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Vrai classique du sud fleuri🔗 cataloguesEntrée Data.Bnf Rechercher sur Sudoc Rechercher sur Openlibrary Rechercher sur Worldcat
Canon sacré de Nan Houa ,莊子 (Zhuangzi)


AuteursDatesTypeLieuThèmesStatut
attr. Tchouang-tseu [Zhuang Zhou]ecr. IIILittératureecr. ChineMysticisme
Taoïsme
Non applicable

Après le Livre de la voie et de la vertu, il s’agit de l’ouvrage le plus important du taoïsme, le Vrai classique du vide parfait arrivant en troisième. L’ouvrage est reconnu pour sa profondeur philosophique mais aussi ses qualités littéraires. Les thèmes développés sont les mêmes que chez Lao Tseu : leur concept de (tao) {voie} et de (te) {vertu} sont proches, ils partagent la notion d’identité des contraires, l’état illusoire du monde, ils insistent tout deux sur le 無爲 (wú wéi) {non agir} et la pratique de la méditation.

► On connaît l’œuvre par le néo-taoïste Guo Xiang qui réduit le nombre de chapitres à 33 au lieu des 52 d’origine. Il organisa en outre les chapitres en "internes" (7), "externes" (15) et "divers" (11). Les "internes" sont vraisemblablement l’œuvre de Tchouang-tseu tandis que les suivants paraissent être l’œuvre de ses disciples.

𝕍 le manuscrit du Zhuangzi, Guo Xiang, -IV. | bs. Bibliothèque Nationale de France. Lien vers le catalogue Lien vers l’œuvre sur la Bibliothèque Nationale de France


Texte et traduction : du chinois au français, Léon Wieger in én. de Les Pères du système Taoïste, 1913. | bs. Bibliothèque Nationale de France. Lien vers le catalogue

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Chap. 1. Vers l’idéal.

A. S’il faut en croire d’anciennes légendes, dans l’océan septentrional vit un poisson immense, qui peut prendre la forme d’un oiseau. Quand cet oiseau s’enlève, ses ailes s’étendent dans le ciel comme des nuages. Rasant les flots, dans la direction du Sud, il prend son élan sur une longueur de trois mille stades, puis s’élève sur le vent à la hauteur de quatre-vingt-dix-mille stades, dans l’espace de six mois. — Ce qu’on voit là-haut, dans l’azur, sont-ce des troupes de chevaux sauvages qui courent ? Est-ce de la matière pulvérulente qui voltige ? Sont-ce les souffles qui donnent naissance aux êtres ? Et l’azur, est-il le Ciel lui-même ? Ou n’est-ce que la couleur du lointain infini, dans lequel le Ciel, l’être personnel des Annales et des Odes, se cache ? Et, de là-haut, voit-on cette terre ? et sous quel aspect ? Mystères ! — Quoi qu’il en soit, s’élevant du vaste océan, et porté par la grande masse de l’air, seuls supports capables de soutenir son immensité, le grand oiseau plane à une altitude prodigieuse. — — Une cigale à peine éclose, et un tout jeune pigeon, l’ayant vu, rirent du grand oiseau et dirent : À quoi bon s’élever si haut ? Pourquoi s’exposer ainsi ? Nous qui nous contentons de voler de branche en branche, sans sortir de la banlieue, quand nous tombons par terre, nous ne nous faisons pas de mal ; chaque jour, sans fatigue, nous trouvons notre nécessaire. Pourquoi aller si loin ? Pourquoi monter si haut ? Les soucis n’augmentent-ils pas, en proportion de la distance et de l’élévation ? — — Propos de deux petites bêtes, sur un sujet dépassant leur compétence. Un petit esprit ne comprend pas ce qu’un grand esprit embrasse. Une courte expérience ne s’étend pas aux faits éloignés. Le champignon qui ne dure qu’un matin ne sait pas ce que c’est qu’une lunaison. L’insecte qui ne vit qu’un été n’entend rien à la succession des saisons. Ne demandez pas, à des êtres éphémères, des renseignements sur la grande tortue dont la période est de cinq siècles, sur le grand arbre dont le cycle est de huit mille années. Même le vieux P’eng-tsou ne vous dira rien de ce qui dépasse les huit siècles que la tradition lui prête. À chaque être, sa formule de développement propre. C. Il est des hommes presque aussi bornés que les deux petites bêtes susdites. Ne comprenant que la routine de la vie vulgaire, ceux-là ne sont bons qu’à être mandarins d’un district, ou seigneur d’un fief, tout au plus. — Maître Joung de Song fut supérieur à cette espèce, et plus semblable au grand oiseau. Il vécut, également indifférent à la louange et au blâme. S’en tenant à son propre jugement, il ne se laissa pas influencer par l’opinion des autres. Il ne distingua jamais entre la gloire et la défaveur. Il fut libre des liens des préjugés humains. — Maître Lie de Tcheng fut supérieur à Maître Joung, et encore plus semblable au grand oiseau. Son âme s’envolait sur l’aile de la contemplation, parfois pour quinze jours, laissant son corps inerte et insensible. Il fut presque libre des liens terrestres. Pas tout à fait, pourtant ; car il lui fallait attendre le rapt extatique ; un reste de dépendance. — Supposons maintenant un homme entièrement absorbé par l’immense giration cosmique, et se mouvant en elle dans l’infini. Celui-là ne dépendra plus de rien. Il sera parfaitement libre, dans ce sens que sa personne et son action seront unies à la personne et à l’action du grand Tout. Aussi dit-on très justement : le sur-homme n’a plus de soi propre ; l’homme transcendant n’a plus d’action propre ; le Sage n’a plus même un nom propre. Car il est un avec le Tout.

D. Jadis l’empereur Yao voulut céder l’empire à son ministre Hu-You. Il lui dit : quand le soleil ou la lune rayonnent, on éteint le flambeau. Quand la pluie tombe, on met de côté l’arrosoir. C’est grâce à vous que l’empire prospère. Pourquoi resterais-je sur le trône ? Veuillez y monter !.. Merci, dit Hu-You ; veuillez y rester ! C’est vous régnant que l’empire a prospéré. Que m’importe, à moi, mon renom personnel ? Une branche, dans la forêt, suffit à l’oiseau pour se loger. Un petit peu d’eau, bu à la rivière, désaltère le rat. Je n’ai pas plus de besoins que ces petits êtres. Restons à nos places respectives, vous et moi. — Ces deux hommes atteignirent à peu près le niveau de Maître Joung de Song. L’idéal taoïste est plus élevé que cela. — Un jour Kien-ou dit à Lien-chou : J’ai ouï dire à Tsie-u des choses exagérées, extravagantes… Qu’a-t-il dit ? demanda Lien-chou… Il a dit que, dans la lointaine île Kou-chee, habitent des hommes transcendants, blancs comme la neige, frais comme des enfants, lesquels ne prennent aucune sorte d’aliments, mais aspirent le vent et boivent la rosée. Ils se promènent dans l’espace, les nuages leur servant de chars et les dragons de montures. Par l’influx de leur transcendance, ils préservent les hommes des maladies, et procurent la maturation des moissons. Ce sont là évidemment des folies. Aussi n’en ai-je rien cru… Lien-chou répondit : L’aveugle ne voit pas, parce qu’il n’a pas d’yeux. Le sourd n’entend pas, parce qu’il n’a pas d’oreilles. Vous n’avez pas compris Tsie-u, parce que vous n’avez pas d’esprit. Les sur-hommes dont il a parlé existent. Ils possèdent même des vertus bien plus merveilleuses que celles que vous venez d’énumérer. Mais, pour ce qui est des maladies et des moissons, ils s’en occupent si peu, que, l’empire tombât-il en ruines et tout le monde leur demandât-il secours, ils ne s’en mettraient pas en peine, tant ils sont indifférents à tout… Le sur-homme n’est atteint par rien. Un déluge universel ne le submergerait pas. Une conflagration universelle ne le consumerait pas. Tant il est élevé au-dessus de tout. De ses rognures et de ses déchets, on ferait des Yao et des Chounn. Et cet homme-là s’occuperait de choses menues, comme sont les moissons, le gouvernement d’un État ? Allons donc ! — Chacun se figure l’idéal à sa manière. Pour le peuple de Song, l’idéal, c’est d’être bien vêtu et bien coiffé ; pour le peuple de Ue, l’idéal, c’est d’être tondu ras et habillé d’un tatouage. L’empereur Yao se donna beaucoup de peine, et s’imagina avoir régné idéalement bien. Après qu’il eut visité les quatre Maîtres, dans la lointaine île de Kou chee, il reconnut qu’il avait tout gâté. L’idéal, c’est l’indifférence du sur-homme, qui laisse tourner la roue cosmique.

E. Les princes vulgaires ne savent pas employer les hommes de cette envergure, qui ne donnent rien dans les petites charges, leur génie y étant à l’étroit. — Maître Hoei ayant obtenu, dans son jardin, des gourdes énormes, les coupa en deux moitiés qu’il employa comme bassins. Trouvant ces bassins trop grands, il les coupa chacun en deux quarts. Ces quarts ne se tinrent plus debout et ne purent plus rien contenir. Il les brisa… Vous n’êtes qu’un sot, lui dit Tchoang-tzeu,. Vous n’avez pas su tirer parti de ces gourdes rares. Il fallait en faire des bouées, sur lesquelles vous auriez pu franchir les fleuves et les lacs. En voulant les rapetisser, vous les avez mises hors d’usage. — Il en est des hommes comme des choses ; tout dépend de l’usage qu’on en fait. — Une famille de magnaniers de Song possédait la recette d’une pommade, grâce à laquelle les mains de ceux qui dévidaient les cocons dans l’eau chaude, ne se gerçaient jamais. Ils vendirent leur recette à un étranger, pour cent taëls, et jugèrent que c’était là en avoir tiré un beau profit. Or l’étranger, devenu amiral du roi de Ou, commanda une expédition navale contre ceux de Ue. C’était en hiver. Ayant, grâce à sa pommade, préservé les mains de ses matelots de toute engelure, il remporta une grande victoire, qui lui procura un vaste fief. Ainsi deux emplois d’une même pommade produisirent une petite somme et une immense fortune. — Qui sait employer le sur-homme, en tire beaucoup. Qui ne sait pas, n’en tire rien.

F. Vos théories, dit maître Hoei à maître Tchoang, ont de l’ampleur, mais n’ont aucune valeur pratique ; aussi personne n’en veut. Tel un grand ailante, dont le bois fibreux ne peut se débiter en planches, dont les branches noueuses ne sont propres à rien. — Tant mieux pour moi, dit maître Tchoang. Car tout ce qui a un usage pratique périt pour ce motif. La martre a beau user de mille stratagèmes, elle finit par périr, sa fourrure étant recherchée. Le yak, pourtant si puissant, finit par être tué, sa queue servant à faire des étendards. Tandis que l’ailante auquel vous me faites l’honneur de me comparer, poussé dans un terrain stérile, grandira tant qu’il voudra, ombragera le voyageur et le dormeur, sans crainte aucune de la hache et de la doloire, précisément parce que, comme vous dites, il n’est propre à aucun usage. N’être bon à rien, n’est ce pas un état dont il faudrait plutôt se réjouir ?

Chap. 2. Harmonie universelle.

A. Maître K’i était assis sur un escabeau, les yeux levés au ciel, respirant faiblement. Son âme devait être absente. — Étonné, le disciple You qui le servait, se dit : Qu’est ceci ? Se peut-il que, sans être mort, un être vivant devienne ainsi, insensible comme un arbre desséché, inerte comme la cendre éteinte ? Ce n’est plus mon maître. — Si, dit Ki, revenant de son extase, c’est encore lui. J’avais seulement, pour un temps, perdu mon moi. Mais que peux-tu comprendre à cela, toi qui ne connais que les accords humains, pas même les terrestres, encore moins les célestes ? — Veuillez essayer de me faire comprendre par quelque comparaison, dit You — Soit, dit maître K’i. Le grand souffle indéterminé de la nature s’appelle vent. Par lui-même le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches. Les monts, les bois, les rochers, les arbres, toutes les aspérités, toutes les anfractuosités, résonnent comme autant de bouches, doucement quand le vent est doux, fortement quand le vent est fort. Ce sont des mugissements, des grondements, des sifflements, des commandements, des plaintes, des éclats, des cris, des pleurs. L’appel répond à l’appel. C’est un ensemble, une harmonie. Puis, quand le vent cesse, tous ces accents se taisent. N’as-tu pas observé cela, en un jour de tempête ? — Je comprends, dit You. Les accords humains sont ceux des instruments à musique faits par les hommes. Les accords terrestres sont ceux des voix de la nature. Mais les accords célestes, maître, qu’est-ce ? — B. C’est, dit maître K’i, l’harmonie de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction. Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer, c’est science et parler d’ordre inférieur. — Tout est un. Durant le sommeil, l’âme non distraite s’absorbe dans cette unité ; durant la veille, distraite, elle distingue des êtres divers. — Et quelle est l’occasion de ces distinctions ? Ce qui les occasionne, ce sont l’activité, les relations, les conflits de la vie. De là les théories, les erreurs. Du tir à l’arbalète fut dérivée la notion du bien et du mal. Des contrats fut tirée la notion du droit et du tort. On ajouta foi à ces notions imaginaires ; on a été jusqu’à les attribuer au Ciel. Impossible désormais d’en faire revenir les humains. Et cependant, oui, complaisance et ressentiment, peine et joie, projets et regrets ; passion et raison, indolence et fermeté, action et paresse, tous les contrastes, autant de sons sortis d’un même instrument, autant de champignons nés d’une même humidité, modalités fugaces de l’être universel. Dans le cours du temps, tout cela se présente. D’où est-ce venu ? C’est devenu ! C’est né, entre un matin et un soir, de soi-même, non comme un être réel, mais comme une apparence. Il n’y a pas d’êtres réels distincts. Il n’y a un moi, que par contraste avec un lui. Lui et moi n’étant que des êtres de raison, il n’y a pas non plus, en réalité, ce quelque chose de plus rapproché qu’on appelle le mien, et ce quelque chose de plus éloigné qu’on appelle le tien. — Mais qui est l’agent de cet état de choses, le moteur du grand Tout ?.. Tout se passe comme s’il y avait un vrai gouverneur, mais dont la personnalité ne peut être constatée. L’hypothèse expliquant les phénomènes est acceptable, à condition qu’on ne fasse pas, de ce gouverneur universel, un être matériel distinct. Il est une tendance sans forme palpable, la norme inhérente à l’univers, sa formule évolutive immanente. Les normes de toute sorte, comme celle qui fait un corps de plusieurs organes, une famille de plusieurs personnes, un état de nombreux sujets, sont autant de participations du recteur universel ainsi entendu. Ces participations ne l’augmentent ni ne le diminuent, car elles sont communiquées par lui, non détachées de lui. Prolongement de la norme universelle, la norme de tel être, qui est son être, ne cesse pas d’être quand il finit. Elle fut avant lui, elle est après lui, inaltérable, indestructible. Le reste de lui ne fut qu’apparence. — C’est de l’ignorance de ce principe que dérivent toutes les peines et tous les chagrins des hommes, lutte pour l’existence, crainte de la mort, appréhension du mystérieux au delà. L’aveuglement est presque général, pas universel toutefois. Il est encore des hommes, peu nombreux, que le traditionalisme conventionnel n’a pas séduits, qui ne reconnaissent de maître que leur raison, et qui, par l’effort de cette raison, ont déduit la doctrine exposée ci-dessus, de leurs méditations sur l’univers. Ceux là savent qu’il n’y a de réel que la norme universelle. Le vulgaire irréfléchi croit à l’existence réelle de tout. L’erreur moderne a noyé la vérité antique. Elle est si ancrée, si invétérée, que les plus grands sages au sens du monde, U le Grand y compris, en ont été les dupes. Pour soutenir la vérité, je me trouve presque seul.

C. Mais, me dira-t-on, si tout est un, si tout se réduit à une norme unique, cette norme comprendra simultanément la vérité et l’erreur, tous les contraires : et si les faits dont les hommes parlent sont irréels, la parole humaine n’est donc qu’un vain son, pas plus qu’un caquetage de poule. — Je réponds, non, il n’y a d’erreur dans la norme, que pour les esprits bornés ; oui, les distinctions des disciples de Confucius et de Mei-tzeu ne sont que de vains caquets. — Il n’y a, en réalité, ni vérité ni erreur, ni oui ni non, ni autre distinction quelconque, tout étant un, jusqu’aux contraires. Il n’y a que des aspects divers, lesquels dépendent du point de vue. De mon point de vue, je vois ainsi ; d’un autre point de vue, je verrais autrement. Moi et autrui sont deux positions différentes, qui font juger et parler différemment de ce qui est un. Ainsi parle-t-on de vie et de mort, de possible et d’impossible, de licite et d’illicite. On discute, les uns disant oui, et les autres non. Erreurs d’appréhension subjectives, dues au point de vue. Le Sage, au contraire, commence par éclairer l’objet avec la lumière de sa raison. Il constate d’abord que ceci est cela, que cela est ceci, que tout est un. Il constate ensuite qu’il y a pourtant oui et non, opposition, contraste. Il conclut à la réalité de l’unité, à la non réalité de la diversité. Son point de vue à lui. c’est un point, d’où ceci et cela, oui et non, paraissent encore non distingués. Ce point est le pivot de la norme. C’est le, centre immobile d’une circonférence, sur le contour de laquelle roulent toutes les contingences, les distinctions et les individualités ; d’où l’on ne voit qu’un infini, qui n’est ni ceci ni cela, ni oui ni non. Tout voir, dans l’unité primordiale non encore différenciée, ou d’une distance telle que tout se fond en un, voilà la vraie intelligence. — Les sophistes se trompent, en cherchant à y arriver par des arguments positifs et négatifs, par voie d’analyse ou de synthèse. Ils n’aboutissent qu’à des manières de voir subjectives, lesquelles, additionnées, forment l’opinion, passent pour des principes. Comme un sentier est formé par les pas multipliés des passants, ainsi les choses finissent par être qualifiées d’après ce que beaucoup en ont dit. C’est ainsi, dit-on, parce que c’est ainsi ; c’est un principe. Ce n’est pas ainsi, dit-on, parce que ce n’est pas ainsi ; c’est un principe. En est-il vraiment ainsi dans la réalité ? Pas du tout. Envisagées dans la norme, une paille et une poutre, un laideron et une beauté, tous les contraires sont un. La prospérité et la ruine, les états successifs, ne sont que des phases ; tout est un. Mais ceci, les grands esprits seuls sont aptes à le comprendre. Ne nous occupons pas de distinguer, mais voyons tout dans l’unité de la norme. Ne discutons pas pour l’emporter, mais employons, avec autrui, le procédé de l’éleveur de singes. Cet homme dit aux singes qu’il élevait : je vous donnerai trois taros le matin, et quatre le soir. Les singes furent tous mécontents. Alors, dit-il, je vous donnerai quatre taros le matin, et trois le soir. Les singes furent tous contents. Avec l’avantage de les avoir contentés, cet homme ne leur donna en définitive par jour, que les sept taros qu’il leur avait primitivement destinés. Ainsi fait le Sage. Il dit oui ou non, pour le bien de la paix, et reste tranquille au centre de la roue universelle, indifférent au sens dans lequel elle tourne.

D. Parmi les anciens, les uns pensaient que, à l’origine, il n’y eut rien de préexistant. C’est là une position extrême. — D’autres pensèrent qu’il y eut quelque chose de préexistant. C’est là la position extrême opposée. — D’autres enfin pensèrent qu’il y eut quelque chose d’indistinct, de non différencié. C’est là la position moyenne, la vraie. — Cet être primordial non-différencié, c’est la norme. Quand on imagina les distinctions, on ruina sa notion. Après les distinctions, vinrent les arts et les goûts, impressions et préférences subjectives qui ne peuvent ni se définir ni s’enseigner. Ainsi les trois artistes, Tchao wenn, Cheu-k’oang, Hoei tzeu, aimaient leur musique, puisque c’était leur musique, qu’ils trouvaient différente de celle des autres, et supérieure, bien entendu. Eh bien, ils ne purent jamais définir en quoi consistaient cette différence et cette supériorité ; ils ne purent jamais enseigner à leurs propres fils à jouer comme eux. Car le subjectif ne se définit ni ne s’enseigne. Le Sage dédaigne ces vanités, se tient dans la demi-obscurité de la vision synthétique, se contente du bon sens pratique.

