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Les Symboles spectaculaires : borgne, lumière et parole
Gilbert Durand

Cet isomorphisme nous paraît rendre compte en partie de la singularité de nombreuses légendes indo-européennes dans lesquelles la Toute-Puissance est borgne. Nous avons déjà insisté sur les valences péjoratives de la cécité1. Mais ici, dans le processus d’euphémisation de cette infirmité, ce qui frappe c’est que le personnage borgne n’est jamais seul, et reste intact quant à ses autres qualités physiques. Odhin le borgne est flanqué de Tyr le manchot, et Horatius Coclès, le cyclope, le magicien qui lance de son seul œil de terribles regards, est inséparable de Mucius Scaevola à la main sacrifiée. Dumézil2 prétend qu’Odhin a accepté de perdre un de ses yeux charnels, matériels, pour acquérir le vrai savoir, la grande magie, la vision de l’invisible. Il a remis son œil au sorcier Mimir qui chaque jour lui permet de boire à la source d’habileté. Le sacrifice de l’œil, que l’on retrouve dans les légendes de Dhritarâshtra et Yudhishtika ou de Savitri et Bhaga, est le moyen de renforcer la vision et d’acquérir la voyance magique. Nous constatons que l’extrême valorisation intellectuelle et morale de l’organe visuel entraîne son oblation, parce que l’organe charnel se sublime et qu’une seconde vue, archétypale au sens platonicien de ce terme, vient relayer la vision commune. Le sacrifice oblatif de l’œil, que l’on retrouve dans l’Évangile, est surdétermination de la vision en voyance. Nous reviendrons en détail3 sur ce processus de renversement des valeurs par le sacrifice et qui est fort proche du procédé linguistique d’euphémisation que l’on nomme litote. Au sein de ce processus de sublimation qui sacrifie le support matériel de la métaphore pour n’en garder que le sens pur, nous saisissons une sorte de platonisme d’avant Platon, et c’est dans cette perspective idéaliste que la parole et le langage, héritiers du vocabulaire symbolique de la vue, vont relayer en quelque sorte la vision en tant que voyance, intuitus suprême et suprême efficacité. C’est le même penchant idéaliste qui dote la contemplation illuminée et le dis-cours d’un effectif pouvoir : chez Platon, la vision mythique est le contre-point de la dialectique verbale, démontrer est synonyme de montrer4.

Dans les cinq premiers versets de l’Évangile platonicien de saint Jean5, la parole est explicitement associée à la lumière « qui luit dans les ténèbres », mais l’isomorphisme de la parole et de la lumière est bien plus primitif et universel que le platonisme johannique. Constamment les textes upanishadiques associent la lumière, quelquefois le feu, et la parole, et dans les légendes égyptiennes, comme chez les anciens Juifs, la parole préside à la création de l’univers. Les premières paroles d’Atoum comme de Yaveh sont un « fiât lux6 ». Jung montre que l’étymologie indo-européenne de « ce qui luit » est la même que celle du terme signifiant « parler », cette similitude se retrouverait en égyptien. Jung, rapprochant le radical sven du sanscrit svan qui signifie bruire, va même jusqu’à conclure que le criant du cygne (Schwan), oiseau solaire, n’est que la manifestation mythique de l’isomorphisme étymologique de la lumière et de la parole7. C’est que la parole, comme la lumière, est hypostase symbolique de la Toute-Puissance. Dans le Kalêvala, c’est le barde éternel Wàinamoïnen qui possède les runes et par là détient la puissance, de même qu’Odhin, le Varuna borgne des Germains, agit par la magie des runes8, le nom même de Varuna serait de même origine que le vocable rune (m- — u — na); en finnois runo signifiant « chant épique », en letton runat voulant dire « parler » et en irlandais ràn signifiant « secret9 » Les runes sont à la fois des signes et des formules que le Grand Dieu indo-européen aurait obtenus à la suite d’une initiation de type chamanique, c’est-à-dire comportant des pratiques ascensionnelles et sacrificielles10.

