnose valentinienne, nous trouvons dans le Bāhīr la distinction d’une double Sophia, supérieure (Sagesse d’Élohim) et inférieure (Sagesse de Salomon). La Sagesse inférieure est la dernière des sefîrôt, donc la plus rapprochée de notre monde à l’égard duquel elle joue, notons-le en passant, le même rôle ordonnateur que l’Intellect Agent du péripatétisme gréco-arabe vis-à-vis de la sphère sublunaire. Dans la Kabbale provençale et espagnole (mais non dans le Bāhīr), on lui donne volontiers le nom de Royauté (Malkūt), pour une raison que nous verrons bientôt. Déjà dans le Bāhīr, la dernière sefîra est une entité très riche de contenu, car elle est à la fois :

a) la « Présence divine » (Šekīna) de l’ancienne théologie rabbinique ;

b) Sophia inférieure, ou bien « mer » inférieure où viennent se déverser les influx de la Sophia supérieure et des autres éons ;

c) « Gloire » des mystiques de la Merkaba et des Ḥasîdim d’Allemagne ;

d) attribut spécial à David, car les attributs divins sont proposés à l’imitation et à l’adhésion (debēqūt, voir ci-après) du croyant, et chaque patriarche, Moïse et David compris, a un correspondant séfirotique/ ;

e) Loi orale : en effet, celle-ci règle pratiquement la vie du Juif, donc la dernière sefîra est, dans un sens, cet aspect de la manifestation divine qui gouverne la vie humaine ;

f) principe femelle, donc essentiellement réceptif (d’où les noms symboliques « jardin, champ, mer, fille de roi ») : nous avons ici un des exemples de la tendance qu’a la nouvelle théosophie d’introduire un aspect féminin dans la divinité, ce qui est une innovation inouïe ;

g) force lumineuse déléguée dans ce bas monde ;

h) la Communauté d’Israël en exil (cf. l’exil de l’âme chez les Gnostiques), conception qui introduit un élément personnel dans le monde des éons, alors qu’en tant que Présence, la dernière sefira demeure une manifestation impersonnelle du rayonnement divin dans l’Univers.

Cet entrelacement des motifs de Présence hypostasiée et de communauté hypostasiée, donc de corps mystique, asseoit solidement la théosophie au centre même de la vie juive, puisque la participation active des membres terrestres du corps mystique est indispensable au fonctionnement normal de l’irradiation surnaturelle. Or, cette participation consiste en l’observance scrupuleuse des préceptes de la Loi. Israël observant la Tora est érigé de la sorte en facteur cosmique et ontologique.

La spéculation séfirotique du Séfer Habāhīr s’essaie aussi à résoudre le problème du mal en rattachant celui-ci à l’une des sefîrôt, « Puissance » (Gebūra) ou « Crainte » (Paḥad), donc en le maintenant à l’intérieur de la divinité ; cette manière de voir s’oppose à la fois à celle des philosophes, qui refusent au mal la réalité ontologique, et à celle des dualistes, qui y voient une puissance indépendante de Dieu. Cette double exclusion a pu être très actuelle dans le Languedoc du XIIe siècle, exposé et au courant philosophique venant de l’Espagne musulmane et au courant dualiste représenté par les Cathares.

Une autre différence entre la doctrine des philosophes et les spéculations du Bāhīr est que, dans cet écrit, la structure du monde invisible n’accuse pas un caractère émanatiste très prononcé. On peut dire que le Bāhīr ignore la hiérarchie descendante des sefîrôt : elles émanent toutes du Dieu suprême inconnu (encore que la limite soit assez peu tranchée entre celui-ci et la « Couronne », première sefîra), mais elles n’émanent pas l’une de l’autre. Le Dieu suprême est « pensée pure », c’est-à-dire pensée de soi, qui n’est, déterminée par aucun objet quel qu’il soit (en Dieu, cependant, cette pensée de soi contient le tout) ; elle est la fin ultime de la méditation et de la prière du mystique. Mais le Bāhīr a lui-même soin de marquer que cette méditation diffère radicalement de celle de la Merkaba, où il y a encore un objet déterminé : comme Isaac l’Aveugle le dira un peu plus tard (vers 1200), on ne conçoit pas la Pensée, on en tire sa nourriture.

Nous omettons à regret, car le chemin à parcourir reste encore très long, d’autres analyses et recherches précieuses de M. Sch. touchant le Bāhīr. Jetons seulement un coup d’œil très rapide sur deux problèmes dont l’examen incombe tout spécialement à l’historien des religions : que pouvons-nous savoir des sources de cette compilation et du milieu dans lequel elle reçut à peu près sa forme actuelle ?

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Nous avons déjà noté que dans la rédaction finale du livre intervenaient quelques influences philosophiques toutes récentes, mais nous n’avons là qu’un ingrédient de peu d’importance par rapport à l’ensemble du recueil, sinon pour l’usage qu’on en fera subséquemment. L’une des trouvailles les plus heureuses de M. Sch. fut d’avoir décelé dans le livre l’influence du Rāzā Rabbā (Le Grand Mystère), écrit de la période gaonique, perdu dans son ensemble, mais plusieurs fois mentionné dans la littérature du Xe-XIe siècle et dont les livres hasîdikk d’Allemagne ont conservé quelques fragments. Le Grand Mystère était, selon toute apparence, un ouvrage où la mystique des Hékhālōt s’alliait à la magie et à des spéculations sur les dix verbes créateurs, plus étoffées que celles des Talmudistes anciens (Ḥagiga, 12 b). Cette filiation conduit donc à supposer que les enseignements gnostiques sur les éons sont venus, au moins en partie, au Bāhīr d’une source orientale. Par contre, M. Sch. croit que la doctrine de la métempsvchose (qui sert dans le Bāhīr à expliquer les souffrances des justes) ne provient pas de cette source. L’origine en demeure obscure ; nous savons par des renseignements isolés qu’il y eut au Xe et au XIe siècle des groupes juifs professant la migration des âmes, mais le simple fait de connaître leur existence ne légitime pas un rapprochement avec le Bāhīr. Convient-il d’invoquer une fois de plus le substrat gnostique ou de regarder vers les Cathares ? Aucune de ces possibilités de solution ne s’impose à l’esprit. Nous nous trouvons sur un terrain un peu moins mouvant en confrontant les vues qu’on peut extraire du Bāhīr avec l’ésotérisme des Ḥasīdīm, allemands sur lequel nous disposons d’une documentation assez abondante. Si les deux théosophies sont foncièrement différentes dans leurs doctrines essentielles, quelques traits les rapprochent tout de même ; ainsi leur penchant commun à la magie, notamment à l’emploi magique du Séfer Yeṣīra, et l’admission de la possibilité de fabriquer un homunculus (gōlem). M. Sch. a également décelé dans la littérature hasîdique une exégèse reprise dans le Bāhīr et remaniée dans le sens de la spéculation séfirotique, absente de l’original. Et, qui plus est. même les spéculations séfirotiques sont amorcées en quelque sorte chez ces théosophes juifs d’Allemagne, sans atteindre le degré de maturité systématique qu’elles acquerront seulement dans le Bāhīr. Il y a donc là des rapports certains, mais rien d’assuré, à l’heure actuelle, quant à la direction et au parcours du fleuve souterrain de mysticisme qu’on voit jaillir ici et là du sol du judaïsme du XIIe siècle en Allemagne et en Provence. En définitive, il est impossible de déterminer le milieu d’où est sorti le Bāhīr : ce n’est pas un produit de la théosophie juive d’Allemagne, ni celui des cercles de haute culture talmudique ou profane de Provence, mais sa facture, ses méthodes d’exégèse et même sa langue, souvent si gauche, témoignent d’une familiarité trop grande avec l’Aggada pour qu’on voie dans ses auteurs des gens totalement dépourvus d’instruction rabbinique sérieuse.

Lorsqu’on passe à l’étude du second courant mystique en Provence, on se trouve en revanche devant des personnalités de premier plan, solidement campées dans la réalité historique. Elles sont au nombre de quatre : Abraham b. Isaac, chef du tribunal rabbinique de Narbonne, mort vers 1179, son gendre Abraham b. David de Posquières (près de Nîmes), mort en 1198, Jacob b. Saül, dit Jacob ha-Nàzïr, de Lunel, collègue du premier, enfin Isaac l’Aveugle, fils d’Abraham b. David, dont la carrière se prolongea à Narbonne jusqu’aux années trente du XIIIe siècle. Abraham b. Isaac avait été disciple de Juda b. Barzilaï(8) de Barcelone dont l’enseignement avait pu lui communiquer bien des matériaux aptes à servir d’échelon préparatoire à des spéculations proprement kabbalistiques. Mais, au témoignage de son petit-fils Isaac, la discipline de l’arcane était très rigoureusement. observée par Abraham b. Isaac, et nous ne savons rien de certain de ses doctrines ésotériques. Ce que la tradition attribue communément à ces premiers Kabbalistes connus de leur nom, est un mode particulier de réception de la doctrine mystique ; ces maîtres, nous dit-on eurent le privilège des apparitions du prophète Élie qui les instruisit en personne, apparition d’ailleurs pas toujours entièrement spontanée, mais parfois provoquée au moyen d’une préparation ascétique et d’une liturgie spéciale, notamment pour le jour du Grand Pardon, le plus saint de l’année religieuse juive(9). Traduite en notre vocabulaire, cette imputation signifie que la doctrine des mystiques en question était, dans ce qu’elle avait de plus personnel, le fruit de leur propre expérience intérieure, et non la reproduction ou la réadaptation d’un enseignement reçu par transmission orale ou écrite. Ce que nous savons du contenu effectif de cette doctrine est malheureusement peu de chose. Il y avait certainement des méthodes d’oraison, guidant l’intention (kawwāna) de l’orant sur les sefîrôt dont il s’agissait d’attirer l’influence ; ici, la discrimination est parfois malaisée entre l’oraison et la théurgie nettement magique. Quant à la doctrine sur Dieu, on peut affirmer, tout au moins pour Abraham ben David, qu’il distinguait entre le Dieu inconnu, désigné comme Cause des Causes (’illat ha-’illōt, Première Cause) et le Dieu manifesté, le Démiurge (yōṣēr berēšīt), dernière sefîra. Cette distinction explique peut-être sa position affirmative vis-à-vis des anthropomorphismes bibliques qu’un Maïmonide (son contemporain) niait avec la dernière énergie. Il se peut également que déjà Abraham b. Isaac ait conçu le Dieu non manifesté comme le Néant(10). Une autre doctrine importante d’Abraham b. David est celle de la complémentarité de la Miséricorde et de la Rigueur en Dieu, symbolisée par la conception aggadique de la création primitive de l’homme comme androgyne(11).

Ces quelques maîtres dont on sait le nom ne furent pas des isolés en tant que mystiques (les disciples d’Abraham b. David, talmudiste réputé, furent les introducteurs de la Kabbale spéculative en Espagne) ; des textes formels attestent l’existence d’un mouvement ascétique très caractérisé en Provence, dans la seconde moitié du XIIe siècle. On en appelle les adeptes pérūšīm ou nezīrīm ; ils sont dits s’être voués par devoir d’état à une vie entièrement contemplative (dans le sens juif : étude incessante et exclusive de la Tora). De l’un de ces ascètes, le voyageur Benjamin de Tudèle nous relate qu’il passait sa vie à étudier et à jeûner, en s’abstenant notamment de toute alimentation carnée. Ces traits d’ascétisme rigoureux, peu communs dans le judaïsme, évoquent, encore plus que le monachisme chrétien, la manière de vivre des Parfaits manichéens, des « bonshommes » des Albigeois. Il est, en outre, quelques éléments doctrinaux qui seraient en faveur d’un rapprochement du mouvement mystique juif de Provence avec le catharisme : notion d’un monde supérieur où se déroulent des événements dramatiques, démonologie développée, et tout particulièrement la figure de la femme du diable (non seulement de démones, bien connues de la superstition de l’Orient ancien). Mais qui nous dira s’il s’agit là d’échanges entre deux mondes religieux qui ont effectivement cohabité en Languedoc pendant plusieurs générations ou d’un fonds gnostique oriental transmis indépendamment à l’un et à l’autre ? Une chose est certaine : la seconde moitié du XIIe siècle fut une période de fermentation doctrinale pour l’une comme pour l’autre communauté(12).

L’ésotérisme juif d’Orient a dû, lui aussi, apporter sa contribution à la formation de la Kabbale en Provence. Jacob Nazir fit, après 1187, un voyage en Palestine d’où il rapporta des doctrines mystiques, surtout angélologiques. Mais la date même de cette importation indique qu’il s’agit là d’un appoint, non d’un élément de base.

Enfin, le courant mystique s’enrichit, dans les années soixante du XIIe siècle, de l’apport des documents judéo-arabes traduits en hébreu à Lunel même par Juda ibn Tibbon : les Devoirs des Cœurs de Baḥya ibn Paqûda et le Kuzari de Juda Halévi(13). Enrichissement double : idéologique et terminologique. Théologie ascétique de Bahya, position spirituelle centrale d’Israël (Israël cœur des nations), l’étincelle divine transmise depuis Adam à la postérité de Jacob, attitude antiphilosophique, autant d’éléments empruntés à Juda Halévi, voilà pour les idées. Et c’est dans la version hébraïque de Bahya que les mystiques provençaux purent trouver la désignation « Cause des Causes » pour l’aspect suprême de la divinité, tandis que celle du Kuzari leur fournissait le terme « Royauté » (Malkūt) comme synonyme de « Gloire » et de « Présence » que le Bāhīr ignore encore, mais qui, chez Jacob Nazir de Lunel, est déjà le nom symbolique de la dixième sefîra.

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Après cet aperçu des recherches de M. Sch. sur les origines de la Kabbale spéculative dont on aura apprécié l’importance capitale, reprenons le fil de l’exposé du Major Trends.

À la suite des persécutions accompagnant les Croisades, le judaïsme d’Allemagne et singulièrement celui des pays rhénans connut un mouvement intense de piétisme (d’où la désignation ḥasīdisme, qu’on retrouvera dans un autre temps et un autre milieu, dans la Pologne du XVIIIe siècle), joint à une espèce de fermentation théosophique. Ces juiveries rhénanes n’eurent guère de culture autre que talmudique. Néanmoins, il leur était parvenu certains matériaux spéculatifs, théologie, cosmologie, psychologie, par les écrits traduits ou composés en hébreu de Saadia (surtout le Commentaire du Séfer Yeṣīra), du Calabrais Sabbataï Donnolo (sur le même texte de base)(14), d’Abraham bar Hiyya. Ces apports, joints aux textes classiques du mysticisme de la Merkaba, toujours vivant au sein de la communauté, comme le montre sa grande influence sur la liturgie, fournirent son armature théorique au mouvement hasidique, dont une des principales caractéristiques est d’être un mouvement populaire. à l’encontre de la Merkaba et aussi de la Kabbale spéculative de Provence et d’Espagne jusqu’au XVIe siècle. Et peut-être, plus encore que son homonyme du XVIIIe siècle, est-ce un courant de piété qui fait peu de cas de la culture intellectuelle ; il y manque complètement cette idolâtrie du savoir qui marque si profondément le judaïsme dans la plupart de ses manifestations spirituelles. Mouvement ascétique, il impose à ces adeptes la poursuite d’un idéal élevé de moralité, de conduite et d’abnégation, ainsi que des mortifications sévères, ce qui l’apparente (en plus de bien des superstitions et de croyances populaires) aux courants religieux contemporains du christianisme environnant.

Les sources qui nous font connaître ce mouvement se rattachent à des personnages appartenant à la grande famille des Kalonymides, au sein de laquelle se recrutait, depuis l’époque carolingienne, l’élite religieuse du judaïsme allemand : à Samuel le Pieux, à son fils Juda le Pieux (mort à Ratisbonne en 1217) et à Éléazar de Worms, principal écrivain du groupe. Faute de pouvoir suivre M. Sch. dans les détails de ses analyses, marquons au moins un ou deux aspects saillants du ḥasīdisme rhénan.

Ce qui frappe d’abord ici, c’est la combinaison de la transcendance divine, doctrine centrale de la Merkaba, avec l’idée de l’immanence et de la proximité de Dieu. M. Sch. en vient à se demander s’il n’y aurait pas là une influence, au moins indirecte, de Scot Érigène. Nous hésiterions à le suivre ici, car le thème Deus omnia in omnibus est trop commun au Moyen Age pour recommander, en l’absence de tout indice sûr de filiation, une précision même hypothétique quant à sa source. Au demeurant, la dialectique de l’immanence et de la transcendance est à peu près aussi ancienne que la religion d’Israël et en est même un des principaux motifs, ce qui invite encore à la plus grande prudence dans l’admission d’influences extérieures.

Sur le plan de l’exégèse, la question se traduit par le problème des modalités de la révélation et des anthropomorphismes. La solution est trouvée à partir de la doctrine de Saadia exposée dans son Commentaire sur le Livre de la Création(15).

Il y a une gloire interne, informelle, et une Gloire externe qui peut revêtir diverses formes suivant la volonté de Dieu. Gloire créée, souvent appelée « Chérubin » dans les écrits du groupe. C’est le Chérubin, et non point Dieu, qui siège sur le Trône et qui est aperçu en vision. À cette distinction semble correspondre celle de la Sainteté et de la Grandeur (ou Royauté) de Dieu qui sont plutôt des hypostases que des attributs. La première est la Gloire informelle, la présence cachée de Dieu dans toutes les choses (donc encore fusion, étrangère à la logique commune, de l’immanent et du transcendant), mais c’est en même temps le « monde lumineux », donc le plan supérieur de l’être (emprunt fait à Abraham bar yiyy9)(16) ; Grandeur est la Gloire manifestée ou le Chérubin.

Quoi qu’on en ait, l’opposition est marquée ici entre le Dieu manifesté et le Dieu non manifesté, quand bien même ces mystiques, peu ferrés sur la spéculation rationnelle, n’en auraient pas saisi la portée. La contradiction éclate effectivement lorsqu’il s’agit d’établir à qui s’adresse la prière du croyant. Elle a forcément un objet susceptible d’être atteint, donc le Dieu-Roi, épiphanie de la Déité. Mais, de même que cette manifestation n’est pas ce qu’il y a de plus profond en Dieu, de même la prière vocale n’est pas toute la prière ; ce n’est que le corps d’une âme qui est l’intention (kawwāna), l’orientation juste de l’oraison. Or, ce n’est pas l’épiphanie se manifestant sur le Trône, ce n’est même pas le Dieu créateur vers qui se dirige la kawwāna : L’objet réel de la contemplation mystique, sa véritable fin, est la sainteté latente de Dieu, sa Gloire informelle et infinie, d’où émergent la voix et le verbe de Dieu. En d’autres termes, la véritable adoration ne peut pas avoir lieu dans l’état actuel de l’homme ; c’est seulement a un autre niveau d’être, sur le plan eschatologique, dans « le monde à venir », que la prière aura la capacité de transcender la manifestation créée de Dieu pour se hausser jusqu’à Dieu lui-même. La dualité du manifesté et du non-manifesté se fait donc jour dans un domaine aussi important de la vie religieuse que celui des états d’oraison.

