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L’Image voilée de Saïs / La Fête d’Éleusis
Das verschleierte Bild zu Sais / Das Eleusische Fest


AuteursDatesTypeLieuThèmesStatut
Friedrich Schillerpubl. 1795
publ. 1798
Littérature (poés.)publ. AllemagneReligion
Initiation
Non applicable

► Il s’agit de deux poèmes de Schiller dont le thème est le culte à mystères, le premier, particulièrement célèbre pour son avertissement, est inspiré des Disciples à Saïs de Novalis, tandis que le second tire substance des Fables de Caius Hyginus.


Texte : version numérique de Poésies de Schiller, Friedrich Schiller, 1874. | bs. Bibliothèque Nationale de France (Paris, France). Lien vers le catalogue Lien vers l’œuvre sur la Bibliothèque Nationale de France

Traduction : de l’allemand au français, Xavier Marmier, 1874.

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L’image voilée de Saïs

Un jeune homme que la soif de la science entraînait à Saïs en Égypte, pour apprendre la sagesse secrète des prêtres, avait parcouru rapidement plusieurs degrés du savoir ; son esprit inquiet le poussait toujours plus loin et l’hiérophante pouvait à peine modérer l’ardeur de l’impatient disciple.

— Qu’ai-je donc, s’écriait-il, si je n’ai pas tout ? la science souffre-t-elle le plus et le moins ? ta vérité est-elle comme la fortune qui se distribue en parts inégales, et que l’on possède en grandes ou petites parcelles ? Ta vérité n’est-elle pas une et indivisible ? Prends un accord dans une harmonie ! prends une couleur dans l’arc-en-ciel ! ce qui te reste n’est rien tant que tu ne réunis pas l’ensemble des sons et l’ensemble des nuances.

Ils s’entretenaient ainsi dans une enceinte silencieuse et solitaire, où une image voilée et gigantesque frappa les regards du jeune homme ; il la contemple stupéfait et s’écrie : « Qu’y a-t-il donc derrière ce voile ? — La vérité. — Quoi ! dit-il, c’est la vérité seule que je cherche et c’est elle que l’on me cache. ― Soulève ce voile avec l’aide de la divinité, répond le hiérophante. Nul homme, a-t-elle dit, ne l’enlèvera, si je ne le seconde moi-même. Et celui qui d’une main profane et coupable osera arracher ce voile sacré, ce voile interdit ; ― Eh bien ? ― Celui-là verra la vérité.

― Étrange oracle ! toi-même tu ne l’as donc jamais soulevé ? ― Moi ! Oh non ! jamais, et je n’en ai pas été tenté. ― Je ne te comprends pas. S’il n’y a entre la vérité et moi que ce léger rideau ? … ― Et une loi, mon fils, reprend le prêtre, une loi plus imposante que tu ne peux le croire. Ce voile, léger pour ta main, serait lourd pour ta conscience. »

Le jeune homme s’en retourne pensif dans sa demeure, la soif du savoir lui enlève le sommeil. Il se retourne avec une anxiété brûlante sur sa couche et se lève à minuit. D’un pas craintif, il se dirige involontairement vers le temple. Il gravit légèrement le mur extérieur et d’un bond hardi s’élance dans l’enceinte.

Là il s’arrête dans le silence terrible, interrompu seulement par le bruit de ses pas. Du haut de la coupole la lune projette sa lueur argentine, et dans les ténèbres de l’enceinte, l’image voilée apparaît à la lueur de cet astre nocturne, comme un Dieu visible.

Le jeune homme s’avance d’un pas incertain, sa main téméraire va toucher le voile sacré ; mais un frisson subit agite tous ses membres et un bras invisible le repousse au loin. ― Malheureux ! lui cria une voix intérieure, que vas-tu faire ? Veux-tu porter atteinte à la divinité ? Nul homme, a dit l’oracle, ne soulèvera ce voile, si je ne le seconde moi-même. Mais ce même oracle n’a-t-il pas ajouté : Celui qui arrachera ce voile verra la vérité ? ― Qu’importe ce qu’il y a là derrière ? s’écrie le jeune homme, je veux le soulever, je veux la voir. ― La voir ! répète l’écho railleur.

Il dit et enlève le voile. Demandez maintenant ce qu’il a vu. Je ne le sais ; le lendemain les prêtres le trouvèrent pâle et inanimé, étendu aux pieds de la statue d’Isis. Ce qu’il a vu et éprouvé, sa langue ne l’a jamais dit. La gaieté de sa vie disparut pour toujours. Une douleur profonde le conduisit promptement au tombeau, et lorsqu’un curieux importun l’interrogeait : ― Malheur, répondait-il, malheur à celui qui arrive à la vérité par une faute ! Jamais elle ne le réjouira.

La fête d’Eleusis

Faites des guirlandes d’épis dorés ; tressez aussi les frais bluets. Que la joie anime chaque regard ; car voici venir la Déesse qui réprime les mœurs sauvages, qui rapproche l’homme de l’homme, qui a remplacé la tente mobile par des demeures stables et paisibles.

Le Troglodyte se cachait dans les grottes des montagnes ; le nomade laissait déserts les champs où il passait ; le chasseur traversait les campagnes avec l’arc et l’épieu, et malheur à l’étranger que les vagues jetaient sur le fatal rivage !

Cérès, en cherchant les traces de sa fille, vit ces contrées abandonnées. Là nul vallon ne verdissait, nul toit ne lui offrait l’hospitalité, et nul temple n’attestait que l’on rendît hommage aux Dieux.

