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La Théurgie : outil de restructuration dans le De mysteriis de Jamblique
Carine Van Liefferinge

De la lecture de l’étude que Robert Turcan a récemment consacrée aux cultes orientaux dans le monde romain(1), il ressort que le terme syncrétisme désigne au singulier un état de chaos, de confusion, de «melting-pot», pour reprendre sa propre expression, dû à un mélange de cultes provenant de l’introduction en masse des cultes orientaux dans le paganisme gréco-romain. Au pluriel, ce terme s’applique aux efforts qui ont été faits, en des sens parfois divers, afin d’y mettre de l’ordre et de la cohérence.

Jamblique et son De mysteriis correspondent bien à ces deux approches. Né à Chalcis en Syrie dans la deuxième moitié du IIIe siècle de notre ère, Jamblique est bien un auteur d’origine orientale, ce qui explique en partie la place de l’Orient dans son œuvre. Cela n’empêche pas son rattachement au néoplatonisme. Sa défense de la tradition et du culte grecs en font aussi et surtout un penseur grec. Ce double aspect a déjà été souligné par M.P. Nilsson qui le replace dans le contexte historique de la fusion entre Grèce et Orient au moment du triomphe du christianisme(2). Du reste, même s’il n’a pas été rangé dans la polémique anti-chrétienne(3), Jamblique est parfaitement conscient de la confusion qui règne dans le paganisme et de l’impulsion que ce désordre assure au christianisme montant. On décèle dans le De mysteriis une allusion aux Chrétiens montrant qu’il a l’intention de leur opposer un silence méprisant, ce qui constitue un moyen de lutte non négligeable(4). Enfin, ce double aspect gréco-oriental apparaît encore dans le fait qu’il se met dans la peau d’un prêtre égyptien pour répondre à Porphyre.

Le titre complet donné au traité de Jamblique est le De Mysteriis Aegyptiorum(5). Il faut cependant remarquer que l’Égypte n’apparaît grosso modo que dans les derniers livres d’un ouvrage qui mêle des éléments de sagesse chaldéenne, de théologie égyptienne, de philosophie platonicienne, des allusions à l’hermétisme, à l’orphisme et aux mystères(6). Il correspond donc très bien à la première définition de R. Turcan du terme syncrétisme.

Comme on sait, l’ouvrage de Jamblique se présente comme une réponse aux embarrassantes questions de Porphyre dans sa Lettre à Anébon. Cette lettre est souvent présentée comme une attaque contre la théurgie et la réponse de Jamblique comme la défense de celle-ci. Or, dans la Lettre à Anébon telle qu’elle a été reconstituée, les termes Θεουργία et Θεουργός n’apparaissent que dans les extraits reconstitués à partir du traité de Jamblique(7). Rien ne prouve avec certitude qu’ils aient été utilisés par Porphyre lui-même. C’est fort probablement Jamblique qui s’est servi de la théurgie pour répondre aux questions de Porphyre qui concernent le culte grec traditionnel. Le but de cette communication est d’éclairer la façon dont Jamblique utilisa la théurgie, d’une part pour justifier le culte grec et d’autre part, pour établir une cohérence entre cultes grecs et orientaux. Pour rendre plus clair mon exposé, je vais séparer les influences grecques et orientales chez Jamblique.

Le culte grec dans le De mysteriis

Si l’on met à part les derniers chapitres consacrés au symbolisme de la religion égyptienne, c’est bien le culte grec traditionnel qui fait l’objet essentiel du De mysteriis : le chapitre III qui occupe à lui seul pas loin d’un tiers du traité tout entier est exclusivement consacré à la divination, certes sous ses formes les plus diverses, mais aussi sous son jour le plus traditionnel puisqu’on y trouve des extraits consacrés aux grands oracles comme l’oracle de Delphes. Le chapitre V, remarquable lui aussi par sa longueur, a trait au sacrifice et à la prière dans le sacrifice. Si l’on veut bien se rappeler que Platon dans les Lois affirmait que pour l’homme de bien, sacrifier aux dieux et communiquer avec eux par des prières, des offrandes et tout le culte divin, c’est ce qu’il y a de plus beau, de meilleur et de plus efficace en vue de la béatitude(8), peut-être pensera-t-on qu’en leur consacrant la plus large part de son ouvrage, Jamblique reste dans la lignée de son maître spirituel. Et si l’on veut bien considérer qu’en composant le De mysteriis, il a voulu entreprendre une immense œuvre de récupération, on comprendra sa volonté de n’oublier aucune forme de culte permettant à chacun de trouver celle qui lui correspond, à une époque où l’efficacité des rites était particulièrement mise en doute (oracles erronés, inefficacité des sacrifices et des prières).