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Dans l’ordre chronologique et géographique s’ouvre maintenant devant nous le XIIIe siècle espagnol, siècle d’or de la Kabbale spéculative (en revanche, un des plus ternes, après la mort de Maïmonide, tout au début, dans l’histoire de la philosophie juive) que clôtureront les grandes synthèses de Joseph Giqatilia et de Moïse de Léon (auteur, nous le verrons, de la plus grande partie du Zōhar) et l’ouvrage anonyme Ma’areket ha-elōhūt. Beaucoup de lecteurs regretteront avec nous que le plan du Major Trends n’ait pas permis à M. Sch. de consacrer à cette période un chapitre spécial, où il aurait résumé, complété et mis au point les grandes études de détail dans lesquelles il en avait élucidé bien des problèmes. Il existe d’ailleurs plusieurs travaux récents, qui ne nous sont pas tous parvenus, sur cette période, par M. Sch. et son élève Isaïe Tishby (c’est un pseudonyme, l’auteur s’appelle dans la vie Alexandre Schwarz), notamment sur les deux frères kabbalistes de Gérone, Ezra et Azriel. Nous avons dit un mot ailleurs(17) sur quelques aspects doctrinaux que la recherche avait dégagés des écrits de ce groupe, notamment sur l’indistinction primordiale au sein de la Déité et la coïncidence des opposés en elle, qui sert de point d’appui à une tentative de solution du problème du mal. En attendant que la suite de ces travaux paraisse et nous parvienne, reprenons le fil de l’exposé à la suite du livre que nous avons sous les yeux.

La littérature mystique juive est très pauvre en témoignages directs sur l’union mystique et les expériences extatiques aboutissant à l’annihilation de la personnalité humaine au sein de la divinité, en un mot sur la « voie unitive » de la mystique chrétienne. Pauvreté voulue, imposée par une attitude résolue de discrétion en pareilles matières qui est allée, nous en avons des exemples précis, jusqu’à supprimer des documents mystiques ou, tout au moins, à en empêcher la divulgation. La mystique juive est à l’ordinaire tellement soucieuse de garder les distances entre l’homme et Dieu(18) que le terme traduisant le plus haut degré d’intimité avec le divin est debēqūt « adhésion » ; il connote généralement, non point l’union, mais un perpétuel être-avec-Dieu, union interne et conformité de la volonté humaine et de la volonté divine. Bien que contenu dans son expression, le mysticisme extatique n’est pourtant pas absolument exceptionnel dans le judaïsme ; on en rencontre des cas dans tous les milieux mystiques depuis le haut Moyen Age jusqu’au XIXe siècle. Mais il n’y est jamais devenu populaire, et c’est pourquoi le kabbaliste Abraham Abulafia (1240-vers 1292), l’une des plus grandes personnalités de l’ésotérisme juif pour l’historien, n’a exercé d’influence profonde que sur un cercle très restreint d’initiés.

Abulafia est, dans un sens, un transfuge de la philosophie dans le mysticisme. Il gardera toujours une profonde vénération pour Maïmonide, dont il prétend interpréter le Guide selon son sens ésotérique. Aussi bien, la base spéculative de son occultisme est constituée par l’adaptation de concepts philosophiques. Il tient avec les philosophes que l’Intellect Agent est le lieu propre des âmes. Mais, pour lui, l’Intellect Agent est une sorte de courant cosmique dont les âmes emprisonnées dans le corps sont séparées, liées qu’elles sont par des « sceaux » ou des « nœuds ». Comment délier ces nœuds et rétablir les âmes dans l’Intellect Agent ? Évidemment, par la contemplation. Mais les formes normales de la nature interposent précisément un écran entre les âmes et l’Intellect ; il faut donc chercher un objet de contemplation qui, tout en étant accessible à l’âme dans sa condition présente, ne constitue pas pour elle une « distraction », étant d’une immatérialité, d’une transparence et, pour tout dire, d’une insignifiance suffisantes pour ouvrir à l’âme la voie de la libération. Cette voie est la contemplation des lettres de l’alphabet hébreu suivant des procédés de combinaison et de permutation d’une extrême complexité. La mystique des lettres se greffe donc ici sur la philosophie mystique, et là-dessus se greffe encore, comme moyen d’exécution, une méthode d’entraînement corporel, technique du souffle et des gestes dont Abulafia est redevable aux diverses écoles mystiques de l’Orient : ascétisme byzantin et, plus sûrement encore, soufisme musulman. Sans qu’on puisse établir une liaison directe entre Abulafia et l’Inde, sa technique mystique est, quant à son contenu, exactement celle du Yoga. Quelques fragments d’Abulafia et d’un de ses disciples qui est allé loin dans cette voie initiatique sont traduits par M. Scholem dans ce chapitre de son livre ; ce sont là documents presque uniques dans leur genre au milieu de la littérature juive(19).

Nous arrivons maintenant au sommet de la Kabbale spéculative d’Espagne, je veux dire : au fameux Zōhar. Les recherches de M. Sch. ont contribué plus que toutes autres à dissiper l’illusion qui prenait ce livre pour l’expression totale de la Kabbale. Il est loin de l’être, mais ce qu’il est réellement et ce que les générations suivantes en ont fait après qu’il se fût imposé, assez lentement et non sans contradiction, comme un véritable livre révélé, lui assure néanmoins une place centrale dans l’histoire de la théosophie juive.

Après de longues études au cours desquelles ses opinions n’ont pas manqué de varier, M. Sch. a finalement abouti à l’attribution du Zōhar à Moïse de Léon, admettant ainsi la justesse de la suspicion qui a pesé sur le livre dès son apparition à la fin du XIIIe siècle, et que la critique rationaliste du XIXe siècle a encore plus accentuée. Il ne faut pas croire toutefois que, pour une fois d’accord avec Graetz, notre auteur n’aille pas au delà des vues parfois sommaires et insuffisamment étayées de faits du grand historien du judaïsme. Il nous propose, au contraire, des thèses entièrement nouvelles sur la formation et la composition du Livre de la Splendeur. Des critères de style, d’agencement littéraire et de doctrine lui ont suggéré une chronologie relative des parties constitutives du Zōhar et l’ont amené à exclure de l’œuvre pseudépigraphe de Moïse de Léon des recueils qui en pastichent le style et la mise en scène pour la contredire sur des points de doctrine très importants.

La partie la plus ancienne (et en même temps le moins « Zōharique ») serait la portion du recueil dite Midraš ha-ne’ elam, écrite en hébreu, et non en araméen, d’un style qui révèle encore des hésitations, avec une mise en scène de docteurs fictifs où Siméon bar Yohaï n’occupe pas encore la place suréminente qui sera la sienne dans les parties araméennes ; enfin, la doctrine penche, à ce stade, beaucoup plus vers l’allégorisme philosophique qu’elle ne donne dans la théosophie pure(20). Il y a ensuite un Zōhar « seconde manière ». d’un Moïse de Léon plus mûri et plus pleinement maître de ses moyens : l’Idra Rabba et l’Idra Zuṭṭa en formeraient, la couche la plus ancienne. Les recueils intitulés Ra’yā Mehēmnā et tiqqūnīm sont, par contre, postérieurs à Moïse de Léon et exposent une doctrine différente, notamment en ce qui concerne la valeur de la Loi (avec une certaine inclination à l’anomisme).

N’insistons pas ici sur les innombrables arguments linguistiques, littéraires, historiques et géographiques avancés contre l’antiquité du Zōhar ; de ce point de vue, la cause est entendue et jugée depuis longtemps, et les pièces versées au dossier par M. Sch. ne font, toutes importantes qu’elles soient, que confirmer irrévocablement un verdict déjà prononcé au dernier siècle. Mentionnons seulement que M. Sch., qui s’est donné la peine de comparer soigneusement le Zōhar avec les œuvres avouées de Moïse de Léon, a trouvé une similitude frappante non seulement d’idées, mais de style. À son avis, plusieurs traités publiés par Moïse de Léon sous sa signature véritable, ont eu le but caché de « lancer » le Zōhar, de préparer le public à recevoir les écrits mystérieux qui circulaient depuis peu ou allaient être révélés en Espagne.

Avec Jellinek et Graetz, M. Sch. croit que la composition d’un pseudépigraphe, où il a mis, après tout, le meilleur de son talent, fut, de la part de Moïse de Léon, un acte de défense, jugé nécessaire pour contrecarrer l’influence pernicieuse et dissolvante de la philosophie péripatéticienne sur l’esprit de ses contemporains. Après une évolution intellectuelle qui l’avait conduit de la philosophie de Maïmonide au néoplatonisme et, de là, à la mystique, Moïse de Léon ne se fit point scrupule de rattacher, en vue d’une utilité supérieure, la vérité qu’il était convaincu de tenir enfin, aux grands maîtres (réels ou fictifs) du passé qui après tout, ne pouvaient ne pas l’avoir possédée.

Quiconque a eu l’occasion de confronter, ne fût-ce que très rapidement, l’immense masse doctrinale du Zōhar avec les divers documents de la Kabbale du XIIe siècle, ne peut pas éviter de poser la question : est-ce que tout le surplus a jailli du cerveau de Moïse de Léon ? N’y a-t-il pas une préhistoire des thèmes Zōhariques ? La réponse est nettement affirmative, et divers travaux de M. Sch. ont déjà éclairci maint détour obscur de cette préhistoire. Toutefois, dans son livre de synthèse, il n’a pas été possible de donner à ces questions tout le développement souhaitable ; nous sommes donc condamnés à attendre avec impatience que ces enquêtes viennent prendre place à leur tour dans l’œuvre publiée du professeur de Jérusalem.

On peut légitimement qualifier le Zōhar de somme de la théosophie juive, mais c’est une somme où il ne faut pas chercher une exposition doctrinale systématique et suivie. Dans l’ordre d’éminence, la première place appartient naturellement au problème de Dieu, qui est pour la théosophie celui des opérations mystérieuses au sein de la Divinité. Celles-ci sont saisies, d’après le Zōhar, dans les sefîrôt, modes manifestés (du moins, les sept ou huit inférieures) des puissances et des émanations divines. Il est vrai que la Kabbale ne borne pas là ses investigations ésotériques. Si la mystique de la Merkaba ne dépassait pas le Trône de la Gloire, la Kabbale, elle, prétend être la « Merkaba intérieure » et se lance dans l’exploration des ṣaḥṣāhōt, ces mondes non-manifestés où le rayonnement de la lumière divine est mystérieusement réfléchi en lui-même. Les spéculations du Zōhar portent néanmoins principalement sur les opérations perçues à travers les sefîrôt, et cela grâce à l’immense réseau de symboles qui font retrouver à l’initié les mouvements infiniment nuancés de la vie latente de la Déité.

