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De la Sorcellerie à l’être humain
Marine Kneubühler

Pour une anthropologie universaliste (1)

En 1977, avec la publication de Les Mots, la mort, les sorts (2), Jeanne Favret-Saada inaugurait une enquête fascinante sur la sorcellerie dans le Bocage de l’Ouest français. Très vite, l’ouvrage eut un retentissement académique considérable et devint une référence incontournable tant pour les étudiants en début de cursus s’initiant aux sciences sociales que pour des chercheurs confirmés. Cependant, bien qu’il soit présenté comme un texte fondateur, il semblerait qu’une certaine gêne se manifeste lorsqu’il s’agit de le reprendre à son compte en le mobilisant dans ses propres travaux – du moins, pour une large majorité d’académiciens. Comment peut-on dès lors expliquer une telle frilosité scientifique malgré l’intérêt porté à cette recherche ? À mon sens, l’une des raisons principales se situe dans le cloisonnement de la sorcellerie par les social scientists au sein d’un culturalisme qui ne rend pas justice aux leçons que nous pouvons tirer du travail de l’auteure, ni au type d’anthropologie qu’elle défend.

En effet, inscrite dans la catégorie « monographies » des bibliothèques anthropologiques, Les Mots, la mort, les sorts ne peut être saisie uniquement en tant qu’ethnographie située et ancrée dans un contexte comprenant un temps historique et une culture locale irréductibles, disposant nécessairement de leurs caractéristiques propres : la sorcellerie dans le Bocage normand ne peut donc être appréhendée, suivant cette logique, que comme une culture différente. Une telle lecture de l’ouvrage affilie Jeanne Favret-Saada à ce que j’appellerai ici une anthropologie culturelle, à savoir une science visant à rendre compte des particularismes et des systèmes de signification propres à chaque groupe humain, qu’elle n’a, pour ainsi dire, jamais endossée. Or cette perspective culturaliste, au-delà de son importance en ce qu’elle permet de dégager la richesse des multiples façons que les humains ont inventé pour s’assembler, a tendance à ne se focaliser que sur ce qui diffère entre les manières de faire société. Si la culture est une réalité universelle, caractéristique de l’entier du genre humain, ses manifestations sont très différentes d’un groupe à l’autre (Rivera, 2000, pp. 65-66) : la culture, prise dans ce raisonnement, constitue à la fois ce qui nous est commun à tous et ce qui nous sépare. Aussi, la formule ainsi posée fait de la culture et de la vie en société les seuls universaux possibles fondant notre commune humanité, un universel profondément pluriel puisqu’il s’agit toujours déjà de dégager ce qui varie entre les cultures : il est alors légitime de se demander s’il s’agit encore d’universalité. La recherche d’universaux peut et doit être pensée moins à partir d’une anthropologie culturelle qu’à partir d’une véritable anthropologie universaliste qui se déprend réellement des particularités revenant à certains contenus et élaborations culturels. D’autant plus si l’objectif est d’explorer ce qui peut constituer des invariants, tant au niveau des capacités sociales et cognitives des êtres humains – si l’on s’attache à fonder une anthropologie cognitive – qu’au niveau des formes d’organisation qu’ils déploient ensemble – en s’intéressant cette fois-ci à une anthropologie sociale.

C’est précisément la portée universaliste du geste opéré par Jeanne Favret-Saada que ce papier vise à montrer. La démarche qu’elle déploie nous permet d’envisager les habitants du Bocage non plus seulement comme des « Bocains » – à la façon de l’anthropologie culturelle – mais bel et bien comme des humains à part entière. D’une part, elle pointe l’exigence de partir de la manière suivant laquelle les êtres humains se meuvent de situations en situations pour comprendre leurs fluctuations en acte ; d’autre part, elle s’intéresse aux moments où ils font corps pour agir ensemble afin de saisir la constitution des collectivités et leurs fonctionnements. En mettant en lumière ce qui relève de situations sociales et interactionnelles spécifiques, elle montre l’apport d’une posture pragmatique qui considère les êtres ordinaires comme travaillant continuellement à l’accomplissement de l’ordre social (Gonzalez & Kaufmann, 2012) – un ordre social structuré par des situations et des dispositifs interactionnels plutôt que par des milieux sociaux ou groupes culturels a prior. Et c’est bien, à mon avis, ce déplacement du regard qu’elle apporte aux sciences sociales lorsqu’elle marque une rupture cruciale avec l’enseignement de l’anthropologie classique en évitant de saisir d’ores et déjà l’interlocuteur indigène ainsi que l’ethnographe dans des généralités abstraites en soulignant leur commune humanité (3).

Dans les pages qui suivent, je tenterai de m’atteler à une démonstration plus fine de la façon dont le travail de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie peut nous permettre de dégager des pistes de réflexion touchant, dans un premier temps, à une anthropologie cognitive – en se penchant sur la question des mécanismes cognitifs de base des humains lorsqu’on avance qu’« ils croient en quelque chose » – puis, à une anthropologie sociale – en ressaisissant la problématique des collectifs par un intérêt porté à leur constitution et non à leur existence déjà pleinement établie et définie. Apparaîtra au fil de ces lignes, je l’espère, le fait que la sorcellerie dans le Bocage de l’Ouest ne peut être comprise uniquement comme une culture irréductible aux autres, si l’on envisage les êtres humains qui y vivent comme tels – et non comme des « êtres fantastiques » – et si l’on s’attarde sur la manière dont ils tentent, parfois tant bien que mal, de vivre ensemble.

L’universalité cognitive de l’anthropologie : le croire comme "attitude oscillante"

Voyons à présent de quelle manière le travail de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie nous permet d’envisager une anthropologie cognitive de l’être humain centrée sur les capacités qu’il met en œuvre pour vivre au sein de son environnement. En partant s’installer dans le Bocage normand pour lancer une enquête sur les sorts, Jeanne Favret-Saada s’attendait à mettre sur pied un projet s’inscrivant dans une « anthropologie de la croyance ». Dans La Mort aux trousses (Favret-Saada, 2011), elle revient sur l’impossibilité de mener à bien une telle enquête, dans la mesure où le verbe « croire » ne peut être envisagé comme un concept analytique figé servant à comprendre les êtres qu’elle rencontrait et dont elle partageait l’existence : Après quelques mois de terrain, j’ai commencé à contester le bien-fondé de ce terme pour autant qu’on l’emploie comme un concept, un terme dénué d’ambiguïté (Ibid., p. 207). En effet, la croyance comme concept, qui plus est pour rendre compte d’un groupe culturel et social, ici les Bocains, implique nécessairement de considérer les individus qui composent ce groupe comme ayant une propriété cognitive spécifique qui est stable et univoque ; dans ce cas, la démarche implique de décrire, voire d’expliquer les comportements des personnes se référant aux sorts en partant du principe qu’elles sont croyantes en la sorcellerie. Rapidement, l’ethnographe qui prend au sérieux les actions réalisées par les indigènes dans des situations particulières et diverses est confronté au constat que la croyance n’est pas un état mais un acte qui dispose d’une pertinence variée pour un même individu suivant le contexte auquel il se réfère :

Quand un ethnologue travaille sur la sorcellerie rurale en Europe, il présuppose que les gens y croient dur comme fer, que leur conviction est stable, et qu’il existe une ligne de démarcation séparant nettement la population des croyants et des incroyants – parmi lesquels, cela va de soi, l’ethnologue. Malheureusement, cette ligne n’existe pas, ou bien elle est intérieure à chacun. De toute façon, elle ne cesse de se redessiner – y compris dans le for intérieur de l’ethnologue (Ibid., p. 208).

Par conséquent, pour un scientifique, ériger la croyance comme un cadre pertinent en toutes circonstances pour décrire des êtres en train de vivre relève d’un « exercice de science-fiction » et sous-entend que l’acte de croire dispose d’une forme immuable. En bref, c’est l’envisager comme un acte immunisé contre les oscillations humaines. Tenir cette posture jusqu’au bout n’est pas possible, insiste Jeanne Favret-Saada, pour une simple raison : “croire” est un verbe d’attitude qui peut exprimer aussi bien la certitude que la supposition avec ses infinis degrés – depuis la quasi-certitude jusqu’au quasi-scepticisme (p. 208). Donc dire que Joséphine croit en la sorcellerie, c’est souligner une des multiples attitudes qu’elle peut potentiellement avoir envers la sorcellerie, sans préciser laquelle.

La solution proposée par Jeanne Favret-Saada pour sortir de la fiction de LA croyance est de procéder à une description fine des fluctuations des attitudes indigènes en situation. Elle se prête effectivement au jeu dans « La mort aux trousses » (Favret-Saada, 2011) à partir de ses observations sur la sorcellerie bocaine qui montrent à quel point chaque individu est marqué par une « dissonance cognitive (4) » : sauf en de rares instants, personne dans le Bocage ne croit aux sorts sur le mode de la certitude (Ibid., p. 209). "J’y croyais pas, j’y croyais pas tellement encore", me dit-elle (Favret-Saada, 1977, p. 91) ; elles n’y croient point. […] Mais en même temps ("mais quand même" […]), elles y croient tout à fait (Ibid., p. 109) ; il reconnaît croire aux sorts mais se réfugie derrière la croyance, plus vive que la sienne, de son épouse (Ibid., p. 175) ; il "n’y croyait pas trop" (Ibid., p. 275), peut-on lire déjà dans le premier volume. Ces oscillations, voire ces incertitudes que chacun entretient vis-à-vis de ce que l’on doit ou peut croire étaient bel et bien au cœur de l’ouvrage puisque l’un de ses objectifs était de décrire la nécessaire ambiguïté de toute croyance dans les sorts, ambiguïté sans laquelle nul n’y pourrait jamais être "pris" (Ibid., p. 112). Certes, le moment du rituel exige des « piques » intenses dans la fluctuation de l’acte de croire, afin de maintenir le système sorcellaire (5) en tant que système cohérent disposant d’une « raison d’être » dans le Bocage : en effet, il faut êt’ pris pour y croire (Ibid., p. 35) et l’on pourrait ajouter qu’une fois « pris », il faut, à des moments du moins et sans nécessairement (s’)imposer une conversion stable, y croire. En revanche, aucun ensorcelé, une fois entré et effectivement affecté par la place qu’il occupe dans ce système, ne se trouve en permanence dans une situation de rituel, même au sein d’une séance de désorcèlement le rituel occupe une place finalement modeste (Favret-Saada, 2009a, p. 79). C’est dire si suivre l’existence ordinaire d’un ensorcelé est important pour saisir son rapport au croire (6). Se focaliser sur une seule situation, en l’occurrence celle du rituel, aurait orienté obligatoirement le regard sur des instants où le croire se décline suivant l’une de ses éventualités, potentiellement l’une des plus intenses – ce qui aurait renforcé la conception de l’ensorcelé comme croyant toujours pleinement dans les sorts au travers de la description ethnographique.