E. Vous dites, m’objecte-t-on, qu’il n’y a pas de distinctions. Passe pour les termes assez semblables ; mettons que la distinction entre ceux-là n’est qu’apparente. Mais les termes absolument opposés, ceux-là comment pouvez-vous les réduire à la simple unité ? Ainsi, comment concilier ces termes : origine de l’être, être sans origine, origine de l’être sans origine ; et ceux-ci : être et néant, être avant le néant, néant avant l’être. Ces termes s’excluent ; c’est oui ou non. — Je réponds : ces termes ne s’excluent que si on les envisage comme existants. Antérieurement au devenir, dans l’unité du principe primordial, il n’y a pas d’opposition. Envisagés dans cette position, un poil n’est pas petit, une montagne n’est pas grande ; un mort-né n’est pas jeune, un centenaire n’est pas âgé. Le ciel, la terre, et moi, sommes du même âge Tous les êtres, et moi, sommes un dans l’origine. Puisque tout est un objectivement et en réalité, pourquoi distinguer des entités par des mots, lesquels n’expriment que des appréhensions subjectives et imaginaires ? Si vous commencez à nommer et à compter, vous ne vous arrêterez plus, la série des vues subjectives étant infinie. — Avant le temps, tout était un, dans le principe fermé comme un pli scellé. Il n’y avait alors, en fait de termes, qu’un verbe général. Tout ce qui fut ajouté depuis est subjectif, imaginaire. Telles la différence entre la droite et la gauche, les distinctions, les oppositions, les devoirs. Autant d’êtres de raison, qu’on désigne par des mots, auxquels rien ne répond dans la réalité. Aussi le Sage étudie-t-il tout, dans le monde matériel et dans le monde des idées, mais sans se prononcer sur rien, pour ne pas ajouter une vue subjective de plus à celles qui ont déjà été formulées. Il se tait recueilli, tandis que le vulgaire pérore, non pour la vérité, mais pour la montre, dit l’adage. — Que peut-on dire de l’être universel, sinon qu’il est ? Est-ce affirmer quelque chose, que de dire, l’être est ? Est-ce affirmer quelque chose, que de dire, l’humanité est humaine, la modestie est modeste, la bravoure est brave ? Ne sont-ce pas là des phrases vides qui ne signifient rien ? Si l’on pouvait distinguer dans le principe, et lui appliquer des attributs, il ne serait pas le principe universel. Savoir s’arrêter là où l’intelligence et la parole font défaut, voilà la sagesse. À quoi bon chercher des termes impossibles pour exprimer un être ineffable ? Celui qui comprend qu’il a tout en un, a conquis le trésor céleste, inépuisable, mais aussi inscrutable. Il a l’illumination compréhensive, qui éclaire l’ensemble sans faire paraître de détails. C’est cette lumière, supérieure à celle de dix soleils, que jadis Chounn vantait au vieux Yao.

F. Tout, dans le monde, est personnel, est subjectif, dit Wang-i à Nie-k’ue. Un homme couché dans la boue, y gagnera un lumbago, tandis qu’une anguille ne se portera nulle part mieux que là. Un homme juché sur un arbre s’y sentira mal à l’aise, tandis qu’un singe trouvera la position parfaite. Les uns mangent ceci, les autres cela. Les uns recherchent telle chose, les autres telle autre. Tous les hommes couraient après les deux fameuses beautés Mao ts’iang et Li-ki ; tandis que à leur vue, les poissons plongeaient épouvantés, les oiseaux se réfugiaient au haut des airs, les antilopes fuyaient au galop. Vous ne savez pas quel effet me fait telle chose, et moi je ne sais pas quelle impression elle produit sur vous. Cette question des sentiments et des goûts, étant toute subjective, est principiellement insoluble. Il n’y a qu’à la laisser. Jamais les hommes ne s’entendront sur ce chapitre. — Les hommes vulgaires, soit, dit Nie-k’ue ; mais le sur-homme ? — Le sur-homme, dit Wang-i, est au dessus de ces vétilles. Dans sa haute transcendance, il est au dessus de toute impression et émotion. Dans un lac bouillant, il ne sent pas la chaleur ; dans un fleuve gelé, il ne sent pas le froid. Que la foudre fende les montagnes, que l’ouragan bouleverse l’océan, il ne s’inquiète pas. Il monte les nuées, enfourche le soleil et la lune, court à travers l’univers. Quel intérêt peut porter, à des distinctions moindres, celui à qui la vie et la mort sont tout un ?

G. Maître K’iu ts’iao dit à maître K’iou de Tch’ang ou : On affirme du Sage, qu’il ne s’embarrasse pas des choses de ce monde ; qu’il ne cherche pas son avantage et ne recule pas devant le danger ; qu’il ne tient à rien ; qu’il ne cherche pas à se faire agréer ; qu’il se tient loin de la poussière et de la boue. … Je le définirai mieux, en moins de mots, dit maître K’iou. Le Sage abstrait du temps et voit tout en un. Il se tait, gardant pour lui ses impressions personnelles, s’abstenant de disserter sur les questions obscures et insolubles. Ce recueillement, cette concentration, lui donnent, au milieu de l’affairage passionné des hommes vulgaires, un air apathique, presque bête. En réalité, intérieurement, il est appliqué à l’occupation la plus haute, la synthèse de tous les âges, la réduction de tous les êtres à l’unité.

H. Et pour ce qui est de la distinction qui tourmente le plus les hommes, celle de la vie et de la mort, … l’amour de la vie n’est-il pas une illusion ? la crainte de la mort n’est-elle pas une erreur ? Ce départ est-il réellement un malheur ? Ne conduit-il pas, comme celui de la fiancée qui quitte la maison paternelle, à un autre bonheur ? .. Jadis, quand la belle Ki de Li fut enlevée, elle pleura à mouiller sa robe. Quand elle fut devenue la favorite du roi de Tsinn, elle constata qu’elle avait eu tort de pleurer. N’en est il pas ainsi de bien des morts ? Partis à regret jadis, ne pensent-ils pas maintenant que c’est bien à tort qu’ils aimaient la vie ? … La vie ne serait-elle pas un rêve ? Certains, tirés par le réveil d’un rêve gai, se désolent ; d’autres, délivrés par le réveil d’un rêve triste, se réjouissent. Les uns et les autres, tandis qu’ils rêvaient, ont cru à la réalité de leur rêve. Après le réveil, ils se sont dit, ce n’était qu’un vain rêve. Ainsi en est-il du grand réveil, la mort, après lequel on dit de la vie, ce ne fut qu’un long rêve. Mais parmi les vivants, peu comprennent ceci. Presque tous croient être bien éveillés. Ils se croient vraiment, les uns rois, les autres valets. Nous rêvons tous, vous et moi. Moi qui vous dis que vous rêvez, je rêve aussi mon rêve. — L’identité de la vie et de la mort paraît incroyable à bien des gens. La leur persuadera-t-on jamais ? C’est peu probable. Car, en cette matière, pas de démonstration évidente, aucune autorité décisive, une foule de sentiments subjectifs. Seule la règle céleste résoudra cette question. Et qu’est-ce que cette règle céleste ? C’est se placer, pour juger, à l’infini… Impossible de résoudre le conflit des contradictoires, de décider laquelle est vraie laquelle est fausse. Alors plaçons nous en dehors du temps, au delà des raisonnements. Envisageons la question à l’infini, distance à laquelle tout se fond en un tout indéterminé.

I. Tous les êtres appartenant au Tout, leurs actions ne sont pas libres, mais nécessitées par ses lois. … Un jour la pénombre demanda à l’ombre : pourquoi vous mouvez vous dans tel sens ? … Je ne me meus pas, dit l’ombre. Je suis projetée par un corps quelconque, lequel me produit et m’oriente, d’après les lois de l’opacité et du mouvement. … Ainsi en est il de tous les actes.

J. Il n’y a pas d’individus réellement tels mais seulement des prolongements de la norme. … Jadis, raconte Tchoang-tzeu, une nuit, je fus un papillon, voltigeant content de son sort. Puis je m’éveillai, étant Tchoang-tcheou. Qui suis-je, en réalité ? Un papillon qui rêve qu’il est Tchoang-tcheou, ou Tchoang-tcheou qui s’imagine qu’il fut papillon ? Dans mon cas, y a-t-il deux individus réels ? Y a-t-il eu transformation réelle d’un individu en un autre ? — Ni l’un, ni l’autre, dit la Glose. Il y a eu deux modifications irréelles de l’être unique, de la norme universelle, dans laquelle tous les êtres dans tous leurs états sont un.

Chap. 3. Entretien du principe vital.

A. L’énergie vitale est limitée. L’esprit est insatiable. Mettre un instrument limité à la discrétion d’un maître insatiable, c’est toujours périlleux, c’est souvent funeste. Le maître usera l’instrument. L’effort intellectuel prolongé, exagéré, épuisera la vie. — Se tuer à bien faire pour l’amour de la gloire, ou périr pour un crime de la main du bourreau, cela revient au même ; c’est la mort, pour cause d’excès, dans les deux cas. Qui veut durer, doit se modérer, n’aller jusqu’au bout de rien, toujours rester à mi-chemin. Ainsi pourra-t-il conserver son corps intact, entretenir sa vie jusqu’au bout, nourrir ses parents jusqu’à leur mort, durer lui-même jusqu’au terme de son lot.

B. Le boucher du prince Hoei de Leang dépeçait un bœuf. Sans effort, méthodiquement, comme en mesure, son couteau détachait la peau, tranchait les chairs, disjoignait les articulations. — Vous êtes vraiment habile, lui dit le prince, qui le regardait faire. — Tout mon art, répondit le boucher, consiste à n’envisager que le principe du découpage. Quand je débutai, je pensais au bœuf. Après trois ans d’exercice, je commençai à oublier l’objet. Maintenant quand je découpe, je n’ai plus en esprit que le principe. Mes sens n’agissent plus ; seule ma volonté est active. Suivant les lignes naturelles du bœuf, mon couteau pénètre et divise, tranchant les chairs molles, contournant les os, faisant sa besogne comme naturellement et sans effort. Et cela, sans s’user, parce qu’il ne s’attaque pas aux parties dures. Un débutant use un couteau par mois. Un boucher médiocre, use un couteau par an. Le même couteau me sert depuis dix-neuf ans. Il a dépecé plusieurs milliers de bœufs, sans éprouver aucune usure. Parce que je ne le fais passer que là où il peut passer. — Merci, dit le prince Hoei au boucher ; vous venez de m’enseigner comment on fait durer la vie, en ne la faisant servir qu’à ce qui ne l’use pas.

C. L’affliction est une autre cause d’usure du principe vital. Omettant les sujets d’affliction moindres, Tchoang-tzeu en indique trois graves, communs en son temps de luttes féodales, les mutilations légales, l’exil, la mort. — Se résigner à la mutilation, comme le secrétaire du prince de Leang, auquel on avait coupé un pied, et qui ne reprochait pas sa mutilation à son maître, mais se consolait en pensant qu’elle avait été voulue par le ciel. — Se résigner à l’exil, comme le faisan des marais, qui vit content dans son existence besogneuse et inquiète, sans désirer l’aisance d’une volière. — Se résigner à la mort, parce qu’elle n’est qu’un changement, souvent en mieux. Quand Lao-tan fut mort, Ts’inn cheu étant allé le pleurer, ne poussa, devant son cercueil, que les trois lamentations exigées de tout le monde par le rituel. Quand il fut sorti : n’étiez vous pas l’ami de Lao-tan ? lui demandèrent les disciples… Je le fus, dit Ts’inn cheu… Alors, dirent les disciples, pourquoi n’avez-vous pas pleuré davantage ?.. Parce que, dit Ts’inn cheu, ce cadavre n’est plus mon ami. Tous ces pleureurs qui remplissent la maison, hurlant à qui mieux mieux, agissent par pure sentimentalité, d’une manière déraisonnable, presque damnable. La loi, oubliée du vulgaire, mais dont le Sage se souvient, c’est que chacun vient en ce monde à son heure, et le quitte en son temps. Le Sage ne se réjouit donc pas des naissances, et ne s’afflige pas des décès. Les anciens ont comparé l’homme à un fagot que le Seigneur fait (naissance) et défait (mort). Quand la flamme a consumé un fagot, elle passe à un autre, et ne s’éteint pas.

Chap. 4. Le monde des hommes.

A. Yen-Hoei, le disciple préféré, demanda un congé à son maître K’oung ni (Confucius). … Pour aller où ? demanda celui-ci. — À Wei, dit le disciple. Le prince de ce pays est jeune et volontaire. Il gouverne mal, n’accepte aucune observation, et fait mourir ses sujets pour peu de chose. Sa principauté est jonchée de cadavres. Son peuple est plongé dans le désespoir… Or je vous ai entendu dire bien des fois, qu’il faut quitter le pays bien ordonné, pour aller donner ses soins à celui qui est mal gouverné. C’est aux malades que le médecin va. Je voudrais consacrer ce que j’ai appris de vous, au salut de la principauté de Wei. — N’y va pas ! dit K’oung ni. Tu irais à ta perte. Le grand principe est qu’on ne s’embarrasse pas de soucis multiples. Les sur-hommes de l’antiquité ne s’embarrassaient jamais d’autrui au point de se troubler eux-mêmes. Ils ne perdaient pas leur temps à vouloir amender un brutal tyran. … Rien de plus dangereux, que de parler avec insistance de justice et de charité à un homme violent, qui se complaît dans le mal. Ses conseillers feront cause commune avec lui, et s’uniront pour t’intimider. Si tu hésites ou faiblis, ils triompheront, et le mal sera pire. Si tu les attaques avec force, le tyran te fera mettre à mort. C’est ainsi que périrent jadis le ministre Koan-loung-p’eng mis à mort par le tyran Kie, et le prince Pi-kan mis à mort par le tyran Tcheou. Tous deux, pour avoir pris le parti du peuple opprimé, contre des princes oppresseurs. Jadis les grands empereurs Yao et U ne réussirent pas à persuader des vassaux avides de gloire et de richesses ; ils durent en venir à les réduire par les armes. … Or le prince actuel de Wei est un homme de la même espèce. Sur quel ton lui parleras-tu, pour le toucher ? — Je lui parlerai, dit Yen-Hoei, avec modestie et franchise. — Tu perdras ta peine, dit K’oung-ni. Cet homme est plein de lui-même. C’est de plus un fourbe consommé. Le mal ne lui répugne pas, la vertu ne lui fait aucun effet. Ou il te contredira ouvertement ; ou il feindra de t’écouter, mais sans te croire. — Alors, dit Yen-Hoei, conservant ma droiture intérieure, je m’accommoderai à lui extérieurement. Je lui exposerai la raison céleste, qui le touchera peut-être, puisqu’il est, comme moi, un fils du ciel. Sans chercher à lui plaire, je lui parlerai avec la simplicité d’un enfant, en disciple du ciel. Si respectueux que personne ne puisse m’accuser de lui avoir manqué le moins du monde, je lui exposerai doucement la doctrine des Anciens. Que cette doctrine condamne sa conduite, il ne pourra pas m’en vouloir, puisqu’elle n’est pas de moi. Ne pensez-vous pas, maître, que je puisse corriger ainsi le prince de Wei ? — Tu ne le corrigeras pas, dit K’oung-ni. Cela, c’est le procédé didactique, connu de tous les maîtres, et qui ne convertit personne. En parlant ainsi, tu n’encourras peut-être pas de représailles, mais c’est là tout ce que tu obtiendras. — Alors, demanda Yen-Hoei, comment arriver à convertir ? — En s’y préparant, dit K’oung-ni, par l’abstinence. — Oh ! dit Yen-Hoei, je connais cela. Ma famille est pauvre. Nous passons des mois, sans boire de vin, sans manger de viande. — C’est là, dit K’oung-ni, l’abstinence préparatoire aux sacrifices. Ce n’est pas de celle là qu’il s’agit, mais bien de l’abstinence du cœur. — Qu’est-ce que cela ? demanda Yen-Hoei. — Voici, dit K’oung-ni : Concentrer toute son énergie intellectuelle comme en une masse. Ne pas écouter par les oreilles, ni par le cœur, mais seulement par l’esprit. Intercepter la voie des sens, tenir pur le miroir du cœur ; ne laisser l’esprit s’occuper, dans le vide intérieur, que d’objets abstraits seulement. La vision du principe exige le vide. Se tenir vide, voilà l’abstinence du cœur. — Ah ! dit Yen-Hoei, je ne savais pas cela, c’est pourquoi je ne suis qu’un Yen-Hoei. Si j’atteignais là, je ne serais plus Yen-Hoei ; je deviendrais un homme supérieur. Mais, pratiquement, peut-on se vider à ce point ? — On le peut, dit K’oung-ni, et je vais t’apprendre comment. Il faut, pour cela, ne laisser entrer du dehors, dans le domaine du cœur, que des êtres qui n’aient plus de nom ; des idées abstraites, pas des cas concrets. Le cœur ne doit vibrer qu’à leur contact (notions objectives) ; jamais spontanément (émotions subjectives). Il faut se tenir fermé, simple, dans le pur naturel, sans mélange d’artificiel. On peut arriver ainsi à se conserver sans émotion, tandis qu’il est difficile de se calmer après s’être laissé émouvoir ; tout comme il est plus facile de ne pas marcher, que d’effacer les traces de ses pas après avoir marché. Tout ce qui est artificiel est faux et inefficace. Seul le naturel est vrai et efficace. Attendre un effet des procédés humains, c’est vouloir voler sans ailes ou comprendre sans intelligence. … Vois comme la lumière qui entre du dehors par ce trou du mur s’étend dans le vide de cet appartement, et s’y éteint paisiblement, sans produire d’images. Ainsi les connaissances abstraites doivent s’étendre dans la paix, sans la troubler. Si les connaissances restées concrètes créent des images ou sont réfléchies, l’homme aura beau s’asseoir immobile, son cœur divaguera follement. Le cœur vidé attire les mânes, qui viennent y faire leur demeure. Il exerce sur les vivants une action toute-puissante. Lui seul est l’instrument des transformations morales, étant une pure parcelle du Principe, le transformateur universel. C’est ainsi qu’il faut expliquer l’action qu’exercèrent sur les hommes Yao et Chounn, après Fou-hi, Ki-kiu et beaucoup d’autres.

B. Autre discours de Confucius sur l’apathie taoïste. … Envoyé comme ambassadeur par son maître le roi de Tch’ou au prince de Ts’i, Tzeu-kao demanda conseil à K’oung-ni. Mon roi, lui dit il, m’a confié une mission très importante. Ce sera fatigant ; et puis, réussirai-je ? Je crains pour ma santé, et pour ma tête. En vérité, je suis très inquiet. … J’ai toujours vécu sobrement, le corps sain et le cœur tranquille. Or, dès le jour de ma nomination comme ambassadeur, j’ai eu tellement le feu aux entrailles, que le soir j’ai dû boire de l’eau glacée, pour calmer cet embrasement intérieur. Si j’en suis là avant de partir pour ma mission, que sera-ce après ? Pour réussir, il me faudra passer par des inquiétudes sans nombre. Et si je ne réussis pas, comment sauverai-je ma tête ? Maître, quel conseil pouvez-vous me donner ? — Voici, dit K’oung-ni. La piété envers les parents, et la fidélité à son prince, sont les deux devoirs naturels fondamentaux, dont rien ne peut jamais dispenser. Obéir à ses parents, servir son prince, voilà les devoirs de l’enfant et du ministre. Et cela, en toute chose, et quoi qu’il arrive. Il faut donc, en cette matière, bannir toute considération de peine ou de plaisir, pour n’envisager que le devoir en lui-même, non comme une chose facultative, mais comme une chose fatale, pour laquelle il faut se dévouer, au besoin jusqu’au sacrifice de la vie et à l’acceptation de la mort. Ceci posé, vous êtes tenu d’accepter votre mission, et de vous dévouer à son accomplissement. … Il est vrai que le rôle d’un ambassadeur, d’un entremetteur diplomatique, est un rôle difficile et périlleux. Mais cela, le plus souvent, parce que le personnage y met du sien. Si le message est agréable, y ajouter des paroles agréables indiscrètes ; si le message est désagréable, y ajouter des paroles désagréables blessantes ; poser, hâbler, exagérer, outrepasser son mandat : voilà ce qui cause d’ordinaire le malheur des ambassadeurs. Tout excès est funeste. Aussi est-il dit, dans les Règles du parler : Transmettez le sens de ce que vous êtes chargé de dire, mais non les termes, si ces termes sont durs. A fortiori, n’ajoutez pas gratuitement des termes blessants. Si vous faites ainsi, votre vie sera probablement sauve. … Généralement, c’est la passion, qui gâte les choses. Les lutteurs commencent par lutter d’après les règles ; puis, quand ils sont emballés, ils se portent de mauvais coups. Les buveurs commencent par boire modérément ; puis, échauffés, ils se soûlent. Le vulgaire commence par être poli ; puis, avec la familiarité viennent les incivilités. Beaucoup d’affaires, d’abord mises au point, sont ensuite exagérées. Tout cela, parce que la passion s’en est mêlée. Il peut en arriver de même aux porteurs de messages. Malheur ! s’ils s’échauffent pour leur sujet. Ils ajouteront du leur, et il leur en cuira. Il en est de l’orateur qui s’émeut, comme de l’eau et du vent ; les vagues s’élèvent aisément, les discours s’enflent facilement. Rien n’est dangereux comme les paroles produites par la passion. Elles peuvent en venir à ressembler aux fureurs de la bête aux abois. Elles provoquent la rupture des négociations, la haine et la vengeance. Aussi les Règles du parler disent-elles : N’outrepassez pas votre mandat. N’insistez pas trop fort, par désir de réussir. Ne tâchez pas d’obtenir plus que vous ne devez demander. Sans cela, vous ne ferez rien de bon, et vous vous mettrez en danger. Mais, toute passion étant évitée, faites votre devoir, le cœur dégagé. Advienne que pourra ! Aiguillonnez-vous sans cesse, en vous demandant : comment ferai je pour répondre aux bontés de mon prince ? Enfin soyez prêt à faire le sacrifice le plus difficile, celui de la vie, s’il le faut. Voilà mon conseil.