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De cette transmutation de la Bible en un corpus symbolicum, une exégèse appropriée est l’instrument, exégèse qui est dominée par la notion, d’importation chrétienne, du quadruple sens de l’Écriture. À la vérité, c’est seulement le quatrième sens, le sens mystique, qui a de l’importance aux yeux du Zōhar ; le sens littéral n’est pas aboli, mais ne reçoit aucune considération particulière. Si la Tora ne contenait, dit le Zōhar, que ce qui est objet d’interprétation littérale, rien ne nous empêcherait d’en faire nous-mêmes une meilleure. Il point là une tendance antilittéraliste qui est promise à un certain avenir.

Au sein de la divinité le Kabbaliste voit vivre les principes qui confèrent la vie au monde. La religion du commun, elle, enseigne plus simplement que Dieu a créé le monde. Quel est le rapport entre cette assertion et la manière de voir de la Kabbale ? En d’autres termes, la Kabbale est-elle théiste ou panthéiste ? L’expression franche et nette du panthéisme est, selon M. Sch., rare dans la Kabbale, mais certains ésotéristes enveloppent une doctrine panthéiste en des formules théistes. Moïse de Léon semble bien faire partie de ceux-ci, et dans ses écrits signés et dans le Zōhar. La création des sefîrôt, donc la théogonie, et la production du monde inférieur, dit « de la séparation », donc la cosmogonie, se distinguent bien en apparence, mais, à qui contemple les choses dans la méditation mystique, tout est révélé un. L’essence de Dieu est partout, Moïse de Léon nous le dit formellement. Si, dans l’état actuel du monde, l’expérience nous fait constater la dualité du spirituel et du corporel, ce n’est là qu’une conséquence de la chute d’Adam. Avant le péché, la création était d’ordre purement spirituel ; c’est, en somme, l’irruption du mal dans le monde qui a causé la transcendance. On voit aisément combien ces vues sont inconciliables avec la théologie courante, et l’on comprend que Moïse Gordovero ait dépensé, au XVIe siècle, le meilleur de son ingéniosité et de sa subtilité métaphysiques afin d’accorder ce qui ne peut l’être.

En analysant, sous la conduite de M. Sch., le Séfer ha-Bāhīr, nous y avons constaté une recrudescence de la mythologie, si peu conforme à la ligne générale de l’évolution religieuse d’Israël ; cette tendance va s’accentuant dans certains écrits du XIIIe siècle, sur le plan séfirotique aussi bien que démonologique. Il faut avouer que la conception symboliste de l’exégèse contribue également beaucoup à la promouvoir. Du moment que la méditation ou la spéculation mystique utilise des matériaux « traditionnels », authentiques ou non, aussi copieux que la Kabbale en avait à sa disposition, il est difficile que l’imagerie ne se concrétise pas en quelque sorte, que des conceptions relativement sobres, léguées par le passé, ne soient démesurément grossies par l’ésotérisme qui s’en empare et les adapte à des besoins spirituels tout nouveaux. Il ne faut pas oublier non plus le fait, quelque peu paradoxal, des affinités de l’ésotérisme kabbalistique avec le sentiment religieux de la grande masse des croyants : encore une porte ouverte à la mythologie, dont la religion du peuple est toujours et partout si friande.

Voilà qui fait comprendre l’exubérance du symbolisme sexuel dans la Kabbale Zōharique et les systèmes apparentés. Ce sexualisme est, d’ailleurs, surtout l’expression de la vie intérieure de la divinité, et non des rapports de l’homme avec Dieu. Nous avons vu que le Bāhīr avait déjà introduit un élément féminin dans la spéculation séfirotique, ce qui est d’autant plus curieux que le mysticisme juif en général est le moins accueillant qui soit au féminisme. Le Zōhar donne un développement excessif à ces spéculations. La Présence, qui, nous l’avons vu, est maintenant la dernière sefîra, la Sagesse inférieure, la Communauté d’Israël hypostasiée, est une femme, unie, normalement, aux sefîrôtsupérieures et notamment à Tif’eret son époux, mais séparée d’elles en raison du péché. La loi de la sympathie universelle intervenant ici, la Šekīna, qui souffre en exil comme la Communauté d’Israël ici-bas, sera rédimée, réunie à son époux grâce à l’abolition du péché, autrement dit par l’accomplissement intégral et sans défaillance de la loi par Israël. C’est là l’unification (yīḥūd), concept plus riche dans la Kabbale que dans la théologie d’inspiration philosophique, puisqu’elle n’est pas seulement profession de l’unité de Dieu, mais réalisation effective de celle-ci, par rétablissement de l’unité rompue par le péché au sein même de la Déité. Nous avons là une synthèse, dont on ne saurait assez apprécier la valeur affective, entre le mythe gnostique, le sentiment du péché dans l’âme du croyant et la conscience du devoir religieux chez le Juif souffrant en exil. Cette conception demeurera le centre de la spiritualité juive pendant plusieurs siècles et le reste encore dans quelques milieux.

Second grand problème : celui du mal. La connexité du mal (qui a, nous le savons, pour le Kabbaliste, une solide réalité ontologique) et du péché n’est pas très franchement posée dans le Zōhar. Le mal est d’abord un certain désordre ; il se produit quand les choses ne sont pas à leur place, quand les relations légitimes sont faussées : cueillez au Paradis le fruit défendu, unissez-vous à une femme qui ne vous est point destinée, agissez là où la Loi commande de vous abstenir, et inversement, vous provoquerez des conséquences funestes. Le Zōhar élève cependant la question sur le plan des sefîrôt, et ici nous préférons laisser la parole à M. Sch. dont l’exposé lumineux ne pourrait qu’être gâté par un résumé : la totalité des puissances divines forme un ensemble harmonieux, et aussi longtemps que chacune demeure en relations avec les autres, elle est sainte et bonne. Ceci vaut aussi pour l’attribut de la stricte justice, de la rigueur et du jugement en Dieu et par Dieu, lequel est la cause fondamentale du mal. La colère de Dieu est symbolisée par sa main gauche, tandis que l’attribut de miséricorde et d’amour, auquel l’autre est intimement lié, est appelé sa main droite. L’un ne peut se manifester sans impliquer l’autre. Ainsi, l’attribut du jugement implacable représente le grand feu de colère qui brûle en Dieu, mais qui est toujours tempéré par sa miséricorde. Lorsqu’il cesse d’être tempéré, lorsque dans son déchaîne ment démesuré il rompt ses attaches avec l’attribut de la miséricorde, il s’arrache à Dieu et se trouve transformé dans le mal radical, la géhenne et le monde ténébreux de Satan.

Encore faut-il trouver la cause de cette rupture d’attaches et de cette métamorphose si grave de conséquences. Est-ce là une loi interne de la vie divine ou une réaction déclenchée par le péché de l’homme libre ? Le Zōhar ne s’arrête de façon définitive à aucune de ces deux interprétations, mais ses préférences vont nettement à la première. Le mal est « l’écorce », « les scories », donc un sous-produit, si l’on peut dire, de la déité ; il est dans le monde parce que, doué d’une réalité propre, il doit y être, et ce n’est pas le péché d’Adam(21) qui l’a actualisé.

Il nous semble que cette attitude gnostique (car, incontestablement, c’en est une) laisse sans contenu réel l’attribut de la rigueur : en effet, si celui-ci n’a pas pour contre-partie le péché de l’homme libre, il n’a pas d’objet ; si le mal existe au sein de la déité en vertu d’une nécessité interne, d’une loi structurelle, c’est du mal subsistant, et la dénomination d’attribut de rigueur n’est qu’un masque théologique trop transparent. Toute cette spéculation traduirait donc une des phases de l’effort incessant de l’ésotérisme juif pour surmonter le dualisme, au prix même d’inclure en Dieu ce qui, par définition, lui est étranger. Cet aspect de la Kabbale nous semble capital ; M. Sch., qui n’en méconnaît naturellement pas l’importance, ne l’a peut-être pas suffisamment mis en relief.

Quel qu’en soit le motif ultime, le péché implique le châtiment ; il se trouve dès lors lié au problème de l’âme et de ses destinées. Le Zōhar s’incorpore, en les adaptant, les doctrines psychologiques courantes de l’époque : âme tripartite (termes employés ici : nefeṣ, ruaḥ, nešāma) et illumination par l’Intellect Agent. Tripartite, l’âme n’est pas triple ; la partie inférieure renferme en germe les deux autres, qui se développent grâce à l’approfondissement de soi par l’étude de la Loi et l’accomplissement d’actes méritoires. L’âme supérieure est cependant une étincelle de Bīna, l’intellect divin que seul le Kabbaliste possède ; elle lui ouvre l’accès aux mystères de la divinité. Parcelle divine, la nešāma ne réside pas, ainsi l’enseigne Moïse de Léon dans ses écrits avoués, en l’homme pécheur. L’âme supérieure de l’impie est un mauvais esprit, lequel subira aussi le châtiment, conséquence du péché. Il advient que la nešāma descende aux enfers, mais c’est uniquement pour ramener à la lumière certaines âmes en peine, doctrine dont il faudra nous souvenir en raison de l’emploi qui en sera fait dans le sabbataïsme.

Le Zōhar amplifie sans retenue, et sans aucun souci d’homogénéité, les thèmes déjà anciens concernant les pérégrinations de l’âme et fait tout à fait sienne la doctrine du Bāhīr concernant la métempsychose, sur laquelle nous n’avons pas à revenir ici(22).

En conclusion donc, pour citer l’auteur : … la perspective spirituelle du Zōhar peut être définie comme un mélange de théologie théosophique, de cosmogonie mythologique et de psychologie et d’anthropologie mystiques. Dieu, l’univers et l’âme ne mènent pas des vies séparées, chacun sur son plan propre… cette division tranchée est le fruit cosmique du péché originel. L’interdépendance étroite de ces trois éléments que nous trouvons dans le Zōhar est également caractéristique de toute la Kabbale postérieure.