Or cette manière de vivre avec la « dissonance cognitive » pourrait bien prétendre au statut d’universalité : La coexistence en une même tête de vérités contradictoires n’en est pas moins un fait universel, nous dit Paul Veyne à propos des Grecs et leur « croyance » en leurs mythes, tels les Dorzé qui estiment à la fois que le léopard jeûne et qu’il faut se garder de lui tous les jours (7), les Grecs croient et ne croient pas à leurs mythes ; ils y croient, mais ils s’en servent et ils cessent d’y croire là où ils n’y ont plus intérêt (Veyne, 1983, p. 94). C’est précisément dans cette optique que s’inscrit Albert Piette qui s’applique à mettre en place des méthodologies inédites dans le but de saisir l’« acte d’exister » dont l’« acte de croire » est l’une des modalités :

Cette perspective posée par P. Veyne exclut de construire méthodologiquement un objet puis ensuite de repérer quelques activités qui en seraient significatives. […] Dans la situation observée, ce sont des êtres présents que nous proposons de partir pour repérer ce qu’ils sont, ce qu’ils font (Piette, 2009, p. 40).

Là où Jeanne Favret-Saada – comme Dan Sperber puis Paul Veyne – met en évidence les oscillations pragmatiques des croyances en menant une réflexion ontologique à propos de l’humain par le biais de son fonctionnement cognitif, Albert Piette (2009) radicalise cette approche par la mise en place d’une méthode propre afin de systématiser la saisie de ces oscillations – la phénoménographie. La phénoménographie constitue une méthodologie peu conventionnelle suivant laquelle il est fondamental de suivre un même individu, un même être, de très près, en se focalisant sur le cours de ses actions. De façon très intéressante, cette manière de procéder permet à Albert Piette d’établir des descriptions minutieuses des vécus singuliers par l’observation subtile de la manière dont les humains passent d’un registre de référence à l’autre selon le contexte et ne cessent de changer d’échelle de pertinence montrant fort bien comment, dans une même journée, ils peuvent tout à fait passer d’une posture de croyant à une attitude dubitative. Suivant Albert Piette, c’est effectivement dans le déroulement des situations que la succession et la combinaison des différents modes de présence et d’existence – bien souvent des « modes mineurs » plutôt que « majeurs » – sont observables et descriptibles. Il est nécessaire, avance-t-il,

d’observer l’individu lui-même, ne pas le regrouper hâtivement dans un collectif et ne pas l’associer à une qualification ou un état durable. Il faut le suivre dans son basculement de situation en situation, comprendre ses indéterminations cognitives en acte, faites de crédulité, d’ironie et de scepticisme, repérer les circonstances pratiques et les faits ordinaires (Piette, 2009, p. 41).

Ainsi, comme Jeanne Favret-Saada, Albert Piette souligne la nécessaire mise entre parenthèse des définitions et des concepts pour mieux voir les coprésences se manifester en contexte suivant des modalités diverses et il critique la virtualité des situations d’entretien. Notons que la différence remarquable entre ces deux conceptions de l’humain réside dans le rejet premier, chez le dernier Albert Piette en tous les cas (Piette, 2014), de ce qui relève de la relation, alors que l’approche favret-saadienne est d’emblée relationaliste – un « je » est toujours pris dans des systèmes de place qui le font agir et qui l’affectent. Ce point d’accroche ne rend néanmoins pas leurs approches inconciliables. Certes, Albert Piette insiste sur la nécessité de se départir, pour la posture initiale de la méthode anthropologique, d’un schème relationnel : le groupe, la culture, le rapport à autrui, le rapport social, l’interaction, la relation, le face-à-face, l’intersubjectivité (Piette, 2011, p. 196). Mais suivre un être humain en évitant de l’inscrire a prior dans des relations permet, de façon heuristique, de redécouvrir la manière dont il entre en relation avec d’autres êtres. En bref, la relation ne peut constituer, dans cette perspective, que le résultat de l’enquête et non son postulat de départ. L’exemple phénoménographique abordé par Albert Piette concernant la question religieuse provient de l’observation continue pendant une semaine, du matin au soir, d’un prêtre catholique, nommé Bernard pour l’occasion, qui passe sans arrêt par des états de non pertinence alors qu’il est censé incarner un état de croyance permanent. Albert Piette nous dit : Bernard est un prêtre : tantôt, il confirme le modèle institutionnel et rituel attendu de lui, tantôt il confirme et ajoute un supplément de sens (homélie), tantôt encore, il le nie et lui oppose une autre orientation (Piette, 2009, p. 48).

La méthode phénoménographique éclaire ainsi de manière judicieuse les propos de Jeanne Favret-Saada concernant la croyance. Tout comme l’observation de la séance de désorcèlement qui réunit Madame Flora et « ses » ensorcelés, l’observation de la messe pour le prêtre ne suffit pas à rendre compte de ce qui constitue l’existence de Bernard : Prêtre, prophète, prédicateur, magicien, etc. : Bernard se déplace constamment à travers ces figures, s’accrochant à l’une après à une autre, puis rebondissant sur une troisième, elle-même bientôt dépassée… (Ibid., p. 50).

Grâce à cette exploration qui part donc des observations rapprochées de plusieurs êtres, observés un à un, en vue de comprendre les humains – et non qui partirait de la culture – l’on arrive à tendre, à petits pas, vers la saisie d’un « être au monde » (8) qui nous serait propre malgré des univers a prior très divergents – l’Éthiopie méridionale, la Grèce antique, le Bocage normand et l’Église catholique européenne. Albert Piette n’a de cesse de le répéter : N’est-ce pas le mode d’être de chaque individu, qui nous est apparu grossi dans l’activité religieuse ? Cette modalité d’être dans le déplacement n’est-elle pas propre à tout homme ? Nous le pensons et ceci est capital (Piette, 2014, p. 52).