C. Autre leçon de modération taoïste. — Le philosophe Yen ho de Lou ayant été désigné pour être le précepteur du fils aîné du duc Ling de Wei, demanda conseil à Kiu-paiu. Mon élève, lui dit-il, est aussi mauvais que possible. Si je le laisse faire, il ruinera son pays. Si j’essaye de le brider, il m’en coûtera peut-être la vie. Il voit les torts d’autrui, mais pas les siens. Que faire d’un pareil disciple ? — Kiu-paiu dit : D’abord soyez circonspect, soyez correct, ne prêtez en rien à la critique. Ensuite vous chercherez à le gagner. Accommodez-vous à lui, sans condescendre à mal agir avec lui sans doute, mais aussi sans le prendre avec lui de trop haut. S’il a un caractère jeune, faites vous jeune avec lui. S’il n’aime pas la contrainte, ne l’ennuyez pas. S’il n’aime pas la domination, ne cherchez pas à lui en imposer. Surtout, ne le prenez pas à rebrousse poil, ne l’indisposez pas contre vous. … Ne tentez pas de lutter avec lui de vive force. Ce serait là imiter la sotte mante, qui voulut arrêter un char et qui fut écrasée. … Ne traitez avec lui, que quand il est bien disposé. Vous savez comme font les éleveurs de tigres, avec leurs dangereux élèves. Ils ne leur donnent jamais de proie vivante, car la satisfaction de la tuer exalterait leur brutale cruauté. Ils ne leur donnent même pas un gros morceau de viande, car l’acte de le déchirer surexciterait leurs instincts sanguinaires. Ils leur donnent leur nourriture par petites portions, et n’approchent d’eux que quand, repus et calmes, ils sont d’aussi bonne humeur qu’un tigre peut l’être. Ainsi ont-ils plus de chances de ne pas être dévorés. … Cependant, ne rendez pas votre disciple intraitable, en le gâtant. Tels éleveurs de chevaux maniaques aiment leurs bêtes jusqu’à conserver leurs excréments. Qu’arrive-t-il alors ? Il arrive que, devenus capricieux jusqu’à la frénésie, ces chevaux s’emportent et cassent tout quand on les approche même gentiment et dans les meilleures intentions. Plus on les gâte, moins ils sont reconnaissants.

Les principes taoïstes du maniement des hommes et des affaires, exposés ci-dessus, reviennent à ceci : Tout traiter de loin et de haut, en général pas en détail, sans trop s’appliquer, sans se préoccuper. Prudence, condescendance, patience, un certain laisser aller ; mais pas de lâcheté ; et, au besoin, ne pas craindre la mort, laquelle n’a rien de redoutable pour le Taoïste. — La suite (comparez chap. 1 F), est consacrée à l’abstention, à la retraite, que les Taoïstes mirent toujours au-dessus de l’action ; parce que l’inaction conserve, tandis que l’action use.

D. Le maître charpentier Cheu, se rendant dans le pays de Ts’i, passa près du chêne fameux qui ombrageait le tertre du génie du sol à K’iu-yuan. Le tronc de cet arbre célèbre pouvait cacher un bœuf. Il s’élevait droit, à quatre vingt pieds de hauteur, puis étalait une dizaine de maîtresses branches, dans chacune desquelles on aurait pu creuser un canot. On venait en foule pour l’admirer. — Le charpentier passa auprès, sans lui donner un regard. — Mais voyez donc, lui dit son apprenti. Depuis que je manie la hache, je n’ai pas vu une aussi belle pièce de bois. Et vous ne la regardez même pas ! — J’ai vu, dit le maître. Impropre à faire une barque, un cercueil, un meuble, une porte, une colonne. Bois sans usage pratique. Il vivra longtemps. — Quand le maître charpentier Cheu revint de Ts’i, il passa la nuit à K’iu-yuan. L’arbre lui apparut en songe, et lui dit : Oui, les arbres dont le bois est beau sont coupés jeunes. Aux arbres fruitiers, on casse les branches, dans l’ardeur de leur ravir leurs fruits. À tous leur utilité est fatale. Aussi suis-je heureux d’être inutile. Il en est d’ailleurs de vous hommes, comme de nous arbres. Si tu es un homme utile, tu ne vivras pas vieux. — Le lendemain matin, l’apprenti demanda au maître : Si ce grand arbre est heureux d’être inutile, pourquoi s’est-il laissé faire génie du lieu ? — On l’a mis en place, dit le maître, sans lui demander son avis, et il s’en moque. Ce n’est pas la vénération populaire qui protège son existence, c’est son incapacité pour les usages communs. Son action tutélaire se réduit d’ailleurs à ne rien faire. Tel le sage taoïste, mis en place malgré lui, et se gardant d’agir.

Suit E une autre variation sur le même thème, presque identique, fragment semblable ajouté au précédent, qui se termine ainsi : Cet arbre étant impropre aux usages communs, a pu se développer jusqu’à ces dimensions. La même incapacité donne à certains hommes le loisir d’atteindre à la transcendance parfaite.

F. Dans le pays de Song, à King-cheu, les arbres poussent en masse. Les tout petits sont coupés, pour en faire des cages aux singes. Les moyens sont coupés, pour faire des maisons aux hommes. Les gros sont coupés, pour faire des cercueils aux morts. Tous périssent, par la hache, avant le temps, parce qu’ils peuvent servir. S’ils étaient sans usage, ils vieilliraient à l’aise. Le traité sur les victimes déclare que les bœufs à tête blanche, les porcs au groin retroussé, les hommes atteints de fistules, ne peuvent pas être sacrifiés au Génie du Fleuve ; car, disent les aruspices, ces êtres-là sont néfastes. Les hommes transcendants pensent que c’est faste pour eux, puisque cela leur sauve la vie.

G. Le cul de jatte Chou, un véritable monstre, gagnait sa vie et entretenait une famille de dix personnes, en ravaudant, vannant, etc. Quand son pays mobilisait, il restait bien tranquille. Aux jours de grande corvée, on ne lui demandait rien. Quand il y avait distribution de secours aux pauvres, il recevait du grain et du bois. Son incapacité pour les offices ordinaires lui valut de vivre jusqu’au bout de ses jours. De même son incapacité pour les charges vulgaires fera vivre l’homme transcendant jusqu’au terme de son lot.

H. Alors que Confucius visitait le pays de Tch’ou, le fou Tsie-u lui cria : Phénix ! phénix ! Sans doute, le monde est décadent ; mais qu’y pourras-tu ? L’avenir n’est pas encore venu, le passé est déjà bien loin. En temps de bon ordre, le Sage travaille pour l’état ; en temps de désordre, il s’occupe de son propre salut. Actuellement les temps sont tels qu’échapper à la mort est difficile. Il n’y a plus de bonheur pour personne ; le malheur écrase tout le monde. Ce n’est pas le moment de te montrer. Tu parleras en vain de vertu, et montreras en pure perte ta tenue compassée. Il me plaît de courir comme un fou ; ne te mets pas dans mon chemin. Il me plaît de marcher de travers ; ne gêne pas mes pieds. C’est le moment de laisser faire.

I. En produisant des forêts, la montagne attire ceux qui la dépouilleront. En laissant dégoutter sa graisse, le rôti active le feu qui le grille. Le cannellier est abattu parce que son écorce est un condiment recherché. On incise l’arbre à vernis pour lui ravir sa sève précieuse. La presque totalité des hommes s’imagine que, être jugé apte à quelque chose, est un bien. En réalité, c’est être jugé inapte à tout, qui est un avantage.

Chap. 5. Action parfaite.

A. Dans la principauté de Lou, un certain Wang-t’ai, qui avait subi l’amputation des deux pieds (supplice commun alors), groupait autour de lui plus de disciples que Confucius. Tch’ang-ki s’en étonna, et dit au Maître : Ce Wang-t’ai ne pérore pas, ne discute pas ; et cependant, ceux qui sont allés à lui vides, reviennent de chez lui pleins. Y aurait-il une manière d’enseigner sans paroles, un procédé impalpable de former les cœurs ? D’où provient l’influence de cet homme ? — De sa transcendance, répondit Confucius. Je l’ai connu trop tard. Je devrais me mettre à son école. Tout le monde devrait le prendre pour maître. — En quoi, au juste, vous est-il supérieur ? demanda Tch’ang-ki. — En ce que, répondit Confucius, il a atteint l’impassibilité parfaite. La vie et la mort lui étant également indifférentes, l’effondrement de l’univers ne lui causerait aucune émotion. À force de scruter, il est arrivé à la vérité abstraite immobile, la connaissance du principe universel unique. Il laisse évoluer tous les êtres selon leurs destinées, et se tient, lui, au centre immobile de toutes les destinées. — Je ne comprends pas, dit Tch’ang-ki. — Confucius reprit : Il y a deux manières d’envisager les êtres ; ou comme des entités distinctes, ou comme étant tous un dans le grand tout. Pour ceux qui se sont élevés à cette dernière sorte de considération, peu importe ce que leurs sens perçoivent. Leur esprit plane, toute son action étant concentrée. Dans cette vue abstraite globale, le détail des déficits disparaît. C’est en elle que consiste la transcendance de ce Wang-t’ai, que la mutilation de son corps ne saurait diminuer. — Ah ! dit Tch’ang-ki,je comprends. Ses réflexions l’ont rendu maître de ses sens, et il est ainsi parvenu à l’impassibilité. Mais y a-t-il là de quoi faire ainsi courir après lui ? — Oui, repartit Confucius ; la fixité mentale attire ceux qui cherchent la sagesse, comme l’eau immobile attire ceux qui désirent se mirer. Personne ne va se mirer dans l’eau courante. Personne ne demande à apprendre d’un esprit instable. C’est l’immuabilité qui caractérise le Sage au milieu de la foule. Tels, parmi les arbres à feuilles caduques, les pins et les cyprès toujours verts. Tels, parmi les hommes vulgaires, l’empereur Chounn, toujours droit et rectifiant les autres. Le signe extérieur de cet état intérieur, c’est l’imperturbabilité. Non pas celle du brave, qui fonce seul, pour l’amour de la gloire, sur une armée rangée en bataille. Mais celle de l’esprit qui, supérieur au ciel, à la terre, à tous les êtres, habite dans un corps auquel il ne tient pas, ne fait aucun cas des images que ses sens lui fournissent, connaît tout par connaissance globale dans son unité immobile. Cet esprit-là, absolument indépendant, est maître des hommes. S’il lui plaisait de les convoquer en masse, au jour fixé tous accourraient. Mais il ne veut pas se faire servir.

B. Chennt’ou-kia avait aussi subi l’amputation des pieds, pour une faute vraie ou supposée. Dans la principauté de Tcheng il suivait, avec Tzeu-tch’an, les leçons de Pai-hounn-ou-jenn. Tzeu-tch’an méprisant ce mutilé, exigea qu’il lui cédât le pas. … Il n’y a pas de rangs, dans l’école de notre maître, dit Chennt’ou-kia. Si vous tenez à l’étiquette, allez ailleurs. À un miroir parfaitement net, la poussière n’adhère pas ; si elle adhère, c’est que le miroir est humide ou gras. Votre exigence en matière rituelle, prouve que vous n’êtes pas encore sans défauts. — Vous, un mutilé, dit Tzeu-tch’an, vous me faites l’effet de vouloir poser en Yao. Si vous vous examiniez, vous trouveriez peut-être des raisons de vous taire. — Vous faites allusion, dit Chennt’ou-kia, à la peine que j’ai subie, et pensez que je l’ai méritée pour quelque faute grave. La plupart de ceux qui sont dans mon cas, disent très haut que cela n’aurait pas dû leur arriver. Plus sage qu’eux, je ne dis rien, et me résigne en paix à mon destin. Quiconque passait dans le champ visuel du fameux archer devait être percé d’une flèche ; s’il ne l’était pas, c’est que le destin ne le voulait pas. Le destin voulut que moi je perdisse mes pieds, et que d’autres gardassent les leurs. Les hommes qui ont leurs pieds se moquent de moi qui ai perdu les miens. Jadis cela m’affectait. Maintenant je suis corrigé de cette faiblesse. Voilà dix-neuf années que j’étudie sous notre maître, lequel très attentif sur mon intérieur, n’a jamais fait aucune allusion à mon extérieur. Vous, son disciple, faites tout le contraire. N’auriez-vous pas tort ? — Tzeu tch’an sentit la réprimande, changea de visage et dit : Qu’il n’en soit plus question.

C. Dans la principauté de Lou, un certain Chou-chan qui avait subi l’amputation des orteils, alla demander à Confucius de l’instruire. — À quoi bon ? lui dit celui-ci, puisque vous n’avez pas su conserver votre intégrité corporelle. — Je voulais, pour compenser cette perte, apprendre de vous à préserver mon intégrité mentale, dit Chou-chan. Le ciel et la terre se prodiguent à tous les êtres, quels qu’ils soient, sans distinction. Je croyais que vous leur ressembliez. Je ne m’attendais pas à être rebuté par vous. — Pardonnez mon incivilité, veuillez entrer, dit Confucius ; je vous dirai ce que je sais. — Après l’entrevue, Chou-chan s’en étant retourné, Confucius dit à ses disciples : Que cet exemple vous anime au bien, enfants ! Voyez, ce mutilé cherche à réparer ses fautes passées. Vous, ne commettez pas de fautes. — Cependant Chou-chan, mal content de Confucius, s’était adressé à Lao-tan. Ce K’oung-ni, lui dit-il, n’est pas un sur-homme. Il s’attire des disciples, pose en maître, et cherche visiblement la réputation. Or le sur-homme considère les préoccupations comme des menottes et des entraves. — Pourquoi, dit Lao-tan, n’avez-vous pas profité de votre entrevue avec lui, pour lui dire sans ambages, que la vie et la mort sont une seule et même chose ; qu’il n’y a aucune distinction entre oui et non ? Vous l’auriez peut être délivré de ses menottes et de ses entraves. — Impossible, dit Chou-chan. Cet homme est trop plein de lui même. Le Ciel l’a puni en l’aveuglant. Personne ne le fera plus voir clair.

D. Le duc Nai de Lou dit à Confucius : Dans le pays de Wei vivait un homme nommé T’ouo le laid. Il était de fait la laideur même, un véritable épouvantail. Et cependant ses femmes, ses concitoyens, tous ceux qui le connaissaient, raffolaient de lui. Pourquoi cela ? Pas pour son génie, car il était toujours de l’avis des autres. Pas pour sa noblesse, car il était du commun. Pas pour sa richesse, car il était pauvre. Pas pour son savoir, car il ne connaissait du monde que son village. … Je voulus le voir. Certes il était laid à faire peur. Malgré cela il me charma, car il charmait tout le monde. Après quelques mois, j’étais son ami. Avant un an, il eut toute ma confiance. Je lui offris d’être mon ministre. Il accepta avec répugnance et me quitta bientôt. Je ne puis me consoler de l’avoir perdu. À quoi attribuer la fascination que cet homme exerce ? — Jadis, dit Confucius, dans le pays de Tch’ou, je vis la scène suivante. Une truie venait de mourir. Ses petits suçaient encore ses mamelles. Tout à coup ils se débandèrent effrayés. Ils s’étaient aperçus que leur mère ne les regardait plus, que ce n’était plus leur mère. Ce qu’ils avaient aimé en elle d’amour filial, ce n’était pas son corps, c’est ce qui animait son corps et qui venait de disparaître, la vertu maternelle résidant en elle. … Dans le corps de T’ouo le laid habitait une vertu latente parfaite. C’est cette vertu qui attirait à lui, malgré la forme répugnante de son corps. — Et qu’est-ce, demanda le duc Nai, que la vertu parfaite ? — C’est, répondit Confucius, l’impassibilité affable. La mort et la vie, la prospérité et la décadence, le succès et l’insuccès, la pauvreté et la richesse, la supériorité et l’infériorité, le blâme et l’éloge, la faim et la soif, le froid et le chaud, voilà les vicissitudes alternantes dont est fait le destin. Elles se succèdent, imprévisibles, sans cause connue. Il faut négliger ces choses ; ne pas les laisser pénétrer dans le palais de l’esprit, dont elles troubleraient la calme paix. Conserver cette paix d’une manière stable, sans la laisser troubler même par la joie ; faire à tout bon visage, s’accommoder de tout ; voilà, dit Confucius, la vertu parfaite. — Pourquoi, demanda le duc Nai, l’appelez-vous latente ? — Parce que, dit Confucius, elle est impalpable, comme le calme qui attire dans l’eau d’un étang. Ainsi la calme paix du caractère, non autrement définissable, attire tout à soi. — À quelques jours de là, le duc Nai, converti au taoïsme par Confucius, confia à Maître Minn l’impression que lui avait faite cette conversation. Jusqu’ici, dit il, j’avais cru que gouverner, contrôler les statistiques et protéger la vie de mes sujets était mon devoir d’état. Mais depuis que j’ai entendu parler un sur-homme (Confucius), je crois bien que je me suis trompé. Je me suis nui à moi-même en m’agitant trop, et à ma principauté en m’occupant trop d’elle. Désormais Koung K’iou n’est plus mon sujet mais mon ami, pour le service qu’il m’a rendu de m’ouvrir les yeux.

E. Un cul-de-jatte gagna tellement la confiance du duc Ling de Wei, que celui-ci le préféra aux hommes les mieux faits. Un autre, affligé d’un goitre énorme, fut le conseiller préféré du duc Hoan de Ts’i. Le nimbe d’une capacité supérieure éclipse les formes corporelles auxquelles elle adhère. Faire cas du corps et ne pas faire cas de la vertu, c’est la pire des erreurs. — Se tenant dans son champ de la science globale, le Sage méprise la connaissance des détails, toute convention, toute affection, tout art. Libre de ces choses artificielles et distrayantes, il nourrit son être de l’aliment céleste (pure raison, dit la glose), indifférent aux affaires humaines. Dans le corps d’un homme, il n’est plus un homme. Il vit avec les hommes, mais absolument indifférent à leur approbation et à leur désapprobation, parce qu’il n’a plus leurs sentiments. Infiniment petit est ce par quoi il est encore un homme (son corps) ; infiniment grand est ce par quoi il est un avec le ciel (sa raison).

F. Hoei-tzeu (musicien et sophiste) objecta : Un homme ne peut pas arriver à être, comme vous dites, sans affections. — Il le peut, répliqua Tchoang-tzeu. — Alors, dit Hoei-tzeu, ce n’est plus un homme. — C’est encore un homme, dit Tchoang-tzeu ; car le Principe et le ciel lui ont donné ce qui fait l’homme. — S’il a perdu le sentiment, repartit Hoei-tzeu, il a cessé d’être un homme. — S’il en avait perdu jusqu’à la puissance, peut-être, dit Tchoang-tzeu, (car cette puissance se confond avec la nature) ; mais il n’en est pas ainsi. La puissance lui reste, mais il n’en use pas pour distinguer, pour prendre parti, pour aimer ou haïr. Et par suite il n’use pas en vain le corps, que le Principe et le ciel lui ont donné. Ce n’est pas votre cas, à vous qui vous tuez à faire de la musique et à inventer des sophismes.

Chap. 6. Le Principe, premier maitre.

A. Savoir faire la part de l’action du ciel et de l’action de l’homme, voilà l’apogée de l’enseignement et de la science. — Savoir ce qu’on a reçu du ciel, et ce qu’on doit y ajouter de soi, voilà l’apogée. — Le don du ciel, c’est la nature reçue à la naissance. Le rôle de l’homme, c’est de chercher, en partant de ce qu’il sait, à apprendre ce qu’il ne sait pas ; c’est d’entretenir sa vie jusqu’au bout des années assignées par le ciel, sans l’abréger par sa faute. Savoir cela, voilà l’apogée. — Et quel sera le critère de ces assertions, dont la vérité n’est pas évidente ? Sur quoi repose la certitude de cette distinction du céleste et de l’humain dans l’homme ?.. Sur l’enseignement des Hommes Vrais. D’eux provient le Vrai Savoir.

B. Qu’est ce que ces Hommes Vrais ?.. Les Hommes Vrais de l’antiquité se laissaient conseiller même par des minorités. Ils ne recherchaient aucune gloire, ni militaire, ni politique. Leurs insuccès ne les chagrinaient pas, leurs succès ne les enflaient pas. Aucune hauteur ne leur donnait le vertige. L’eau ne les mouillait pas, le feu ne les brûlait pas ; parce qu’ils s’étaient élevés jusqu’aux régions sublimes du Principe. — Les Hommes Vrais anciens, n’étaient troublés par aucun rêve durant leur sommeil, par aucune tristesse durant leur veille. Le raffinement dans les aliments leur était inconnu. Leur respiration calme et profonde pénétrait leur organisme jusqu’aux talons ; tandis que le vulgaire respire du gosier seulement, comme le prouvent les spasmes de la glotte de ceux qui se disputent ; plus un homme est passionné, plus sa respiration est superficielle. — Les Hommes Vrais anciens ignoraient l’amour de la vie et l’horreur de la mort. Leur entrée en scène, dans la vie, ne leur causait aucune joie ; leur rentrée dans les coulisses, à la mort, ne leur causait aucune horreur. Calmes ils venaient, calmes ils partaient, doucement, sans secousse, comme en planant. Se souvenant seulement de leur dernier commencement (naissance), ils ne se préoccupaient pas de leur prochaine fin (mort). Ils aimaient cette vie tant qu’elle durait, et l’oubliaient au départ pour une autre vie, à la mort. Ainsi leurs sentiments humains ne contrecarraient pas le Principe en eux ; l’humain en eux ne gérait pas le céleste. Tels étaient les Hommes Vrais. — Par suite, leur cœur était ferme, leur attitude était recueillie, leur mise était simple, leur conduite était tempérée, leurs sentiments étaient réglés. Ils faisaient, en toute occasion, ce qu’il fallait faire, sans confier à personne leurs motifs intérieurs. Ils faisaient la guerre sans haïr, et du bien sans aimer. Celui-là n’est pas un Sage, qui aime à se communiquer, qui se fait des amis, qui calcule les temps et les circonstances, qui n’est pas indifférent au succès et à l’insuccès, qui expose sa personne pour la gloire ou pour la faveur. Hou-pou-hie, Ou-koang, Pai-i, Chou-ts’i, Ki-tzeu, Su-u, Ki-t’ouo, Chenn-t’ou-ti, servirent tout le monde et firent du bien à tout le monde, sans qu’aucune émotion de leur cœur viciât leurs actes de bienfaisance. — Les Hommes Vrais anciens étaient toujours équitables, jamais aimables ; toujours modestes, jamais flatteurs. Ils tenaient à leur sens, mais sans dureté. Leur mépris pour tout était manifeste, mais non affecté. Leur extérieur était paisiblement joyeux. Tous leurs actes paraissaient naturels et spontanés. Ils inspiraient l’affection par leurs manières, et le respect par leurs vertus. Sous un air de condescendance apparente, ils se tenaient fièrement à distance du vulgaire. Ils affectionnaient la retraite, et ne préparaient jamais leurs discours. — Pour eux, les supplices étaient l’essentiel dans le gouvernement, mais ils les appliquaient sans colère. Ils tenaient les rits pour un accessoire, dont ils s’acquittaient autant qu’il fallait pour ne pas choquer le vulgaire. Ils tenaient pour science de laisser agir le temps, et pour vertu de suivre le flot. Ceux qui jugèrent qu’ils se mouvaient activement se sont trompés. En réalité ils se laissaient aller au fil du temps et des événements. Pour eux, aimer et haïr, c’était tout un ; ou plutôt, ils n’aimaient ni ne haïssaient. Ils considéraient tout comme essentiellement un, à la manière du ciel, et distinguaient artificiellement des cas particuliers, à la manière des hommes. Ainsi, en eux, pas de conflit entre le céleste et l’humain. Et voilà justement ce qui fait l’Homme Vrai.

C. L’alternance de la vie et de la mort est prédéterminée, comme celle du jour et de la nuit, par le Ciel. Que l’homme se soumette stoïquement à la fatalité, et rien n’arrivera plus contre son gré. S’il arrive quelque chose qui le blesse, c’est qu’il avait conçu de l’affection pour quelque être. Qu’il n’aime rien, et il sera invulnérable. Il y a des sentiments plus élevés que les amours réputés nobles. Qu’au lieu d’aimer le Ciel comme un père, il le vénère comme le faîte universel. Qu’au lieu d’aimer son prince jusqu’à mourir pour lui, il se sacrifie pour le seul motif abstrait du dévouement absolu. Quand les ruisseaux se dessèchent, les poissons se rassemblent dans les trous, et cherchent à se tenir humides en se serrant les uns contre les autres. Et l’on admire cette charité mutuelle ! N’eût-il pas mieux valu, que, de bonne heure, ils eussent cherché, chacun pour soi, le salut dans les eaux profondes ?.. Au lieu de toujours citer comme exemple la bonté de Yao, et comme épouvantail la malice de Kie, les hommes ne feraient-ils pas mieux d’oublier ces deux personnages, et d’orienter la morale uniquement sur la perfection abstraite du Principe ? — Mon corps fait partie de la grande masse (du cosmos, de la nature, du tout). En elle, le soutien de mon enfance, l’activité durant mon âge mûr, la paix dans ma vieillesse, le repos à ma mort. Bonne elle m’a été durant l’état de vie, bonne elle me sera durant l’état de mort. De tout lieu particulier, un objet déposé peut être dérobé ; mais un objet confié au tout lui-même ne sera pas enlevé. Identifiez vous avec la grande masse ; en elle est la permanence. Permanence pas immobile. Chaîne de transformations. Moi persistant à travers des mutations sans fin. Cette fois je suis content d’être dans une forme humaine. J’ai déjà éprouvé antérieurement et j’éprouverai postérieurement le même contentement d’être, dans une succession illimitée de formes diverses, suite infinie de contentements. Alors pourquoi haïrais-je la mort, le commencement de mon prochain contentement ? Le Sage s’attache au tout dont il fait partie, qui le contient, dans lequel il évolue. S’abandonnant au fil de cette évolution, il sourit à la mort prématurée, il sourit à l’âge suranné, il sourit au commencement, il sourit à la fin ; il sourit et veut qu’on sourie à toutes les vicissitudes. Car il sait que tous les êtres font partie du tout qui évolue.

D. Or ce tout est le Principe, volonté, réalité, non-agissant, non-apparent. Il peut être transmis mais non saisi, appréhendé mais pas vu. Il a en lui même son essence et sa racine. Avant que le ciel et la terre ne fussent, toujours il existait immuable. Il est la source de la transcendance des Mânes et du Souverain des Annales et des Odes. Il engendra le ciel et la terre des Annales et des Odes. Il fut avant la matière informe, avant l’espace, avant le monde, avant le temps ; sans qu’on puisse l’appeler pour cela haut, profond, durable, ancien. Hi-wei le connut, et dériva de cette connaissance les lois astronomiques. Fou-hi le connut, et tira de cette connaissance les lois physiques. C’est à lui que l’Ourse (le pôle) doit sa fixité imperturbable. C’est à lui que le soleil et la lune doivent leur cours régulier. Par lui K’an-p’ei s’établit sur les monts K’ounn-lunn, Fong-i suivit le cours du Fleuve Jaune, Kien-ou s’établit au mont T’ai-chan, Hoang-ti monta au ciel, Tchoan-hu habita le palais azuré, U-k’iang devint le génie du pôle nord, Si-wang-mou s’établit à Chao-koang. Personne ne sait rien, ni de son commencement, ni de sa fin. Par lui P’eng-tsou vécut, depuis les temps de l’empereur Chounn, jusqu’à celui des cinq hégémons. Par lui Fou-ue gouverna l’empire de son maître l’empereur Ou-ting, et devint après sa mort une étoile (dans la constellation du Sagittaire).

E. Maître K’oei dit Nan-pai, demanda à Niu-u : Comment se fait-il que, malgré votre grand âge, vous ayez la fraîcheur d’un enfant ? — C’est, dit Niu-u, qu’ayant vécu conformément à la doctrine du Principe, je ne me suis pas usé. — Pourrais-je apprendre cette doctrine ? demanda Maître K’oei. Vous n’avez pas ce qu’il faut, répondit Niu-u. Pouo-leang-i, lui, avait les dispositions requises. Je l’enseignai. Après trois jours, il eut oublié le monde extérieur. Sept jours de plus, et il perdit la notion des objets qui l’entouraient. Neuf jours de plus, et il eut perdu la notion de sa propre existence. Il acquit alors la claire pénétration, et par elle la science de l’existence momentanée dans la chaîne ininterrompue. Ayant acquis cette connaissance, il cessa de distinguer le passé du présent et du futur, la vie de la mort. Il comprit que, en réalité, tuer ne fait pas mourir, engendrer ne fait pas naître, le Principe soutenant l’être à travers ses finir et ses devenir. Aussi l’appelle-t-on justement le fixateur permanent. C’est de lui, du fixe, que dérivent toutes les mutations. — Est ce vous qui avez inventé cette doctrine ? demanda Maître K’oei. — Non, dit Niu-u ; je l’ai apprise du fils de Fou-mei, disciple du petit-fils de Lao-song, disciple de Tchan-ming, disciple de Nie-hu, disciple de Su-i, disciple de U-neou ; disciple de Huan-ming, disciple de San-leao, disciple de I-cheu.

F. Tzeu-seu, Tzeu-u, Tzeu-li, Tzeu-lai, causaient ensemble. L’un d’entre eux dit : celui qui penserait comme moi, que tout être est éternel, que la vie et la mort se succèdent, qu’être vivant ou mort sont deux phases du même être, celui là j’en ferais mon ami. … Or, les trois autres pensant de même, les quatre hommes rirent tous ensemble et devinrent amis intimes. — Or il advint que Tzeu-u tomba gravement malade. Il était affreusement bossu et contrefait. Tzeu-seu alla le visiter. Respirant péniblement, mais le cœur calme, le mourant lui dit : Bon est l’auteur des titres (le Principe, la Nature), qui m’a fait pour cette fois comme je suis. Je ne me plains pas de lui. Si, quand j’aurai quitté cette forme, il fait de mon bras gauche un coq, je chanterai pour annoncer l’aube. S’il fait de mon bras droit une arbalète, j’abattrai des hiboux. S’il fait de mon tronc une voiture, et y attelle mon esprit transformé en cheval, j’en serai encore satisfait. Chaque être reçoit sa forme en son temps, et la quitte à son heure. Cela étant, pourquoi concevoir de la joie ou de la tristesse dans ces vicissitudes ? Il n’y a pas lieu. Comme disaient les anciens, le fagot est successivement lié et délié. L’être ne se délie ni ne se lie lui-même. Il dépend du ciel, pour la mort et la vie. Moi qui suis un être parmi les êtres, pourquoi me plaindrais-je de mourir ? — Ensuite Tzeu-lai tomba lui aussi malade. La respiration haletante, il était près d’expirer. Sa femme et ses enfants l’entouraient en pleurant. Tzeu-li étant allé le visiter, dit à ces importuns : Taisez-vous ! sortez ! ne troublez pas son passage !.. Puis, appuyé contre le montant de la porte, il dit au malade : Bonne est la transformation. Que va-t-elle faire de toi ? Où vas-tu passer ? Deviendras-tu organe d’un rat, ou patte d’un insecte ?.. Peu m’importe, dit le mourant. Dans quelque direction que ses parents l’envoient, l’enfant doit aller. Or le yinn et le yang sont à l’homme plus que ses parents. Quand leur révolution aura amené ma mort, si je ne me soumettais pas volontiers, je serais un rebelle. … La grande masse (cosmos) m’a porté durant cette existence, m’a servi pour me faire vivre, m’a consolé dans ma vieillesse, me donne la paix dans le trépas. Bonne elle m’a été dans la vie, bonne elle m’est dans la mort. … Supposons un fondeur occupé à brasser son métal en fusion. Si une partie de ce métal, sautant dans le creuset, lui disait : moi je veux devenir un glaive, pas autre chose ! le fondeur trouverait certainement ce métal inconvenant. De même, si, au moment de sa transformation, un mourant criait : je veux redevenir un homme, pas autre chose ! bien sûr que le transformateur le trouverait inconvenant. Le ciel et la terre (le cosmos) sont la grande fournaise, la transformation est le grand fondeur ; tout ce qu’il fera de nous doit nous agréer. Abandonnons-nous à lui avec paix. La vie se termine par un sommeil, que suit un nouvel éveil.

G. Maître Sang-hou, Mong-tzeu-fan, Maître Kinn-tchang, étaient amis. L’un d’entre eux demanda : Qui est parfaitement indifférent à toute influence, à toute action ? Qui peut s’élever dans les cieux par l’abstraction, flâner dans les nuages par la spéculation, se jouer dans l’éther, oublier sa vie présente et la mort à venir ?.. Les trois hommes se regardèrent et rirent, car tous en étaient là, et ils furent plus amis que devant. — Or l’un des trois, Maître Sang-hou, étant mort, Confucius envoya son disciple Tzeu-koung à la maison mortuaire, pour s’informer s’il ne faudrait pas aider aux funérailles. Quand Tzeu-koung arriva, les deux amis survivants chantaient devant le cadavre, avec accompagnement de cithare, le refrain suivant : O Sang-hou ! O Sang-hou !.. Te voilà uni à la transcendance, tandis que nous sommes encore des hommes, hélas !.. Tzeu-koung les ayant abordés, leur demanda : Est il conforme aux rites de chanter ainsi en présence d’un cadavre ?.. Les deux hommes s’entre-regardèrent, éclatèrent de rire, et se dirent : — Qu’est ce que celui ci peut comprendre à nos rites à nous ? — Tzeu-koung retourna vers Confucius, lui dit ce qu’il avait vu, puis demanda : Qu’est-ce que ces gens-là, sans manières, sans tenue, qui chantent devant un cadavre, sans trace de douleur ? Je n’y comprends rien. — Ces gens-là, dit Confucius, se meuvent en dehors du monde, tandis que moi je me meus dans le monde. Il ne peut y avoir rien de commun entre eux et moi. J’ai eu tort de t’envoyer là. D’après eux, l’homme doit vivre en communion avec l’auteur des êtres (le Principe cosmique), en se reportant au temps où le ciel et la terre n’étaient pas encore séparés. Pour eux, la forme qu’ils portent durant cette existence est un accessoire, un appendice, dont la mort les délivrera, en attendant qu’ils renaissent dans une autre. Par suite, pour eux, pas de mort et de vie, de passé et de futur, dans le sens usuel de ces mots. Selon eux, la matière de leur corps a servi, et servira successivement, à quantité d’êtres différents. Peu importent leurs viscères et leurs organes, à des gens qui croient à une succession continue de commencements et de fins. Ils se promènent en esprit hors de ce monde poussiéreux, et s’abstiennent de toute immixtion dans ses affaires. Pourquoi se donneraient-ils le mal d’accomplir les rites vulgaires, ou seulement l’air de les accomplir ? — Mais vous, Maître, demanda Tzeu-koung gagné au taoïsme, pourquoi faites-vous de ces rites la base de votre morale ? — Parce que le Ciel m’a condamné à cette besogne massacrante (sic), dit Confucius. Je dis ainsi, mais au fond, comme toi, je n’y crois plus. Les poissons naissent dans l’eau, les hommes dans le Principe. Les poissons vivent de l’eau, les hommes du non agir. Chacun pour soi dans les eaux, chacun pour soi dans le Principe. Le vrai sur-homme est celui qui a rompu avec tout le reste, pour adhérer uniquement au ciel. Celui-là seul devrait être appelé Sage par les hommes. Trop souvent, qui est appelé Sage par les hommes n’est qu’un être vulgaire quant au Ciel.

H. Yen-Hoei demanda à Tchoung-ni (Confucius) : Quand la mère de Mong-sounn-ts’ai fut morte, lors de ses funérailles, son fils poussa les lamentations d’usage sans verser une larme, et fit toutes les cérémonies sans le moindre chagrin. Néanmoins, dans le pays de Lou, il passe pour avoir satisfait à la piété filiale. Je n’y comprends rien. — Il a en effet satisfait, répondit Confucius, en illuminé qu’il est. Il ne pouvait pas s’abstenir des cérémonies extérieures, cela aurait trop choqué le vulgaire ; mais il s’abstient des sentiments intérieurs du vulgaire, que lui ne partage pas. Pour lui, l’état de vie et l’état de mort sont une même chose ; et il ne distingue, entre ces états, ni antériorité ni postériorité, car il les tient pour chaînons d’une chaîne infinie. Il croit que les êtres subissent fatalement des transformations successives, qu’ils n’ont qu’à subir en paix, sans s’en préoccuper. Immergé dans le courant de ces transformations, l’être n’a qu’une connaissance confuse de ce qui lui arrive. Toute vie est comme un rêve. Toi et moi qui causons à cette heure, nous sommes deux rêveurs non réveillés. … Donc, la mort n’étant pour Mongsounn-ts’ai qu’un changement de forme, elle ne vaut pas que l’on s’en afflige ; pas plus que de quitter une demeure qu’on n’a habitée qu’un seul jour. Cela étant, il se borna strictement au rite extérieur. Ainsi il ne choqua, ni le public, ni ses convictions. — Personne ne sait au juste ce par quoi il est lui, la nature intime de son moi. Le même homme qui vient de rêver qu’il est oiseau planant dans les cieux, rêve ensuite qu’il est poisson plongeant dans les abîmes. Ce qu’il dit, il ne peut pas se rendre compte, s’il le dit éveillé ou endormi. Rien de ce qui arrive ne vaut qu’on s’en émeuve. La paix consiste à attendre soumis les dispositions du Principe. À l’heure de son départ de la vie présente, l’être rentre dans le courant des transformations. C’est là le sens de la formule : entrer dans l’union avec l’infini céleste.

I. I-eull-tzeu ayant visité Hu-You, celui-ci lui demanda ce que Yao lui avait appris. — Il m’a dit, dit I-eull-tzeu, de cultiver la bonté et l’équité, de bien distinguer le bien et le mal. — Alors, demanda Hu-You, pourquoi venez-vous à moi maintenant ? Après que Yao vous a imbu de ses principes terre à terre, vous n’êtes plus capable d’être élevé à des idées plus hautes. — C’est pourtant mon désir, dit I-eull-tzeu. — Désir irréalisable, dit Hu-You. Un homme dont les yeux sont crevés ne peut rien apprendre des couleurs. — Vous en avez, dit I-eull-tzeu, réformé d’autres qui étaient déformés ; pourquoi ne réussiriez-vous pas à me réformer aussi ? — Il y a peu d’espoir, dit Hu-You. Cependant, voici le sommaire de ma doctrine : O Principe ! Toi qui donnes à tous les êtres ce qui leur convient, tu n’as jamais prétendu être appelé équitable. Toi dont les bienfaits s’étendent à tous les temps, tu n’as jamais prétendu être appelé charitable. Toi qui fus avant l’origine, et qui ne prétends pas être appelé vénérable ; toi qui enveloppes et supportes l’univers, produisant toutes les formes, sans prétendre être appelé habile ; c’est en toi que je me meus.

J. Yen-Hoei le disciple chéri, dit à son maître Confucius : J’avance. … Comment le sais-tu ? demanda Confucius. … Je perds, dit Yen-Hoei, la notion de la bonté et de l’équité. … C’est bien, dit Confucius, mais ce n’est pas tout. — Une autre fois, Yen-Hoei dit à Confucius : Je profite. … À quoi le reconnais-tu ? demanda Confucius. … J’oublie les rites et la musique, dit Yen-Hoei. … C’est bien, dit Confucius, mais ce n’est pas tout. — Une autre fois, Yen-Hoei dit à Confucius : Je progresse. … Quel signe en as-tu ? demanda Confucius. … Maintenant, dit Yen-Hoei, quand je m’assieds pour méditer, j’oublie absolument tout. — Très ému, Confucius demanda : qu’est-ce à dire ? — Yen-Hoei répondit : dépouillant mon corps, oblitérant mon intelligence, quittant toute forme, chassant toute science, je m’unis à celui qui pénètre tout. Voilà ce que j’entends par m’asseoir et oublier tout. — Confucius dit : c’est là l’union dans laquelle le désir cesse ; c’est là la transformation, dans laquelle l’individualité se perd. Tu as atteint la vraie sagesse. Sois mon maître désormais !

K. Tzeu-u et Tzeu-sang étaient amis. Une fois la pluie tomba à verse durant dix jours de suite. Craignant que Tzeu-sang, qui était très pauvre, empêché de sortir, ne se trouvât sans provisions, Tzeu-u fit un paquet de vivres, et alla le lui porter. Comme il approchait de sa porte, il entendit sa voix, moitié chantante, moitié pleurante, qui disait, en s’accompagnant sur la cithare : Ô père, ô mère ! Ô ciel, ô humanité !.. La voix était défaillante, et le chant saccadé. Tzeu-u étant entré, trouva Tzeu-sang mourant de faim. Que chantiez-vous là ? lui demanda t il. — Je songeais, dit Tzeu-sang, aux causes possibles de mon extrême détresse. Elle ne vient pas certes, de la volonté de mes père et mère. Ni, non plus, de celle du ciel et de la terre, qui couvrent et sustentent tous les êtres. Aucune cause logique de ma misère. Donc c’était mon destin !

Chap. 7. Gouvernement des princes.

A. Nie-k’ue posa à Wang-i quatre questions, auxquelles celui ci ne sut pas répondre. Sautant de joie, Nie-k’ue informa Pou-i-tzeu de son triomphe. — Lui êtes vous vraiment supérieur ? dit Pou-i-tzeu. L’empereur Chounn ne valut pas l’antique souverain T’ai-cheu. Entiché des vertus qu’il croyait posséder, Chounn critiqua toujours les autres. Le vieux T’ai-cheu ne fut pas si malin. Il dormait tranquille et veillait sans soucis. Il ne s’estimait pas plus qu’un cheval ou qu’un bœuf. Simple et paisible, il ne critiquait personne. Vous ressemblez plutôt à Chounn.

B. Kien-ou alla voir le fou Tsie-u, qui lui demanda : qu’avez-vous appris de Jeu-tchoung-cheu ? — J’ai appris de lui, dit Kien-ou, que quand les princes font des règlements, et obligent les gens à les observer, tout va bien. — Tout paraît aller bien, dit Tsie-u. Fausse apparence ! l’extérieur seul étant réglé, non l’intérieur. Vouloir gouverner avec ce procédé, autant vaudrait vouloir traverser la mer à gué, contenir le Fleuve Jaune dans un lit, faire emporter une montagne par un moustique, choses absolument impossibles. Le Sage ne réglemente pas l’extérieur. Il donne l’exemple de la rectitude, que les hommes suivront, s’il leur plaît. Il est trop prudent pour en faire davantage. Tel l’oiseau qui vole haut pour éviter la flèche, le rat qui creuse un trou si profond qu’il ne puisse être ni enfumé ni déterré. Légiférer est inutile et dangereux.

C. Tien-kenn errant au sud du mont Yinn vers la rivière Leao, rencontra Ou-ming-jenn et lui demanda à brûle-pourpoint : comment faire pour gouverner l’empire ? — Ou-ming-jenn lui dit : tu es un malappris, de poser pareille question d’une pareille manière. D’ailleurs pourquoi me soucierais-je du gouvernement de l’empire, moi qui, dégoûté du monde, vis dans la contemplation du Principe, me promène dans l’espace comme les oiseaux, et m’élève jusqu’au vide par-delà l’espace. — T’ien-kenn insista. Alors Ou-ming-jenn lui dit : Reste dans la simplicité, tiens toi dans le vague, laisse aller toutes choses, ne désire rien pour toi, et l’empire sera bien gouverné, car tout suivra son cours naturel.

D. Yang-tzeu-kiu étant allé voir Lao-tan, lui demanda : Un homme intelligent, courageux, zélé, ne serait-il pas l’égal des sages rois de l’antiquité ? — Non, dit Lao-tan. Son sort serait celui des petits officiers, accablés de travail et rongés de soucis. Ses qualités causeraient sa perte. Le tigre et le léopard sont tués parce que leur peau est belle. Le singe et le chien sont réduits en esclavage à cause de leur habileté. — Interdit, Yang-tzeu-kiu demanda : mais alors, que faisaient les sages rois ? — Les sages rois, dit Lao-tan, couvraient l’empire de leurs bienfaits, sans faire sentir qu’ils en étaient les auteurs. Ils bonifiaient tous les êtres, non par des actions sensibles, mais par une influence imperceptible. Sans être connus de personne, ils rendaient tout le monde heureux, ils se tenaient sur l’abîme et se promenaient dans le néant ; (c’est à dire ils ne faisaient rien de déterminé, mais laissaient faire l’évolution universelle).

E. Il y avait à Tcheng un sorcier transcendant nommé Ki-hien. Cet homme savait tout ce qui concernait la mort et la vie, la prospérité et l’infortune des individus, jusqu’à prédire le jour précis de la mort d’un chacun, aussi exactement qu’aurait pu le faire un génie. Aussi les gens de Tcheng, qui ne tenaient pas à en savoir si long, s’enfuyaient-ils du plus loin qu’ils le voyaient venir. — Lie-tzeu étant allé le voir fut fasciné par cet homme. À son retour, il dit à son maître Hou-tzeu : jusqu’ici je tenais votre enseignement pour le plus parfait, mais voici que j’ai trouvé mieux. — En êtes-vous bien sûr ? dit Hou-tzeu ; alors que vous avez reçu seulement mon enseignement exotérique, et non encore l’esotérique, qui en est le germe fécond, le principe de vie. Il en est de votre savoir, comme des œufs inféconds que pondent les poules privées de coq ; il y manque l’essentiel. … Et pour ce qui est du pouvoir divinatoire de ce sorcier, ne l’auriez-vous pas laissé lire dans votre intérieur ? Amenez-le moi, et je vous montrerai qu’il ne voit que ce qu’on lui laisse voir. — Le lendemain Lie-tzeu amena le sorcier, qui vit Hou-tzeu comme un médecin voit un malade. Après la visite, le sorcier dit à Lie-tzeu : votre maître est un homme mort ; avant dix jours c’en sera fait de lui ; j’ai eu, à son aspect, la vision de cendres humides. — Lie-tzeu rentra, tout en larmes, et rapporta à Hou-tzeu les paroles du sorcier. C’est, dit Hou-tzeu, que je me suis manifesté à lui sous la figure d’une terre hivernale, toutes mes énergies étant immobilisées. Ce phénomène ne se produisant, chez le vulgaire, qu’aux approches de la mort, il en a conclu à ma fin prochaine . Amène-le une autre fois, et tu verras la suite de l’expérience. — Le lendemain Lie-tzeu ramena le sorcier. Après la visite, celui-ci dit : Il est heureux que votre maître se soit adressé à moi. Il va déjà mieux. Aujourd’hui je n’ai vu en lui que des signes de vie ; ce que j’ai vu hier n’était donc qu’un épisode, pas la fin. — Quand Lie-tzeu eut rapporté ces paroles à Hou-tzeu, celui-ci dit : C’est que je me suis manifesté à lui sous la figure d’une terre ensoleillée, tous les ressorts de mes énergies agissant. Amène-le une autre fois. — Le lendemain, Lie-tzeu ramena le sorcier. Après la visite, celui-ci dit : État trop indéterminé. Je ne puis tirer aucun pronostic. Après détermination, je prononcerai. — Lie-tzeu ayant rapporté ces paroles à Hou-tzeu, celui-ci dit : C’est que je me suis manifesté à lui sous la figure du grand chaos, toutes mes énergies étant tenues en balance. Il ne pouvait rien distinguer. Un remous, un tourbillon peut être causé par un monstre marin, ou par un écueil, ou par un courant, ou par six autres causes encore ; c’est chose indéterminée, susceptible de neuf explications diverses. A fortiori le grand chaos. Amène-le une fois encore. — Le lendemain, Lie-tzeu ramena le devin. Au premier coup d’œil, celui ci s’enfuit éperdu. Lie-tzeu courut après lui, mais ne put le rejoindre. — Il ne reviendra plus, dit Hou-tzeu. Je me suis manifesté à lui dans l’état de mon émanation du Principe. Il a vu, dans un vide immense, comme un serpent se défilant ; une projection, un jaillissement. Ce spectacle inintelligible pour lui l’a terrifié et mis en fuite. — Convaincu alors qu’il n’était encore qu’un ignorant, Lie-tzeu se confina dans sa maison durant trois années consécutives. Il fit les travaux du ménage pour sa femme et servit les porcs avec respect, afin de détruire en lui-même la vanité qui avait failli lui faire déserter son maître. Il se défit de tout intérêt, se délivra de toute culture artificielle, tendit de toutes ses forces à la simplicité originelle. Il devint enfin fruste comme une motte de terre, fermé et insensible à tout ce qui se passait autour de lui, et persévéra dans cet état jusqu’à sa fin.

F. Faites du non-agir votre gloire, votre ambition, votre métier, votre science. Le non-agir n’use pas. Il est impersonnel. Il rend ce qu’il a reçu du ciel, sans rien garder pour lui. Il est essentiellement un vide. — Le sur-homme n’exerce son intelligence qu’à la manière d’un miroir. Il sait et connaît, sans qu’il s’ensuive ni attraction ni répulsion, sans qu’aucune empreinte persiste. Cela étant, il est supérieur à toutes choses, et neutre à leur égard.

G. Emporté, le roi de la mer du Sud, et Étourdi, le roi de la mer du Nord, étaient au mieux avec Chaos, le roi du Centre. Ils se demandèrent quel service ils pourraient bien lui rendre. — Les hommes, se dirent-ils, ont sept orifices, (organes des sens, deux yeux, deux oreilles, deux narines, une bouche). Ce pauvre Chaos n’en a aucun. Nous allons lui en faire. — S’étant donc mis à l’œuvre, ils lui firent un orifice par jour. Au septième jour, Chaos mourut (cessa d’être Chaos, puisqu’il distinguait). — Il faut laisser tous les êtres dans leur état fruste naturel, sans chercher à les perfectionner artificiellement, autrement ils cessent d’être ce qu’ils étaient et devaient rester.

Chap. 8. Pieds palmés.

A. Une membrane reliant les orteils, un doigt surnuméraire, ont été produits par le corps, il est vrai, mais en excès sur ce qui devait être normalement. Il en est de même, d’une excroissance, d’une tumeur ; quoique issues du corps, ces superfétations sont contre nature. Il faut en dire autant des théories diverses sur la bonté et l’équité (vertus) enfantées par l’esprit, et des goûts qui émanent des cinq viscères (du tempérament) d’un chacun. Ces choses ne sont pas naturelles, mais artificielles, morbides. Elles ne sont pas conformes à la norme. Oui, de même que la membrane qui relie les orteils d’un homme, et le doigt surnuméraire à sa main, gênent ses mouvements physiques naturels ; ainsi les goûts émis par ses viscères, et les vertus imaginées par son esprit, gênent son fonctionnement moral naturel. — La perversion du sens de la vue amena les excès de coloris et d’ornementation dont le peintre Li-tchou fut le promoteur. La perversion du sens de l’ouïe produisit les abus dans l’usage des instruments et dans les accords dont le musicien Cheu-k’oang fut l’instigateur. Les théories sur la bonté et l’équité produisirent ces chasseurs de renommée, Tseng-chenn Cheu-ts’iou et autres, qui firent célébrer par les flûtes et les tambours de tout l’empire, leurs irréalisables utopies. L’abus de l’argumentation produisit les Yang-tchou et les Mei-ti, ces hommes qui fabriquèrent des raisons et dévidèrent des déductions, comme on moule des tuiles et tresse des cordes ; pour lesquels discuter sur les substances et les accidents, sur les similitudes et les différences, fut un jeu d’esprit ; sophistes et rhéteurs qui s’épuisèrent en efforts et en paroles inutiles. Tout cela n’est que superfétation vaine, contraire à la vérité, laquelle consiste dans la rétention du naturel, à l’exclusion de l’artificiel. Il ne faut pas violenter la nature, même sous prétexte de la rectifier. Que le composé reste composé, et le simple simple. Que le long reste long, et le court court. Gardez-vous de vouloir allonger les pattes du canard, ou raccourcir celles de la grue. Essayer de le faire leur causerait de la souffrance, ce qui est la note caractéristique de tout ce qui est contre nature, tandis que le plaisir est la marque du naturel.

B. Il ressort de ces principes que la bonté et l’équité artificielles de Confucius ne sont pas des sentiments naturels à l’homme, car leur acquisition et leur exercice sont accompagnés de gêne et de souffrance. Ceux qui ont les pieds palmés ou des doigts de trop souffrent, quand ils se meuvent, de leur déficit ou de leur excès physique. Ceux qui posent, de nos jours, pour la bonté et la justice, souffrent de voir le cours des choses, soupirent de lutter contre les passions humaines. Non, la bonté et l’équité ne sont pas des sentiments naturels ; autrement il y en aurait davantage dans le monde, lequel, depuis tantôt dix-huit siècles, n’est que lutte et bruit. — L’emploi du quart de cercle et de la ligne, du compas et de l’équerre, ne produit les formes régulières qu’au prix de la résection d’éléments naturels. Les liens qui les attachent, la colle qui les fixe, le vernis qui les recouvre font violence à la matière des produits de l’art. Le rythme dans les rits et dans la musique, les déclamations officielles sur la bonté et l’équité destinées à influencer le cœur des hommes, tout cela est contre nature, artificiel, pure convention. La nature régit le monde. Par l’effet de cette nature, les êtres courbes sont devenus tels, sans intervention du quart de cercle ; les êtres droits, sans qu’on ait employé la ligne ; les ronds et les carrés, sans le compas et l’équerre. Tout se tient dans la nature, sans liens, sans colle, sans vernis. Tout devient, sans violence, par suite d’une sorte d’appel ou d’attraction irrésistible. Les êtres ne se rendent pas compte du pourquoi de leur devenir ; ils se développent sans savoir comment ; la norme de leur devenir et de leur développement étant intrinsèque. Il en fut ainsi de tout temps ; il en est encore ainsi ; c’est une loi invariable. Alors pourquoi prétendre ficeler les hommes et les attacher les uns aux autres, par des liens factices de bonté et d’équité, par les rites et la musique, cordes colle et vernis des philosophes politiciens ? Pourquoi ne pas les laisser suivre leur nature ? Pourquoi vouloir leur faire oublier cette nature ?… Depuis que l’empereur Chounn (vers l’an 2255) désorienta l’empire par sa fausse formule « bonté et équité », la nature humaine est en souffrance, étouffée par l’artificiel, par le conventionnel.

C. Oui, depuis Chounn jusqu’à nos jours, les hommes suivent des appas divers, non leur propre nature. Le vulgaire se tue pour l’argent, les lettrés se tuent pour la réputation, les nobles se tuent pour la gloire de leur maison, les Sages se tuent pour l’empire. Les hommes célèbres, de condition diverse, ont tous ceci de commun qu’ils ont agi contre nature et se sont ruinés ainsi. Qu’importe la diversité du mode, si le résultat fatal est le même ? — Deux pâtres qui ont perdu leurs moutons, l’un pour avoir étudié, l’autre pour avoir joué, ont subi en définitive la même perte. — Pai-i périt pour l’amour de la gloire, et Tchee pour cause de brigandage ; motif différent, résultat identique. — Cependant l’histoire officielle dit de Pai-i que ce fut un noble caractère, parce qu’il se sacrifia à la bonté et à l’équité ; au contraire, elle dit de Tchee que ce fut un homme vulgaire, parce qu’il périt par amour du gain. Somme toute, le terme auquel ils aboutirent, ayant été le même, il n’y a pas lieu d’user, à leur égard, de la distinction noble et vulgaire. Tous deux ont fait le même outrage à leur nature, tous deux ont péri de même. Alors pourquoi louer Pai-i et blâmer Tchee ?

D. Non, égalât-il Tseng-chenn et Cheu-ts’iou, je ne dirai pas de bien de celui qui a violenté sa nature en pratiquant la bonté et l’équité. Je ne dirai pas de bien de celui qui s’est appliqué à l’étude des saveurs, ou des sons, ou des couleurs, fût-il célèbre comme U-eull, comme Cheu-k’oang, comme Li-tchou. Non, l’homme n’est pas bon parce qu’il pratique la bonté et l’équité artificielles ; il est bon par l’exercice de ses facultés naturelles. Fait bon usage du goût celui qui suit ses appétits naturels. Fait bon usage de l’ouïe celui qui écoute son sens intime. Fait bon usage de la vue celui qui ne regarde que soi-même. Ceux qui regardent et écoutent autrui prennent fatalement quelque chose de la manière et des jugements d’autrui, au détriment de la rectitude de leur sens naturel. Du moment qu’ils ont aberré de leur rectitude naturelle, qu’ils soient réputés brigands comme Tchee ou sages comme Pai-i, peu m’importe ; ce ne sont, à mes yeux, que des dévoyés. Car, pour moi, la règle, c’est la conformité ou la non conformité à la nature. La bonté et l’équité artificielles me sont aussi odieuses que le vice et la dépravation.

Chap. 9. Chevaux dressés.

A. Les chevaux ont naturellement des sabots capables de fouler la neige, et un poil impénétrable à la bise. Ils broutent l’herbe, boivent de l’eau, courent et sautent. Voilà leur véritable nature. Ils n’ont que faire de palais et de dortoirs. … Quand Pai-lao, le premier écuyer, eut déclaré que lui seul s’entendait à traiter les chevaux ; quand il eut appris aux hommes à marquer au fer, à tondre, à ferrer, à brider, à entraver, à parquer ces pauvres bêtes, alors deux ou trois chevaux sur dix moururent prématurément, par suite de ces violences faites à leur nature. Quand, l’art du dressage progressant toujours, on leur fit souffrir la faim et la soif pour les endurcir ; quand on les contraignit à galoper par escadrons, en ordre et en mesure, pour les aguerrir ; quand le mors tourmenta leur bouche, quand la cravache cingla leur croupe ; alors, sur dix chevaux, cinq moururent prématurément, par suite de ces violences contre nature. — Quand le premier potier eut annoncé qu’il s’entendait à traiter l’argile, on fit de cette matière des vases ronds sur la roue et des briques rectangulaires au moule. — Quand le premier charpentier eut déclaré qu’il s’entendait à traiter le bois, on donna à cette matière des formes courbes ou droites, au moyen du pistolet et du cordeau. — Est ce là vraiment traiter les chevaux, l’argile et le bois, d’après leur nature ? Certes non ! Et cependant, d’âge en âge, les hommes ont loué le premier écuyer, le premier potier et le premier charpentier, pour leur génie et leurs inventions.

B. On loue de même, pour leur génie et leurs inventions, ceux qui imaginèrent la forme de gouvernement moderne. C’est là une erreur, à mon sens. La condition des hommes fut tout autre, sous les bons souverains de l’antiquité. Leur peuple suivait sa nature, et rien que sa nature. Tous les hommes, uniformément, se procuraient leurs vêtements par le tissage et leurs aliments par le labourage. Ils formaient un tout sans divisions, régi par la seule loi naturelle. En ces temps de naturalisme parfait, les hommes marchaient comme il leur plaisait et laissaient errer leurs yeux en toute liberté, aucun rituel ne réglementant la démarche et les regards. Dans les montagnes, il n’y avait ni sentiers ni tranchées ; sur les eaux, il n’y avait ni bateaux ni barrages. Tous les êtres naissaient et habitaient en commun. Volatiles et quadrupèdes vivaient de l’herbe qui croissait spontanément. L’homme ne leur faisant pas de mal, les animaux se laissaient conduire par lui sans défiance, les oiseaux ne s’inquiétaient pas qu’on regardât dans leur nid. Oui, en ces temps de naturalisme parfait, l’homme vivait en frère avec les animaux, sur le pied d’égalité avec tous les êtres. On ignorait alors heureusement la distinction rendue si fameuse par Confucius, entre le Sage et le vulgaire. Également dépourvus de science, les hommes agissaient tous selon leur nature. Également sans ambition, tous agissaient simplement. En tout la nature s’épanouissait librement.

C. C’en fut fait, quand parut le premier Sage. À le voir se guinder et se tortiller rituellement, à l’entendre pérorer sur la bonté et l’équité, étonnés, les hommes se demandèrent s’ils ne s’étaient pas trompés jusque-là. Puis vinrent l’enivrement de la musique, l’entichement des cérémonies. Hélas ! l’artificiel l’emporta sur le naturel. Par suite, la paix et la charité disparurent du monde. L’homme fit la guerre aux animaux, sacrifiés à son luxe. Pour faire ses vases à offrandes, il mit le bois à la torture. Pour faire les sceptres rituels, il infligea la taille au jade. Sous prétexte de bonté et d’équité, il violenta la nature. Les rites et la musique ruinèrent le naturel des mouvements. Les règles de la peinture mirent le désordre dans les couleurs. La gamme officielle mit le désordre dans les tons. En résumé, les artistes sont coupables d’avoir tourmenté la matière pour exécuter leurs œuvres d’art, et les Sages sont exécrables pour avoir substitué au naturel la bonté et l’équité factices. — Jadis, dans l’état de nature, les chevaux broutaient de l’herbe et buvaient de l’eau. Quand ils étaient contents, ils frottaient leur cou l’un contre l’autre. Quand ils étaient fâchés, ils faisaient demi-tour et se donnaient des ruades. N’en sachant pas plus long, ils étaient parfaitement simples et naturels. Mais quand Pai-lao les eut attelés et harnachés, ils devinrent fourbes et malins, par haine du mors et de la bride. Cet homme est coupable du crime d’avoir perverti les chevaux. — Au temps du vieil empereur Ho-su, les hommes restaient dans leurs habitations à ne rien faire, ou se promenaient sans savoir où ils allaient. Quand leur bouche était bien pleine, ils se tapaient sur le ventre en signe de contentement. N’en sachant pas plus long, ils étaient parfaitement simples et naturels. Mais quand le premier Sage leur eut appris à faire les courbettes rituelles au son de la musique, et des contorsions sentimentales au nom de la bonté et de l’équité, alors commencèrent les compétitions pour le savoir et pour la richesse, les prétentions démesurées et les ambitions insatiables. C’est le crime du Sage, d’avoir ainsi désorienté l’humanité.

Chap. 10. Voleurs petits et grands.

A. Le vulgaire ferme, avec des liens solides et de fortes serrures, ses sacs et ses coffres, de peur que les petits voleurs n’y introduisent les mains. Cela fait, il se croit et on le trouve sage. Survient un grand voleur, qui emporte sacs et coffres avec leurs liens et leurs serrures, très content qu’on lui ait si bien fait ses paquets. Et il se trouve que la sagesse de ces vulgaires avait consisté à préparer au voleur son butin. — Il en va de même en matière de gouvernement et d’administration. Ceux qu’on appelle communément les Sages ne sont que les emballeurs des brigands à venir. Exemple : Dans la principauté de Ts’i, tout avait été réglé d’après les lois des Sages. La population était si dense que chaque village pouvait entendre les coqs et les chiens des villages voisins. On exploitait les eaux par le filet et la nasse, les terres par la charrue et la houe. Partout, les temples des ancêtres, du génie du sol et du patron des moissons, les centres habités, les campagnes, les recoins même, étaient dans l’ordre le plus parfait. Un beau jour, T’ien-tch’eng-tzeu assassina le prince de Ts’i (en 482), et s’empara de sa principauté, avec tout ce que les Sages y avaient mis. Puis ce brigand jouit du fruit de son crime, aussi tranquille que furent Yao et Chounn. Aucun prince, petit ou grand, n’osa tenter de lui faire rendre gorge. À sa mort, il légua la principauté à ses successeurs (qui la conservèrent jusqu’en 221). Cela encore grâce aux Sages, qui conseillent de se soumettre au fait accompli. — Les plus renommés d’entre les Sages historiques ont ainsi travaillé pour de grands voleurs, jusqu’au sacrifice de leur vie. Loung-fang fut décapité, Pi-kan fut éventré, Tch’ang-houng fut écartelé, Tzeu-su périt dans les eaux. — Le comble, c’est que les brigands de profession appliquèrent aussi à leur manière les principes des Sages. Voici ce que le fameux Tchee enseignait à ses élèves : deviner où se trouve un gros magot, voilà la sagesse ; entrer le premier, voilà le courage ; sortir le dernier, voilà la convenance ; juger si le coup est faisable ou non, voilà la prudence ; partager le butin également, voilà la bonté et l’équité ; ne sont dignes brigands que ceux qui réunissent ces qualités. — Ainsi donc, si les principes des Sages ont pu profiter parfois aux honnêtes gens, ils ont profité aussi, et plus souvent, aux gredins, pour le malheur des honnêtes gens. Je ne citerai, en preuve de mon dire, que les deux faits historiques, rappelés par les sentences : « quand les lèvres sont coupées, les dents ont froid », et « le mauvais vin de Lou causa le siège de Han tan ». — Oui, l’apparition des Sages cause l’apparition des brigands, et la disparition des Sages cause la disparition des brigands. Sages et brigands, ces deux termes sont corrélatifs, l’un appelle l’autre, comme torrent et inondation, remblai et fossé. — Je le répète, si la race des Sages venait à s’éteindre, les brigands disparaîtraient ; ce serait, en ce monde, la paix parfaite, sans querelles. C’est parce que la race des Sages ne s’éteint pas qu’il y a toujours des brigands. Plus on emploiera de Sages à gouverner l’État, plus les brigands se multiplieront. Car ce sont les inventions des Sages qui les produisent. Par l’invention des mesures de capacité, des balances et des poids, des contrats découpés et des sceaux, ils ont appris à beaucoup la fraude. Par l’invention de la bonté et de l’équité, ils ont enseigné à beaucoup la malice et la fourberie. — Qu’un pauvre diable vole une boucle de ceinture, il sera décapité. Qu’un grand brigand vole une principauté, il deviendra seigneur, et les prôneurs de bonté et d’équité des Sages, (politiciens à gages) afflueront chez lui, et mettront à son service toute leur sagesse. La conclusion logique de ceci, c’est qu’il ne faudrait pas perdre son temps à commettre d’abord de petits vols, mais commencer d’emblée par voler une principauté. Alors on n’aura plus à se donner la peine d’y revenir ; on n’aura plus à craindre la hache de l’exécuteur. Alors on aura pour soi tous les Sages avec toutes leurs inventions. Oui, faire des brigands, et empêcher qu’on ne les défasse, voilà l’œuvre des Sages (des politiciens de profession).

B. Il est dit : « que le poisson ne sorte pas des profondeurs, où il vit ignoré mais en sûreté ; qu’un État ne fasse pas montre de ses ressources, de peur de se faire dépouiller. » Or les Sages (politiciens) sont considérés comme une ressource de l’État. On devrait donc les cacher, les tenir dans l’obscurité, ne pas les employer. Ainsi la race des Sages s’éteindrait, et, avec elle, s’éteindrait aussi la race des brigands. Pulvérisez le jade et les perles, et il n’y aura plus de voleurs. Brûlez les contrats, brisez les sceaux, et les hommes redeviendront honnêtes. Supprimez les mesures et les poids, et il n’y aura plus de querelles. Détruisez radicalement toutes les institutions artificielles des Sages, et le peuple retrouvera son bon sens naturel. Abolissez la gamme des tons, brisez les instruments de musique, bouchez les oreilles des musiciens, et les hommes retrouveront l’ouïe naturelle. Abolissez l’échelle des couleurs et les lois de la peinture, crevez les yeux des peintres, et les hommes retrouveront la vue naturelle. Prohibez le pistolet et le cordeau, le compas et l’équerre ; cassez les doigts des menuisiers, et les hommes retrouveront les procédés naturels, ceux dont il est dit : « adresse sous un air de maladresse. » Flétrissez Tseng-chenn et Cheu-ts’iou (légistes), bâillonnez Yang-tchou et Mei-ti (sophistes), mettez au ban la formule bonté équité (des Confucéistes), et les propensions naturelles pourront de nouveau exercer leur mystérieuse et unifiante vertu. Oui, revenons à la vue, à l’ouïe, au bon sens, aux instincts naturels, et c’en sera fait des éblouissements assourdissements errements et grimaces factices. Philosophes, musiciens, peintres, artistes divers, n’ont fait que tromper et pervertir les hommes, par des apparences spécieuses. Ils n’ont été d’aucune utilité vraie pour l’humanité.

C. Il en fut tout autrement, au temps de la nature parfaite, au temps des anciens souverains, avant Fou-hi Chenn-noung et Hoang-ti. Alors les hommes ne connaissaient, en fait d’annales, que les cordelettes à nœuds (quippus). Ils trouvaient bonne leur grossière nourriture, bons aussi leurs simples vêtements. Ils étaient heureux avec leurs mœurs primitives et paisibles dans leurs pauvres habitations. Le besoin d’avoir des relations avec autrui ne les tourmentait pas. Ils mouraient de vieillesse avant d’avoir fait visite à la principauté voisine, qu’ils avaient vue de loin toute leur vie, dont ils avaient entendu chaque jour les coqs et les chiens. En ces temps-là, à cause de ces mœurs-là, la paix et l’ordre étaient absolus. — Pourquoi en est-il tout autrement de nos jours ? Parce que les gouvernants se sont entichés des Sages et de leurs inventions. Le peuple tend le cou, et se dresse sur la pointe des pieds, pour regarder dans la direction d’où vient, à ce qu’on dit, quelque Sage. On abandonne ses parents, ou quitte son maître, pour courir à cet homme. Les piétons se suivent à la queue-leu-leu, une file de chars creuse de profondes ornières dans le chemin qui mène à sa porte. Tout cela parce que, imitant les princes, le vulgaire lui aussi s’est entiché de science. Or rien n’est plus funeste, pour les États, que ce malheureux entichement.

D. C’est la science artificielle, contre nature, qui a causé tous les maux de ce monde, et le malheur de tous ceux qui l’habitent. L’invention des arcs, des arbalètes, des flèches captives, des pièges à ressort a fait le malheur des oiseaux de l’air. L’invention des hameçons, des appâts, des filets, des nasses a fait le malheur des poissons dans les eaux. L’invention des rets, des lacs, des trappes a fait le malheur des quadrupèdes dans leurs halliers. L’invention de la sophistique, traîtresse et venimeuse, avec ses théories sur la substance et les accidents, avec ses arguties sur l’identité et la différence, a troublé la simplicité du vulgaire. Oui, l’amour de la science, des inventions et des innovations est responsable de tous les maux de ce monde. Préoccupés d’apprendre ce qu’ils ne savent pas (la vaine science des sophistes), les hommes désapprennent ce qu’ils savent (les vérités naturelles de bon sens). Préoccupés de critiquer les opinions des autres, ils ferment les yeux sur leurs propres erreurs. De là un désordre moral, qui se répercute au ciel sur le soleil et la lune, en terre sur les monts et les fleuves, dans l’espace médian sur les quatre saisons, et jusque sur les insectes qui grouillent et pullulent à contretemps (sauterelles, etc.). Tous les êtres sont en train de perdre la propriété de leur nature. C’est l’amour de la science qui a causé ce désordre. Il dure depuis les trois dynasties. Depuis dix-huit siècles, on s’est habitué à faire fi de la simplicité naturelle, à faire cas de la fourberie rituelle ; ou s’est habitué à préférer une politique verbeuse et fallacieuse au non-agir franc et loyal. Ce sont les bavards (sages, politiciens, rhéteurs), qui ont mis le désordre dans le monde.

Chap. 11. Politique vraie et fausse.

A. Il faut laisser le monde aller son train, et ne pas prétendre le gouverner. Autrement les natures viciées n’agiront plus naturellement (mais artificiellement, légalement, rituellement, etc.). Quand toutes les natures, étant saines, se tiennent et agissent dans leur sphère propre, alors le monde est gouverné, naturellement et de lui même ; pas n’est besoin d’intervenir. — Jadis, par son gouvernement, le bon Yao réjouit ses sujets. Or la joie, qui est une passion, rompt l’apathie naturelle. Le gouvernement de Yao fut donc défectueux, puisqu’il passionna ses sujets. — Le méchant Kie affligea ses sujets. Or l’affliction, qui est une passion, rompt la placidité naturelle. Le gouvernement de Kie fut donc défectueux, puisqu’il passionna ses sujets. — Toute émotion, étant contre nature, est instable et ne peut durer. Le plaisir, la complaisance sont des émotions du principe yang. Le déplaisir, le ressentiment sont des émotions du principe yinn. Dans le macrocosme, la perturbation du yinn et du yang fait que les quatre saisons ne viennent pas à leur heure, que la succession du froid et du chaud n’arrive pas à point nommé. Dans le microcosme humain, le déséquilibrement du yinn et du yang par les passions cause pareillement de grands désordres. Les corps souffrent, les esprits pâtissent. Les hommes ne tiennent plus en place, perdent le contrôle de leurs pensées et de leurs désirs, entreprennent et n’achèvent pas, (leurs passions mobiles se portant sans cesse vers d’autres objets). Alors, dans l’empire, naissent les ambitieuses prétentions, les luttes pour la domination. Alors les uns deviennent des Tchee (brigands), les autres des Tseng-chenn et des Cheu-ts’iou (politiciens). Alors on légifère, dans le but de récompenser les bons et de punir les méchants. Tâche surhumaine, tentative impossible, vu le nombre des uns et des autres. Hélas ! c’est pourtant à cela que les gouvernants des trois dynasties ont perdu leur temps et leur peine, au lieu de suivre tranquillement le cours de leur nature et de leur destinée. — Toute théorie, toute convention, est fausse et fausse. Les théories optiques ont faussé la notion naturelle des couleurs. Les théories acoustiques ont altéré la vraie notion des sons. Les théories sur la bonté ont perverti la spontanéité des relations. Les théories sur l’équité ont oblitéré le sens inné de la justice. Les théories sur les rits ont produit la subtilité, celles sur la musique ont développé la lascivité. Les théories sur la sagesse ont multiplié les politiciens, celles sur la science ont multiplié les ergoteurs. Passe encore que, s’en tenant pratiquement aux lois naturelles, on spéculât théoriquement sur les thèmes susdits ; ce serait assez indifférent. Mais si, ayant mis en oubli les lois naturelles, on laisse ces spéculations influencer la pratique, ce sera le désordre et l’anarchie ; et si on en vient à les honorer, à leur donner force de loi, hélas ! pauvre monde ! ce sera la frénésie en plein. — Voyez où en est venu le gouvernement de nos jours. À n’être plus qu’une succession ininterrompue de rits. À peine cette cérémonie est-elle terminée, que déjà il faut garder l’abstinence pour préparer la suivante, puis repasser par toute la série des courbettes, des chants et des danses, et ainsi de suite, sans trêve et sans fin. Tout autrement ferait un vrai Sage, si, bien malgré lui, il avait dû se charger du soin de l’empire. Se tenant dans le non-agir, il emploierait les loisirs de sa non-intervention à donner libre cours à ses propensions naturelles. L’empire se trouverait bien d’avoir été remis aux mains de cet homme. Sans mettre en jeu ses organes, sans user de ses sens corporels, assis immobile, il verrait tout de son œil transcendant ; absorbé dans la contemplation, il ébranlerait tout comme fait le tonnerre ; le ciel physique s’adapterait docilement aux mouvements de son esprit ; tous les êtres suivraient l’impulsion (négative) de sa non-intervention, comme la poussière suit le vent. Pourquoi cet homme s’appliquerait-il à manipuler l’empire, alors que le laisser-aller suffit ?

B. Ts’oei-kiu demanda à Lao-tan : Comment gouverne-t-on les hommes, sans action positive ? — Lao-tan dit : En ne faisant aucune violence à leur cœur. Le cœur de l’homme est ainsi fait que toute oppression l’abat, que toute excitation le soulève. Déprimé, il devient inerte ; excité, il s’emballe. Tantôt souple, il se plie à tout ; tantôt il est dur à tout casser. Parfois il est brûlant comme le feu, parfois il devient froid comme la glace. Son expansion est si rapide, que, dans le temps d’incliner et de relever la tête, il est allé jusqu’au bout des quatre mers et en est revenu. Sa concentration est profonde comme un abîme. Ses mouvements sont libres et incoercibles comme ceux des corps célestes. Fier de sa liberté, et ne se laissant lier par personne, tel est le cœur humain, de sa nature. — Or, dans les temps anciens (vers l’an 3000), c’est Hoang-ti qui le premier fit violence au cœur humain, par ses théories sur la bonté et l’équité. Puis Yao et Chounn usèrent le gras de leurs cuisses et les poils de leurs jambes à trottiner et à s’empresser pour le bien matériel de leurs sujets. Ils affligèrent tous leurs viscères dans l’exercice de la bonté et de l’équité, et épuisèrent leur sang et leur souffle à deviser des règles de ces vertus factices. Tout cela sans succès ! Et ils durent en venir à reléguer Hoan-teou au Tch’oung-chan, les San-miao à San-wei, et Koung-koung à You-tou ; expédient violent, qui prouve bien que, malgré leur bonté et leur équité, l’empire ne leur était pas dévotement soumis. Ce fut bien pis sous les trois dynasties. Sous elles parurent les Kie (tyrans) et les Tchee (brigands), les Tseng-chenn et les Cheu-ts’iou (politiciens), enfin les deux races des Jou (disciples de Confucius) et des Mei (disciples de Mei-ti). Quels temps ! Les théoriciens pour et contre se regardèrent avec animosité ; les sages et les sots se donnèrent mutuellement tort ; les bons et les méchants se persécutèrent réciproquement ; les menteurs et les véridiques se moquèrent les uns des autres. L’empire en tomba en décadence. On ne put plus s’entendre sur les premiers principes, et ce qui restait de vérités naturelles disparut, comme consumé par l’incendie, comme emporté par les grandes eaux. Tout le monde voulut devenir savant pour parvenir, et le peuple s’épuisa en vains efforts. — C’est alors que fut inventé le système de gouvernement mathématique. L’empire fut équarri avec la hache et la scie. Peine de mort pour tout ce qui déviait de la ligne droite. Le marteau et le ciseau furent appliqués aux mœurs. Le résultat fut un bouleversement, un écroulement général. C’est que le législateur avait eu le tort de violenter le cœur humain. Le peuple s’en prit aux Sages et aux princes. Les Sages durent se cacher dans les cavernes des montagnes, et les princes ne furent plus en sûreté dans leurs temples de famille. Des réactions violentes suivirent, quand Sages et princes revinrent au pouvoir. Actuellement les cadavres des suppliciés s’entassent par monceaux, ceux qui portent la cangue défilent en longues chaîne s, on ne voit partout qu’hommes punis de supplices divers. Et, au milieu de ce décor atroce, parmi les menottes, les entraves, les instruments de torture, les disciples de K’oung-tzeu et de Mei-tzeu se dressent sur leurs orteils pour se grandir, et retroussent leurs manches avec complaisance, dans l’admiration de leur œuvre. Ah ! extrême est l’endurcissement de ces hommes ! extrême est leur impudeur ! La cangue résumerait-elle la sagesse des Sages ? Les menottes, les entraves, les tortures, seraient-elles l’expression de leur bonté et de leur équité ? Tseng-chenn et Cheu-ts’iou, ces Sages typiques, n’auraient-ils pas été des malfaiteurs plus malfaisants que le tyran Kie et le brigand Tchee ? Il a raison, l’adage qui dit : exterminez la sagesse, détruisez la science, et l’empire reviendra à l’ordre spontanément.

C. Hoang-ti régnait depuis dix-neuf ans, et ses ordres étaient obéis dans tout l’empire, quand il entendit parler de Maître Koang-tch’eng, qui résidait sur le mont K’oung-t’oung. Étant allé le trouver, il lui tint ce langage : J’ai ouï dire, Maître, que vous avez poussé jusqu’au Principe suprême. J’ose vous demander de m’en communiquer la quintessence. Je l’emploierai à faire rapporter aux champs les céréales qui nourrissent le peuple, je réglerai le chaud et le froid pour le bien de tous les vivants. Veuillez me donner la recette ! — Maître Koang-tch’eng répondit : Vous poussez l’ambition, jusqu’à vouloir régenter la nature. Vous confier ses forces, serait perdre tous les êtres. Homme passionné, si vous gouverniez le monde, vous voudriez qu’il pleuve avant que les nuées ne soient formées, vous feriez tomber les feuilles encore vertes, le soleil et la lune seraient bientôt éteints. Cœur égoïste et intéressé, qu’avez vous de commun avec le Principe suprême ? — Hoang-ti se retira confus, se démit du gouvernement, se logea dans une hutte en pisé, avec une natte en jonc pour tout ameublement. Après trois mois passés dans cette retraite à réfléchir et à méditer, il retourna vers Maître Koang-tch’eng, qu’il trouva étendu la tête au nord (regardant le sud, position du professeur). Prenant la place de l’élève, bien humblement, Hoang-ti approcha sur ses genoux, se prosterna, appliqua son front contre terre, puis dit : Je sais, Maître que vous avez pénétré jusqu’au Principe suprême. Veuillez m’apprendre à me conduire et à me conserver. — Bien demandé, cette fois, dit Maître Koang-tch’eng. Approchez ! Je vais vous révéler le fond du Principe. Son essence, c’est le mystère, c’est l’obscurité, c’est l’indistinction, c’est le silence. Quand on ne regarde rien, qu’on n’écoute rien, qu’on enveloppe son esprit de recueillement, la matière (le corps) devient spontanément droite. Soyez recueilli, soyez détaché, ne fatiguez pas votre corps, n’émouvez pas vos instincts, et vous pourrez durer toujours. Quand vos yeux ne regarderont plus rien, quand vos oreilles n’écouteront plus rien, quand votre cœur (intelligence et volonté) ne connaîtra et ne désirera plus rien, quand votre esprit aura enveloppé et comme absorbé votre matière, alors cette matière (votre corps) durera toujours. Veillez sur votre intérieur, défendez votre extérieur. Vouloir apprendre beaucoup de choses, voilà ce qui use. … Suivez-moi en esprit, par delà la lumière, jusqu’au principe yang de toute splendeur ; et, par delà l’obscurité, jusqu’au principe yinn des ténèbres. Suivez-moi maintenant, par delà ces deux principes, jusqu’à l’unité (le principe suprême) qui régit le ciel et la terre, qui contient en germe et de qui émanent le yinn et le yang, tous les êtres. Connaître ce Principe, c’est la science globale, qui n’use pas. Se tenir en repos, dans sa contemplation, voilà ce qui fait durer toujours. Tout être qui se conserve garde sa vigueur. Moi j’ai embrassé l’Unité, je me suis établi dans l’Harmonie. Voilà douze cents ans que je vis, et mon corps n’est pas affaibli. — Vous êtes un être céleste, dit Hoang-ti, en appliquant derechef son front contre terre. — Ecoutez, dit Maître Koang-tch’eng, sans m’interrompre. Le premier Principe est essentiellement infini et insondable ; c’est par erreur que les hommes emploient, en parlant de lui, les termes fin et apogée. Ceux qui l’ont connu sont devenus les empereurs et les rois de l’âge héroïque et ont fini par l’apothéose. Ceux qui ne l’ont pas connu sont restés des hommes terrestres, ignorants et charnels. Maintenant le premier Principe est si oublié que tous les êtres, sortis de la terre, retournent à la terre. Aussi ne resterai-je pas davantage en ce monde. Je vous quitte pour aller, par delà la porte de l’infini, flâner dans les espaces incommensurables. Je vais unir ma lumière à celle du soleil et de la lune ; je vais fondre ma durée avec celle du ciel et de la terre. Je ne veux même pas savoir si les hommes pensent comme mot ou différemment. Quand ils seront tous morts, moi je survivrai seul, ayant seul, en ces temps de décadence, atteint à l’union avec l’Unité.

D. Le politicien Yunn-tsiang, qui errait dans l’Est, au delà de la rivière Fou-yao, rencontra inopinément l’immortel Houng-mong, qui sautait à cloche-pied, en battant la mesure sur ses flancs. Surpris, Yunn-tsiang s’arrêta, se mit en posture rituelle, et demanda : Vénérable, qui êtes-vous ? que faites-vous là ? — Sans cesser de sauter et de taper sur ses flancs, Houng-mong répondit : Je me promène. — Convaincu qu’il avait affaire à un être transcendant, Yunn-tsiang dit : Je désire vous poser une question. — Bah ! fit Houng-mong. — Oui, dit Yunn-tsiang. L’influx du ciel est dérangé, celui de la terre est gêné ; les six émanations sont obstruées, les quatre saisons sont détraquées. Je voudrais rémettre l’ordre dans l’univers, pour le bien des êtres qui l’habitent. Veuillez me dire comment je dois m’y prendre. — Je ne sais pas ! je ne sais pas ! dit Houng-mong, en hochant la tête, tapant sur ses flancs, et sautant à cloche pied. … Yunn-tsiang n’en put pas tirer davantage. — Trois ans plus tard, comme il errait encore dans l’Est, au delà de la plaine de You-song, inopinément Yunn-tsiang rencontra de nouveau Houng-mong. Au comble de la joie, il courut à lui, et l’aborda en lui disant : Être céleste, vous souvenez-vous encore de moi ?.. Puis, s’étant prosterné deux fois, inclinant la tête, il ajouta : Je désire vous poser une question. — Que puis je vous apprendre ? fit Houng-mong ; moi qui marche sans savoir pourquoi, qui erre sans savoir où je vais ; moi qui ne fais que flâner, sans m’occuper de rien, pour ne pas nuire par quelque ingérence intempestive. — Moi aussi, dit Yunn-tsiang, je voudrais comme vous errer libre et sans soucis ; mais le peuple me poursuit partout où je vais ; c’est une vraie servitude ; à peine vient-il de me lâcher ; je profite de ce répit pour vous interroger. — Pauvre homme ! fit Houng-mong ; que vous dirai-je, à vous qui vous mêlez de gouverner les hommes ? Qui trouble l’empire, qui violente la nature, qui empêche l’action du ciel et de la terre ? qui inquiète les animaux, trouble le sommeil des oiseaux, nuit jusqu’aux plantes et aux insectes ? qui, si ce n’est les politiciens, avec leurs systèmes pour gouverner les hommes ? ! — C’est ainsi que vous me jugez ? dit Yunn-tsiang. — Oui, dit Houng-mong ; vous êtes un empoisonneur ; laissez-moi aller mon chemin. — Être céleste, fit Yunn-tsiang, j’ai eu beaucoup de peine à vous trouver ; de grâce, veuillez m’instruire. — De fait, dit Houng-mong, vous avez grand besoin d’apprendre. Écoutez donc !.. Commencez par n’intervenir en rien, et tout suivra naturellement son cours. Dépouillez votre personnalité (litt. laissez tomber votre corps comme un habit), renoncez à l’usage de vos sens, oubliez les relations et les contingences, noyez-vous dans le grand ensemble, défaites-vous de votre volonté et de votre intelligence, annihilez-vous par l’abstraction jusqu’à n’avoir plus d’âme. À quoi bon spéculer, l’inconscience étant la loi universelle ? La foule des êtres retourne inconsciente à son origine. Celui qui aura passé sa vie dans l’inconscience aura suivi sa nature. S’il acquiert des connaissances, il aura vicié sa nature. Car il est né spontanément, sans qu’on lui ait demandé qui et quoi il voulait être. Et la nature veut qu’il s’en retourne de même, sans avoir su ni qui ni quoi. — Ah ! s’écria Yunn-tsiang, être céleste, vous m’avez illuminé, transformé. Durant toute ma vie, j’avais cherché vainement la solution du problème, et voici que je la tiens. … Cela dit, Yunn tsiang se prosterna le front en terre, puis se releva et reprit son chemin.

E. Le grand souci des politiciens vulgaires, c’est de s’attacher les hommes ; ils se froissent quand quelqu’un ne veut pas faire cause commune avec eux. Qu’ils aiment ceux qui sont de leur avis, et détestent ceux qui leur sont contraires, cela vient de ce qu’ils ne cherchent, en définitive, que leur propre élévation. Quand ils ont atteint l’objet de leur ambition, sont-ils vraiment supérieurs au vulgaire ? sont-ils utiles au pays ? Imposer au peuple ce qu’il leur plaît d’appeler leur expérience, n’est-ce pas pire que de l’abandonner à lui-même ? Férus de l’idée de faire profiter la principauté qu’ils administrent du système des trois anciennes dynasties, ils ne font pas attention aux vices de ce système. Leur entreprise expose la principauté aux plus graves hasards. Heureuse est-elle, si elle en réchappe. Elle a une chance de salut, contre dix mille. Pour une principauté dans laquelle ils auront réussi imparfaitement, ils en ruineront absolument dix mille autres. Est-ce assez triste que les maîtres de la terre ne s’aperçoivent pas de ce danger ? ! La plus importante de toutes les choses est entre leurs mains. Ils ne devraient pas la confier à des hommes bornés et intéressés. Qu’ils donnent leur confiance aux hommes transcendants ; à ceux qui, libres de tout intérêt terrestre, vont et viennent dans l’espace, se promènent dans les neuf régions, sont citoyens non d’un pays mais de l’univers. Ces hommes-là sont les plus nobles de tous les hommes. L’estime des hommes vulgaires s’attache à eux, aussi infailliblement que l’ombre suit le corps opaque, que l’écho suit le son. Quand il est consulté, par sa réponse l’homme transcendant épuise la question et comble les vœux du consultant. Il est le recours de tout l’empire. Son séjour est calme et silencieux, ses sorties n’ont pas de but déterminé. Il mène et ramène ses interlocuteurs, sans secousse, par une influence impalpable. Ses mouvements n’ont pas de règles fixes. Comme le soleil, il luit toujours. L’éloge substantiel de cet homme, se résume en ces mots, qu’il est un avec le grand tout. Il est le grand tout, et n’est plus lui-même. N’ayant plus d’existence particulière, il n’a plus aucune propriété. Les anciens empereurs avaient encore quelque propriété. Il faut n’en plus avoir du tout, pour devenir l’ami du ciel et de la terre (union).

F. Petits mais respectables sont les êtres qui remplissent le monde. Humble mais nécessaire est le peuple. Incertaines mais importantes sont les affaires. Dures mais indispensables sont les lois. Antipathique mais obligatoire est la justice. Sympathique est l’affection non égoïste. Menus sont les rites, mais il faut les faire. Ces aphorismes résument la sagesse vulgaire. — Et moi j’ajoute : Au centre de toutes choses et supérieure à toutes est l’action productrice du Principe suprême. Unique et se transformant en action productrice est le Principe suprême. Transcendant et agissant sans cesse est le Ciel (l’instrument physique de l’action productrice du Principe). Aussi les vrais Sages ont-ils pour règle de laisser faire le Ciel sans l’aider, de laisser agir l’action productrice sans interférer, de laisser le premier Principe libre sans prétendre deviser pour lui. Voilà l’important, à leurs yeux. Pour tout le reste, la pratique commune, ils sont affectueux sans affectation, justes sans prétention, rituels sans scrupulosité, actifs sans façons, légaux sans passion, dévoués au peuple et respectueux des droits de tous. Ils ne considèrent aucun être comme un moyen particulièrement apte, et s’en servent pourtant faute de mieux. L’ignorance de ceux qui ne comprennent rien à l’action du Ciel vient de ce qu’ils n’entendent pas bien celle du Principe suprême, dont le Ciel est l’instrument. Ceux qui n’ont pas la notion de ce Principe lui-même ne sont propres à rien ; il faut les plaindre. — Il y a deux voies, la voie céleste et la voie humaine. Se concentrer noblement dans le non-agir, voilà la voie du Ciel. S’éparpiller et peiner sur les détails, voilà la voie humaine. La voie céleste est supérieure, la voie humaine est inférieure. Les deux voies sont très différentes. Nous allons les scruter attentivement, dans les chapitres suivants.

Chap. 12. Ciel et terre.

A. Une force transformatrice uniforme, émane de l’immense complexe ciel et terre ; une règle unique régit la foule des êtres ; un seul souverain gouverne la nombreuse humanité. Le pouvoir du souverain dérive de celui du Principe ; sa personne est choisie par le Ciel ; de là vient qu’on l’appelle Mystérieux, comme le Principe. Les souverains de l’antiquité, s’abstenant de toute intervention personnelle, laissaient le Ciel gouverner par eux. Le Principe agissant par le souverain, ses ministres et ses officiers, à ce gouvernement droit juste et éclairé, tous les êtres répondaient par une soumission absolue. Tout en haut de l’univers, le premier Principe influence le ciel et la terre, lesquels transmettent à tous les êtres cette influence, laquelle devenue dans le monde des hommes bon gouvernement, y fait éclore les talents et les capacités. En sens inverse, toute prospérité vient du gouvernement, dont l’efficace dérive du Principe, par l’intermédiaire du ciel et de la terre. C’est pourquoi, les anciens souverains ne désirant rien, le monde était dans l’abondance ; ils n’agissaient pas, et tout évoluait ; ils restaient abîmés dans leur méditation, et le peuple se tenait dans l’ordre le plus parfait. Ce que l’adage antique résume ainsi : pour celui qui s’unit à l’Unité, tout prospère ; à celui qui n’a pas d’intérêt personnel, même les mânes sont soumis.

B. Qu’elles sont vraies, ces paroles du Maître ! Combien grand, combien immense, est le Principe qui couvre et porte tous les êtres ! Que le souverain se garde bien de suivre son sens particulier ! L’action naturelle, voilà l’action céleste ; le verbe spontané, voilà l’influence céleste ; aimer tous les hommes et faire du bien à tous les êtres, voilà la vraie bonté ; fondre en un toutes les différences, voilà la vraie grandeur ; ne vouloir dominer les autres en rien, voilà la vraie largeur d’esprit ; posséder des choses diverses sans diviser son cœur, voilà la vraie richesse ; suivre l’influx céleste, voilà la suite dans les opérations : opérer sous cet influx, voilà l’opération efficace ; servir d’intermédiaire docile au Principe, voilà la perfection ; ne laisser abattre sa détermination par rien, voilà la constance. Que le souverain concentre en lui ces dix principes, puis les applique au gouvernement, et tout suivra son cours normal. Qu’il laisse l’or dans les rochers et les perles dans l’abîme, qu’il méprise la richesse et l’honneur, qu’il lui soit indifférent de vivre vieux ou de mourir jeune, qu’il ne tire pas vanité de la prospérité et ne se sente pas humilié par l’adversité, qu’il dédaigne tous les biens du monde, qu’il ne se glorifie pas de son exaltation. Que sa gloire soit d’avoir compris que tous les êtres sont un seul complexe universel, que la mort et la vie sont deux modalités d’un même être.

C. Le Maître a dit : L’action du Principe par le Ciel est infinie dans son expansion, insaisissable dans sa subtilité. Elle réside, imperceptible, dans tous les êtres, comme cause de leur être et de toutes leurs qualités. C’est elle qui résonne dans les métaux et les silex sonores. Elle est aussi dans le choc qui les fait résonner. Sans elle, rien ne serait. … L’homme qui tient d’elle des qualités de roi marche dans la simplicité et s’abstient de s’occuper de choses multiples. Se tenant à l’origine, à la source, uni à l’unité, il connaît comme les génies, par intuition dans le Principe. Par suite, sa capacité s’étend à tout. Quand son esprit est sorti par la porte d’un sens, par la vue par exemple, dès qu’il rencontre un être, il le saisit, le pénètre, le connaît à fond. Car les êtres étant devenus par participation du Principe, sont connus par participation de la vertu du Principe. Conserver les êtres avec pleine connaissance de leur nature, agir sur eux avec pleine intelligence du Principe, voilà les attributions de l’être né pour être roi. Il paraît inattendu sur la scène du monde, joue son rôle, et tous les êtres se donnent à lui. C’est qu’il a reçu du Principe les qualités qui font le roi. Il voit dans les ténèbres du Principe, il entend le verbe muet du Principe. Pour lui, l’obscurité est lumière, le silence est harmonie. Il saisit l’être, au plus profond de l’être ; et sa raison d’être, au plus haut de l’abstraction, dans le Principe. Se tenant à cette hauteur, entièrement vide et dénué, il donne à tous ce qui leur convient. Son action s’étend dans l’espace et dans le temps.

D. L’empereur Hoang-ti ayant poussé jusqu’au nord de la rivière rouge, et gravi le mont K’ounn-lunn pour examiner les régions du Sud, perdit sa perle noire (son trésor, la notion du Principe, pour s’être livré à ses rêves ambitieux). Il la fit chercher par Science, qui ne la retrouva pas. Investigation et Discussion ne la retrouvèrent pas davantage. Enfin Abstraction la retrouva. Hoang-ti se dit : n’est ce pas étrange que ce soit Abstraction qui l’ait retrouvée ? elle que le vulgaire considère comme la moins pratique des facultés.

E. Yao fut instruit par Hu-You, disciple de Nie-k’ue, disciple de Wang-i, disciple de Pei-i. Yao qui songeait à abdiquer pour se livrer à la contemplation, demanda à Hu-You : Nie-k’ue a-t-il ce qu’il faut pour collaborer avec le Ciel (pour être empereur à ma place) ? Si oui, je lui ferai imposer la charge par son maître Wang-i. — Ce serait là, dit Hu-You, faire une chose au moins hasardeuse, peut être funeste. Nie-k’ue est trop intelligent et trop habile. Il appliquera au gouvernement son intelligence et son habileté humaines, empêchant ainsi le Ciel, le Principe, de gouverner. Il multipliera les charges, fera cas des savants, prendra des décisions, se préoccupera des traditions, s’embarrassera dans des complications, tiendra compte de l’opinion, appliquera des théories a priori sur l’évolution des choses, etc. Cet homme est trop intelligent pour être empereur. Quoique, de par sa noblesse, il soit qualifié pour cette position, de par son excessive habileté, il n’est bon qu’à faire un petit officier. Il a ce qu’il faut, pour prendre des brigands. S’il devenait ministre, ce serait le malheur ; s’il parvenait au trône, ce serait la ruine du pays.

F. Comme Yao inspectait le territoire de Hoa, l’officier préposé à ce territoire lui dit : O Sage ! je vous souhaite prospérité et longévité ! — Taisez-vous ! dit Yao.

Mais l’officier continua : je vous souhaite la richesse ! — Taisez-vous ! dit Yao. — Et nombre d’enfants mâles ! conclut l’officier. — Taisez-vous ! dit Yao, pour la troisième fois. — L’officier reprit : Longévité, richesse, postérité mâle, tous les hommes désirent cela ; pourquoi vous seul n’en voulez-vous pas ? — Parce que, dit Yao, qui a beaucoup de fils, a beaucoup d’inquiétudes ; qui a beaucoup de richesses, a beaucoup de soucis ; qui vit longtemps, essuie bien des contradictions. Ces trois inconvénients entravent la culture de la vertu morale, voilà pourquoi je n’ai pas voulu de vos souhaits. — Alors, dit l’officier, je ne vous considère plus comme un Sage, mais comme un homme ordinaire. À tous les individus qu’il procrée, le Ciel donne le sens nécessaire pour se conduire ; donc vos fils se tireraient d’affaire eux-mêmes. Pour vous défaire de richesses encombrantes, vous n’auriez qu’à les distribuer. Vous vous préoccupez plus qu’il ne sied à un Sage. Le vrai Sage vit en ce monde comme la caille vit dans un champ, sans attache à un logis, sans souci de sa nourriture. En temps de paix, il prend sa part de la prospérité commune. En temps de trouble, il s’occupe de lui-même et se désintéresse des affaires. Après mille ans, las de ce monde, il le quitte et monte vers les Immortels. Monté sur un blanc nuage, il arrive dans la région du Souverain. Là aucun des trois malheurs ne l’atteint ; son corps dure longtemps sans souffrance ; il ne subit plus de contradictions. — Cela dit, l’officier s’éloigna. Reconnaissant en lui un Sage caché, Yao courut après lui et lui dit : J’aurais des questions à vous poser. — Laissez-moi tranquille, fit l’officier.

G. Alors que Yao gouvernait l’empire, Maître Kao, dit Pai Tch’eng, fut investi par lui d’un fief. Yao transmit l’empire à Chounn, qui le transmit à U. Alors Maître Kao s’étant démis de son fief se mit à cultiver la terre. U, étant allé le voir, le trouva occupé à labourer dans la plaine. L’ayant abordé respectueusement, il lui dit : Maître, l’empereur Yao vous a investi d’un fief, que vous avez conservé jusqu’ici. Pourquoi voulez-vous vous en défaire maintenant ? — Parce que le monde n’est plus ce qu’il fut sous Yao, dit maître Kao. Le peuple de Yao se conduisait bien, sans qu’on lui payât sa bonne conduite par des récompenses ; il était obéissant, sans qu’il fallût le contraindre par des châtiments. Maintenant vous récompensez et punissez systématiquement, ce qui a fait perdre au peuple ses qualités naturelles. La nature a disparu, des lois l’ont remplacée, de là tous les désordres. Pourquoi me faites-vous perdre mon temps ? Pourquoi entravez-vous mon travail ?.. Et se penchant sur sa charrue, Maître Kao continua le sillon commencé, et ne se retourna plus vers U.

H. Au grand commencement de toutes choses, il y avait le néant de forme, l’être imperceptible ; il n’y avait aucun être sensible, et par suite aucun nom. Le premier être qui fut, fut l’Un, non sensible, le Principe. On appelle tei norme, la vertu émanée de l’Un, qui donna naissance à tous les êtres. Se multipliant sans fin dans ses produits, cette vertu participée s’appelle en chacun d’eux ming son partage, son lot, son destin. C’est par concentration et expansion alternantes que la norme donne ainsi naissance aux êtres. Dans l’être qui naît, certaines lignes déterminées spécifient sa forme corporelle. Dans cette forme corporelle est renfermé le principe vital. Chaque être a sa manière de faire, qui constitue sa nature propre. C’est ainsi que les êtres descendent du Principe. Ils y remontent, par la culture taoïste mentale et morale, qui ramène la nature individuelle à la conformité avec la vertu agissante universelle, et l’être particulier à l’union avec le Principe primordial, le grand Vide, le grand Tout. Ce retour, cette union, se font, non par action, mais par cessation. Tel un oiseau, qui, fermant son bec, cesse son chant, se tait. Fusion silencieuse avec le ciel et la terre, dans une apathie qui paraît stupide à ceux qui n’y entendent rien, mais qui est en réalité vertu mystique, communion à l’évolution cosmique.

I. Confucius demanda à Lao-tan : Certains s’appliquent à tout identifier, et prétendent que, licite et illicite, oui et non, sont une même chose. D’autres s’appliquent à tout distinguer, et déclarent que la non-identité de la substance et des accidents est évidente. Sont ce là des Sages ? — Ce sont, répondit Lao-tan, des hommes qui se fatiguent sans profit pour eux-mêmes, comme les satellites des fonctionnaires, les chiens des chasseurs, les singes des bateleurs. K’iou, je vais te dire une vérité, que tu ne pourras ni comprendre, ni même répéter proprement. Des Sages, il n’y en a plus ! Maintenant, nombreux sont les hommes, qui, ayant une tête et des pieds, n’ont ni esprit ni oreilles. Mais tu chercheras en vain ceux qui, dans leur corps matériel, ont conservé intacte leur part du principe originel. Ceux-là (les Sages, quand il y en a,) n’agissent ni ne se reposent, ne vivent ni ne meurent, ne s’élèvent ni ne s’abaissent, par aucun effort positif, mais se laissent aller au fil de l’évolution universelle. Faire cela (et par conséquent devenir un vrai Sage taoïste,) est au pouvoir de tout homme. Il ne faut, pour devenir un Sage, qu’oublier les êtres (individuels), oublier le Ciel (les causes), s’oublier soi même (ses intérêts). Par cet oubli universel, l’homme devient un avec le Ciel, se fond dans le Cosmos.

J. Tsianglu-mien ayant visité son maître Ki-tch’ee, lui dit : Le prince de Lou m’a demandé de le conseiller, pour le bon gouvernement de sa principauté. J’ai répondu que vous ne m’aviez pas donné commission pour cela. Il a insisté pour savoir mon avis personnel. Voici ce que je lui ai dit ; jugez si j’ai parlé bien ou mal. … J’ai dit au prince : Soyez digne et sobre ; employez des officiers dévoués et renvoyez les égoïstes intéressés ; si vous faites cela, tout le monde sera pour vous. — Ki tch’ee éclata de rire. Votre politique, dit il, vaut les gestes de cette mante qui voulut arrêter un char. Absolument inefficace ; pouvant devenir nuisible. — Mais alors, dit Tsianglu-mien, en quoi consiste donc l’art de gouverner ? — Voici, dit Ki-tch’ee, comment s’y prenaient les grands Sages. Ils provoquaient le peuple à s’amender, à s’avancer, en lui inspirant le goût de l’amendement, de l’avancement ; le laissant ensuite évoluer spontanément ; lui laissant croire qu’il voulait et agissait par lui-même. Voilà les grands politiques. Ceux-là ne se règlent pas sur les vieux Yao et Chounn (comme Confucius le prône), car ils sont plus anciens que ces Vénérables, étant de l’origine primordiale, leur politique consistant à raviver dans tous les cœurs l’étincelle de vertu cosmique qui réside dans chacun.

K. Tzeu-koung disciple de Confucius, étant allé dans la principauté de Tch’ou, revenait vers celle de Tsinn. Près de la rivière Han, il vit un homme occupé à arroser son potager. Il emplissait au puits une cruche qu’il vidait ensuite dans les rigoles de ses plates-bandes ; labeur pénible et mince résultat. — Ne savez vous pas, lui dit Tzeu-koung, qu’il existe une machine, avec laquelle cent plates-bandes sont arrosées en un jour facilement et sans fatigue ? — Comment est ce fait ? demanda l’homme. — C’est, dit Tzeu-koung, une cuiller à rigole qui bascule. Elle puise l’eau d’un côté, puis la déverse de l’autre. — Trop beau pour être bon, dit le jardinier mécontent. J’ai appris de mon maître que toute machine recèle une formule, un artifice. Or les formules et les artifices détruisent l’ingénuité native, troublent les esprits vitaux, empêchent le Principe de résider en paix dans le cœur. Je ne veux pas de votre cuiller à bascule. — Interdit, Tzeu-koung baissa la tête et ne répliqua pas. À son tour, le jardinier lui demanda : — Qui êtes-vous ? — Un disciple de Confucius, dit Tzeu-koung. — Ah ! dit le jardinier, un de ces pédants qui se croient supérieurs au vulgaire, et qui cherchent à se rendre intéressants en chantant des complaintes sur le mauvais état de l’empire. Allons ! oubliez votre esprit, oubliez votre corps, et vous aurez fait le premier pas dans la voie de la sagesse. Que si vous êtes incapable de vous amender vous-même, de quel droit prétendez vous amender l’empire ? Maintenant allez-vous en ! vous m’avez fait perdre assez de temps ! — Tzeu-koung s’en alla, pâle d’émotion. Il ne se remit, qu’après avoir fait trente stades. Alors les disciples qui l’accompagnaient lui demandèrent : — Qu’est-ce que cet homme, qui vous a ainsi troublé ? — Ah ! dit Tzeu-koung, jusqu’ici je croyais qu’il n’y avait dans l’empire qu’un seul homme digne de ce nom, mon maître Confucius. C’est que je ne connaissais pas celui-là. Je lui ai expliqué la théorie confucéiste de la tendance au but, par le moyen le plus commode, avec le moindre effort. Je prenais cela pour la formule de la sagesse. Or il m’a réfuté et m’a donné à entendre que la sagesse consiste dans l’intégration des esprits vitaux, la conservation de la nature, l’union au Principe. Ces vrais Sages ne différent pas du commun extérieurement ; intérieurement leur trait distinctif est l’absence de but, laisser s’écouler la vie sans vouloir savoir vers où elle coule. Tout effort, toute tendance, tout art, est pour eux l’effet d’un oubli de ce que l’homme doit être. Selon eux, l’homme vrai ne se meut que sous l’impulsion de son instinct naturel. Il méprise également l’éloge et le blâme, qui ne lui profitent ni ne lui nuisent. Voilà la sagesse stable, tandis que moi je suis ballotté par les vents et les flots. — Quand il fut revenu dans la principauté de Lou, Tzeu-koung converti au Taoïsme raconta son aventure à Confucius. Celui-ci dit : Cet homme prétend pratiquer ce qui fut la sagesse de l’âge primordial. Il s’en tient au principe, à la formule, affectant d’ignorer les applications et les modifications. Certes, si dans le monde actuel il y avait encore moyen de vivre sans penser et sans agir, uniquement attentif au bien-être de sa personne, il y aurait lieu de l’admirer. Mais nous sommes nés, toi et moi, dans un siècle d’intrigues et de luttes, où la sagesse de l’âge primordial ne vaut plus qu’on l’étudie, car elle n’a plus d’applications.

L. Tch’ounn-mang, allant vers l’océan oriental, rencontra Yuan-fong, qui lui demanda : Maître, où allez-vous ? — À la mer, dit Tch’ounn-mang. — Pourquoi ? demanda Yuan-fong. — Parce qu’elle est l’image du Principe, dit Tch’ounn-mang. Toutes les eaux y confluent, sans la remplir. Toutes les eaux en sortent, sans la vider. Comme les êtres sortent du Principe et y retournent. Voilà pourquoi je vais à la mer. — Et l’humanité, demanda Yuan-fong, qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce que la politique des Sages inférieurs, confucéistes ? — C’est, dit Tch’ounn-mang, faire du bien à tous, favoriser tous les talents, réglementer l’empire et se faire obéir, voilà la politique des Sages de cette espèce. — Et la politique des Sages taoïstes, qui collaborent avec l’influx cosmique ? demanda Yuan-fong. — C’est, dit Tch’ounn-mang, ne pas faire de plans ; agir sous l’inspiration du moment ; compter pour rien les distinctions artificielles, de raison et de tort, de bien et de mal ; donner à tous, comme à des orphelins, comme à des égarés, pour les satisfaire, sans prétendre à aucun retour, sans se faire remercier, sans même se faire connaître. — Et la politique des hommes transcendants tout à fait supérieurs ? demanda Yuan-fong. — Ceux-là, dit Tch’ounn-mang, fondent leur esprit avec la lumière, et leur corps avec l’univers. Le vide lumineux, c’est l’abnégation totale du moi. Soumis à leur destinée, libres de toute attache, ces hommes jouissent de la joie désintéressée du ciel et de la terre qui laissent faire sans aimer ni haïr, toutes choses allant spontanément à leur solution naturelle. Ainsi gouvernés, tous les êtres reviendraient à leur instinct inné, et le monde retournerait à son état primordial.

M. Menn-ou-koei et Tch’eu-tchang-man-ki ayant vu défiler l’armée de l’empereur Ou, ce dernier dit au premier : Si cet empereur valait Chounn, il n’en serait pas venu à devoir faire la guerre. — Chounn régna-t-il à une époque paisible ou troublée, demanda Ou-koei ? — Vous avec raison, dit Man-ki ; il n’y a pas parité. Chounn régna à une époque si paisible qu’on aurait pu se passer d’empereur. Il perdit son temps à s’occuper de vétilles, comme de guérir les plaies des ulcéreux, de faire repousser les cheveux des chauves, de soigner les malades. Il drogua l’empire, avec toute l’anxiété d’un fils qui drogue son père. Les Confucéistes le louent d’avoir agi ainsi. Un vrai Sage aurait eu honte d’agir ainsi… Au temps de l’action parfaite, on ne faisait cas, ni de la sagesse, ni de l’habileté. Les gouvernants étaient comme les branches des grands arbres, qui ombragent et protègent sans le savoir ni le vouloir ; le peuple était comme les animaux sauvages, qui se réfugient sous ces branches et profitent de leur ombre sans les remercier. Les gouvernants agissaient équitablement sans connaître le terme équité, charitablement sans connaître le terme bonté, loyalement et fidèlement, simplement et sans demander qu’on les payât de retour. Vu leur extrême simplicité, il n’est resté de ces temps aucun fait saillant, et on n’en a pas écrit l’histoire.

N. Un fils, un ministre, qui n’approuve pas ce que son père ou son prince fait de mal, est proclamé bon fils bon ministre, par la voix publique, d’autorité, sans arguments ; et la masse adopte ce verdict docilement, chacun se figurant l’avoir prononcé lui-même. Dites à ces gens-là que leur jugement n’est pas d’eux, qu’on le leur a suggéré ; et ils bondiront, se tenant pour offensés. Ainsi en est-il, dans la plupart des cas, pour la plupart des hommes. Presque tous reçoivent leurs idées toutes faites, et suivent toute leur vie l’opinion. Ils parlent dans le style du temps, ils s’habillent selon la mode du temps, non par aucun principe, mais pour faire comme les autres. Imitateurs serviles, qui disent oui ou non selon qu’on les a suggestionnés, et croient après cela s’être déterminés eux-mêmes. N’est-ce pas là de la folie ? Folie incurable, car les hommes ne se doutent pas qu’ils sont atteints de cette manie de l’imitation. Folie générale, car l’empire tout entier est atteint de cette manie. Aussi est ce bien en vain que j’essaierais de rémettre les hommes sur le chemin de l’action personnelle spontanée, émanant du moi, de l’instinct propre. Hélas ! — La musique noble laisse les villageois indifférents, tandis qu’une chanson triviale les fait pâmer d’aise. De même, les pensées élevées n’entrent pas dans les esprits farcis d’idées vulgaires. Le bruit de deux tambours en terre cuite couvre le son d’une cloche de bronze. Comment me ferais-je écouter des fous qui peuplent l’empire ? Si j’espérais pouvoir y arriver, moi aussi je serais fou. Aussi les laisserai-je faire, sans rien entreprendre pour les éclairer. Aucun d’eux, d’ailleurs, ne m’en voudra ; car ils tiennent à leur commune folie. Comme ce lépreux, auquel un fils naquit à minuit ; qui alla quérir de la lumière, pour s’assurer que l’enfant était bien lépreux comme lui, et ne le caressa qu’après avoir constaté que oui.

O. Soit un arbre séculaire. On en coupe une branche. D’un morceau de cette branche, ou fait un vase rituel ciselé et peint ; le reste est jeté dans le fossé et y pourrit. Puis on dira, le vase est beau, le reste est laid. Et moi je dis, et le vase, et le reste, sont laids, car ils ne sont plus du bois naturel, mais des objets artificiels déformés. Je juge de même du brigand Tchee, des Sages Tseng-chenn et Cheu-ts’iou. On appelle l’un vicieux, les autres vertueux. À mes yeux ils ont également le tort de n’être plus des hommes, car ils ont agi contre nature, peu importe que ce soit bien ou mal. — Et quelles sont les causes de cette ruine de l’humaine nature ? Ce sont les théories artificielles sur les couleurs (la peinture), qui ont perverti la vue ; les théories sur les sons (la musique) qui ont perverti l’ouïe ; les théories sur les odeurs (la parfumerie), qui ont perverti l’odorat ; les théories sur les saveurs (l’art culinaire), qui ont perverti le goût ; les artifices littéraires (rhétorique et poétique), qui ont affolé le cœur et faussé la nature (par le lyrisme et l’enthousiasme). Voilà les ennemis de la nature humaine, chers à Yang-tchou et à Mei-ti. Ce n’est pas moi qui considérerai jamais les arts comme des biens. Les règles artificielles étreignent, emprisonnent ; comment pourraient-elles rendre heureux ? L’idéal du bonheur, serait-ce l’état du ramier enfermé dans une cage ? n’est ce pas plutôt l’état du ramier libre dans les airs ? Pauvres gens ! leurs théories sont un feu qui tourmente leur intérieur, leurs rites sont un corset qui enserre leur extérieur. Ainsi torturés et ligotés, à qui les comparerai-je ? À des criminels tenaillés ? à des fauves encagés ? Est ce là le bonheur ?!

Chap. 13. Influx du ciel.

A. L’influx du ciel, s’exerçant libéralement, produit tous les êtres. L’influx impérial, s’étendant impartialement, attire à lui tous les citoyens. L’influx du Sage se propageant uniformément, tout le monde se soumet à lui. Ceux qui ont l’intelligence du mode de cet influx du ciel, du Sage, du chef d’État idéal, se concentrent dans la paix méditative, qui est la source de l’action naturelle. Cette paix n’est pas un objectif que le Sage atteint par des efforts directs. Elle consiste dans le fait négatif qu’aucun être n’émeut plus son cœur, et s’acquiert par l’abstraction. Elle est le principe de la claire vue du Sage. Telle une eau parfaitement tranquille est limpide au point de refléter jusqu’aux poils de la barbe et des sourcils de celui qui s’y mire. Rien qui tende plus à l’équilibre, au repos, que l’eau ; tellement, que c’est d’elle, qu’on a dérivé le niveau parfait (niveau d’eau). Or de même que le repos clarifie l’eau, de même il éclaircit les esprits vitaux, parmi lesquels l’intelligence. Le cœur du Sage, parfaitement calme, est comme un miroir, qui reflète le ciel et la terre, tous les êtres. Vide, paix, contentement, apathie, silence, vue globale, non-intervention ; cet ensemble est la formule de l’influx du ciel et de la terre, du Principe. Les empereurs et les Sages de l’antiquité connurent cette formule. Vides (de toute passion), ils ont saisi dans leur vérité les lois générales. Paisibles (sans aucune émotion), ils ont agi efficacement. N’intervenant pas par eux-mêmes, laissant le soin des détails à leurs officiers, ils ont été exempts de plaisir et de peine, et ont par suite vécu longtemps. N’est-il pas évident que le vide, la paix, le contentement, l’apathie, le silence, la vue globale, la non-intervention sont la racine de tout bien ? Qui a compris cela vaudra comme empereur un Yao, et comme ministre un Chounn. Il pourra régner, comme roi, sur la destinée des hommes ; ou, comme Sage, sur leurs esprits. Qu’il vive retiré, en anachorète, au bord des eaux, sur les monts, dans les bois ; ou qu’il se produise comme éducateur du monde ; dans les deux cas il sera reconnu et attirera à lui. Oui, de la paix émanent les spéculations des grands Sages et les actions des grands rois ; la non-intervention rend célèbre ; l’abstraction élève au dessus de tout. Bien comprendre la nature de l’influx du ciel et de la terre, qui est une non-intervention bienveillante et tolérante, voilà la grande racine, l’entente avec le ciel. Pratiquer une non-intervention analogue dans le gouvernement de l’empire, voilà le principe de l’entente avec les hommes. Or l’accord avec les hommes, c’est la joie humaine, le bonheur sur terre ; l’accord avec le ciel, c’est la joie céleste, le bonheur suprême. — Dans un paroxysme d’admiration pour son idéal, le Vide, le Repos, le Principe, Tchoang-tzeu lui adresse cette prosopopée :

— Ô mon Maître ! mon Maître ! Toi qui détruis sans être méchant ! Toi qui édifies sans être bon ! Toi qui fus avant les temps, et qui n’es pas vieux ! Toi qui couvres tout comme ciel, qui portes tout comme terre, qui es l’auteur de tout sans être habile (action inconsciente) ! Te comprendre ainsi, voilà la joie céleste. Savoir que je suis né par ton influence, qu’à ma mort je rentrerai dans ta voie ; que reposant je communie au yinn ta modalité passive, qu’agissant je communie au yang ta modalité active ; voilà le bonheur suprême. Pour l’illuminé qui possède ce bonheur, plus de plaintes contre le ciel (intermédiaire inintelligent, fatal), plus de ressentiment contre les hommes (qui suivent leurs voies, comme moi), plus de soucis pour les affaires (qui n’en valent pas la peine), plus de crainte des revenants (qui ne peuvent rien). L’action de l’illuminé se confond avec l’action du ciel, son repos avec le repos de la terre ; son esprit ferme domine le monde ; à la mort, son âme inférieure ne sera pas malfaisante (se dissipera paisiblement), son âme supérieure n’errera pas famélique (passera sous une autre forme). Oui, suivre l’évolution du Principe, dans le ciel et la terre, dans tous les êtres, voilà la joie céleste. Cette joie, c’est le tréfonds du cœur du Sage. C’est d’elle qu’il tire ses principes de gouvernement.

B. Fidèles imitateurs du ciel et de la terre, du Principe et de son influence, les anciens souverains n’intervenaient pas directement, ne s’occupaient pas des détails. De là vient qu’ils pouvaient gouverner l’empire tout entier. Inactifs, ils laissaient agir leurs sujets. Immobiles, ils laissaient les hommes se mouvoir. Leur pensée s’étendait à tout, sans qu’ils pensassent à rien ; ils voyaient tout en principe, sans rien distinguer en détail ; leur pouvoir, capable de tout, ne s’appliquait à rien. Tels, le ciel ne faisant pas naître, les êtres naissent ; la terre ne faisant pas croître, les êtres croissent. Ainsi, le souverain n’agissant pas, les sujets prospèrent. Qu’il est transcendant, l’influx du ciel, de la terre, du souverain, ainsi entendu ! Et qu’on a raison de dire, dans ce sens, que l’influx du souverain s’unit à celui du ciel et de la terre ! Indéfini comme celui du ciel et de la terre, il entraîne tous les êtres et meut la foule des humains. — Unique dans sa sphère supérieure, cet influx se répand en descendant. Le souverain formule la loi abstraite ; ses ministres l’appliquent aux cas concrets. Art militaire, lois et sanctions, rites et usages, musique et danses, noces et funérailles, et autres choses qui tourmentent les Confucéistes, tout cela ce sont menus détails, que le Sage laisse à ses officiers. — Il ne faudrait pas penser, toutefois, qu’il n’y a, dans les choses humaines, ni degrés, ni subordination, ni succession. Il y a un ordre naturel, fondé sur la relation réciproque du ciel et de la terre, et sur l’évolution cosmique. Le souverain est supérieur au ministre, le père à ses fils, les aînés aux cadets, les vieillards aux jeunes gens, l’homme à la femme, le mari à l’épouse ; parce que le ciel est supérieur à la terre. Dans le cycle des saisons, les deux saisons productives précédent les deux saisons improductives ; chaque être passe par les deux phases successives de vigueur et de déclin ; cela, du fait de l’évolution cosmique ; et par suite, les parents ont le pas dans la famille, à la cour c’est le rang qui prime, dans les villages les vieillards sont honorés, dans les affaires on s’en remet au plus sage. Manquer en ces choses, ce serait manquer au Principe, dont ces règles sont des conclusions.

C. C’est dans le binôme ciel et terre que les anciens considéraient le Principe. C’est du mode d’agir de ce binôme qu’ils tirèrent les notions naturelles de la bonté (aveugle) et de l’équité (inconsciente), (opposées aux notions artificielles de la bonté et de l’équité scientifiques des Confucéistes) ; puis les notions de fonctions et d’offices ; puis celles de capacité, de responsabilité, de sanction, etc. Les notions abstraites augmentant, les intellectuels se distinguèrent des imbéciles ; il y eut des hommes supérieurs et des hommes inférieurs. Tous furent traités selon leur degré. Les Sages servirent le souverain, nourrirent les sots, les amendèrent par leur exemple, sans les contraindre, à l’instar de l’action du ciel et de la terre. Ce fut là l’ère de la paix absolue, du gouvernement parfait. On ne dissertait, on n’ergotait pas alors, sur les entités et les dénominations, comme font les sophistes de nos jours. On ne prétendait pas récompenser ou punir adéquatement tout bien ou tout mal, comme le voudraient nos légistes. Ils s’adressaient, pour toute solution, à la racine, à l’origine, au Principe qui les contient toutes ; et c’est cette vue de haut, qui faisait la supériorité de leur gouvernement. Tandis que, par le fait qu’ils se perdent dans les détails, nos sophistes et nos légistes ne sont propres à rien.

D. Jadis Chounn, encore ministre, demanda à l’empereur Yao : Empereur de par le ciel, comment exercez-vous vos fonctions ? —

Yao répondit : Je n’opprime pas les petits, je ne fais pas de tort aux pauvres, je prends soin des veuves et des orphelins. — C’est bien, dit Chounn, mais c’est peu élevé. — Alors, demanda Yao, que devrais-je faire ? — L’influx du ciel, dit Chounn, pacifie par sa seule émanation. Pour produire la succession des saisons, les jours et les nuits, les nuées et la pluie, le soleil et la lune se contentent de luire. — Je comprends, dit Yao Je me suis trop agité, et ai trop voulu plaire.

E. Confucius se rendait, de la principauté de Lou à l’Est, à la capitale des Tcheou, alors Lao-yang, à l’Ouest. Il voulait offrir ses livres à la bibliothèque impériale. Son disciple Tzeu-lou lui dit : J’ai ouï dire qu’un certain Lao-tan fut longtemps gardien de cette bibliothèque. Maintenant il vit dans la retraite. Faites-lui visite. Il pourra vous aider à obtenir que vos livres soient reçus. — Soit ! dit Confucius ; et il alla chez Lao-tan. Celui ci refusa net de patronner ses livres. Pour l’amadouer, Confucius commença à lui en exposer le contenu. — Pas tant de verbiage, fit Lao-tan ; dites-moi, en deux mots, ce qu’il y a dedans. — Bonté et équité, dit Confucius. — Ah ! fit Lao-tan. S’agit-il de la bonté et de l’équité naturelles ? — Mais oui, dit Confucius ; de celles qui font l’homme. — Alors définissez, dit Lao-tan. — Aimer tous les êtres, et les bien traiter, sans égoïsme, voilà la bonté et l’équité, dit Confucius. — Et vous prêchez cela, étant ambitieux et égoïste, dit Lao-tan. Maître, si vous voulez vraiment du bien à l’empire, commencez par étudier l’influx invariable du ciel et de la terre, l’éclairage constant du soleil et de la lune, l’ordre parfait des étoiles, la stabilité dans les espèces animales et végétales ; constatez que tout, dans la nature, est suite et uniformité, le Principe pénétrant tout de son influence paisible. Vous aussi unissez votre influence à celle du Principe, et vous pourrez arriver à quelque chose. Cessez de vouloir introduire par force vos vertus artificielles et contraires à la nature. … Un homme dont le fils s’était enfui fit battre le tambour pour qu’on lui donnât la chasse, au lieu de chercher à le ramener en douceur. Le résultat fut que le fugitif alla au loin, et ne put jamais être retrouvé. Vos efforts pour rappeler, à son de caisse, la bonté et l’équité dans le monde, auront, je le crains, le même résultat négatif. Maître, vous faites fuir ce qui reste de nature.

F. Cheu-tch’eng-k’i, étant allé trouver Lao-tzeu, lui dit : Ayant ouï dire que vous êtes un Sage, j’ai fait un long voyage pour venir vous voir. J’ai marché durant cent jours, au point d’en avoir la plante des pieds calleuse, et voici que je constate que vous n’êtes pas un Sage. Car vous faites conserver indéfiniment les restes de vos repas ; vous avez maltraité votre sœur, parce que les rats avaient volé des restes de légumes. — Lao-tzeu, l’air distrait, le laissa dire, et ne répondit rien. — Le lendemain Cheu-tch’eng-k’i retourna chez Lao-tzeu et lui dit : Hier je vous ai blâmé. Votre silence m’a fait réfléchir. Je vous présente mes excuses. — Je fais aussi peu de cas de vos excuses que de vos blâmes, dit Lao-tzeu. Je me suis défait de tout désir d’être appelé savant, transcendant, sage. Vous me traiteriez de bœuf ou de cheval, que je ne répliquerais pas. Que ce qu’ils disent soit vrai ou faux, laisser dire les hommes, c’est s’épargner l’ennui de leur répondre. C’est mon principe de toujours laisser dire. Mon silence d’hier en a été une application. — Alors Cheu-tch’eng-k’i tourna autour de Lao-tzeu, en évitant de marcher sur son ombre ; puis, se présentant de front, il lui demanda ce qu’il devait faire pour s’amender. Lao-tzeu le rebuffa en ces termes : Être contrefait, dont tous les airs et gestes dénotent des passions indomptées et des intentions déréglées, prétends-tu m’en imposer et me faire croire que tu es désireux et capable de culture ? Va ! je n’ai pas plus de confiance en toi qu’en n’importe quel brigand des frontières.

G. Lao-tzeu dit : Infini en lui-même, le Principe pénètre par sa vertu les plus petits des êtres. Tous sont pleins de lui. Immensité quant à son extension, abîme quant à sa profondeur, il embrasse tout et n’a pas de fond. Tous les êtres sensibles et leurs qualités, toutes les abstractions comme la bonté et l’équité sont des ramifications du Principe, mais dérivées, lointaines. C’est ce que le sur-homme seul comprend ; Confucius, Sage vulgaire, s’est trompé sur ce point. Aussi, quand il gouverne, le sur-homme ne s’embarrasse pas dans ces détails, et par suite le gouvernement du monde n’est pour lui qu’un poids léger. Il ne s’occupe que du manche (la barre du gouvernail), et se garde d’entrer en contact avec les affaires. De haut son coup d’œil domine tout. Aucun intérêt particulier ne le touche. Il ne s’enquiert que de l’essence des choses. Il laisse faire le ciel et la terre, il laisse aller tous les êtres, sans la moindre fatigue d’esprit, puisqu’il est sans passion. Ayant pénétré jusqu’au Principe et identifié son action avec la sienne, il rejette la bonté et l’équité artificielles, les rites et la musique conventionnels. Car l’esprit du sur-homme est dominé par une idée unique et fixe, ne pas intervenir, laisser agir la nature et le temps.

H. