Dialogues d’Amour🔗 catalogues
Dialoghi d’Amoreⁱ
Auteurs | Dates | Type | Lieu | Thèmes | Statut |
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Léon l’Hébreu | 1535 | Littérature (poés.) | Italie | Hermésisme | ★ |
► Peu connue du grand public malgré son succès à sa publication, l’œuvre de Léon, dans la mouvance de l’hermétisme médicéen mais critique de ses interprétations, est le précurseur d’un hermétisme kabbalistique teinté de néoplatonisme.
■ Le texte étant fort long et nécessitant une retranscription de l’ancien français, nous reproduisons simplement et pour le moment, les extraits transmis par Michel Arnaud.
🕮 Dujols, N°21 ref.247 : Important ouvrage de kabbale et de philosophie occulte que Pistorius a inséré au premier rang de ses écrivains Kabbalistes. L’auteur (Abrabanel) y met en scène Philon et la Sagesse et y développe, en même temps que les plus mystérieux arcanes de la Kabbale, les savantes doctrines néoplatoniciennes de la Renaissance.
🕮 Guaita, ref.489,490,1549,1550 : Léon Hébreu est le pseudonyme de Iehuda Abarbanel, cabbaliste converti au christianisme et fils aîné du fameux rabbin Isaac Abarbanel, dont les ouvrages sont si pleins de sarcasmes contre les chrétiens et leur religion. Quant au traducteur caché sous le nom du Seigneur du Parc, ce n’est autre que Denis Sauvage qui, en 1561, publia la Chronique de Flandre et les mémoires d’Olivier de la Marche.
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☩ Texte et traduction : du latin au français moderne, Michel Arnaud in Dialogues d’Amour (Cahiers d’études italiennes, T°2, pp. 187-202), 2005.
☩ Pour le texte complet en français 𝕍 de préférence la traduction de Ponthus de Thyard (à celle de Denis Sauvage ).
☩ Sur les traductions françaises, 𝕍 Tyard et Sébillet : autour des Dialoghi d’amore in Réforme, Humanisme, Renaissance (N°63 pp. 91-110), Monica Marino, 2006.
☩ Toujours sur ce sujet, plus longuement : Les Dialoghi d’amore de Léon Hébreu et leur traduction française par Pontus de Tyard, Marie Géal, 2012.
☩ Pour une perspective plus large : La Kabbale juive et le platonisme au Moyen Age et à la Renaissance in Revue des Sciences Religieuses (T°67, F°4 pp. 87-117), Mosche Idel [trad. Cyrille Aslanoff], 1993.
I. Amour et désir(1)
Filone. Te connaître, ô Sofia, cause en moi amour et désir.
Sofia. Discordants, ô Filone, me paraissent les effets que ma connaissance produit en toi, mais c’est peut-être la passion qui te fait parler ainsi.
Filone. Ils sont discordants en comparaison des tiens qui sont, eux, étrangers à toute correspondance.
Sofia. Ce sont plutôt des effets de la volonté qui sont contraires entre eux, comme aimer et désirer.
Filone. Pourquoi contraires ?
Sofia. Parce que les choses que nous estimons bonnes, que nous avons et possédons, celles-là nous les aimons, mais celles qui nous manquent nous les désirons, de sorte que ce qu’on aime on commence par le désirer, puis une fois qu’on a obtenu ce qu’on désirait, l’amour vient et le désir n’est plus.
Filone. Qu’est-ce qui te pousse à avoir cette opinion ?
Sofia. L’exemple des choses qu’on aime et qu’on désire. Ne vois-tu pas que la santé, quand nous ne l’avons pas nous la désirons, mais on ne dira pas que nous l’aimons, et une fois que nous l’avons, nous l’aimons et ne la désirons pas. Les richesses, les héritages, les bijoux, avant de les avoir nous les désirons et ne les aimons pas, et une fois que nous les avons nous ne les désirons plus, mais nous les aimons.
Filone. Bien qu’on ne puisse aimer la santé et les richesses quand elles nous manquent, puisqu’on ne les a pas, néanmoins on aime les posséder.
Sofia. Voilà une manière impropre de dire qu’on aime, car si on veut posséder une chose on veut dire par là désirer cette chose : l’amour est en effet celui de la chose même qu’on aime, tandis que le désir est de l’avoir ou de l’acquérir. Il ne semble donc pas qu’aimer et désirer puissent se trouver ensemble.
Filone. Tes arguments, ô Sofia, prouvent mieux la subtilité de ton esprit que la vérité de ton opinion, car si ce que nous désirons nous ne l’aimons pas, nous désirerions ce qu’on n’aime pas et par conséquent ce qu’on abhorre et qu’on a en haine, par une contradiction qui ne saurait être plus grande.
Sofia. Je ne commets pas l’erreur, ô Filone, de dire d’une chose que si je ne la possède pas je ne l’aime pas, et que si je l’ai je l’aimerai et ne la désirerai plus, mais je ne désire pas pour autant ce que j’abhorre ni non plus ce que j’aime, parce que la chose aimée on l’a et la chose désirée nous manque. Et quel exemple évident peut-on donner que celui des enfants ? Car qui n’en a pas ne peut les aimer, mais les désire, et qui les a ne les désire pas mais les aime.
Filone. Comme tu le montres avec l’exemple des enfants, tu devrais aussi le rappeler avec l’exemple du mari. Celui-ci, avant qu’on l’ait on le désire et on l’aime en même temps, mais une fois qu’on l’a, le désir vient à manquer et parfois aussi l’amour, même si chez beaucoup il persiste et grandit même, ce qui advient très souvent aussi bien chez le mari que chez la femme. Ce dernier exemple ne te semble-t-il pas plus à même de confirmer mon propos que le tien de le réfuter ?
Sofia. Tes paroles me satisfont en partie, mais non totalement, surtout si l’on suit ton exemple qui ressemble au doute dont nous discutons.
Filone. Je vais te parler d’une manière plus générale. Tu sais que l’amour appartient aux choses qui sont bonnes, car la chose bonne que tu veux est par elle-même aimable. Et de même qu’il existe trois sortes de bon, l’utile, le délectable et l’honnête, de même il existe trois sortes d’amour : l’un est le délectable, l’autre l’utile et le troisième l’honnête(2). Les deux derniers, quand on les a, on doit les aimer pour un temps, soit avant de les posséder, soit après. Le délectable lui, on ne l’aime pas après, car toutes les choses qui charment nos sentiments matériels, de par leur nature, quand on les possède on les abhorre plus vite qu’on ne les aime. C’est pour cette raison qu’il faut donc que tu m’accordes qu’on aime de telles choses avant de les posséder, et pareillement quand on les désire, mais puisqu’après qu’on les ait possédées totalement, le désir vient à manquer, le plus souvent manque aussi l’amour que l’on a pour elles. Aussi tu m’accorderas que l’amour et le désir peuvent se trouver ensemble.
Sofia. Tes raisons (selon mon jugement) ont de la force pour prouver tes premiers propos, mais les miennes qui leur sont contraires ne sont tout de même pas faibles ni dépourvues de vérité. Comment est-il donc possible qu’une vérité puisse être contraire à une autre vérité tout aussi assurée ? Délivre-moi de cette ambiguïté qui me laisse plutôt perplexe.
Filone. Je viens te demander, ô Sofia, un remède à mes peines, et toi, tu me demandes une solution à tes doutes. Peut-être le fais-tu pour m’éloigner de ce type de relation qui ne te convient pas, ou bien parce que les conceptions de mon pauvre esprit te déplaisent tout autant que les affects de mon inquiète volonté.
Sofia. Je dois avouer que la douce et pure intelligence a en moi davantage la force de m’émouvoir que n’en a l’amoureuse volonté. Aussi je ne crois pas te faire affront en estimant en toi ce qui a le plus de valeur, car si tu m’aimes comme tu le dis, tu dois t’efforcer d’apaiser mon intellect plutôt que d’exciter mon appétit. Par conséquent laisse de côté tout autre chose et dissipe mes doutes.
II. La musique céleste(3)
Filone. Bien qu’il n’existe pas dans les corps célestes de génération pour les renouveler à tour de rôle, malgré tout, l’amour parfait et réciproque ne leur fait pas défaut. La cause principale qui nous montre leur amour est cette amitié et parfaite concordance qui se trouvent perpétuellement chez eux, parce que tu sais que toute concordance procède d’une véritable amitié ou d’un véritable amour. Si tu contemplais, ô Sofia, la correspondance et la concordance de ces mouvements des corps célestes (depuis ceux qui, les premiers, se meuvent du levant au couchant, et des autres qui, à l’inverse, vont du couchant au levant, l’un avec un mouvement très rapide, l’autre avec une rapidité moindre ; certains lents et quelques autres très lents ; quelquefois avançant et quelquefois rétrogradant ; quelquefois s’immobilisant dans la station après l’avancée, et quelquefois après la rétrogradation ; quelquefois se dirigeant vers le septentrion, quelquefois vers le midi, parfois vers le milieu du zodiaque ; l’un d’entre eux, comme le soleil, ne s’écartant jamais de la route droite du zodiaque, n’allant jamais vers le septentrion ni vers le midi comme font les autres planètes) ; et si tu ne connaissais pas le nombre des sphères célestes pour lesquelles les divers mouvements sont nécessaires : mesures, formes et positions, pôles, épicycles, centres et excentriques, l’un ascendant, l’autre descendant, l’un à l’orient du soleil, l’autre à l’occident, et beaucoup d’autres choses encore qu’il serait trop long d’énumérer dans notre conversation, partout tu verrais une si merveilleuse correspondance et concorde entre corps divers et mouvements difformes unis harmonieusement, que tu resterais stupéfaite devant la sagacité de l’ordonnateur. Y-a-t-il preuve plus grande de véritable amour et de parfaite dilection entre les êtres que de voir une si douce conformité établie se maintenir dans une telle diversité ? Pythagore(4) disait que, dans leur mouvement, les corps célestes généraient d’excellentes voix qui se répondaient l’une l’autre dans une harmonieuse concordance, et il disait de cette musique céleste qu’elle était la raison de la sustentation de l’univers entier dans son poids, son nombre et sa mesure. Il assignait à chaque sphère et à chaque planète le timbre de la voix lui revenant en propre, et il révélait l’harmonie résultant de l’ensemble. Il dit aussi que la raison qui fait que cette musique céleste n’est ni perçue ni entendue est son éloignement dans le ciel et sa distance par rapport à nous, ou bien encore que c’est à cause de l’accoutumance que nous ne l’entendons pas, comme il advient à ceux qui vivent près de la mer et n’entendent pas le fracas des flots à cause de l’habitude, sinon lorsqu’à nouveau ils viennent à s’en rapprocher. L’amour et l’amitié étant donc la raison de toute concordance, et celle-ci étant plus grande, plus ferme et plus parfaite dans les corps célestes que dans tous les corps inférieurs, il en résulte qu’il existe entre eux un plus grand et plus parfait amour et une amitié plus parfaite que dans les corps situés plus bas.
III. Pan et Syrinx(5)
Filone. Les poètes représentent le dieu Pan avec sur la tête deux cornes dressées vers le ciel, un visage de feu et une longue barbe qui lui tombe sur la poitrine. Il a en main une verge et une flûte à sept tuyaux, sur le dos une peau tachetée de façon variée, des membres courts, durs et rudes, des pieds de chèvre. On dit que Pan s’était battu avec Cupidon, et qu’ayant été vaincu par lui, il fut condamné à être amoureux de Syrinx, vierge nymphe d’Arcadie. Celle-ci, fuyant Pan qui la poursuivait, fut arrêtée dans sa course par le fleuve Ladon. Elle demanda de l’aide aux autres nymphes et fut changée en roseaux, autrement dit en plantes des marais. Pan qui la poursuivait, venant à entendre le son que le vent produisait en frappant sur ces roseaux, éprouva une telle douceur d’harmonie que, tant pour le plaisir du son que par amour pour la nymphe, prit sept de ces roseaux, les lia ensemble avec de la cire et fit ainsi la flûte, un mélodieux instruments de musique.
Sofia. Je voudrais que tu m’apprennes si les poètes entendent signifier par là quelque allégorie.
Filone. Outre le sens historial d’un sylvain d’Arcadie qui, amoureux, se consacra à la musique et devint l’inventeur de la flûte aux sept roseaux joints par de la cire, il n’y a pas de doute qu’il existe un autre sens profond et allégorique, c’est-à-dire que Pan, qui en grec veut dire « tout », est la nature universelle ordonnatrice de toutes les choses du monde. Les deux cornes qu’il a sur le front et qui se dressent vers les cieux, sont les deux pôles du ciel, l’arctique et l’antarctique. La peau tachetée sur son dos est la huitième sphère parsemée d’étoiles. Son visage de feu est le soleil, avec les autres planètes qui sont sept en tout, comme il y a sept organes dans un visage, c’est-à-dire deux yeux, deux oreilles, deux narines et la bouche, qui tous, ainsi que nous l’avons dit plus haut, signifient les sept planètes. Les cheveux et la longue barbe qui lui tombe sur la poitrine sont les rayons du soleil et autres planètes ou étoiles qui sont suspendues dans le monde inférieur afin de créer générations et mélanges. Les membres courts et rudes sont les éléments et les corps inférieurs, pleins de grossièreté et de rudesse par rapport aux corps célestes, et parmi ces membres les pieds sont caprins, parce que les pieds des chèvres ne marchent jamais tout droit, mais vont en sautant et de travers d’une manière désordonnée : tels sont les pieds du monde inférieur, et ses mouvements et transformations d’une essence en une autre, transversalement et sans ordre déterminé, toutes grossièretés et chaos dont sont exempts les corps célestes. Telle est la signification de la figure de Pan.
Sofia. J’aime cela : mais dis-moi encore la signification de son amour pour Syrinx, ce qui convient mieux à notre propos.
Filone. On dit aussi que cette nature universelle, tellement grande, puissante, excellente et merveilleuse, ne peut exister sans amour. Aussi aima-t-elle la vierge pure et sans tache, autrement dit l’ordre stable et incorruptible des choses de ce monde, car la nature aime le meilleur et le plus parfait. C’était donc ce que poursuivait Pan, et la nature le fuyait, le monde inférieur étant trop instable et excessivement changeant, avec ses pieds de chèvre. La fuite de cette vierge, c’est le fleuve Ladon qui l’interrompit, c’est-à-dire le ciel qui continûment court comme un fleuve, et c’est là qu’est retenue la pure stabilité passagère des corps engendrés du monde inférieur. Même si le ciel n’échappe pas à une continuelle instabilité due à son continuel mouvement local, cette instabilité est ordonnée et permanente, vierge sans corruption, et ses difformités existent avec une correspondance ordonnée et harmonieuse, suivant ce que nous avons dit plus haut à propos de la musique et de la mélodie célestes. C’est en elles qu’on reconnaît les tuyaux des roseaux du fleuve en quoi fut métamorphosée Syrinx, et dans ces mêmes roseaux le souffle de l’esprit engendre doux sons et harmonie, car l’esprit intellectuel qui meut les cieux est la cause même de la consonance et correspondance musicale. À l’aide de ces roseaux Pan fit la flûte avec sept d’entre eux, ce qui signifie la congrégation des ordres des sept planètes ainsi que leur merveilleuse concordance harmonique. Aussi dit-on que Pan porte la verge et la flûte dont il joue sans cesse, car la nature se sert continuellement de la mutation ordonnée des sept planètes à cause des mutations permanentes du monde inférieur. Considère, ô Sofia, que c’est succinctement que j’ai décrit le contenu de l’amour de Pan pour Syrinx.
IV. Pan et Syrinx(6)
Sofia. Qu’est-ce que l’arc d’Apollon ?
Filone. Je pourrais te dire que c’est la circonférence du corps solaire d’où s’échappent ses rayons à la manière de flèches, parce que les flèches présupposent un arc. Mais à dire vrai l’arc d’Apollon est encore autre chose que je te révélerai quand nous parlerons de ses amours. Je pourrais aussi te raconter une autre allégorie plus ancienne, docte et savante, à propos de la naissance de Diane et d’Apollon.
Sofia. Raconte-la, je te prie.
Filone. Elle fait connaître le rôle de leur naissance dans la création du monde, en conformité avec la plus grande partie de la sainte Écriture mosaïque.
Sofia. De quelle manière ?
Filone. Moïse écrit qu’en créant le monde supérieur céleste et le monde inférieur terrestre (le monde terrestre avec tous les éléments était confus et fait d’un abîme ténébreux et obscur) à l’aide de l’esprit divin soufflant sur les eaux de l’abîme, Dieu produisit la lumière, et avec d’abord la nuit, puis la clarté, ce fut le premier jour. C’est ce que veut dire la fable de l’enfantement de Latone(7), laquelle est la substance céleste que l’amoureux Jupiter (suprême créateur de toutes choses) engrossa de corps brillants, en acte principalement, le soleil et la lune. Junon (autrement dit le globe des éléments alors dans la confusion) s’y opposant, les corps brillants ne pouvaient la pénétrer de leurs rayons et se trouvaient même rejetés de tous les côtés du globe. D’autre part, l’abîme des eaux (c’est le serpent Python) empêcha le ciel d’engendrer la lumière du soleil et de la lune sur la terre. Enfin, dans l’île de Délos (partie à découvert de la terre qui au début n’était pas grande, placée comme une île sur les eaux) c’est là que vinrent au jour pour la première fois Diane et Apollon, parce que grâce à l’ouverture des eaux, l’air à cet endroit-là n’était pas aussi épais. Aussi, dans la sainte création est-il dit qu’après les êtres créés le premier jour, la nuit et le jour furent créés le second jour et fut déployé le firmament éthéré, ce qui marqua la division de l’air, de l’eau et de la terre. Puis, le troisième jour, la terre fut émergée, donnant naissance à la production des plantes. Au quatrième jour, eut lieu l’apparition du soleil et de la lune au-dessus de la terre désormais découverte, et qui est la figure de l’enfantement de Latone dans l’île de Délos. À cette quatrième place se manifeste la grossesse du premier jour, avec la délivrance au quatrième jour des six jours de la création. On dit que Diane sortit la première et qu’elle fut l’accoucheuse qui aida à la naissance d’Apollon, car dans la création la nuit précéda le jour et les rayons lunaires entreprirent de disposer l’air à recevoir les rayons solaires. Apollon tua Python, autrement dit l’abîme, parce que, avec ses rayons, le soleil assécha et découvrit peu à peu la terre, tout en purifiant l’air et en absorbant l’eau, et il consuma ainsi cette humanité en désordre qui survivait du gouffre sur toute l’étendue du globe et qui empêchait la création de tous les animaux, même si elle n’interdisait pas celle des plantes qui étaient plus humides. C’est ainsi que le cinquième jour de la création, le jour suivant l’apparition des luminaires, furent créés les animaux volants et aquatiques, c’est-à-dire les moins parfaits, et le sixième et dernier jour de la création, fut formé l’homme, le plus parfait des êtres inférieurs, alors que le soleil et le ciel avaient déjà disposé les éléments et tempéré leur mélange de telle manière que l’on put faire de ce mélange une créature dans laquelle le spirituel se mêlait au corporel, le divin au terrestre, l’éternel au corruptible dans une admirable composition.
Sofia. J’aime beaucoup cette allégorie et la conformité qu’elle a avec la création racontée dans la sainte Écriture mosaïque, ainsi que cette continuation de l’œuvre des six jours, un jour après l’autre, et il faut sincèrement admirer que des choses si grandes et si profondes puissent ainsi se cacher sous le voile des amours charnelles de Jupiter.
V. La connaissance de l’infini(8)
Filone. Il est impossible que le fini puisse devenir infini, comme il est impossible que la créature soit faite créateur, et l’on ne trouve pas la puissance pour une telle conquête dans l’âme des bienheureux, mais, bien que créatures finies, ceux-ci sont en puissance de s’accoupler et de s’unir avec l’infinie beauté de Dieu, et pour cela leur est utile la connaissance qu’ils ont de son immense beauté, et c’est l’amour et l’inclination qui les y dirigent.
Sofia. Comment l’infini peut-il être connu du fini ? Et comment l’infinie beauté peut-elle s’imprimer dans un esprit fini ?
Filone. Il n’y a rien là d’étrange, parce que la chose connue reste et s’imprime en celui qui connaît selon son mode et sa nature, et non selon la chose connue. Admire comment l’hémisphère entier est vu par l’œil et reste imprimé dans la minuscule pupille, non certes selon la grandeur et la nature du ciel, mais selon ce dont sont capables l’importance et la vertu de la pupille : ainsi l’infinie beauté s’imprime-t-elle dans l’esprit fini des anges ou des bienheureux, non selon le mode de son infinité, mais selon la capacité finie de l’esprit qui la connaît. L’œil de l’aigle en effet est doté de la vue, et le soleil grand et brillant s’y transfigure directement, non pas comme il est par soi-même, mais comme l’œil de l’aigle est capable de le recevoir. Il est une autre connaissance de l’immense beauté divine qui équivaut à celle-là, et c’est celle que le Dieu suprême a de sa propre beauté, et c’est comme si le soleil avec son éclat (qui est visible) se voyait lui-même, car ce serait une vision parfaite, attendu que là l’opération de connaître équivaudrait à la chose connue. Il existe donc trois visions de Dieu, comme pour le soleil : la plus basse est celle de l’intellect humain qui voit in enigmate(9) la beauté divine de l’univers corporel qui est le simulacre de cette beauté, tout comme l’œil humain qui voit le brillant corps du soleil transfiguré dans l’eau ou imprimé sur tout autre corps diaphane, car il n’est pas capable de le voir directement. La seconde vision est celle de l’intellect angélique qui voit l’immense beauté divine directement, sans égaler son objet, mais en le recevant suivant sa capacité finie, tout à fait comme l’œil de l’aigle voit le soleil éclatant. La troisième vision est celle qu’a l’intellect divin de son immense beauté, laquelle équivaut à son objet, comme si le brillant soleil se voyait lui-même.