Il semble que l’on peut tirer des conclusions similaires avec Jeanne Favret-Saada quant à l’« attitude oscillante » que tout un chacun peut entretenir envers la sorcellerie, la seule exigence pour y adhérer relevant de la nécessité de sortir d’une répétition incompréhensible de malheurs. Ainsi, confrontés aux narrations sorcellaires de l’auteure, des médecins, des chercheurs et même quelques directeurs de recherche au CNRS (Favret-Saada, 2011, p. 211) se renseignent auprès d’elle sur les bonnes adresses pour se tirer d’affaire, voire lui demandent un désorcèlement :

Se laisser fasciner par une évocation de la sorcellerie n’équivaut certes pas à y croire au sens où l’on aurait la certitude que le récit décrit un état réel du monde ; mais cela revient à donner un certain poids à la supposition que "peut-être après tout…" – à y croire, en somme, sans le savoir et sur le mode mineur de la supposition ("et si… ?") (Favret-Saada, 2011, p. 210).

Une question de culture disiez-vous ? Eh bien non, pas seulement :

Ceux qui ont la mort aux trousses n’ont pas le moyen de faire des chichis avec les différences culturelles. Ils cessent de considérer les paysans ensorcelés comme des sauvages, et ils n’ont aucun mal à se reconnaître dans les représentations sorcellaires (Favret-Saada, 2011, pp. 216-217).

Dès lors, pouvoir se rapporter au monde impliquerait, pour l’humain, de contenir la potentialité d’y croire toujours plus qu’il ne croit (9). Qu’en est-il maintenant de la dimension sociale de l’anthropologie visant à rendre intelligible la manière dont les humains coexistent et vivent ensemble ? De façon tout à fait intéressante, si l’on quitte le fonctionnement cognitif pour se diriger vers une anthropologie sociale, nous retrouvons aussi dans la sorcellerie bocaine des éléments potentiellement invariants, cette fois-ci concernant la dimension universelle de ce qui relie les êtres : les idées sorcellaires du Bocage traitent – à leur façon particulière – des exigences universelles de la vie en société (Favret-Saada, 2011, p. 211), poursuit-elle dans « La mort aux trousses ».

L’universalité sociale de l’anthropologie : renforcer son collectif en cachette

Quelle est donc cette force qui fait tenir ensemble les gens affectés par les sorts ? Le cœur de la sorcellerie serait composé de « cinq couples de traits antagonistes » – le Bien versus le Mal ; la force versus la Force ; la limitation versus l’illimitation ; la visibilité versus l’invisibilité ; et le pâtir versus l’agir (Favret-Saada, 1977, pp. 213-214) – qui sont attribués respectivement aux ensorcelés – pour le pôle positif de la paire – et aux sorciers – pour le pôle négatif. Habiter un tel monde dichotomique fait miroiter un chaos évident : le lien social se trouve sans arrêt menacé par la puissance du sorcier qui va pomper l’énergie de sa victime. Mais c’est sans compter la présence d’un être mixte, le désorceleur, qui conjoint le Bien et la Force, opérant un croisement entre les manques de l’un […] et les manques de l’autre (Ibid., p. 215). Les questions que je poserai ici à Jeanne Favret-Saada seront comment peut-on passer des êtres humains en interaction à un collectif – se situant à l’échelle de la constellation des proches des ensorcelés – en prenant appui sur la sorcellerie ? Qui plus est, quels enjeux concernant le vivre ensemble une telle transformation pose-t-elle? Tout d’abord, il faut savoir que lorsqu’une crise de sorcellerie est enclenchée, elle contribue à resserrer les biens et les personnes d’un « chef agricole » pour faire corps avec lui :

au point qu’ils le déclarent ensorcelé même s’il ne souffre de rien, tandis que son épouse, par exemple, est malade […]. Quelle que soit la cible atteinte par un sort, [il] vise fondamentalement ce que j’ai nommé […] la “surface unique” délimitée par le nom du chef de famille, surface dont tous les points sont solidaires (Favret-Saada, 1977, p. 218).

Elle ajoute plus loin : Ce pour quoi je désigne cet ensemble indifféremment comme domaine ou comme corps de l’ensorcelé (Ibib., p. 334).

Ce n’est pas tout, car pour s’assembler de la sorte, il est tout à fait indispensable qu’un désorceleur vienne faire circuler les forces en présence afin de permettre un rééquilibrage social ; logiquement il doit pénétrer la surface vitale de l’ensorcelé ainsi formée : Cette conception suppose que le désorceleur fasse corps avec ses patients et c’est pourquoi je représenterai comme une unité le couple constitué par l’ensorcelé et son magicien (Ibid., p. 354). C’est donc la force de la désignation d’un ennemi commun – ici d’un sorcier – au terme d’une enquête de longue haleine durant les séances de désorcèlement qui permet d’unifier ou, du moins, de renforcer le collectif familial d’exploitation agricole. Un collectif dont l’existence est dorénavant indépendante des membres qui le constituent et qui mise sur un mécanisme belliqueux bien connu et très usité par les groupes humains de tout temps, en tout lieu et à n’importe quelle échelle que ce soit. Un mécanisme qui renvoie à la politique schmittienne selon laquelle la seule manière de faire politique et, ce qui revient au même à l’échelle nationale, de faire collectif (10) consisterait à désigner un ennemi existentiel afin de mettre en forme sa propre existence.

Aussi longtemps qu’un peuple existe dans la sphère du politique, il devra opérer lui-même la distinction entre amis et ennemis, tout en la préservant pour les conjonctures extrêmes dont il sera juge lui-même. C’est là l’essence de son existence politique. Dès l’instant que la capacité ou la volonté d’opérer cette distinction lui font défaut, il cesse d’exister politiquement (Schmitt, 1972, p. 93) (11).

Nous verrons plus loin qu’il faudra émettre des réserves quant à la dimension politique de l’existence du collectif désorcelé, dans la mesure où l’une des propriétés essentielle pour diagnostiquer du politique lui fait notablement défaut. Reste que cette manière de s’opposer dans une lutte à mort pour maintenir son existence collective renvoie parfaitement au processus guerrier défini par Carl Schmitt.

Pour voir apparaître quelque chose de l’ordre de l’universel au travers de cette manière de « faire collectif » spécifique à la sorcellerie, il ne serait néanmoins pas inutile de nuancer le geste schmittien qui lui convient si bien. Georg Simmel (1981 [1896]), en se donnant pour tâche de dégager ce qu’il y a de commun entre les « formes sociales » indépendamment de leurs divergences de contenus et d’échelle, montre comment l’une des transversalités propres à tous les collectifs se situe dans leurs capacités de différenciation suivant laquelle c’est « de la lutte même que naît l’unité ».

La lutte contre une puissance étrangère donne au groupe un vif sentiment de son unité et de l’urgence qu’il y a à la défendre envers et contre tout. La commune opposition contre un tiers agit comme un principe d’union, et cela beaucoup plus sûrement que la commune alliance avec un tiers ; c’est un fait qui se vérifie presque sans exception. Il n’est, pour ainsi dire, pas de groupe, domestique, religieux, économique, politique, qui puisse se passer complètement de ce ciment. La conscience plus nette qu’une société prend de son unité, par l’effet de la lutte, renforce cette unité, et réciproquement. On dirait que, pour nous autres hommes, dont la faculté essentielle est de percevoir les différences, le sentiment de ce qui est un et harmonique ne puisse prendre de forces que par contraste avec le sentiment contraire (Simmel (1981 [1896], p. 203).

Ainsi, nous pourrions envisager la configuration ami / ennemi de Carl Schmitt, que l’on retrouve dans le collectif désorcelé de Jeanne Favret-Saada, comme une forme radicale et destructrice d’engagement dans une différenciation telle que décrite par Georg Simmel. Cette manière de s’assembler dans l’opposition a également été observée dans ma propre recherche qui s’intéresse à la constitution des collectifs à distance par le biais de médias officiels et officieux – particulièrement, pour ces derniers, à travers le rap. Les rappeurs, dans le discours très particulier qu’ils déploient, se trouvent, la majeure partie du temps, dans une démarche d’autoréflexivité et de redéfinition constante de leur pratique en se confrontant à l’intérieur du groupe. C’est-à-dire qu’ils s’adressent à d’autres rappeurs négativement en énonçant schématiquement : « ma façon de concevoir et de pratiquer le rap est celle qui devrait prévaloir sur la tienne. Ce que je fais est du rap, en revanche, ce que tu fais ne l’est pas, car cela ne correspond pas à ce qu’il devrait être ». Pourtant, lorsqu’ils s’opposent à un ennemi commun qui se trouve être la plupart du temps l’extrême droite – pour les rappeurs suisses romands analysés, cette tendance politique s’incarne dans le parti de l’UDC (12) – toute trace de conflit interne s’évapore et apparaît la possibilité de former un Nous, un collectif de rappeurs uni, solide et potentiellement agissant dans l’adversité (Kneubühler, 2011). L’énumération de nombre d’autres exemples serait pertinente ici, tous s’appuyant sur un Eux externe simultanément présent qui permet de renforcer un collectif qui, jusqu’ici, était tiraillé par des conflits internes, ou d’en ériger un, grâce à la coalition de plusieurs groupes habituellement différenciés et en lutte sur divers objets – pensons aux groupes religieux, aux syndicats, aux partis politiques, aux Nations.

Ces types de collectif aussi différents soient-ils s’appuient donc tous pour se renforcer, bien qu’à des degrés divers quant à l’effervescence de l’opposition, sur le fonctionnement de la guerre où la violence atteint son paroxysme : Si à l’origine de cet anéantissement physique de vies humaines il n’y a pas la nécessité vitale de maintenir sa propre forme d’existence face à une négation tout aussi vitale de cette forme, rien d’autre ne saurait le justifier (Schmitt, 1972, p. 92). La sorcellerie en endossant cette manière de « faire collectif » tire encore une fois des fils entre une pratique locale, située, et une façon d’être ensemble propre aux humains :

D’une façon générale, la sorcellerie bocaine paraît instituer, d’un même mouvement, un soupçon fondamental sur la fragilité du contrat social et une méthode pour le consolider par une activité perpétuelle de reconstruction du soi et du groupe – réalités d’ailleurs également précaires. Le Bocage aurait-il suscité, pour une fois, une culture qui nourrit un espoir modeste quant à la solidité du lien social et qui l’appuie sur une ontologie minimale, plutôt que l’un de ces mondes indigènes enchantés, avec leurs pensées ultra-sophistiquées et leurs luxuriantes “forêts de symboles”, que les anthropologues ne cessent d’exalter ? (Favret-Saada, 2011, p. 217).

Cependant, à y regarder de plus près, un point crucial semble distinguer les exemples développés et le collectif émergeant de l’affrontement sorcellaire entre le corps du Bien et le sorcier : sa dimension anti-publique (13). Comme le souligne Jeanne Favret-Saada, ceux qui sont actuellement dans une crise de sorcellerie ne peuvent, en effet, espérer qu’aucun discours public vienne jamais les cautionner (Favret-Saada, 1977, p. 69) sous peine de passer pour fous, mais, en outre, ceux qui s’en sont sortis espèrent ne plus jamais avoir à en parler en leur nom sous peine d’être « repris ». Conséquemment, par définition le sort est une affaire strictement privée (Ibid., p. 76), le collectif familial de l’ensorcelé opère alors son renforcement en cachette. Il ne remplit donc pas la condition de publicisation qui constitue un enjeu fondamental pour une grande part de collectifs qui prétendent au titre de « politiques », y compris dans un contexte de guerre : L’ennemi ne saurait être qu’un ennemi public, parce que tout ce qui est relatif à une collectivité […] devient de ce fait affaire publique (Schmitt, 1972, p. 69). Ce constat nous entraîne alors à nous questionner sur la nature de ce collectif sorcellaire ainsi déployé et la question du bien vivre en société.

Nous l’avons montré, le collectif sorcellaire s’appuie sur l’opposition au sorcier pour se constituer ou se renforcer. Pourtant une caractéristique le distingue de certaines formes sociales dont la différenciation est rendue visible par la simple apparition d’un groupe au regard d’un autre : la désignation du sorcier doit passer par une longue enquête commune au sein du corps ensorcelé-désorceleur, une enquête indispensable pour transformer le pâtir de la victime en agir et le conduire vers la guérison. De manière surprenante, l’on retrouve alors la dimension descriptive du Public élaborée par John Dewey. Le collectif désorcelé pourrait-il être défini comme la rencontre entre la configuration ami / ennemi schmittienne et l’enquête deweyienne ? Si la figure du Public était uniquement descriptive, peut-être, mais le fait est que le collectif propre à la sorcellerie ne peut en aucun cas être considéré comme tel si l’on tient compte de sa dimension normative essentielle pour « faire démocratie ». Cette dimension normative pose des conditions strictes qui nous aident à identifier l’émergence du corps politique par excellence que constitue le Public – conditions qui ne sont guère remplies par la sorcellerie. Dans Le Public et ses problèmes (2005 [1915]), John Dewey met en lumière l’importance, dans un premier temps, de reconnaître les conséquences des associations humaines. Des conséquences qui sont mises au jour par le biais d’enquêtes collectives visant à déterminer, voire réorienter, la vie commune afin qu’elle soit la plus juste et la plus heureuse possible pour profiter à tous. Par conséquent, pour atteindre une véritable « communauté publique d’enquêteurs », il faut que les personnes affectées par un problème – qui en sont donc atteintes directement – puissent se joindre à des personnes concernées – qui en seraient, elles, affectées indirectement. Le public consiste en l’ensemble de tous ceux qui sont tellement affectés par les conséquences indirectes de transactions qu’il est jugé nécessaire de veiller systématiquement à ces conséquences (Dewey, 2005 [1915], p. 95). Si l’on suit John Dewey, cette nécessité de se joindre à des concernés constitue l’unique possibilité de transformer la passivité de l’affectation en une action réparatrice grâce à l’enquête collective pour tendre vers un mieux vivre ensemble. Nous l’avons vu, l’enquête menée pour désigner un sorcier ne peut être conduite que dans la mesure où elle se rabat sur une petite « communauté privée des affectés », tout concerné qui s’en mêlerait viendrait court-circuiter son bon déroulement. Dans un second temps, et de manière constitutive, il est absolument obligatoire que l’enquête collective déployée et ses conséquences soient publicisées au travers d’une « communication libre et systématique » afin d’être soumise à tous les potentiels concernés en vue d’atteindre une véritable « opinion publique » : la connaissance des phénomènes sociaux dépend tout particulièrement de sa dissémination, car ce n’est qu’en étant distribuée qu’une telle connaissance peut être obtenue ou mise à l’épreuve (Ibid., p. 275). Là encore, la sorcellerie ne répond pas à cette exigence de « Grande Communication » puisqu’il n’existe pas dans le Bocage de reconnaissance commune de ce que tel ou tel serait le "sorcier du village" car la sorcellerie constitue toujours une relation duelle qui n’engage que deux familles (Favret-Saada, 1977, p. 281). De façon tout à fait intéressante, les ensorcelés mettent parfois en scène cette mise à l’épreuve publique fondamentale du résultat de leur enquête concernant leur sorcier pour renforcer sa légitimité, mais de manière totalement virtuelle :

"tout le monde rigole" […] les ensorcelés ne manquent jamais d’invoquer le rire qui parcourut le cortège funéraire aux obsèques de leur sorcier, comme une preuve certaine de ce qu’il était depuis longtemps démasqué par l’opinion publique et de ce qu’eux-mêmes n’étaient certainement pas les seuls à souffrir de sa méchanceté surnaturelle ni à se réjouir de ce qu’il ait enfin "trouvé son maître" (Ibid.).

Dès lors, s’il leur semble nécessaire de simuler cette mise à l’épreuve c’est peut-être bien parce qu’elle a tendance, dans un mouvement centripète, à se replier sur une communauté minuscule qui prend appui sur les liens a prior de proximité et ne permet pas de faire advenir la « Grande Communauté » que John Dewey appelle de ses vœux – dont l’existence devrait dépendre de l’examen collectif minutieux de toutes les implications concernant la vie en commun. Or la sorcellerie échappe à la mise en question véritable des conséquences de ses enquêtes qui se déroulent toujours à huis clos, insaisissables pour quiconque n’est pas directement affecté. Mais paradoxalement, elle réussit à être redoutablement efficace concernant sa capacité à l’action effective pour guérir le corps de l’ensorcelé – transformant ainsi son subir en agir : les ensorcelés vont troquer une position passive, la résignation aux malheurs répétés, contre une position hyperactive, l’entraînement à faire ce qu’il faut au moment où il faut (Favret-Saada, 2009a, p. 47) – ainsi que pour tuer ou du moins atteindre le présumé sorcier (14). Le désorcèlement vient, par là même, rétablir un certain équilibre dans la distribution du bien commun ou, plus justement ici, dans la distribution du bien-être. Cette efficacité performative est troublante. Ceux qui partent à la « recherche du Public » idéal ont beau déplorer la dégénérescence du collectif déployé par la sorcellerie, ils ne peuvent guère prétendre à autant de réussite. Comme le disait déjà John Dewey, les publics effectifs sont souvent « en perdition », « désorientés » mais surtout « dispersés », fragmentés, furtifs, instables, bref, imparfaits (Cefaï & Terzi, 2012). Ou alors l’enquête n’est tout simplement pas souhaitée ou souhaitable par les personnes affectées qui préfèrent « encaisser » (Stavo-Debauge, 2012).