Odhin est surnommé quelquefois « le dieu du bien dire », et le dédoublement du rex, cher aux thèses duméziliennes, laisse apparaître une spécialisation d’une moitié de la puissance royale en faculté de bien dire, d’appeler correctement les choses. Le flamen latin et son homologue sanscrit le brahman, doublet du rex, signifie « formule sacrée11 ». Cet isomorphisme de la toute-puissance céleste et de l’utilisation du verbe est manifeste en des cultures aussi éloignées que la culture indoue et que celle des Bambara. Dans la tradition upanishadique Brahman se manifeste d’abord comme nom sacré, ce mot éternel serait sphota, cause réelle de l’univers. Selon M. Choisy12, Sphota, le Logos indou, viendrait de sphout qui signifie craquer, éclater, proche parent de l’adjectif sphonta qui veut dire éclos, fleuri, mis en évidence, et le sens de sphota serait finalement « éclater brusquement comme un cri ». Sphota serait donc le Brahman en personne sous la forme du Nada-Brahman, du Brahman-mot. Et selon M. Choisy13 le Logos indien peut se réduire au son primordial Çabda, qui est Brahman lui-même. Çabda est lié dans sa production même à l’air vital prâna, et la maîtrise de prâna qu’enseigne le Yoga est en même temps maîtrise de Çabda. Nous retrouvons ici l’isomorphisme des images aériennes et pneumatiques et des attributs de la puissance, tel qu’il a été étudié par Jung et par Bachelard14. D’où la technique si importante de la récitation des mantra, mots dynamiques, formules magiques qui par la maîtrise du souffle et du verbe domptent l’univers. Cette récitation aboutit également à des phénomènes de voyance, l’imagination retrouvant ainsi l’isomorphisme air-parole-vision15. Cet isomorphisme est encore plus marqué dans le tantrisme pour lequel la méditation peut s’appuyer indifféremment sur la contemplation d’icônes divines ou sur la récitation des mantra. Ces mantra peuvent, à la limite, être des pures formules magiques, réduites à la proportion d’un talisman, comme dans la pratique lamaïque des bannières et moulins à prière16. Là encore on constate une dichotomie à intention intellectualiste : car mantra et dharani ont un sens second caché, et ne livrent leur secret que sous certaines conditions. Eliade17 compare d’ailleurs ce double sens au langage « secret » des chamanes, et même au processus métaphysique de toute poésie, de la parabole évangélique comme de la « méprise » sémantique chère à Verlaine. Chaque divinité possède un bîga-mantra, un support verbal qui est son être même et que l’on peut s’approprier en récitant le mantra. Comme le souligne Eliade18, un mantra est un symbole dans le sens archaïque du terme : il est en même temps la réalité symbolisée et le signe symbolisant. Il est en quelque sorte un condensé sémantique et ontologique. D’où la toute-puissance du nom, du vocable, allant jusqu’à l’utilisation du calembour que l’on trouve dans de nombreuses cultures, et spécialement dans l’ancienne Égypte19. D’autre part ce symbole peut être indifféremment visuel ou phonétique : « Entre le mantrayâna et l’iconographie il y a une parfaite correspondance20. » Nous retrouvons ici l’isomorphisme de la vision et de la parole. On peut partir soit du support iconographique, soit du « véhicule » audio-phonique que constitue le mantra pour s’assimiler le suc ontologique contenu dans le sémantisme.

Sans nous arrêter à la parenté du mantra indien et thibétain avec le dhikr musulman, nous retrouvons une valorisation homologue de l’isomorphisme entre le visuel et le son parlé ou chanté, dans les cultures africaines des Dogon et des Bambara21. Chez les Bambara, par exemple, les devises ont un pouvoir effectif, lorsqu’elles sont prononcées par le chef. C’est l’air « sortant de la bouche... qui se transforme en bon nyama (force) « qui pénètre le corps du dieu par les pupilles et les oreilles ». La devise et sa prononciation transforment le tere (force liée au corps) en nyama. Avec de mauvaises paroles les griots peuvent provoquer la mort, tandis que les bonnes formules, correctement prononcées, guérissent des maladies. Également, comme le dit fort bien G. Dieterlen22, « l’institution de la devise a pour effet de confirmer les êtres dans leur état corporel et social ». La pérennité du symbole confirme la pérennité des choses. La parole donnée, avant de prendre une acception morale de fidélité, possède l’acception logique plus générale d’identité. Et à l’humble niveau de l’emblématique des Bambara l’on constate nettement que le verbe est constitutif d’un certain être selon un ordre de rectitude dont la lumière reste l’archétype. C’est trop vite dire que d’affirmer que les paroles passent et les écrits restent, puisque les uns et les autres sont les prototypes isomorphes de la constance et de l’identité. En effet il y a complète réciprocité entre la parole et un signe visuel. Une espèce de pré-alphabet arithmétique existe chez les Bambara, le premier chiffre, « le chiffre du maître et de la parole », étant assimilé au chef, à la tête, à la conscience, au Grand Dieu Faro23. Tant il est vrai que la sémiologie divorce difficilement d’avec la sémantique d’où elle procède.

On voit donc que la parole, homologue de la Puissance, est isomorphe dans de nombreuses cultures de la lumière et de la souveraineté d’en-haut. Cet isomorphisme se traduit matériellement par les deux manifestations possibles du verbe : l’écriture, ou tout au moins l’emblème pictographique d’une part, le phonétisme de l’autre, l’intellectualisation des symboles et la lente transformation du sémantique en sémiologique suit donc bien la voie de la philogenèse évolutionniste qui privilégie dans l’espèce humaine les deux atlas sensoriels : visuel et audio-phonique24. Toutefois, à côté de cet isomorphisme intellectualisant du verbe, il nous faut signaler une anastomose possible du langage et de la sexualité. Souvent en effet le verbe est assimilé au symbolisme du fils, ou par l’intermédiaire du symbolisme sexuel du feu, au dieu du feu lui-même, Gibil assyrien ou simplement déesse masculinisée comme Athéna. C’est ce qui légitime le rapprochement que Lévi-Strauss25 peut établir entre le langage et la réglementation de la sexualité conjugale dans la pratique universelle de l׳exogamie. Quoique cet anthropologue ne veuille considérer que l’aspect formel et syntaxique de ces deux moyens de communication sociale, il nous semble cependant une fois de plus que le fond et le sémantisme peuvent faire comprendre la syntaxe. Si en Nouvelle-Calédonie la « mauvaise parole » c’est aussi l’adultère si de nombreuses peuplades classent les abus de langage avec les crimes relatifs à l’infraction sexuelle, si « langage et exogamie présentent deux solutions à une même situation fondamentale », ne peut-on aussi discerner une motivation sémantique de cet isomorphisme, puisque la psycho-pathologie l’histoire des religions, nous montrent de nombreux cas où la parole est purement et simplement assimilée à la puissance sexuelle et le verbe à la « semence26 ״ ? Cette contamination de l’échange linguistique par le commerce sexuel nous apparaît toutefois comme secondaire, et dérivée des idéaux de puissance, y compris la puissance sexuelle, que comporte la constellation spectaculaire que nous venons d’étudier.


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Notes de Gilbert Durand

1. Dumézil, Indo-Europ., p. 160; cf. J.M.Q., IV, p. 81, et MV., p. 149.

2. Cf. Matt., v, 29-30.

3. Cf. infra, p. 353.

4. Cf. Frutiger, Les Mythes de Platon, p. 11, 144, 268-269.

5. Jean , 1,1-18.

6. Gen. , I, 3; cf. in Hist. Gen. Refig. , I, article de Desroches-Noblecourt, p. 25 3; cf. Kena Upan ,. 1, 1 ; I, 7.

7. Cf. Jung, Libido , p. 15 5 sq.

8. Cf. Kalevala , VIIIe chant, et Leïa, Contes , p. 95.

9. Cf. Dumézil, Germains , p. 24, note 3.

10. Dumézil, Dieux des Germains , p. 25 ; cf. Granet, Pensée chinoise , p. 32 sq., sur la conception chinoise du mot - emblème doué d’efficacité réelle.

11. Dumézil, Op. cit., p.30 ; cf. Dumézil, Indo-Europ., p. 21.

12. M. Choisy, Métaphysique du Yoga, I, p. 219; cf. Maitrayana Upan., VI, 28.

13. Op. cit., I, p. 220.

14. Cf. Jung, Libido, p. 95-96, 304, et Bachelard, Air, p. 19-20 et 146.

15. M. Choisy, Op. cit., I, p. 89, donne une très curieuse étymologie de sphota proposée par Fabre d’Olivet, étymologie qui, malgré sa fantaisie linguistique, est fort sérieuse du point de vue de l’archétypologie ; sphn se décomposerait selon la Kabbale en s « image de l’arc », en ph « bouche, parole », en phov « souffle ».

16. Cf. Eliade, Yoga, p.218, 252 ; et Chamanisme, p.99 ;

17. Eliade, Yoga, p.219.

18. Eliade, Op. cit., p. 220.

19. Par exemple lorsque la mythologie égyptienne fait naître les hommes des larmes de Râ, il n’y a qu’un jeu de mot entre remytl (larme) et remet (homme). Cf. in Hist. Gén. Rel., I, p. 253. Cf. Zimmer, Mythes et symboles dans l’art et la civilisation de l’Inde, p. 196, sur le calembour Çiva, Çava ; cf. Matth., XVI, 13-19.

20. Eliade, Op. cit., p. 220.

21. Cf. article de S. de Ganay, Les Devises des Dogons (Tr. et m. inst. Ethnog., XLI, 1942).

22. G. Dieterlen, Op. cit., p.77-79.

23. Cf. Dieterlen, Op. cit., p. 211.

24. Cf. Pradines, Traité, II, 1, p. 206-207.

25. Lévi-Strauss, Struct. parenté, p. 611 sq.

26. Cf. Jung, Libido, p. 46, sur l’origine sexuelle du Pneuma, p. 95-96 ; cf. Hist. gén. relig., I, p. 253.

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Notes

Gilbert Durand, extrait des « Les Symboles spectaculaires », publ. in Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (1960), pp. 153-157.

► Cet extrait est issu des dernières pages du 1, 2, 2.