Dans le reste du traité, Jamblique tente d’apporter des réponses à des questions qui furent déjà celles de tous les sceptiques grecs. Celle qui revient comme un leitmotiv est la suivante : comment se fait-il que les dieux, lors des rites, se laissent commander par les hommes ? En d’autres termes, les hommes exercent-ils par les rites une contrainte sur les dieux ? La réponse fera la différence entre rites et magie, donc entre théurgie et magie. En effet, pour résoudre les deux grands problèmes de l’inefficacité des rites et de la contrainte exercée sur les dieux lors des rites, c’est à la théurgie que Jamblique fait appel. Il lui donne la définition suivante : C’est l’accomplissement des actions ineffables et accomplies divinement au-delà de toute intellection, ainsi que le pouvoir des symboles pensés seulement par les dieux qui opèrent l’union théurgique(9). Deux mots-clef dans cet extrait : actions (ἒργα) et symboles (σύμβολα) Les rites sont donc des symboles que les hommes ne comprennent plus. Dans un autre extrait, Jamblique dit que l’aspect de la théurgie tout entière est double : d’une part, elle est amenée par des hommes, ce qui garde notre place naturelle dans le tout ; de l’autre, s’appuyant sur les symboles divins, elle s’élève par eux jusqu’aux êtres supérieurs auxquels elle s’unit… Elle évoque à juste titre et comme supérieures les puissances du tout, en tant que l’évocateur est un homme, et en même temps se range à leur côté, puisqu’elle revêt pour ainsi dire par les symboles ineffables la tenue hiératique des dieux(10). Ce texte est essentiel, car il révèle que par les symboles, le divin s’entretient avec le divin : il n’y a donc pas de contrainte.

Dans ce cas, peut-on se demander, pourquoi les rites sont-ils inefficaces ? En fait, il faut en respecter les règles, l’ordre, la hiérarchie des dieux, être pur, sinon on appelle à soi les démons pervers. Or, cela n’est possible que par l’action des théurges qui sont seuls à posséder cette pratique. Bref, il faut faire appel à ces spécialistes en œuvres divines (rites).

Pour sauver le culte grec, Jamblique fait ainsi des théurges une instance qui pourrait bien constituer un clergé païen et il fait de la théurgie, en tant que symbolisme actif, le dénominateur commun autour duquel il réorganise toutes les composantes disparates, incomprises et inefficaces du culte. Envisageons maintenant la place occupée par les cultes orientaux dans le De mysteriis.

L’Orient dans le De mysteriis.

Tout d’abord l’Égypte.

Jamblique reconnaît d’emblée qu’il puise dans les enseignements des prophètes de l’Égypte pour résoudre certaines questions(11). Dans le même chapitre, les allusions à Hermès et aux stèles d’Hermès sont fréquentes. Il est inutile de rappeler l’identification entre Hermès et le dieu égyptien Thoth, dieu de l’éloquence, que l’Égypte est la patrie d’Hermès Trismégiste, l’Égyptien par excellence(12) et que toute une tradition rattachait Pythagore et Platon à l’hermétisme égyptien(13). L’assimilation entre Thoth et Hermès est très ancienne(14). A.J. Festugière remarque qu’à peine les Grecs furent-ils entrés en contact avec l’Égypte que leur besoin de comprendre leur fit chercher des équivalences entre les divinités égyptiennes et leurs propres dieux(15).

Donc, en faisant appel à l’Égypte dans un ouvrage visant à défendre la tradition grecque, Jamblique n’innove pas mais se raccroche à une ancienne tradition : on sait, en effet, la valeur accordée à l’ancienneté dans toute la tradition platonicienne. S’il y a vraiment innovation dans la démarche de Jamblique, c’est, on le verra, dans l’insertion de la théurgie comme moyen d’articuler la connexion entre la Grèce et l’Orient. Quant à la question de la valeur accordée à ce qui est le plus ancien, on y trouve des éléments essentiels dans l’usage de la figure d’Hermès. Faire appel à Hermès, c’est aussi se fonder sur les écrits les plus anciens puisqu’il est l’inventeur de l’écriture : telles sont les stèles sur lesquelles il aurait gravé sa science(16). On perçoit ici la volonté de Jamblique de trouver dans des écrits prestigieux les justifications d’une religion grecque qui combat une religion qui, elle, a sa bible. En associant la Grèce à l’Égypte, il donne à la Grèce une littérature sacrée(17) et confère à son traité prestige et autorité(18).

Par ailleurs, Jamblique retient aussi la notion d’Hermès-Logos(19) : il en fait le seigneur du langage. Il place ainsi son traité sous l’égide d’un prophète ancien, parole de Dieu, digne de concurrencer le nouveau logos des Chrétiens.

On trouve encore l’Égypte dans d’autres endroits de son œuvre, notamment dans le chapitre consacré aux sacrifices. Restant dans son rôle de prêtre égyptien, Jamblique explique l’influence de la sympathie universelle dans les sacrifices, à savoir comment des éléments naturels éveillent la divinité. Même s’il considère cela comme une cause auxiliaire du sacrifice - la véritable cause devant être recherchée dans l’amitié entre créateur et monde créé -, il y voit néanmoins une cause nécessaire. La croyance égyptienne en la sympathie universelle lui sert une fois encore de caution.

Mais c’est surtout le symbolisme de la religion égyptienne qui vient soutenir cette grande idée qui sous-tend son traité, à savoir que le rite, critiqué et incompris à son époque, doit être considéré comme un symbole. C’est un symbole en acte : on entrevoit dès lors le rôle de la théurgie tel qu’on le trouve dans la définition que j’ai retenue plus haut(20).

Le culte des Égyptiens comporte des menaces ! On y menace soit d’ébranler le ciel, soit de révéler les mystères d’Isis, soit de dévoiler le secret d’Abydos ou d’arrêter la barque d’Osiris ou de livrer à Typhon les membres épars de ce dieu ou de commettre quelque action du même genre(21). Pour Jamblique, ces menaces sont en réalité proférées contre des démons et non contre des dieux : en effet, les Égyptiens, qui mêlent aux symboles divins les paroles adressées aux démons, parfois usent aussi de menaces(22).

À partir du livre VII, ce ne sont plus des allusions ponctuelles à la théologie symbolique des Égyptiens, mais un long exposé qui part d’exemples de symboles (le limon, le lotus, la barque, le zodiaque(23) pour en arriver à la question plus difficile de la langue dans laquelle il convient de s’adresser aux dieux(24). Cette langue doit se manifester comme dénuée de signification. C’est par le symbolisme que Jamblique, contre Porphyre, en justifie l’emploi : C’est, dit-il, le caractère symbolique intellectuel et divin de la ressemblance divine qu’il faut supposer dans les noms(25). L’importance de l’Égypte est nettement soulignée par Jamblique : comme les Assyriens, les Égyptiens sont un peuple sacré, leur langue est apte aux rites, il y a donc prédominance des noms barbares sur les noms grecs. Et précisément voici pourquoi maintenant tout a perdu de son efficacité, les noms et la vertu des prières, c’est qu’ils ne cessent de changer par le goût d’innover et la témérité des Hellènes(26) : tels sont l’aveu d’échec et l’explication de celui-ci selon Jamblique.

Enfin, à l’origine des lois sur les rites, Jamblique place encore les Égyptiens ; leurs enseignements ont été réunis dans les écrits d’Hermès. Mais les Égyptiens ne proposent pas que des considérations théoriques : ils recommandent aussi de monter par la théurgie hiératique jusqu’aux régions les plus élevées, jusqu’au dieu et démiurge(27). Ainsi se mêlent la théurgie et l’Égypte. Rien d’étonnant à cela puisque la théurgie recommande de s’élever par les symboles(28). Est-ce à dire, comme AJ. Festugière, que Jamblique considère implicitement les Égyptiens comme les fondateurs de la théurgie(29) ? En réalité, Jamblique n’est pas très explicite sur l’origine de la théurgie. Les mots Θεουργός et Θεουργία sont introduits dans son traité sans avoir fait l’objet d’un exposé systématique préalable. Nulle part il n’attribue l’origine de la théurgie à l’auteur présumé des Oracles Chaldaïques, Julien le Théurge(30). Tout au plus évoque-t-il les Chaldéens et les Égyptiens comme peuples garants, par leur ancienneté, de la vérité de ses propos. Alors, que la théurgie soit d’origine égyptienne ou chaldéenne, quelle importance, pourvu qu’elle émane d’un peuple ancien et sacré?

À côté des Égyptiens, on trouve également les Chaldéens : désignent-ils les deux Juliens, théurges chaldéens vivant sous Marc-Aurèle, ou tout simplement des astrologues, comme c’est souvent le cas ?

La deuxième hypothèse s’applique plus que vraisemblablement aux considérations de Jamblique sur l’astrologie dans le livre IX du traité. Celles-ci apparaissent comme une parenthèse dans laquelle l’auteur entreprend néanmoins de revaloriser l’astrologie, comme étant une science livrée par les dieux aux hommes, mais dans laquelle avec le progrès du temps se mêle beaucoup d’humain, ce qui réduit le caractère divin de la connaissance(31). Comme preuve de la vérité de cette science, Jamblique avance les observations des phénomènes célestes conservées à travers les âges chez les Chaldéens et chez nous (les Égyptiens)(32). Une fois de plus, ancienneté et origine orientale donnent du crédit à une pratique battue en brèche.

Les «prophètes chaldéens» cités ailleurs(33) seraient, selon Hans Lewy(34), Julien le Chaldéen et son fils Julien le Théurge. Certes, il est fait mention des théurges dans les lignes qui suivent immédiatement. Cependant, son propos semble attribué à des contemporains : Je te rapporterai le propos que j’ai entendu un jour, quand des prophètes chaldéens le disaient(35).

Ce propos consiste en ceci : les pervers ou ceux qui accomplissent les rites sans en respecter la règle attirent, par connaturalité, les démons pervers appelés ἀντιθεοί: là est l’origine du mal. La théorie des démons pervers qui permet à Jamblique de justifier notamment les échecs dans les rites fait ainsi partie d’une sagesse révélée puisqu’il s’agit de propos de prophètes. Les paroles prononcées ou écrites par le prophète sont des paroles divines ; la sagesse qu’il enseigne lui a été révélée, elle vient directement de Dieu lui-même(36).

Si Jamblique ne cite nulle part explicitement les fameux Oracles Chaldaïques, leur influence se marque cependant nettement dans certains extraits. On consultera à ce sujet la notice introductive dans l’édition du De mysteriis d’Édouard des Places qui relève les expressions chaldaïques comme ἀναγωγή (remontée de l’âme), ῥοῖζος (vrombissement s’appliquant au son émis par le πνεῦμα quand il s’approche de l’âme). «Ceux qui s’empressent vers le feu» évoquent les deux êtres supérieurs appelés dans les Oracles Premier et Second Feux. L’interdiction de changer les noms barbares rappelle le précepte des Oracles Chaldaïques ὀνόματα βάρβαρα μήποτ’ άλλάξης(37).