Conclusion : de la sorcellerie à l’être humain

Finalement, ce bilan reviendrait-il à dire que notre Public tant convoité idéalement, mais finalement peu déniché, celui au sein duquel les personnes peuvent faire corps et transformer leur subir en agir, se trouve là où l’on ne risque pas de le chercher, c’est-à-dire à l’exact opposé de ce qui nous paraît constituer la condition même du Public, la publicisation et la problématisation des problèmes ? La solidification du lien humain semble sous cet angle possible et empiriquement efficace uniquement en vase clos, dans le secret, littéralement coupé du discours public pour son bon fonctionnement, marquant dès lors une faille irrésoluble dans notre conception de la démocratie. Je conclurai sur cette note interrogative, puisque je ne prétends pas, pour l’instant, détenir une réponse convenable. D’autant plus que cette ouverture pourra certainement constituer une possibilité de s’interroger plus avant sur l’intrigue concernant la manière dont les êtres humains tiennent ensemble et œuvrent au maintien de leur liaison ou parfois de leur déliaison. Fondamentalement, ce questionnement final apporte une preuve de plus qu’une étude sur la sorcellerie qui prend au sérieux les êtres qu’elle engage et anime dans le monde permet de questionner l’humanité de manière pertinente. En effet, que ce soit pour interroger le mode de croire de l’être humain dans ses oscillations pragmatiques ou pour saisir la façon dont les individus coexistent au sein de collectifs particuliers, l’étude de Jeanne Favret-Saada jette des éclairages précieux que l’on aurait tort de rabattre, d’emblée, à la mise en lumière d’une culture particulière. Depuis tant d’années, elle ne fait que répéter qu’il faut « repenser l’anthropologie » et tenter d’effacer le Grand Partage que nous pourrions nourrir entre nous, les bons chercheurs rationnels, et eux, ces « croyants en la sorcellerie » si spéciaux et différents. Force est de constater qu’il est nécessaire de persévérer, puisque rarement la sorcellerie telle qu’elle se déploie dans le Bocage est présentée comme pouvant potentiellement prétendre au statut de processus universaux. Alors cette sorcellerie qui semble tant nous chambouler, nous titiller, nous déranger, au lieu d’être appréhendée par l’anthropologie culturelle comme une affaire spécifique et bien délimitée dans le temps et l’espace, une affaire relevant du bizarre ou même du lointain, gagnerait bien plutôt, et c’est ce que j’ai tenté de montrer ici avec Jeanne Favret-Saada, à être envisagée pleinement et avant tout comme une affaire d’humain.


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Notes de Marine Kneubühler

1. Ce qui suit est la version révisée et augmentée de l’intervention que j’avais présentée aux « Ateliers Jeanne Favret-Saada » organisés par Laurence Kaufmann et Fabrice Clément en novembre 2011 ; colloque consistant à proposer des commentaires rapprochés sur les travaux de l’auteure. Je remercie très chaleureusement Laurence Kaufmann pour m’avoir engagée dans ce projet en me permettant de replonger dans les écrits d’une auteure qui me suivait depuis fort longtemps. Je la remercie sincèrement également pour nos échanges si riches et passionnants qui ont favorisé l’émergence de mes idées et de cet article.

2. Les Mots, la mort, les sorts est l’un des tous premiers livres rencontrés dans ma vie de sciences sociales et depuis, il ne m’a plus jamais quittée, malgré le fait que je n’ai jamais pris la sorcellerie comme objet d’étude. En préparant ma conférence et cet article, il m’a semblé alors que je n’étais pas prête de me débarrasser de Jeanne Favret-Saada. Elle m’a toujours aidée à avancer ainsi qu’à réfléchir et, pour cette raison, je tiens à la remercier vivement : j’espère l’avoir à mes trousses encore longtemps.

3. Bien entendu, Jeanne Favret-Saada contribue également, à sa manière, à l’enrichissement d’une anthropologie culturelle, en montrant comment fonctionne un environnement particulier de la vie sociale, comme dans Désorceler (2009a) où elle s’appuie sur la description du milieu social des agriculteurs du Bocage normand en France. Ainsi, bien que cette dimension culturelle soit indispensable aux sciences sociales, l’argument de cet article est de montrer qu’elle ne suffit pas pour définir l’humanité.

4. Suivant la terminologie du psychosociologue Léon Festinger.

5. Le système sorcellaire dispense au moins trois places relationnelles : l’ensorcelé, le sorcier et le désorceleur. L’on pourrait dire que son ouverture performative dépend d’une quatrième place occupée par l’annonciateur – lui-même ayant occupé un jour la place de celui qui subit les sorts – disant au futur ensorcelé : « Y en aurait pas, par hasard, qui te voudraient du mal ? » (Favret-Saada, 1977, p. 24). L’expression « être pris » dans les sorts revenant régulièrement pourrait sans mal être traduite par « occuper la place de l’ensorcelé dans ce système ».