On ne connaissait point les fruits de la moisson qui parent un festin. Sur des autels affreux on voyait se dessécher des ossements humains. Dans tous les lieux que la Déesse traversa elle ne vit que la misère, et elle gémit sur l’abaissement de la race humaine. « Est-ce ainsi, dit-elle, que je dois retrouver l’homme, auquel nous avons prêté notre image, et dont la forme idéale brille dans l’Olympe ? Ne lui avons-nous pas donné le sein de la terre, et dans son royal empire il erre malheureux comme un exilé ? »

« Aucun Dieu n’aura-t-il pitié de lui ? aucun être céleste ne l’enlèvera-t-il d’une main puissante à cette misère profonde ? L’Olympe heureux n’est point ému des larmes de l’humanité ; mais elles touchent vivement mon cœur.

Pour que l’homme devienne homme, il faut qu’il forme un pacte éternel et confiant avec la terre, qui est sa mère ; qu’il honore la loi des temps, le cours sacré des astres, dans leurs mouvements harmonieux. »

Elle écarte doucement le nuage qui la voile aux regards et se montre tout à coup, au milieu des hordes sauvages, dans sa divine majesté. Ces hommes célébraient leur victoire dans un festin, et ils offrirent à Cérès une coupe pleine de sang.

Elle la repousse avec horreur et leur dit : « Le sang n’arrose point les lèvres des Dieux. Les êtres divins n’exigent point de sacrifices. C’est en leur offrant les fruits de l’automne et les dons des champs, qu’on leur rend hommage. »

Elle enlève la lance que le chasseur tient à sa main, elle s’en sert pour tracer dans le sable un sillon ; puis prenant un des féconds épis de sa couronne, elle le jette dans ce sillon et le fait germer.

Le sol se couvre de verts épis, et aussi loin que s’étend le regard on aperçoit une forêt d’or ; elle bénit la terre en souriant, lie la première gerbe, choisit une pierre pour son foyer et elle dit : « Jupiter, toi qui es placé au-dessus de tous les Dieux, montre-moi par un signe que ce sacrifice te plaît. Écarte les nuages de ce peuple qui ne sait pas encore ton nom, ouvre-lui les yeux, afin qu’il te connaisse. »

Jupiter entend dans sa demeure suprême les prières de sa sœur. Il lance du haut de l’Olympe l’éclair de la foudre, la flamme s’élève sur l’autel et l’aigle tourne en longs circuits dans les airs.

La foule émue se jette aux pieds de la Déesse. Les âmes grossières éprouvent pour la première fois un sentiment humain. Les barbares rejettent leurs armes sanglantes, ouvrent leur intelligence obscure aux leçons éloquentes de la Déesse.

Les êtres célestes descendent de leur trône. Thémis est à leur tête avec son sceptre de justice, elle fixe les droits de chacun, pose les limites du sol et prend pour témoins les mystérieuses Divinités du Styx.

Puis arrive le fils ingénieux de Jupiter, l’artiste habile à façonner des vases de bronze et d’argile. Il enseigne la manière de se servir des tenailles et des soufflets et il forge sur son enclume le premier soc de charrue.

Minerve, que l’on distingue avec sa lourde lance entre tous les Dieux, fait entendre sa voix et parle impérieusement aux habitants de l’Olympe. Elle veut construire des remparts pour servir de refuge et de défense, pour réunir dans une même communauté les hommes dispersés.

Elle s’avance d’un pas majestueux à travers les champs, et le dieu Terme marche sur ses pas. Elle mesure les contours de la colline et enferme le lit du fleuve dans une enceinte sacrée.

Toutes les nymphes et les oréades qui suivent Diane sur les sentiers de la montagne, leur épieu de chasse à la main, se mettent à l’œuvre, travaillent avec joie, et sous les coups de leurs haches tombe la forêt de sapins.

Le Dieu couronné de roseaux sort aussi de ses vertes ondes, dirige son fleuve selon la volonté de la Déesse, les heures légères fuient rapidement, et les rudes tiges d’arbres s’arrondissent sous la main des ouvriers habiles.

On voit aussi venir le Dieu des mers ; d’un coup de son trident, il arrache à la terre les colonnes de granit, il les balance entre ses mains puissantes, comme un léger fardeau, et avec Hermès il en couronne les remparts des villes.

Mais Apollon fait entendre l’harmonie de ses cordes d’or, la douce cadence et la mélodie puissante. Les neuf Muses y joignent leurs chants, et les pierres, attirées par ces accords, se joignent aux pierres.

Cybèle pose d’une main expérimentée les portes aux larges ailes et y place les verrous et les serrures. Par la main des Dieux l’édifice superbe est promptement achevé, et les murailles du temple brillent d’un éclat solennel.

La Déesse s’avance avec une couronne de myrte. Elle conduit le plus beau berger près de la plus belle bergère. Vénus avec son doux enfant pare elle-même ce premier couple. Tous les Dieux apportent des dons aux jeunes époux.

Les nouveaux citoyens entrent dans le temple, conduits par la troupe des Dieux.
Cérès remplit à l’autel de Jupiter l’office de prêtresse. Elle répand sa bénédiction sur la foule et lui dit :

« Les animaux du désert aiment la liberté. Les Dieux règnent librement dans l’espace ; les lois de la nature répriment les joies déréglées. L’homme, placé entre les Dieux et les animaux, doit s’associer à l’homme ; c’est par ses vertus seules qu’il peut être libre et puissant. »

Faites des guirlandes d’épis dorés ; tressez aussi les frais bluets. Que la joie anime chaque regard, car voici venir la Déesse qui nous a donné une douce patrie, qui unit l’homme à l’homme.

Célébrons dans nos chants la Déesse bienfaisante du monde.