Mais dans les Oracles Chaldaïques, il y a surtout les συνθήματα et les σύμβολα dont il est tant question dans l’approche de la théurgie par Jamblique : Car l’intellect paternel a semé les symboles à travers le monde, dit l’Oracle(38). Il ne s’agit pas ici de savoir ce qu’étaient ces symboles pour les auteurs des Oracles, mais plutôt de savoir dans quel sens Jamblique les a récupérés. Outre les extraits cités plus haut à propos de la théurgie du De mysteriis, on lit encore que les noms sacrés des dieux et autres symboles (συνθήματα) divins qui font monter vers les dieux peuvent mettre l’esprit en contact avec eux(39), que les supplications hiératiques ont été envoyées par les dieux mêmes aux hommes, qu’elles sont les symboles (συνθήματα) des dieux mêmes et ne sont connues que d’eux(40), que (le culte) comporte des signes (ἐνθήματα) admirables vu qu’ils ont été envoyés ici-bas par le démiurge et père de tous les êtres et que grâce à eux, l’indicible s’exprime en symboles (σύμβολα) mystérieux(41).

Ce symbolisme par lequel Jamblique justifie l’incompréhension face aux rites est incontestablement inspiré de la théurgie propre aux Oracles Chaldaïques.

Outre les Égyptiens et les Chaldéens, l’Orient apparaît encore dans le chapitre consacré à la divination. Jamblique y décrit l’état du prêtre possédé par le dieu : c’est la divination par «enthousiasme». Pour illustrer ce phénomène, il mentionne la prêtresse de Castabala, en Cilicie, capable, lorsque elle est possédée par le dieu, de «marcher à travers le feu»(42). La déesse syro-anatolienne Kubaba qui avait son temple à Castabala doit être identifiée à la déesse Cybèbè ou Cybèle dont il est inutile de rappeler l’importance qu’a pris le culte dans l’empire romain. D’après une communication d’André Dupont-Sommer, il est possible de suivre l’histoire de cette déesse depuis le XVIIIe siècle avant notre ère à partir de témoignages orientaux(43). Ceci montre bien que Jamblique ne choisit pas ses exemples au hasard mais s’attache à ceux dont la très grande ancienneté prête foi.

Selon E.R. Dodds, l’exemple de cette prêtresse vient illustrer une branche de la théurgie qu’il appelle la «transe médiumnique»(44), qui avait pour but d’incarner passagèrement la présence d’un dieu dans un être humain et qui se distinguait des oracles officiels par le fait que la possession du medium par le dieu se faisait sur la supplication, voire la contrainte de l’agent. Or, comme je l’ai déjà souligné, Jamblique nie toute contrainte dans l’acte théurgique. L’influence de la théurgie peut néanmoins se retrouver dans l’emploi du terme chaldaïque ὂχημα, le medium étant le véhicule du dieu qui l’inspire(45).

En voilà assez pour la part de l’Orient dans l’ouvrage de Jamblique. Venons-en aux conclusions.

Conclusions

Nous venons de voir la part de l’Orient et de la Grèce chez Jamblique. Le premier, par son prestige, son ancienneté et le caractère sacré de ses peuples, sert principalement à la sauvegarde de la seconde.

L’élément que Jamblique utilise afin d’assurer la cohésion entre les deux est le symbolisme, non le symbolisme en parole, mais le symbolisme en acte. Tout acte rituel est symbolique. Ces symboles, donc ces rites, ont été communiqués aux hommes par les dieux : c’est le lieu propre de la théurgie qui signifie étymologiquement acte divin.

En faisant de la théurgie, vue sous cet angle, un moyen de revaloriser tout le rite grec et un instrument de cohérence entre celui-ci et les cultes orientaux, Jamblique lui donne une orientation et un statut différents de ceux qu’elle avait à l’origine.

Le terme Θεουργός apparaît pour la première fois - et une seule fois - dans des textes qui passent pour une révélation d’origine orientale, à savoir les Oracles Chaldaïques. Que leur origine soit réellement chaldéenne ou qu’il s’agisse d’une littérature imputée à des sages mésopotamiens, le titre est en tout cas révélateur d’une sensibilité des païens vis-à-vis de l’exotisme. Ces écrits sont attribués à Julien le Théurge qui vivait sous Marc-Aurèle, fils d’un Julien dit le Chaldéen(46). Leur contenu est, comme il se doit des oracles, particulièrement obscur et soulève encore bien des interrogations. Il atteste sans doute l’existence d’une sorte de culte des mystères du feu présentant des caractéristiques communes aux cultes à mystères, à savoir qu’il était naturellement réservé à des initiés, c’est-à-dire aux théurges opposés au «troupeau voué à la fatalité»(47). Ce culte a pour but le salut de l’âme du «sort fatal»,(48), et il se fonde sur des textes révélés (les orphiques aussi avaient leur bible).

Malgré leur caractère obscur, les Oracles Chaldaïques exposent une doctrine à tendance platonicienne ; le bref commentaire de Franz Cumont à leur sujet reste toujours valable : À la suite de Platon, dit-il, les théurges chaldéens opposaient nettement le monde intelligible des Idées au monde sensible des apparences : ils avaient donc de l’univers une conception dualiste. Au sommet de leur panthéon, ils plaçaient l’Intellect, qu’ils appelaient aussi le Père… L’âme humaine, d’essence divine, étincelle du Feu originel, descendant par un acte de sa volonté les degrés de l’échelle des êtres, est venue s’enfermer dans la geôle d’un corps… Quand elle se sera dépouillée de toutes les enveloppes matérielles dont elle s’était chargée, l’âme bienheureuse sera accueillie dans le sein paternel du Dieu suprême(49). Il n’est donc pas étonnant que ces oracles aient attiré l’attention des néoplatoniciens qui purent les exploiter afin de sacraliser leur doctrine. Jamblique y a trouvé un outil de restructuration d’un paganisme confus et sur le déclin.


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Notes de Carine Van Liefferinge

1. R. TURCAN, Les cultes orientaux dans le monde romain, Paris, 1992 (1re édition 1989).

2. M.P. NILSSON, Geschichte der griechischen Religion, II 2, Munich, 1961, p. 454.

R3. P. DE LABRIOLLE, La réaction païenne, Paris, 1934.

R4. De Myst., III, 31 (179, 13 - 180, 3) : C’est donc en vain que tu introduis l’opinion des athées qui pensent que toute la mantique vient du mauvais démon ; car ils ne sont pas dignes d’être mentionnés dans les questions théologiques, et en même temps ils ignorent la distinction entre vérité et mensonge, nourris depuis le début dans les ténèbres, et ils ne peuvent jamais reconnaître les principes d’où tout cela procède.

R5. Ce titre est en réalité celui que lui ont attribué les premiers traducteurs (voir la notice dans l’édition des Belles Lettres d’Édouard des Places, p. 6-7).

R6. Cette incohérence n’a pas manqué d’être soulignée : Sa fidélité à des pratiques divergentes rend sa cohérence problématique (J. TROUILLARD, L’Un et l’âme selon Proclus, Paris, 1972, p. 173).

7. AR. SODANO, Lettera ad Anebo, Naples, 1958.

R8. PLATON, Lois, N, 716d.

R9. De Myst., II, 11 (96, 17 - 97, 2).

R10. De Myst., N, 2 (184,1-13).

R11. De Myst., I, 1 (1, 4 - 2, 9).

R12. A.J. FESTUGIÈRE, Une source hermétique de Porphyre : l’«Égyptien» du De abstinentia (II, 47), in REG, 49 (1936), a montré que dans le De abstinentia, Porphyre, condamnant la consommation de viandes animales, en prend pour garant l’Égyptien, c’est-à-dire le mythique Hermès Trismégiste.

R13. De Myst., l, 2 (5, 15 - 6,2) : Mais si tu proposes quelque question philosophique, nous la déterminerons pour toi elle aussi selon les antiques stèles d’Hermès, que Platon déjà auparavant et Pythagore avaient scrutées pour constituer leur philosophie.

R14. On sait que l’intérêt des Grecs pour l’Égypte remonte au moins à Hérodote. AJ. FESTUGIÈRE, La révélation d’Hermès Trismégiste, I, Paris, 1986 (réimpression de la 2e édition de 1950), p. 69-70.

R15. AJ. FESTUGIÈRE, ib., p. 69

R16. AJ. FESTUGIÈRE, ib., p. 74-75.

17. De Myst., VIII, 4 (265, 15 . 266, 1) : (les écrits qui circulent sous le nom d’Hermès) ont été traduits de l’égyptien par des hommes qui n’étaient pas sans connaître la philosophie.

R18. D’autres auteurs ont effectué semblable démarche avant lui. Au IIe siècle de notre ère, des ouvrages grecs prétendent s’être inspirés des stèles d’Hermès. AJ. Festugière (op. cit. p. 76) cite le cas d’une compilation astrologique en vers produite sous le nom de Manéthon.

R19. De Myst., I, 1 (1, 3) : Θεὸς ὸ τῶν λόγων ἡγεμών, Ερμῆς

R20. Cf. supra.

21. De Myst., VI, 5 (245, 15 - 246, 3). L’explication de ces symboles est donnée par Éd. des Places dans son édition du De mysteriis, p. 186-187, note 2 : Le secret d’Abydos est le vrai tombeau d’Osiris, arrêter la barque d’Osiris serait arrêter le soleil ; Typhon avait enfermé Osiris vivant dans un cercueil, puis retrouvé ce cercueil caché par Isis et découpé le corps en quatorze morceaux.

22. De Myst., VI, 7 (249, 6 - 250, 8).

23. De Myst., VII, 2 et 3 (250, 13 - 254, 11).

24. De Myst., VII, 4 (254,15-16).

25. De Myst., VII, 4 (255, 9-11).

26. De Myst., VII, 5 (259, 5-9).

27. De Myst., VIII, 4 (267, 7-10).

28. Voir l’extrait cité à la note 11.

29. A J. FESTUGIÈRE, La révélation d’Hermès Trismégiste, III, p. 236, note 3.

30. Voir plus loin.

31. De Myst., IX, 4 (277,16-18).

32. De Myst., IX, 4 (278, 7-9).

33. De Myst., III, 31 (176,1-2).

34. H. LEWY, Chaldaean Oracles and Theurgy, (Recherches d’archéologie, de philologie et d’histoire, 13), Le Caire, p. 273, note 53.

35. De Myst., III, 31 (176, 13 - 178, 1).

36. AJ. FESTUGIÈRE, op. cit., l, p. 318.

37. Pour les références, voir la notice introductive d’Éd. des Places, p. 17-19.

38. Oracles Chaldaïques, fr. 108 (des Places).

39. De Myst., 1,12 (42,15-17).

40. De Myst., 1,15 (48, 5-8).

41. De Myst., l, 21 (65, 6-9).

42. De Myst., III, 4 (110, 14-16). Éd. des Places ajoute en note (p. 104, note 1) le témoignage de STRABON, XII 2, 7 à ce sujet : les prêtresses marchent nu-pieds sans douleur à travers des charbons ardents.

43. A DUPONT-SOMMER, Une inscription araméenne inédite de Cilicie et la déesse Kubaba, in CRAI (1961), p. 19.

44. E.R. DODDS, Les Grecs et l’irrationnel, Paris, p. 296.

45. De Myst., III, 4 (109, 13)

46. Cf. Souda, s.ν.’Ιονλιανος

47. Oracles Chaldaïques, fr. 153 (des Places).

48. Ib., fr. 130 (des Places).

49. Fr. CUMONT, Lux perpetua, Paris, 1949, p. 363-364.

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Notes

Carine Van Liefferinge, article : « La théurgie : outil de restructuration dans le De mysteriis de Jamblique », publ. in Kernos, 7 (1994).

► Pour un développement plus long du même auteur sur le même sujet, 𝕍 La Théurgie, des Oracles chaldaïques à Proclus, texte tiré de la thèse de doctorat de Madame Van Liefferinge qu’elle a soutenue à l’Université Libre de Bruxelles en mai 1997 sous la direction de M. Lambros Couloubaritsis et diffusé en tant que supplément 6 au Kernos en 1999. Lien vers l’œuvre sur OpenEditions