6. En effet, Jeanne Favret-Saada a suivi les ensorcelés au travers de diverses situations et n’a pas observé uniquement les séances de désorcèlement, puisqu’elle vivait avec eux. On le comprend bien lorsqu’elle parle, par exemple, des trajets qu’elle effectue aux côté de Joséphine pour aller et venir voir leur désorceleuse commune dans Les Mots, la mort, les sorts (Favret-Saada, 1977, p. 316). Aussi, elle reprend cet élément dans « La mort aux trousses » pour souligner la fluctuation des croyances : Quand je reconduisais les ensorcelés chez eux, après une séance chez Madame Flora au cours de laquelle ils avaient vécu deux ou trois moments de certitude, j’étais stupéfaite par la rapidité avec laquelle ils retombaient sur leurs pieds, c’est-à-dire dans une attitude de supposition – avec bien sûr, des oscillations. (Favret-Saada, 2011, pp. 209-210).

7. Paul Veyne s’appuie ici sur l’anthropologue Dan Sperber qui s’inscrit dans un questionnement permettant de saisir ce qu’il y a de commun à l’humanité. Dans Le Symbolisme en général (Sperber, 1974), il montre notamment comment le « savoir encyclopédique » – celui auquel on fait subir des réagencements lorsque l’expérience vient le contredire – et le « savoir symbolique » – qui est hermétique aux épreuves de vérités – ne relèvent pas des mêmes types de connaissance dans nos esprits. L’exemple des Dorzé et des léopards est maintenant bien connu, il ouvre d’ailleurs le livre de Paul Veyne, mais Dan Sperber confronte également le lecteur à des exemples moins « exotiques » qui lui sont plus familiers : Les léopards sont dangereux tous les jours, il le sait d’expérience ; ils sont chrétiens, la tradition le lui garantit. Il ne cherche pas la solution dans ce paradoxe, il sait qu’il en existe une. De même un chrétien à qui l’on fait percevoir une contradiction dans l’Évangile selon Saint Matthieu entre la généalogie de Jésus, qui descend d’Abraham et David par Joseph, et l’affirmation qui suit immédiatement, selon laquelle Jésus n’est pas le fils de Joseph, ne songe pas un seul instant à rémettre en question l’un des termes du paradoxe et ne doute pas qu’on puisse le résoudre, même si la solution lui échappe (Ibid., pp. 106-107).

8. Je reprends ici l’expression utilisée par Laurence Kaufmann lorsqu’elle décrit fort bien le geste d’Albert Piette : il se propose de réhabiliter l’enquête originelle de l’anthropologie : celle qui porte sur l’universalité de l’espèce humaine et sur les compétences sociales et cognitives qui la distinguent des autres espèces animales. Ce questionnement […] le conduit à interroger "l’être au monde" spécifiquement humain, qu’il s’agit de cerner non pas dans des généralités a prior, mais dans la singularité radicale du mode de présence hic et nunc de tel ou tel individu (Kaufmann, 2009, p. 187).

9. Cet énoncé renvoie à un article très intéressant de Jeanne Favret-Saada (2009b) intitulé « On y croit toujours plus qu’on ne croit. Sur le manuel vaudou d’un président » dans lequel elle retrace l’affaire juridique et journalistique des poupées vaudous qui représentaient Nicolas Sarkozy. Ce dernier avait, en 2008, porté plainte contre la maison d’édition et son avocat s’était retrouvé dans la place de celui qui doit « produire des arguments authentifiant la foi en la magie » puisque, pour gagner le procès, il n’avait d’autres solutions que de démontrer la possibilité de jeter un sort à distance, un sort qui affecte le corps effectif de celui auquel renvoie l’effigie piquée.

10. Je reprends ici à mon compte une expression inaugurée dans le volume 20 des Raisons Pratiques dirigé par Laurence Kaufmann et Danny Trom (2010).

11. Sur cette idée de Realpolitik dans la sorcellerie, voir le beau texte de Laurence Kaufmann dans ce Dossier.

12. UDC est l’abréviation d’Union Démocratique du Centre. Un intitulé assez paradoxal puisqu’il s’agit de l’un des partis le plus à droite de l’échiquier politique suisse. Il est très souvent considéré comme le pendant suisse du Front National en France.

13. Sur l’institutionnalisation propre à la sorcellerie bocaine, sa portée non publique et non pluraliste ainsi que ses enjeux démocratiques, voir en détail Gonzalez & Kaufmann (2012) et, à nouveau, Laurence Kaufmann dans ce Dossier. Voir également l’idée de « déprise » chez Fabienne Malbois dans le même Dossier.

14. Les Mots, la mort, les sorts présente en effet quelques situations saisissantes où la mort du prétendu sorcier se trouve être l’issue de la lutte sorcellaire : la sorcière fut prise d’une crise d’anxiété si violente que son médecin la fit interner à l’hôpital psychiatrique, où elle mourut quelques mois plus tard d’un mal mystérieux (Favret-Saada, 1977, p. 142) ; le sorcier mourut dans le délai prescrit, sans manquer à la règle qui veut que sa "force" devienne visible (Ibid., p. 247).

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Notes

Marine Kneubühler, article : « De la sorcellerie à l’être humain », publ. in SociologieS (2011).

► Par ailleurs, si la lecture de cet article ne suffisait pas nous en profitons pour vous recommander nous aussi Les Mots, la Mort, les Sorts de Jeanne Favret-Saada qui fait figure de classique dans le domaine de l’ethnologie ainsi que l’ouvrage complémentaire Désorceler, ouvrages dont le sujet saura intéresser nos lecteurs.