Les Signes alchimiques
Ponot Renéⁱ
Je confesse ne rien connaître, ou presque, de l’alchimie. Le peu d’ouvrages que j’ai lus m’ont fait entrevoir un monde que j’imagine fascinant, mais qui, peut-être, risquerait de nous éloigner du sujet qui nous intéresse réellement : les signes alchimiques considérés comme éléments constitutifs d’un langage. Or, c’est un point que les auteurs les plus récents que j’ai consultés esquivent allègrement, à moins qu’ils ne le passent tout à fait sous silence. À vrai dire, cette carence me rend service : c’est en toute liberté d’esprit, sans contrainte et sans idées préconçues que je puis aborder le travail dénué de prétentions que je présente ici. Les manuscrits rédigés par les alchimistes traitent essentiellement de la doctrine hermétique, de la pratique alchimique beaucoup plus rarement, et toujours dans un langage si dissimulé qu’il est très difficile, même au prix de savantes exigences, de reconstituer la technique de leur art. Pour le profane, l’impression dominante est qu’ils faisaient preuve d’une infinie patience : Ce qui caractérise au plus haut degré l’alchimiste, c’était la patience. Il ne se laissait jamais rebuter par des insuccès. L’opérateur, qu’une mort prématurée enlevait à ses travaux, laissait souvent en héritage à son fils une expérience commencée et il n’était pas rare de voir celui-ci léguer dans son testament les secrets de l’expérience inachevée
(F. Hoefer, 1869).
Précisons que, si les alchimistes n’étaient pas, en général, des « faiseurs d’or » cherchant une source de fortune illimitée, mais plutôt des hommes de passion acharnés à arracher ses secrets à la nature, il n’en reste pas moins que leur art était maudit et qu’il devait resté voilé de mystère. De plus, affirmait Roger Bacon : En révélant le secret, on diminue sa puissance. Le peuple n’y peut rien comprendre, il en ferait un usage vulgaire qui lui enlèverait toute valeur… Et les méchants, s’ils connaissaient le Secret, en feraient mauvais usage et bouleverseraient le monde. Je ne dois pas aller contre la volonté de Dieu, ni contre l’intérêt de la science. C’est pourquoi je n’écrirai pas le Secret de manière que n’importe qui puisse le comprendre.
L’enseignement alchimique était, par voie de conséquence, le plus souvent oral ; lorsqu’il était écrit, il se dissimulait, comme tout langage ésotérique, derrière des symboles. Certains ouvrages comme le Mutus Liber se composent exclusivement de signes allégoriques. Dans d’autres, l’illustration, toujours symbolique, vient à l’appui du texte, rendu à dessein incompréhensible. Ces allégories et ces symboles, œuvres d’artistes, ont motivé une abondante littérature : ni les unes ni les autres ne nous intéressent. Nous ne désirons nous arrêter qu’aux « signes » qui, eux aussi, figuraient dans les relations d’expériences et constituent une forme d’écriture qui, pas plus que la nôtre, n’exigeait du scripteur des dons particuliers de dessinateur.
DES SIGNES, UNE SYNTAXE, UN LANGAGE ?
Notre ignorance du « Grand Œuvre » ne nous permet pas d’affirmer que la succession des signes, rendant compte d’une exDé-rience, ne relevait d’aucune syntaxe. Les signes, en effet, n’exprimaient pas nécessairement le corps représenté, mais souvent, comme des métaphores, l’un ou l’autre de ses états. En veut-on un exemple ? Le soufre désignait les propriétés actives : combustibilité, pouvoir d’attaquer les métaux… Le mercure désignait les propriétés passives : éclat, volatilité, fusibilité, malléabilité… Le sel était leur trait d’union, quelque chose comme l’élan vital entre l’âme et le corps. Donc, soufre, mercure ou sel, entre autres, ne signifiaient pas « ipso facto » soufre, mercure ou sel. Il ne me semble pas, à première vue, que cette syntaxe ait jamais existé. D’autant qu’elle eût été contraire à la règle du secret chère aux initiés.
Comme tout langage, le langage graphique de l’alchimie a inventé des mots, que l’usage a polis, transformés. Des doublets sont nés, par oubli, ignorance ou nécessité. Des racines ont été perdues.
C’est ce que nous allons essayer de développer à partir des signes recensés dans l’Encyclopédie de Diderot (éditée de 1751 à 1772), à l’article Chymie (on prononçait alors Khymie). Les planches de cet ouvrage offrent certainement à notre curiosité le plus important répertoire de signes alchimiques qui ait été montré au grand jour. Ce choix ne doit pas nous troubler puisque la chimie, se substituant progressivement à l’alchimie (XVIIe siècle), avait adopté ses symboles, lesquels restèrent partiellement utilisés jusqu’à ce que Berzélius eût fait admettre universellement (en 1868) le code actuel désignant par leurs initiales les noms latins des éléments (corps composés d’atomes égaux entre eux).
L’alchimie connut son apogée au Moyen Age et à la Renaissance. Son origine remonterait aux Egyptiens, mais ses signes et ses symboles se rencontrent initialement dans les manuscrits grecs. Ils se transmirent aux Arabes puis à l’Occident, en même temps que les règles et les recettes ésotériques dont ils permettaient le déchiffrement aux seuls adeptes.
À l’époque de l’Encyclopédie, les expériences ex-alchimiques étaient évidemment dépouillées de tout mysticisme, et « a fortiori » de toute magie. Graphiquement, les signes les décrivant n’avaient pas varié, mais leur signification n’était plus du tout mystérieuse. Des symboles nouveaux s’étaient, au cours des âges, ajoutés aux anciens : d’où plusieurs signes pour un même concept(1). Cette multiplication ne contrariait en rien, semble-t-il, l’enseignement transmis d’Adepte (2) à initié.
L’observation attentive des 4 planches de l’Encyclopédie m’a amené à regrouper leurs signes selon leur degré d’iconicité et à en répartir un certain nombre seulement (par manque de place) en 15 catégories regroupées dans les 8 tableaux qui suivent.
Symboles (tableau I)
Ce sont certainement les signes les plus anciens. Ils sont empruntés à l’astrologie. Pour Paracelse, et bien avant lui pour les Chaldéens, chaque métal devait son origine au corps céleste dont il porte le nom. Le cercle, c’est le soleil, dans toutes les mythologies, et l’or ; la lune, représentée par un croissant, c’est l’argent. Selon certains auteurs, le symbole du mercure proviendrait du caducée. Dans le signe cuivre ils voient le miroir de Vénus. La flèche et le cercle de Mars, dieu de la guerre, seraient sa lance et son bouclier. Saturne, au mouvement lent, fait penser au temps (Kronos), et le signe du plomb pourrait n’être qu’un K déformé. Jupiter, c’est le tonnerre ; son signe pourrait à l’origine avoir été un éclair, ou encore l’initiale de Zeus, son nom grec.
Les éléments chimiques fondamentaux, selon Aristote, sont des triangles.
Le feu monte (pointe vers le haut). L’eau tombe et s’infiltre dans le sol (pointe vers le bas). L’air monte, mais il est plus lourd froid que chaud : c’est donc le feu surchargé d’une barre. La terre, dans laquelle pénètre l’eau, est l’eau immobilisée par une barre. Le zodiaque apporte sa contribution. Le signe balance signifie esprit (partie volatile des corps soumis à distillation). Avec de petites flèches aux extrémités il devient acide. Retourné avec un point dans sa partie creuse, c’est l’année.
Signes tirés de figures géométriques élémentaires (tableau II)
Ces figures sont le cercle, le triangle (dont nous avons déjà parlé), le losange et l’étoile.
Je dois résister à la tentation de décrire et expliquer chaque signe. Il s’ensuivrait un bavardage certainement fastidieux pour le lecteur que je préfère ne pas frustrer du plaisir de ses propres découvertes. Je tenterai donc de limiter mes commentaires au strict minimum. Et pour commencer je me bornerai ici à souligner la richesse d’invention à laquelle le cercle s’est prêté.
Symboles enrichis et alliances de symboles (tableaux I et II)
L’écriture chinoise use des deux procédés. Ce que je nomme symboles enrichis, c’est, par exemple, en chinois, le signe de l’homme trois fois répété pour signifier foule. Le soleil dans les herbes, qui veut dire soir, constitue quant à lui une alliance de symboles.
En alchimie, un cercle et une flèche à une pointe, c’est le fer ; avec deux pointes, c’est l’acier. Le mercure sublimé (volatilisé et recueilli à l’état solide) est représenté par le signe mercure augmenté du signe esprit. Le mercure précipité inverse le signe esprit, car le corps insoluble tombe au fond du récipient. L’or de mine, par opposition à l’or alchimique, combine les signes de l’or et de la terre ; etc.
Signes figuratifs = pictogrammes (tableau IV)
Le signe désigne l’objet représenté. N’importe qui peut l’identifier. Sans doute parce que le secret ne s’impose nullement. Savoir qu’on a recours à l’athanor (fourneau destiné à cuire l’œuf philosophique, c’est-à-dire le ballon de verre contenant la « matière ») n’informe guère quiconque ne comprend rien de plus.
Remarquez la différence entre le crâne, qui ne donne qu’un contour barré au niveau des orbites, et la tête morte, où figurent les yeux, le nez et un tibia.
Idéogrammes (tableau IV)
Comme dans toutes les écritures à leur origine, on a substitué à l’objet représenté l’idée qu il pouvait évoquer. C’est le début d’une convention. La cuillère n’est plus la cuillère, mais la cuillerée. L’alambic exprime la distillation. Le sablier, c’est une heure. Le verre est suggéré par le filtrage ou le renvoi du soleil. Remarquez la digestion symbolisée d’une manière cocasse par deux cercles : la tête et le ventre avec le nombril.
Alliance de symboles et de signes figuratifs (tableau V)
Nous pouvons esquisser à leur propos un timide rapprochement avec l’écriture égyptienne qui a parfois choisi, pour écrire un mot, ceux des divers dessins des consonnes qui l’évoquaient le mieux (2). Exemples en alchimie : Fleur de Saturne : signe du plomb terminé par une fleur. Fleur d’airain : signe du cuivre surmonté ou agrémenté d’une corolle. Limaille de fer : signe du fer avec adjonction de particules métalliques sous forme de points.
Lettres et chiffres (tableau VI)
Les signes alphabétiques et numériques sont peu employés isolément. Le tableau en donne cependant un petit échantillonnage.
Lettres abstractisées (tableau II)
J’appelle ainsi, par une sorte de pléonasme, les lettres ayant subi des transformations, reçu des appendices et autres enjolivures. Remarquons que ces lettres ne correspondent pas toujours à l’initiale du mot désignant la chose signifiée. Peut-être parce que le signe vient parfois du nom latin et parfois du nom écrit dans la langue maternelle de l’alchimiste qui, le premier, l’a adopté.
Voyez coaguler : on sent déjà (dans le premier des deux signes) l’image de la lettre C en cours de coagulation. Pour calciner, le C allonge sa boucle inférieure comme une bande de papier carbonisé. La demi-dragme montre l’S long ancien pour semi (= demi) et un Z (?), lequel s’abstractise encore davantage pour demi-once ; etc.
Lettres-images (tableau III)
Le C de chaux figure un four (à chaux) ouvert ou fermé. La motte de tanneur montre la masse sur laquelle est frappé le cuir sous la forme d’un M (motte) et d’un T (tanneur) tout ensemble.
Accordons une attention amusée à l’L de lampe. Et admirons la corne de cerf, le fer ou le curieux vinaigre distillé.
Alliances de symboles et de lettres (tableau VI)
Voyez galmie, or calciné, or en feuille, eau de pluie, eau bouillante, eau mère, et les autres. Voyez surtout le soufre commun : feu et S figurant les fumerolles du soufre en combustion.
N’oubliez pas le soufre vif = feu, S et V.
Alliances de pictogrammes et de lettres (tableau V)
La pinte, ancienne mesure française, dont l’anse est la lettre P ; les 2 serpents (tenant lieu de dragons) du sang dragon dont l’un se tortille en forme de S sont les plus curieux.