Après qu’il se fut imposé, lentement et non sans mal, aux ésotéristes juifs comme l’expression la plus achevée et la plus authentique de la Kabbale, le Zōhar, avec ses appendices, ne cessera plus de régner parmi les adeptes de la théosophie. Bien que les recherches de détail et même d’ensemble (en l’espèce, celles-ci précèdent malheureusement souvent celles-là) soient fort peu nombreuses concernant le mysticisme juif au XIVe et au XVe siècle, il ne semble pas que de considérables changements doctrinaux aient eu lieu durant cette période. C’est la catastrophe du judaïsme espagnol, culminant dans l’expulsion de 1492, qui introduira de profondes modifications dans les perspectives, malgré tout d’ordre principalement spéculatif et contemplatif, de la « Kabbale classique » et qui déterminera, échelonnées sur quelque deux cent cinquante ans, des crises fécondes au point de vue doctrinal et plus ou moins pernicieuses à celui de l’unité de la foi.

La période de transition, celle précisément du bouleversement du judaïsme ibérique et de ses souffrances aiguës, est marquée par une recrudescence de l’attente messianique, toujours vivante en Israël, mais portée alors à un haut degré d’exaspération(23). La Kabbale d’Espagne mettait l’accent sur le salut individuel, dans ce sens que le but y était pour l’initié de retrouver l’unité spirituelle primitive de l’univers ; il n’était pas question pour lui de provoquer le bouleversement eschatologique de l’éon présent. Maintenant, on attend avec impatience, on souhaite ardemment, on amorce même par des initiatives venant de l’intérieur du judaïsme (par exemple, le mouvement messianique de Salomon Molho, lui-même kabbaliste) la crise suprême qui doit apporter la rédemption finale à la communauté Israël, dont l’existence au milieu des Gentils apparaissait une fois de plus comme intolérable.

Les expulsés d’Espagne essaiment en Afrique du Nord et surtout dans les provinces balkaniques et asiatiques de l’empire ottoman ; les groupes d’ésotéristes s’y reforment et s’y multiplient. Parmi ces groupes, la plus grande célébrité attendait celui de Safed en Galilée, où vécut et enseigna pendant quelques années au milieu du XVIe siècle Isaac Luria (qui n’était d’ailleurs pas de descendance espagnole).

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Il ne peut être question d’esquisser ici, même très brièvement, les multiples problèmes historiques et littéraires soulevés par la conservation, la transmission et la propagation de la doctrine d’Isaac Luria. L’enseignement de ce kabbaliste qui mourut à trente-huit ans fut surtout oral, et ses doctrines les plus importantes et les plus absconses (nous écrivons sans remords cet adjectif réprouvé par les puristes, car il ne s’applique nulle part mieux qu’à propos de la théosophie lurianique, effroyablement enchevêtrée et confuse) ne nous sont connues qu’à travers les exposés de ses disciples rivaux Hayyim Vital et Joseph ibn Tebül. M. Sch. a consacré à ces questions plusieurs études que nous analysons ailleurs(24). Nous nous bornons de signaler très succinctement, et sous réserve de notre impéritie, les principaux aspects doctrinaux du lurianisme(25).

Problème de la manifestation divine et de la création, d’abord. Sous sa forme classique, telle que nous l’avons par exemple dans le commentaire du Zōhar sur le premier verset de la Genèse, le processus cosmogonique est, selon la Kabbale, la projection d’une puissance qui procède des profondeurs insondables du non-manifesté ; la puissance créatrice s’extériorise dans un espace extradivin, pour se développer ensuite selon l’ordre hiérarchique hérité de la tradition philosophique gréco-arabe. La spéculation de Luria renverse totalement cette conception et, pour ce faire, retourne aussi complètement une spéculation naïve du vieux Midraš. Pour que l’entre-deux des Chérubins abritant de leurs ailes l’Arche de l’Alliance pût contenir la Šekīna, la Présence divine. Dieu contracta (ṣim-ṣēm) celle-ci. Luria se sert de cette aggada pour traduire l’opération divine primordiale. Mais, au lieu de contraction en un point, il la considère comme retrait à partir d’un point. Dieu remplit primitivement le tout. Il ne put donc ménager un espace primordial où s’effectueraient par la suite la création et la rédemption qu’en se retirant en lui-même, retrait qui est, si l’on veut, un rétrécissement, ce qui justifie le choix du terme ṣimṣūm. Le retrait fut suivi par l’émission d’un rayon de lumière divine (donc, l’émanatisme reprend sa place dans un système qui semblait d’abord le supprimer). Cette alternance de régression et de progression se reproduit sur chaque plan de manifestation.

Deux conséquences théologiques découlent de cette théorie aussi hardie que neuve (dans le judaïsme du moins, car elle a existé dans l’ancien gnosticisme [Livres de Yeû]). Le néant à partir duquel aura lieu la création n’est pas une entité juxtaposée à Dieu, car elle n’est que l’effet de la contraction de la plénitude divine. Le panthéisme est dépassé, car la limitation du tout divin détermine celui-ci en personne distincte et confère le même statut à ce qui est en dehors de lui. Il ne faut pas toutefois omettre de dire que les panthéistes, dont l’espèce ne s’éteint jamais dans la Kabbale, essayèrent de maintenir leur thèse à l’intérieur du lurianisme, en interprétant le ṣimṣūm comme une métaphore.En posant le Tout divin, nous le posons, cela va de soi, avec tous les attributs, grâce et miséricorde aussi bien que rigueur et « jugement ». Ce dernier était cependant dissous, avant la contraction, dans la compassion divine, « tel un grain de poussière dans la mer ». Mais contraction est limitation, et limitation pour le Kabbaliste est jugement. Le retrait (qui est, ne l’oublions pas, départ, évacuation de lumière) est donc un acte de rigueur ; il manifeste les « racines du jugement divin », lesquelles subsistent en mélange chaotique avec ce résidu (rešīmū = « trace ») de lumière divine qui était demeuré dans la place laissée libre par le retrait primordial. Le rôle de l’irradiation divine est précisément d’ordonner ce chaos en séparant ces éléments latents et en les moulant dans une forme nouvelle. Il y a là un va-et-vient perpétuel, « égression et régression », symbolisées dans notre vie corporelle par l’expiration et l’inspiration.

L’irradiation de lumière divine prend forme dans l’espace évacué par le retrait. C’est l’Homme Primitif (Ādām Qadmōn) dont la conception mythique est remise en service par Luria en cet endroit de son système. Formation lumineuse, l’Homme Primitif est à son tour source de lumières, c’est-à-dire de sefîrôt, qui jaillissent des orifices de sa tête. Une partie de cette lumière s’épanche sous une forme « atomisée », chaque sefîra y étant un point isolé. Ce monde de « lumières puncti-formes » est pour Luria le monde de la confusion. Ces lumières isolées ne pouvaient pas errer à leur gré à travers le rešīmū, puisque le plan divin comportait la création d’êtres et de formes finis (autrement dit, ici surgit l’éternel problème du passage de l’infini au fini, de l’unité à la multiplicité). Il était donc nécessaire de les capter dans des « vases » spécialement émanés à cette fin(26). Cette « mise en bouteille » s’effectua sans incident pour les trois premières sefîrôt ; la lumière correspondant aux six suivantes jaillit cependant trop brusquement et brisa les vases qui lui étaient destinés ; le même accident se produisit, quoique d’une façon moins grave, à propos de la dixième sefîra.

Il y a là une explication qu’on pourrait appeler, avec M. Tishby, « mécaniste » du « bris des vases » (šebīrat ha-kēlīm), rattaché par Luria au thème Zōharique des « Rois d’Édom » (Gen., XXXVI), symboles des mondes qui ont précédé le nôtre et n’ont point été maintenus en existence. D’autres motivations du même acabit se trouvent également dans les écrits lurianiques, qui attribuent la catastrophe à la conformation défectueuse de certains niveaux d’émanation. Mais il y a deux explications plus profondes. Selon l’une, le bris des vases visait un effet cathartique : élimination, du monde divin, des « écorces », puissances du mal qui existaient déjà avant le bris des vases et se trouvaient mélangées aux lumières séfirotiques ainsi qu’au « résidu ». Le bris des vases devait faire cesser ce mélange en constituant les forces du mal en entités parfaitement distinctes. L’autre explication est téléologique : le monde créé ne peut être gouverné sans rigueur, donc sans « écorces » (une fois de plus, on voit reparaître l’effort de mettre en symétrie le mal et le principe divin du châtiment, dont, par ailleurs aussi, l’enseignement de Luria fait ressortir l’étroite liaison) ; le bris des vases produirait le mal nécessaire à cet effet. Il y a plus : le ṣimṣūm était déjà une crise interne du plan supérieur de la divinité, destinée à en éliminer la racine du mal ; il préforme en quelque sorte le bris des vases qui, sur les paliers moins élevés de l’être, remplira le même office. Mais alors, on peut se demander si le bris des vases a abouti à un résultat appréciable. En fait, et selon Luria, et selon ses successeurs qui ont indéfiniment varié et compliqué ses spéculations, en ne se refusant pas non plus de rafraîchir et de réintégrer des thèmes prélurianiques, le mal est resté mélangé au bien ; nous retrouvons ici la vieille imagerie gnostico-manichéenne : étincelles de la divinité tombées dans l’abîme, etc. Le bris des vases n’a rien purifié du tout ; la restauration d’un ordre idéal où les éléments purs seraient définitivement séparés des éléments impurs est, en même temps que le motif de la création, la tâche qui incombe à l’homme ou, plus exactement, au Juif. Le salut n’est pas autre chose que la restauration de l’état primitif : en terminologie lurianique, tiqqūn. M. Tishby conclut justement, nous semble-t-il, que toute la doctrine de Luria, du commencement jusqu’à la fin, du retrait à l’achèvement de la restauration, est le tissu d’une seule pièce du mythe sur la purification de la déité du mal et de l’impureté qu’elle contient. On voit donc que la dialectique de cette vue de l’univers correspond à celle du manichéisme, sauf sur un point, à la vérité essentiel : dans le manichéisme, les deux mondes du bien et du mal étaient primitivement séparés, alors que le théosophe juif, qui ne peut admettre ce dualisme, s’épuise en subtilités désespérées pour situer la racine du mal dans le domaine unique du Dieu unique. Aussi bien (et M. Scholem aurait peut-être bien fait d’en toucher un mot), la restauration n’a au fond aucun sens, car l’unité primordiale incluait déjà le mal qu’il s’agit d’autre part d’en exclure. Sans avoir à s’ériger en critique de la valeur métaphysique et théologique des doctrines qu’il étudie, l’historien n’outrepasse pas, croyons-nous, ses attributions lorsqu’il met en lumière une contradiction fondamentale de cette espèce, car il contribue par là à faire saisir la complexité et l’incohérence des matériaux dont est souvent faite l’histoire des idées.

Le caractère mythologique du lurianisme éclate également dans les spéculations sur la structure des manifestations divines et des aspects du mal qui leur correspondent(27). Le symbolisme anthropomorphique y va plus loin que nulle part ailleurs dans la théosophie juive antérieure. Les aspects de la manifestation divine, rétablis après le bris des vases, sont des « configurations » (parṣūf, mot qui signifie « visage » dans l’idiome talmudique et dérive naturellement du grec prosô-pon). Ces configurations, au nombre de cinq, dont chacune inclut dix sefîrôt, forment une machinerie compliquée et délicate ayant pour fonction de recueillir et de fortifier les lumières divines, autrement dit de réaliser le tiqqūn. Le rôle principal est dévolu dans ce processus au parṣūf nommé Ze’īr Anpīn (l’Impatient, non Courte Face, comme on le traduit souvent par erreur), synthèse des « six extrémités », c’est-à-dire des sefîrôt Ḥesed et suivantes jusqu’à Yesōd, en somme : des attributs de miséricorde, de grâce et de rigueur. Ces aspects, Luria va à en faire des personnes pratiquement distinctes, position extrême jusqu’où maint kabbaliste a refusé de le suivre.

Ce morcellement de la Déité (symbolisé aussi en termes de parturition et de croissance de l’être humain) se répète sur tous les plans d’être et, notamment, dans les quatre mondes de l’émanation, de la Création, de la Formation et de la Faction (nous rendons par un décalque étymologique ’asīya, les mots usuels « fabrication » ou « confection » pouvant prêter ici à malentendu) que la théosophie lurianique tient d’un stade antérieur de la Kabbale. Il appartient à la contemplation mystique d’y découvrir les parṣūfīm.

Voilà une conception qui affirme en fait un procès évolutif à l’intérieur de la Divinité et des mondes qui en sont l’épanouissement ; le panthéisme que la théorie du « retrait » voulait expulser revient donc, menaçant. Luria se tire de la difficulté en distinguant entre le monde de l’Émanation et les trois autres, dans lesquels les parṣūfīm seraient enveloppés de « vêtements » qui ne sont pas substantiellement identiques à Dieu. Quoi qu’il en soit, le procès d’auto-genèse de la Déité ne s’achève pas en Dieu ; c’est l’homme qui se voit confier la tâche (à laquelle Adam a précisément failli lors du péché originel) de mettre la dernière main au portrait divin(28). Par la Tora, le Juif est en contact étroit avec la vie divine ; il a donc le pouvoir — c’est une idée essentielle du système de Luria — d’accélérer ou de retarder, par l’observation ou la non-observation des commandements, le retour des étincelles divines à leur place originelle.

La rédemption messianique d’Israël n’est que l’aspect terrestre du tiqqūn cosmique. L’exil qui la précède est, au demeurant, selon une formule heureuse de M. Tishby, une mission théurgique du peuple de Dieu parmi les nations qui sont les peuples des « écorces ». La descente dans le domaine du mal est nécessaire pour lui arracher les parcelles divines qu’il retient captives. Cette idée, d’allure si manichéenne, de la doctrine sotériologique de Luria deviendra, nous le verrons, traduite sur le plan pratique, le pivot de l’hérésie sabbataïste.

Le principal moyen de la restauration est la kawwāna, l’oraison méditée se fixant sur les réalités spirituelles qui animent les textes liturgiques. À cet effet, l’école lurianiste élabora des méthodes d’oraison compliquées ; superposées à la liturgie traditionnelle, elles sont encore vivantes chez quelques kabbalistes contemporains(29). Si cette vie d’oraison est trop absorbante pour être pratiquée en dehors d’un cercle restreint d’initiés, chaque Juif est à même d’apporter sa contribution à une œuvre non moins capitale. La chute d’Adam détraqua notre structure spirituelle primordiale, car son âme qui contenait toutes les âmes se fragmenta pour lors en une multiplicité d’étincelles, englouties, par suite du péché, dans la matière. Il est donc nécessaire de restaurer cette structure par l’accomplissement intégral des 613 préceptes de la Tora, nombre correspondant, selon le Talmud, à celui des parties du corps humain. Luria prétend, de son côté, que l’âme possédait aussi, avant la chute, le même nombre de parties. Dès lors, le parallélisme se poursuit, inflexible : pas de rédemption intégrale sans satisfaction intégrale aux commandements ; toute infraction inhibe le procès de purification, voire même, en vertu de la correspondance entre le péché ici-bas et le bris des vases dans les mondes supérieurs, cause la prolongation de l’exil de la Présence divine dans le monde de l’impureté.

La métempsychose elle-même est envisagée par Luria, qui reprend ici un thème ancien, mais en l’élargissant et l’approfondissant, comme un instrument de la rédemption. Il n’existe, en réalité, qu’une seule âme, celle d’Adam, fragmentée lors de la chute. Toutes les transmigrations sont donc, en dernière analyse, celles de l’âme unique dont l’exil expie la faute antique, ce qui n’empêche pas du reste que chaque individu portant actuellement une âme parcellaire puisse donner d’innombrables occasions au renouvellement de l’exil. La métempsychose est, en quelque sorte, une chance accordée à l’âme de compléter dans une existence ultérieure les actes d’obéissance qu’elle avait omis d’accomplir dans une vie antérieure. Seules les âmes qui n’ont manqué à aucun des préceptes sont affranchies du passage dans un autre corps et attendent en paix la réintégration finale dans l’âme primordiale d’Adam ; l’âme pécheresse renaît dans un moule subséquent, qui sera, suivant la gravité de sa faute, humain, animal, végétal ou même minéral. D’autre part, en vertu de leur parenté primitive dans l’âme du Premier Homme, certaines âmes peuvent s’entr’aider en vue de leur rédemption. La Kabbale lurianique exploite à fond cette idée. En principe, le mal est assez puissant pour étendre indéfiniment la durée de la purification totale, mais celle-ci peut être hâtée moyennant certains rites, mortifications et méditations. Chacun porte sur son corps ou dans les effluves immatériels de son corps les traces secrètes de la transmigration de son âme, signes perceptibles seulement pour quelques grands mystiques qui ont, dès lors, le pouvoir de secourir l’âme dans ses avatars.

Une fois que ces doctrines furent répandues en Europe, elles y exercèrent une influence durable et profonde. Mais cette diffusion s’était faite grâce à un certain Israël Serüg, kabbaliste qui n’a probablement connu la doctrine de Luria qu’à travers les écrits (rédigés par les disciples de celui-ci) circulant à Safed, où Israël Serüg était demeuré quelques années avant de se transporter en Italie. Il déforma, par surcroît, dans le sens du platonisme renseignement lurianique indirectement reçu. C’est donc ce lurianisme modifié, retouché, qui fut colporté en Italie. Et c’est lui qui est à la base de la doctrine des sommes kabbalistiques appelées à jouir d’un grand crédit au XVIIe siècle et même plus tard, comme le ’Ēmeq ha-melek de Nephtali b. Jacob Bacharach et la Puerta del Cielo (en espagnol, puis traduite en hébreu et de là, abrégée en latin) d’Abraham Herrera (Erera). La vaste compilation de Christian Knorr von Rosenroth (Kabbala Denudata, Sulzbach, 1677-1684), qui demeure jusqu’à nos jours la source principale (et souvent inavouée) de bien des publications sur la Kabbale, rend également la doctrine lurianique remaniée par Israël Serüg. Par contre, dans les cénacles ésotéristes de l’Orient, le lurianisme continue à être transmis par les écrits souvent copiés, mais très tardivement imprimés, de Havyim Vital (et de Joseph ibn Tebül).

Le drame théosophique et sotériologique créé par le génie d’Isaac Luria aura eu la destinée singulière d’avoir été représenté par des acteurs en chair et en os sur une scène très vaste, puisqu’elle coïncide pratiquement avec l’étendue de la Dispersion d’Israël.

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Une doctrine qui faisait si étroitement correspondre la vie interne, fort mouvementée, de Dieu avec le péché, l’exil et la rédemption, n’a pu qu’exacerber l’attente messianique dans le judaïsme. Et moins d’un siècle après la mort de Luria surgit en Turquie le mouvement messianique de Sabbataï Cevi (le nom étant connu, nous renonçons à la transcription plus exacte Ṣebhī) de Smyrne. Les livres d’histoire narrent (et il y aurait beaucoup à modifier dans leurs relations) les péripéties de la vie du Messie, son apostasie, les destinées de ses adeptes, la survie du sabbataïsme avoué ou clandestin à l’intérieur du judaïsme comme parmi les néo-musulmans (dönme) de Smyrne et de Salonique. Ce qui nous importe, ici, c’est de comprendre ab intra la psychologie du mouvement, et d’abord celle de ses fondateurs.

En effet, si la personnalité de Sabbataï Cevi imprime sa marque au mouvement, ce n’est pas lui qui en fut le principal organisateur, ni même le véritable initiateur. Les recherches de M. Seholem apportent dans ce domaine deux grands enseignements nouveaux, d’une part concernant la psychopathologie de Sabbataï Cevi, d’autre part la fixation du rôle effectif de Nathan de Gaza dans la genèse du mouvement et sa justification théorique. Nathan de Gaza fut plus qu’un disciple de la première heure et le plus zélé propagandiste du Messie. Il en est encore le précurseur, car c’est lui, le fait est prouvé maintenant, qui provoqua de sa propre initiative la déclaration messianique de Sabbataï Cevi. Le comportement de ce dernier montre qu’il était un cyclothyme passif ; il y a des textes précis qui permettent de suivre ses périodes alternantes d’exaltation et de dépression. Dans les premières, il se sentait irrésistiblement poussé (peut-être sous l’action subconsciente de quelques-unes de ses lectures kabbalistiques préférées) à commettre des actes contraires à la loi juive, ce dont il se repentait amèrement dans ses périodes de dépression où il ne fut qu’un homme très ordinaire. C’est ici que M. Sch. aperçoit le ressort secret du sabbataïsme. À ces infractions couronnées, l’événement va le montrer, par l’apostasie, les « croyants » attribuèrent une valeur quasi sacramentelle, ayant vertu d’actes de tiqqūn dont dépend, selon le lurianisme, la rédemption universelle. Inutile de dire qu’il ne s’agit point de réduire le sabbataïsme à la justification après coup des extravagances d’un névropathe, mais de montrer que celui-ci se trouve incarner à un moment donné des tendances depuis longtemps à l’œuvre dans le mysticisme juif et qui, les circonstances historiques aidant, vont exploser et ébranler jusqu’aux fondements du judaïsme. D’ailleurs, une chronologie exacte vaut mieux que des considérations générales. Or, la chronologie des œuvres de Nathan, débrouillée par Sch., prouve irréfutablement que, avant même l’apostasie de Sabbataï Cevi, les actes en apparence les plus choquants du Messie n’étaient pour le « Prophète » que contributions de plus en plus efficaces à l’œuvre de la rédemption(30). L’âme du Messie (le « Serpent Sacré », opposé aux « serpents impurs » ; on notera le retour surprenant de la symbolique ophite et naassénienne dans la théosophie de Nathan) opère en plein domaine d’impureté. Au cours de ses combats avec les « écorces », les forces du mal prennent parfois le dessus sur elle ; ce sont « les jours des ténèbres », les périodes de dépression, alternant avec les moments d’illumination lorsque, tel Job qui le préfigure dans l’Écriture, le Messie « échappe au mal ». Dans le cadre d’une pareille théorie, avec tous les développements qu’elle comporte chez Nathan et qu’elle est susceptible de comporter chez des sectaires encore plus radicaux que lui, s’inscrivent toutes les nouveautés que le sabbataïsme allait introduire dans la religion juive traditionnelle, y comprises l’apostasie apparente du Messie, sa divinisation et, point extrême, la suppression de la Loi et une licence sans frein par rapport à l’éthique reçue.

Peu d’événements de l’histoire religieuse du judaïsme égalent en gravité la naissance et les remous de cette convulsion messianique. M. Scholem écrit : Le sabbataïsme représente la première révolte sérieuse dans le judaïsme depuis le Moyen Age ; ce fut le premier cas où les idées mystiques conduisirent tout droit à une rupture entre le judaïsme orthodoxe et les « croyants ». Son mysticisme hérétique provoqua parmi ses sectateurs une explosion de tendances nihilistes plus ou moins voilées. Enfin, il encouragea une sorte d’anarchisme religieux à base mystique, lequel, coïncidant avec des circonstances extérieures favorables, jouerait un rôle de la plus haute importance dans la création d’une atmosphère intellectuelle et morale propice au mouvement de réforme du XIXe siècle. Quoi qu’il en soit des présupposés théoriques, si riches en possibilités, du sabbataïsme, la situation concrète créée par l’apostasie du Messie et le fiasco du mouvement sur le plan extérieur n’en exigèrent pas moins une justification après coup. Celle-ci fut entreprise aussi bien par Nathan que par d’autres, tel Abraham Miguel Cardozo, Marrane de formation d’abord entièrement catholique (il avait même fait des études de théologie). C’est précisément l’attitude mentale imposée à un grand nombre de Juifs d’Espagne par la nécessité de mener une double vie, de persévérer dans la dissimulation de leurs sentiments les plus intimes, qui put faire accepter par tant de contemporains le paradoxe d’un Messie apostat. Cardozo enseignait que, par suite de leurs péchés, tous les Israélites étaient voués à être Marranes ; la clémence divine leur épargna cependant cette situation épouvantable en imposant cette destinée au Messie, dont l’âme était la seule à pouvoir la supporter sans succomber. Avec la théorie de Nathan sur la descente de l’âme du Rédempteur dans l’abîme du mal, jointe à la spéculation, depuis longtemps latente dans la Kabbale, au sujet d’une nouvelle Tora dans le monde renouvelé par la rédemption, rien n’était plus facile pour des esprits gagnés à de pareilles démarches de pensée que de considérer les actes illégaux du Messie comme des actes sacramentels de tiqqūn en même temps que des spécimens de la nouvelle Tora (qui est en réalité la Loi primitive, celle de l’Univers avant la chute). Sur ce point se fait la séparation entre les Sabbataïstes modérés et les extrémistes. Pour les premiers, les actes de tiqqūn extraordinaires étaient exclusivement réservés au Messie. Les fidèles, eux, restent rigoureusement tenus à l’observance de l’ancienne Loi, en attendant la manifestation définitive du salut messianique. L’aile radicale du sabbataïsme prêcha, au contraire, l’imitation du Messie en sa descente dans les gouffres du mal, la nécessité de battre les puissances des ténèbres avec leurs propres armes, bref un complet nihilisme religieux. Cette tendance, qui s’épanouira complètement dans le mouvement de Jacob Frank en Pologne, dans le second quart du XVIIIe siècle, est déjà forte dans certains milieux saloniciens vingt ou trente ans plus tôt (Frank affirmait, du reste, continuer l’œuvre de Barukhyah, chef de cette secte). L’esprit de l’ancien gnosticisme anomiste revit ici avec une singulière vigueur : tout est pur pour les purs ; la règle faite pour les imparfaits ne s’applique pas à l’élite ; les formes extérieures dans lesquelles les élus doivent vivre n’ont aucune espèce d’importance, alors que la rédemption, la libération interne est accomplie. Se faire Musulman comme les dönme de Salonique, se convertir au catholicisme comme Frank, ou rester dans le judaïsme comme la majorité des Sabbataïstes, même extrémistes, c’est tout un. Ces dispositions expliquent que bien des Sabbataïstes, dont l’âme restait assoiffée d’un idéal de perfection tout en s’étant vidée des croyances religieuses positives, se soient cherché un exutoire dans l’activité politique devenue possible à la faveur de la Révolution Française et des bouleversements qui en furent la conséquence en Allemagne. Des papiers et des traditions de famille dont assez peu a été divulgué jusqu’à présent fourniraient de curieux renseignements à ce sujet. Nous savons, en tout cas, que Junius Frey, l’un des co-accusés de Danton, qui mourut avec lui sur l’échafaud, fut en réalité un des personnages en vue du mouvement frankiste encore vivace à cette époque en Rhénanie.

Le dernier chapitre du Major Trends étudie quelques aspects du ḥasīdisme polono-ukrainien qui n’ont pas toujours été suffisamment mis en lumière dans la littérature, trop souvent anecdotique, foisonnant autour de ce mouvement.

Examinant la relation entre le ḥasīdisme et la Kabbale, M. Sch. souligne justement l’étroite connexion de la doctrine théorique du premier avec la seconde. Néanmoins, le ḥasīdisme a transformé les éléments spéculatifs de la tradition mystique, d’abord en popularisant ce qui de la Kabbale pouvait trouver un écho dans les masses peu cultivées, en tempérant aussi le messianisme suraigu de la période immédiatement antécédente tout en continuant à lui prodiguer les marques extérieures de respect. En deuxième lieu, le contenu doctrinal du ḥasīdisme est moins une théosophie ou une métaphysique qu’une psychologie mystique. Les modes d’être du monde divin que scrutait le théosophe deviennent ici les étapes d’une expérience interne, que la méditation hasïdique sait pousser jusqu’à des profondeurs insoupçonnées. Les éléments théosophiques se trouvent en somme introduits dans la vie personnelle de chaque fidèle pour s’y muer en valeurs éthiques qu’il incombe à chacun de réaliser. Et l’incarnation de ces vertus est l’homme de Dieu d’un nouveau type (mais tout de même préparé sur le plan théorique par les guides spirituels imaginaires du Zōhar), le Ṣaddīq (« Juste », mot très riche de résonances bibliques, talmudiques et kabbalistiques), le rabbin miraculeux qui personnifie la Tora et devient, dès lors, le centre de la vie religieuse. Le « saddiqisme », surtout dans ses abus, qui ne manqueront pas de se produire, ne rappelle évidemment que trop le sabbataïsme, et principalement le mouvement frankiste. Il y a cependant cette grande différence que les chefs spirituels du ḥasīdisme avaient un sentiment trop vif de leur mission sociale pour provoquer une rupture avec le judaïsme rabbinique, ce qui n’empêcha d’ailleurs pas les représentants les plus autorisés de ce dernier de persécuter durement le nouveau courant de piété dont le culte des personnalités et le côté émotionnel trop appuyé ne pouvaient que les dérouter et les scandaliser.

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Considérant ici le mysticisme juif sous l’angle de l’histoire des religions, nous n’avons pas à conclure ce modeste essai de faire connaître les principaux résultats de la recherche récente en ce domaine par des réflexions philosophiques ou théologiques. Marquons seulement notre conviction que, grâce aux travaux de Gershom Gerhard Scholem et des disciples qu’il a su former, l’histoire critique du mysticisme juif est créée, sa route est jalonnée et quelques tronçons en sont déjà praticables. Beaucoup reste à faire pour toutes les périodes : textes capitaux de la mystique des Hēkhālōt à publier, l’idéologie confuse du hasidisme rhénan à creuser davantage, monographies sur un grand nombre d’auteurs et de problèmes du XIIIe siècle à élaborer, relations (peut-être trop négligées par M. Sch.) de la théosophie musulmane (Ibn al-fArabï, etc.) avec la Kabbale à élucider, préhistoire du Zōhar à préciser, une vaste enquête à mener pour tirer au clair les rapports entre la philosophie et la Kabbale au XIVe siècle, sujet exigeant la mise en œuvre de copieux matériaux inédits auxquels personne n’a pour ainsi dire touché…, et nous nous arrêtons à la fin du Moyen Age. L’œuvre que nous avons analysée illustre de façon éclatante que toutes ces recherches sont possibles au prix d’un labeur inlassable, méthodique, empreint de probité intellectuelle en même temps que de sympathie pour l’effort spirituel des âges révolus. Et c’est encore la plus belle et la plus fructueuse leçon que le savant maître de Jérusalem nous ait donnée.


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Notes de Georges Vajda

1. On trouvera des indications bibliographiques plus précises dans notre Introduction à la Pensée juive du Moyen Age. Paris, Vrin, 1947, pp. 215-6, 218-9, 238-240.

2. Nous en avons signalé les principales, Introduction, ibid.

3. Major Trends in Jewish Mysticism. The Hilda Stich Stroock Lectures 1938 delivered at the Jewish Institute of Religion, New York. Scliocken Publishing House, Jérusalem, 1941 ; in-8° de xv 440 pages. 2e édition (sans changements majeurs}, Schocken Books. New’ York, 1946 : xv + 454 pages.

4. Nous nous efforçons ici d’exposer fidèlement la pensée de l’auteur ; nous regrettons cependant qu’il n’ait pas connu les recherches capitales de Jean Baruzi (Saint Jean de la Croix et l’expérience mystique, 2e éd.. p. 323-328). Ses analyses auraient probablement gagné en profondeur et en précision à la lecture de ces pages.

5. Voir à leur sujet notre Introduction…, pp. 7, 9-17, 215-216. À propos de l’attitude mentale qui commande les spéculations, notablement édulcorées et mises au pas d’une théologie unitaire, dans le Séfer Yeṣīra, on lira avec grand profit la récente thèse de M. A. Dupont-Sommer, La Doctrine gnostique de la lettre « Wâw …», Paris. Geuthner. 1946. En rédigeant ces pages, nous recevons, grâce à l’amabilité de M. Scholem, un tirage à part de l’article d’A.-M. Haberman, Abhānīm le-hēqer Séfer Yeṣīra (Matériaux pour servir à l’investigation du S. Y.), Sinaï, t. X, 1947, 27 pages, qui semble être fort important pour la critique textuelle de l’écrit. Nous n’avons pas encore eu le loisir de l’étudier de près.

6. Hatḥālōt ha-Qabbālā (Les débuts de la Kabbale), dans Kenesseth, t. X, Tel-Aviv, 1946. p. 179-228.

7. Voir sur cet auteur notre Introduction, pp. 97-102 et 225.

8. Cf notre Introduction, p. 102-103.

9. Sur cette question, voir également l’article de Sch.. fort important pour la démonologie et la magie de la Kabbale, Sidré dešimmūšā rabbā, dans Tarbiz, t. XVI, 4, 1945, p. 196-209.

10. Cf. Introduction, p. 205.

11. Voir, à ce sujet, E. L. Diethich, Der Urmensch als Androgyn, dans Zschr. f. Kirchengeschichte, t. LVIII, 3-4. 1939, p. 297-315, qui n’a pu utiliser, en fait de documents kabbalistiques. que quelques textes du Zōhar et des passages d’écrits encore plus récents.

12. C’est en 1167 qu’eut lieu la réforme du catharisme latin du Languedoc où prédominait jusqu’alors le dualisme mitigé, monarchiste -— dans le sens du dualisme absolu, sous l’influence de l’évêque Niquinta (Nikétas), venu de Constantinople. Cf. l’intéressante étude du P. Ant. Dondaine, O. P., Les Actes du concile albigeois de Saint-Félix-de-Caraman, tiré à part de Miscellanea Giovanni Mercati, vol. V (Studi e Testi, t. 125), Città del Vaticano, 1946.

13. Cf. le résumé de leurs doctrines dans notre Introduction, pp. 86-94 (bibliographie, pp. 224-225) et 110-118 (bibliographie, pp. 226-227).

14. Cf. notre Introduction, p. 70-73.

15. Cf. notre étude, d’ailleurs trop brève et insuffisante, Le Commentaire de Saadia sur le Séfer Yecîra, dans REJ, t. CVI, 1941-5, pp. 64-86.

16. M. Sch. avait élucidé ce point depuis longtemps dans un article mémorable : Reste neuplalonischer Spekulation bei den deutschen Hassidim, MGWJ, t. LXXV, 1931, pp. 177-191. Il a trouvé, depuis, d’autres matériaux relatifs à ce sujet ; de notre côté, nous en avons découvert dans le ms. hébreu 815 de la B. N. de Paris, tout à fait insuffisamment décrit dans le Catalogue, et espérons publier bientôt les résultats de cette recherche.

17. Recherches nouvelles sur la Kabbale, REJ, t.CVI, 1941-5, pp. 134-136.

18. La Kabbale et la théologie non mystique sont ici largement tributaires des Devoirs des Cœurs de Baḥya ; cf. notre étude La Théologie ascétique de Baḥya ibn Paquda, Cahiers de la Société Asiatique, VII, Paris, 1947, pp. 123-145.

19. Sur la survivance de cet initiatisme « yogique » encore deux siècles après Abulafia, voir l’article de Scholem, Quelques chapitres du Sulam ha-’aliya de Juda al-Botini (en hébreu), dans Kirjath Sefer, t. XXII, I, juillet 1945.

20. Même cette rédaction du Midraš ha-ne’elarn n’est pas d’un seul jet : Sch. a retrouvé un gros fragment se rapportant aux premiers chapitres de la Genèse, d’une recension qui n’à pas été incorporée dans le texte reçu. Voir A Lost Chapter of the Midrash ha-Neelam dans Louis Ginzbery Jubitee Volume, Hebrew Section, New York, 1945. pp. 425-446.

21. On sait que, nonobstant les réticences et les édulcorations des théologiens, tant orthodoxes que libéraux du judaïsme moderne, la question du péché d’Adam joue un rôle très considérable dans les spéculations de la Kabbale. Toutefois, le Zōhar observe ici une grande discrétion, sans céder du reste sur le fond.

22. On trouvera une brève analyse d’un travail spécial de Sch. touchant cette question dans REJ, t. CVI, 1941-5, p. 136.

23. Monographie (un peu courte, car publiée seulement sous forme de brochure de vulgarisation, mais préparée par quelques recherches de détail) de Sch., Ra’yōn ha-ge’ula ba-qabbāla (L’idée de la rédemption dans la Kabbale), 2e édition, Jérusalem, 1946.

24. cf. REJ. t. CVII.

25. Outre le chapitre du Major Trends, nous avons pour nous aider une monographie très solide d’Is. Tishby, Tōrat ha-rā’ weha-qelīfa baqabbālat ha-’ARY (titre anglais : The doctrine of Evil and the « Kelippah » in Lurianic Kabbalism, vol. II de Studies and Texts in Jewish Mysticism. Jérusalem, Schocken, 1942) ; compte rendu très important de H. Wirszubski, Kirjath Sefer, t. XIX, 4, janvier 1943.

26. « Vases », en hébreu kēlīm. Seulement, comme ce mot signifie à la fois « récipient » et « instrument » (organe), toute cette spéculation implique en même temps la distinction kabbalistique de ’aṣmūt « essence intime » et kēlīm, organes opératifs externes des sefîrôt, distinction qui n’a pas manqué de soulever de graves problèmes d’exégèse et de métaphysique auxquels est consacré, par exemple, un des chapitres les plus importants du Pardēs Rimmōnīm, la grande encyclopédie kabbalistique de Moïse Cordovero, contemporain plus âgé et, pendant quelque temps, maître de Luria.

27. Cette correspondance est très complète entre les sefîrôt de la pureté et de l’impureté, sauf que, dans le premier ordre, la hiérarchie commence parle haut et dans le second, par le bas : le bien s’aflaiblit à mesure qu’on descend, le mal à mesure qu’on monte les échelons de l’être. M. Tishby a analysé avec grand soin et précision ces élucubrations compliquées, dont le résumé même le plus succinct ferait éclater le cadre du présent article.

28. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que le monde divin assiste, passif, à une lutte que l’homme mènerait désormais tout seul. Parallèlement au tiqqūn dont l’agent est l’homme, un jeu complexe d’échanges, communications, défaites et victoires, se déroule constamment entre les forces divines et « l’autre côté ». M. Tishby a magistralement dégagé les thèmes multiples et souvent contradictoires de ce grand drame théosophique. Mais il faudrait un autre long article pour le suivre dans le dédale de ses analyses. Celles-ci ne font d’ailleurs que confirmer l’impression du dualisme radical de la pensée de Luria, insuffisamment pallié par divers essais d’harmonisation théologique.

29. Par ailleurs aussi, la liturgie publique et domestique encore en vigueur dans le judaïsme actuel a accueilli maints apports issus de l’école de Safed et de ses adhérents d’autres lieux. Plusieurs de ces textes (souvent composés en araméen « zoharique ») ont une valeur affective et littéraire nullement négligeable.

30. Grâce aux recherches de Sch. et de son élève H. Wirszubski, la figure de Nathan se dessine de plus en plus nettement comme celle d’un penseur puissant, hardi et profond. Les développements seraient hors de place ici ; nous consacrons une notice analytique aux travaux en question dans REJ, t. CVII, sous le titre : Autour du mouvement sabbataïste ; on s’y reportera également pour quelques nouveaux résultats concernant l’histoire ultérieure du mouvement.

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Notes

Georges Vajda, article : « Les origines et le développement de la Kabbale juive », publ. in Revue de l’histoire des religions, 134 1 (1947), pp. 120-167.

► Directeur de la Revue des Études Juives durant plus de trente ans, on consultera le prolifique Georges Vajda pour tout ce qui concerne la philosophie juive médiéval, la qabale et surtout le Sefer Yetsira.

■ Le texte étant long et sans chapitres, nous en avons ajouté dix séparateurs étoilés que nous avons lié, ainsi que le séparateur d’origine, aux raccourcis de chapitres.