VI. Les mythes de l’androgyne(10)
Sofia. Qu’entends-tu tirer comme conséquence pour ce saint récit de la création de l’homme ?
Filone. Tu dois bien t’apercevoir que cette sainte histoire se contredit, elle qui dit d’abord que Dieu créa Adam le sixième jour, mâle et femelle, et qui ensuite dit que Dieu déclara qu’il n’était pas bon qu’Adam se trouvât seul et « faisons-lui une aide qui lui fait face(11) », c’est-à-dire créons-lui sa femme, que Dieu fit donc d’un des flancs d’Adam pendant son sommeil. La femme n’était donc pas faite dès le début, comme il était dit. À la fin encore, en voulant raconter la postérité d’Adam, il est dit (comme tu l’as vu) que Dieu créa Adam à la ressemblance de Dieu, mâle et femelle, et il l’appela Adam lorsqu’ils furent créés. Il semble donc qu’au début de la création, ils furent d’emblée homme et femme, et non par la suite par l’extraction d’une côte de ses flancs comme il a été dit. De plus, dans chacun de ces textes, apparaît une contradiction évidente du texte en lui-même : il est dit d’abord que Dieu créa Adam à son image, mâle et femelle, et qu’il les bénit, et cetera. Adam est le nom du premier être mâle, et la femme s’appelait Ève, dès sa création. Ensuite, en créant Adam, et non pas Ève, Dieu le créa mâle seulement et non pas femelle et mâle, comme il est dit. Et plus étrange encore est ce qu’il dit en dernier lieu : « Voici la postérité d’Adam : le jour où Dieu le créa, il les créa homme et femme, et il les appela du nom d’Adam lorsqu’ils furent créés». Remarque bien qu’il est dit que Dieu, en créant Adam le fit mâle et femelle et qu’il les appela tous les deux du nom d’Adam, le jour où ils furent créés, sans faire mention d’Ève, qui est le nom de la femme d’Adam. Il a été dit auparavant qu’Adam étant seul et sans femme, Dieu créa celle-ci de la côte de ses flancs et l’appela Ève. Ne te semble-t-il pas qu’il y a, ô Sofia, de grandes contradictions dans les saints textes mosaïques ?
Sofia. Grandes véritablement, me semble-t-il, et on ne doit pas croire que saint Moïse se contredise si manifestement ici qu’il paraît le faire volontairement. Il faut donc croire qu’il entend suggérer quelque occulte mystère sous cette évidente contradiction.
Filone. Et tu juges bien : il veut en effet que nous sentions qu’il se contredit et que nous en cherchions la cause déterminante.
Sofia. Que peut-il vouloir dire ?
Filone. Les commentaires ordinaires littéralement s’épuisent à faire s’accorder ce texte, en disant que d’abord on résumait la création des deux ensemble, et ensuite en disant la chose in extenso, comment la femme fut faite à l’aide du flanc de l’homme. Mais à vrai dire cela n’est pas satisfaisant, car dès le début on introduit une contradiction pour l’ensemble, car il n’est pas dit que Dieu créa d’abord Adam et Ève, mais le seul Adam mâle et femelle (et c’est ainsi que le confirme la fin : « et il les appela tous les deux du nom d’Adam, le premier jour où il les créa ») sans faire mention d’Ève dans cet ensemble, excepté ensuite dans la séparation à partir des côtes, aussi la contradiction subsiste-elle avec toutes ses difficultés.
Sofia. Que veux-tu donc dire par cette opposition de mots ?
Filone. Cela signifie qu’Adam, c’est-à-dire le premier homme que Dieu créa le sixième jour de la création, en tant que suppôt humain(12) contenait en lui mâle et femelle sans division, aussi est-il dit que «Dieu créa Adam à l’image de Dieu, mâle et femelle il les créa». Une fois il l’appelle au singulier (Adam, un homme), une autre fois il l’appelle au pluriel («mâle et femelle il les créa»), afin de montrer qu’étant un suppôt, il contenait à la fois le mâle et la femelle. C’est pourquoi les commentaires hébraïques anciens en langue chaldéenne disent et commentent ainsi : « Adam fut créé en deux personnes, d’un côté mâle, de l’autre femelle». Et c’est ce qui est dit dans le dernier texte, que Dieu créa Adam mâle et femelle, que leur nom fut Adam, que le seul Adam les contenait tous les deux, que d’abord un suppôt fait des deux s’appelait Adam, car la femme jamais ne s’appela Ève jusqu’à tant qu’elle fut séparée d’Adam, son mâle. Et c’est là que Platon et les Grecs empruntèrent cet androgyne antique, moitié mâle et moitié femelle. Dieu dit ensuite: «Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; faisons-lui une aide qui soit face à lui». C’est dire qu’il ne semblait pas bien qu’Adam fût mâle et femelle en un seul corps, les épaules jointes et les visages opposés, et qu’il serait préférable que la femme fût séparée et qu’elle vînt face à lui, vis-à-vis, afin de pouvoir devenir son aide. Des essais furent faits avec lui : on lui amena les animaux terrestres, pour voir s’il pourrait se satisfaire de la compagnie d’une des femelles des animaux. Adam donna un nom à chacun des animaux selon leur nature, mais n’en trouva aucun qui pût lui convenir en tant qu’aide et compagne. C’est pourquoi Dieu l’endormit et lui prit un de ses flancs (ce qui en hébreu équivaut à « côte », mais ici et ailleurs cela désigne le « côté ») c’est-à-dire le flanc ou la personne femelle qui se trouvait derrière le dos d’Adam et que Dieu sépara d’Adam. Il remplit donc de chair le vide laissé par cette séparation, et de ce flanc il fit la femme séparée qui, une fois séparée s’appela Ève, mais cela non avant, car elle était alors côté et partie d’Adam. Une fois faite, Dieu la présenta à Adam qui s’était éveillé de son sommeil, et qui dit : «Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair, et on l’appellera femme, parce qu’elle a été prise de l’homme(13). » Et il poursuivit avec ces mots: «C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils seront une seule chair » ; ce qui veut dire qu’ayant été divisés à partir d’un même individu, l’homme et la femme vont à nouveau se réunir par le mariage et le coït en un même suppôt charnel et individuel. C’est là que Platon(14) a pris la division de l’androgyne en deux moitiés séparées, mâle et femelle, ainsi que la naissance de l’amour qui est l’inclination demeurant dans chacune des deux moitiés à s’adjoindre à son reste et former une seule chair. Entre l’un et l’autre tu trouveras cette différence que Moïse place la division en vue du mieux car il dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; faisons-lui une aide en face de lui »), et après la division il raconte le premier péché d’Adam et d’Ève qui fut de manger de l’arbre interdit de la connaissance du bien et du mal, ce qui entraîna pour chacun d’eux le châtiment approprié. Mais Platon quant à lui dit que l’homme pécha au début alors qu’il formait l’union du mâle et de la femelle, et c’est dans le châtiment du péché qu’il fut séparé en deux moitiés (comme tu l’as entendu).
Sofia. J’aime voir que Platon a bu de l’eau de la sainte fontaine. Mais d’où provient cette divergence qui lui fait placer la coupure de l’homme à cause du péché qui la précède, alors que l’histoire sainte place la coupure en vue du bien et du salut de l’homme et que le péché vient après ?
Filone. La différence n’est pas si grande qu’elle le paraît, si tu considères bien la chose et Platon en cela est plutôt héraut que contradicteur de l’histoire sainte.
Sofia. De quelle manière ?
Filone. Le péché est en effet ce qui coupe l’homme et cause en lui division, tout à fait comme la juste droiture le fait un et conserve son unité. Nous pouvons dire encore avec vérité que c’est d’être divisé qui induit l’homme au péché, car quand il est un, il n’a pas d’inclination à pécher ni à s’écarter de son unité, en sorte que le péché et la division étant chez l’homme quasiment la même chose (ou deux inséparables et convertibles), on peut dire que de la division vient le péché (comme le dit la sainte Écriture) et du péché la division (comme le dit Platon).
VII. La suprême sagesse(15)
Sofia. Il ne me reste rien d’autre à te demander, sinon que tu me dises laquelle de ces voies théologales est celle qui satisfait le mieux ton esprit.
Filone. Encore que je sois un fidèle de Moïse en sapience théologale, j’embrasse cette seconde voie, parce qu’elle est véritablement la théologie mosaïque, et ce fut celle que suivit Platon, lui qui avait de cette antique sagesse une connaissance plus grande que ne l’avait Aristote. En effet, Aristote dont la vue pour les choses abstraites fut quelque peu plus courte, n’ayant pas connu comme Platon la démonstration de nos anciens théologiens, nia ce qui, caché, ne pouvait être vu, et parvint à la suprême sagesse, la première beauté, au sujet de laquelle son intellect rassasié, sans voir plus loin, affirma que c’était le premier principe incorporel de toutes choses. Platon en revanche, ayant reçu un enseignement des anciens en Égypte, put concevoir plus avant, même s’il ne réussit pas à voir le principe caché de la suprême sapience ou première beauté et fit de celle-ci le second principe de l’univers, dépendant du Dieu suprême, premier principe de toutes choses. Et bien que Platon eût été pendant de nombreuses années le maître d’Aristote, cependant en ces matières divines, Platon (en tant que disciple de nos anciens) apprit auprès de meilleurs maîtres que ce que fit Aristote auprès de lui, car le disciple du disciple ne peut se hausser à la hauteur du disciple du maître. En ajoutant que chez Aristote(même s’il fut particulièrement subtil) je crois qu’en matière d’abstraction son esprit ne put s’élever aussi haut que celui de Platon, et qu’il ne voulut pas croire comme les autres auprès du maître ce que les propres forces de son esprit ne lui démontraient pas.
Sofia. Je rattacherai donc ta doctrine à celle de Platon : j’en comprendrai ce que je pourrai, et pour le reste je te ferai confiance, comme à quelqu’un qui voit mieux et plus loin que moi. Mais je voudrais que tu me montres d’où Moïse et les saints prophètes purent exprimer cette vérité platonique.
Filone. Les premiers mots que Moïse écrivit furent ceux-ci : « Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre », et l’ancienne interprétation chaldéenne dont nous avons fait « dans le principe », disait : « avec sagesse Dieu créa le ciel et la terre ». Et puisque la sagesse se dit en hébreu « principe » (ainsi que le dit Salomon), le principe est la sagesse, et le mot in peut signifier cum. Admire comment, en tout premier lieu, il nous apparaît que le monde fut créé par sagesse et que la sagesse fut le premier principe créateur, mais que le Dieu suprême, à l’aide de sa suprême sagesse, beauté première, créa et embellit tout l’univers créé, en sorte que les premiers vocables du sage Moïse en indiquèrent les trois degrés du beau : Dieu, sagesse et monde. Et le très sage roi Salomon, adepte et disciple du divin Moïse, énonce dans la première sentence de ses Proverbes : « Le Seigneur par la sagesse a fondé la terre, il a établi les cieux par sa grande intelligence ; c’est par sa science que les abîmes se sont ouverts et que les nuages distillent la rosée(16). » Aussi, parlant de sa doctrine, dit-il : « Mon fils, ne quitte pas des yeux mes enseignements : crois et garde les suprêmes réflexions qui seront la vie de ton âme », et à coup sûr on ne pourrait rien écrire de plus clair.
VIII. L’amour non partagé(17)
Filone. Quoique l’amour apporte avec lui affliction et tourment, anxiété et souci, et bien d’autres peines qu’il serait trop long d’énumérer, ce n’est certes pas là son but, mais son but est plutôt la douce dilection qui est tout le contraire. Néanmoins tu as dit vrai, non pas en ce qui concerne tout amour, mais seulement du mien envers toi, à savoir que sa fin n’a jamais été ni plaisir, ni dilection, mais je vois qu’au contraire son commencement, son milieu et sa fin ne sont que douleurs, angoisses et passions.
Sofia. Comment donc la règle peut-elle faire défaut chez toi ? Et comment ton amour peut-il être privé de ce que tout un chacun doit atteindre ?
Filone. C’est à toi que tu peux le demander et non à moi. À moi il me revient de t’aimer de toute mon âme. Si tu rends l’amour stérile et privé de la fin qui lui est due, voudrais-tu que je te cherche une excuse ?
Sofia. C’est la tienne que je veux que tu cherches, car si ton amour est dénué de la fin que tu lui as donnée, il faut bien que ton amour ne soit pas un amour vrai, ou que sa fin ne soit pas non plus une vraie fin.
Filone. La fin de tout amour est le plaisir ; mon amour est un amour très vivace et sa fin est de jouir de toi avec une dilection fusionnelle, fin à laquelle tendent et l’amant et l’amour. Néanmoins, tendre à une fin ne veut pas dire l’obtenir, à plus forte raison quand l’effet de l’acquis de cette fin doit venir avec l’aide de la main d’autrui, comme la dilection de l’amant qui est la fin vers laquelle tend son amour mais qui n’adviendra jamais si l’amour réciproque de son aimée ne l’y conduit pas. De sorte que ce qui fait manquer la fin de mon amour en toi, c’est que ton amour manque à son devoir qui est d’être réciproque. Si en effet c’est dans l’univers entier et en chacune de ses parties que l’amour a pris naissance, en toi seule il me semble n’être jamais né.
Sofia. Peut-être n’est-il pas né parce qu’il ne fut pas bien semé.
Filone. Il n’a pas été bien semé parce que le terrain n’a pas voulu recevoir la parfaite semence.
Sofia. Est-il donc défectueux ?
Filone. En cela oui, véritablement.
Sofia. Tout ce qui est défectueux est difforme : comment donc peux-tu aimer ce qui est difforme ? Si c’est parce que ton amour te paraît beau, il n’est donc ni juste ni vrai comme tu le dis.
Filone. Il n’est pas de chose si belle qui n’ait quelque défaut, sinon le beau suprême, et il y a en toi tant de beauté que, même si elle s’accompagne de ce défaut qui me rend malheureux, la grande beauté peut beaucoup plus m’inciter à t’aimer que le petit défaut (plutôt pernicieux envers moi) à te haïr.
Sofia. Je ne vois pas bien ce que peut être cette beauté qui est la mienne et qui te pousse si fort à m’aimer. Tu m’as démontré que la vraie beauté est la sagesse et de celle-ci en moi il n’y a que ce que tu m’en offres : en toi est donc la vraie beauté et non en moi, et c’est moi qui devrais t’aimer et non pas l’inverse.
Filone. Il me suffit de te dire la raison pourquoi je t’aime, sans aller chercher pourquoi tu ne m’aimes pas, car la seule chose que je sache c’est que mon amour pour toi est tel qu’il ne te laisse aucune parcelle grâce à laquelle tu pourrais m’aimer.
Sofia. C’est assez que tu me dises comment tu peux m’aimer alors que je ne suis pas belle, ou il faut bien que la beauté soit autre chose que la sagesse, ou encore que toi tu ne m’aimes pas véritablement.
Filone. Il est vrai que je t’ai dit que la suprême beauté est la sagesse divine. Or, celle-ci, dans la constitution et grâce de ta personne, dans l’angélique disposition de ton âme, même si elle présente quelque lacune dans l’application, brille en toi avec tant d’éclat que dans mon esprit ton image a été faite et estimée divine et adorée comme telle.
Sofia. Je ne pensais certes pas qu’il y eût dans ta bouche place pour l’adulation, ni que tu eusses jamais la tentation d’en user envers moi. À t’entendre, je ne puis être belle puisqu’il n’y a pas de sagesse en moi, et voilà que tu veux me dire que je suis divine.
Filone. L’économie de la sagesse est la beauté que Dieu distribua aux âmes intellectives quand il les créa, et il forma l’âme qu’il fit d’autant plus belle qu’elle était plus apte à la sagesse, sagesse dont la tienne a été richement dotée. L’être en acte de la sagesse consiste dans l’érudition et dans la pratique des doctrines, et c’est comme la beauté artificielle au-dessus de la naturelle. Et tu voudrais que je sois sot au point de cesser d’aimer une grande beauté naturelle parce qu’il lui manquerait quelque peu d’artifice et de soin ? Je préfère aimer une beauté naturelle non apprêtée qu’une apprêtée qui ne serait pas belle. Quant à ce que tu appelles adulation, ce n’est pas de l’adulation, car si en réalité ta beauté ne s’était pas faite divine en moi, jamais ton amour n’aurait détaché mon esprit de tout, excepté de toi, comme il l’a fait.
Notes de Michel Arnaud
1.⟴ Leone Ebreo, Dialoghi d’Amore, a cura di Santino Caramella, Bari, Laterza, 1929, p. 5-6.
2.⟴ C’est ainsi qu’Aristote distingue trois sortes d’amitiés : celle basée sur l’utilité, celle inspirée par le plaisir et enfin l’amitié parfaite qui est celle des bons et de ceux qui se ressemblent par la vertu (Éthique à Nicomaque, VIII, 3-4).
3.⟴ Dialoghi d’Amore, p. 95-96.
4.⟴ « […] le ciel entier est nombre » ; «[…] le monde est une harmonie du même genre que la musique » ; voir Yvan Gobry, Pythagore ou la naissance de la philosophie, Paris, Seghers, 1973, p. 155.
5.⟴ Dialoghi d’Amore, p. 114-116.
6.⟴ Dialoghi d’Amore, p. 126-127.
7.⟴ Latone fut aimée de Jupiter. Jalouse, Junon la fit persécuter par le serpent Python et persuada la Terre de ne lui apporter aucune aide. Sur le point de devenir mère, Latone parcourait le monde en quête d’un lieu où enfanter. C’est alors que Neptune fit sortir de la mer l’île de Délos, et c’est là que Latone mit au monde Diane et Apollon. Diane naquit la première, avant son frère jumeau Apollon dont elle aida l’accouchement. Devenu adolescent, Apollon vengea sa mère en tuant de ses terribles flèches le serpent Python. Telles étaient quelques unes des données mythologiques traditionnelles dont disposait Léon l’Hébreu qui, comme le signale Marco Ariani, « fasciné par le lien difficile entre matière et esprit », consacre ici une de ses analyses les plus subtiles et les plus complexes de son travail d’exégèse à l’apparition du Soleil-Apollon ainsi qu’à « l’admirable similitude » qui existe entre la lune et l’âme. La phrase essentielle du passage est celle qui évoque « la continuation de l’œuvre des six jours, un jour après l’autre ». Par les rapprochements qu’il établit avec l’Écriture Sainte, Léon l’Hébreu tente d’évoquer la lente et difficile ascension de la lumière qui fait que le Soleil-Apollon, simulacre de l’intellect divin et la Lune-Diane, simulacre de l’âme du monde, vont réaliser le merveilleux mélange de corporel et d’incorporel qui constitue la nature de l’homme. Cf. Marco Ariani, Imago fabulosa, Mito e allegoria nei Dialoghi d’Amore di Leone Ebreo, Rome, Bulzoni, 1984, p. 52-58.
8.⟴ Dialoghi d’Amore, p. 276-277.
9.⟴ In enigmate ou in aenigmate, avec en latin le sens de : en énigme, d’une manière obscure. C’est Moïse à qui Dieu, au contraire, parlait face à face, sans énigme (Nombres, XII, 8).
10.⟴ Dialoghi d’Amore, p. 293-296.
11.⟴ André Chouraqui traduit : Je ferai pour lui une aide contre lui
(La Bible, traduite et présentée par André Chouraqui, Entête, 2, 18, Paris, Desclée de Brouwer, 1974, p. 19).
12.⟴ Suppôt (lat. suppositum) : substance individuelle complète et incommunicable ; […] l’âme et le corps composent un même suppôt, ou ce qu’on appelle une personne
(Gottfried Wilhelm Leibniz, Théodicée, I, 59).
13.⟴ Léon l’Hébreu conserve en italien le mot virago du texte latin, mais ne peut en utiliser la figure étymologique : haec vocabitur virago, quoniam de viro sumpta est
(Genèse, II, 23). André Chouraqui traduit : elle-ci sera proclamée femme, Ishah, car de l’homme, Ish, celle-ci est prise
(La Bible, Entête, 2, 23, ouvr. cité, p. 20.)
14.⟴ Si avec le christianisme l’amour devient valeur suprême et moyen indispensable pour accéder à la sainteté et à l’union avec Dieu, chez les Grecs l’amour est manque, carence et sentiment fondamental d’incomplétude. C’est dans le Banquet de Platon (189c-193a) qu’Aristophane raconte l’histoire mythique de l’espèce androgyne. À l’origine, l’humanité était composée de mâles, de femelles et d’une troisième espèce, l’espèce androgyne qui était sphérique, « d’une seule pièce et de forme ronde », et c’est pour punir cette espèce de son orgueil que Zeus la coupa en deux. De cette époque mythique date l’amour inné des hommes les uns pour les autres : l’amour cherche à recomposer l’antique nature et à fondre deux êtres en un seul, guérissant ainsi la nature humaine en retrouvant l’unité perdue. Voir à ce sujet Léon Robin, La Théorie platonicienne de l’amour, Paris, PUF, 1964 ; Yvon Brès, La Psychologie de Platon, Paris, PUF, 1973 ; Geneviève Droz, Les Mythes platoniciens, Paris, Seuil, 1992.
15.⟴ Dialoghi d’Amore, p. 351-352.
16.⟴ Proverbes, III, 19, 20 et 21.
17.⟴ Dialoghi d’Amore, p. 387, 388 et 389.
Version: 2.0
Maj : 15/11/2024