Alliances d’idéogrammes et de lettres (tableau V)
Le serpent Ouroboros entourant la lettre A représente l’année. Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, est le symbole de l’unité cosmique ne connaissant ni commencement ni fin.
Le lut était un ciment hermétique allant au feu. On trouve dans le lut de sapience le récipient obturé (luté) surmonté de l’S long pour sapience. Le sel des pèlerins offre à nos yeux un bourdon que la fantaisie du graveur a interprété comme une sorte de lance fort décorative, mais n’offrant qu’une lointaine ressemblance avec le bâton qu’il avait mission de représenter.
Monogrammes, bigrammes, trigrammes, etc. (tableau VII)
Tout n’est-il pas digne de louanges ? Citons, presque au hasard, la demi-livre (L et S long) ; l’assemblage FR de figer ; les 2 P de partie pour partie ; les 3 lettres de motte de tanneur ; les 3 lettres de vin, dont le N à l’envers ; les 3 lettres pour vin blanc avec le b minuscule placé en anse de récipient ; les 3 a de amalgame ; les 3 S de stratum super ; etc.
Signes figuratifs abstractisés (tableau V)
Signes conventionnels, abstraits (ou devenus tels) (tableau VIII)
Nous sommes dans l’impossibilité de faire, dans cette catégorie, le partage entre les signes inventés, auxquels une signification fut donnée par convention, et ceux qui s’abstractisèrent par déformations successives. Certains sont vraisemblablement issus de signes convenus, voire figuratifs. J’en veux pour preuve le signe marcassite, dont nous avons la chance de trouver 5 représentations relevées sans doute dans différents manuscrits. La marcassite est du sulfure de fer. Il serait donc normal de trouver une combinaison soufre (triangle avec croix sous la base) et fer (cercle avec flèche). Le soufre semble avoir été négligé au stade où nous trouvons la figuration que j’ai considérée comme étant la première de celles que nous connaissons. Elle est, par contre, moins éloignée du signe fer. Le passage à la seconde n’a rien d’éloquent : la flèche à demi-pointe arrondie est devenue une sorte de flamme à 3 langues. La différence est mince, en revanche, entre la troisième et la seconde figure :
le cercle s’est bouché et les langues sont réduites à 2. On peut encore expliquer sans trop de peine la transformation de 3 en 4 : l’allure générale est restée la même et les deux petites excroissances reproduisent sans le savoir les langues de feu précitées. Dans le dernier état enfin, i! n’y a plus que les langues, complètement méconnaissables, sur une sorte de base qui s’est substituée à l’espèce de corne de rhinocéros de l’état précédent. Je n’en dirai pas plus. Dans l’ensemble, nous ne pouvons qu’admirer ce qui nous est soumis et savourer la beauté ou l’élégance de chaque signe. Celui de l’huile par exemple (3e signe), de l’huile de Christ, de l’huile de succin, de l’huile de vitriol (2e signe), de la limaille de fer, de la perle, de la pierre de sanguine (1er signe), de la sandaraque, du sel des pèlerins, du verre d’antimoine, etc., etc., etc.
Notes de René Ponot
1.⟴ On en connaît une soixantaine pour l’or.
2.⟴ Adepte, avec une majuscule, désigne un alchimiste ayant découvert la pierre philosophale. Avec une minuscule : tout homme qui pratiquait « l’art sacré ».
3.⟴ Exemple : le mot « douât », la mort, s’écrivait dt. En dessinant un serpent pour d et une momie couchée pour t (wt), on obtient phonétiquement douât tout en évoquant, parallèlement, l’au-delà par l’image du corps mort entouré du serpent gardien des enfers. Or on aurait pu écrire dt avec d’autres dessins, mais phonétiquement seulement, non phonétiquement et visuellement à la fois.
Notes
☩ René Ponot, article : « Les signes alchimiques », publ. in Communication et langages, V°12 N°1 (1971), pp. 65-79.
► Consultez par ailleurs les autres travaux de Monsieur Ponot, si l’histoire de la typographie vous intéresse : en tant que spécialiste ses productions à ce sujet sont fort instructives.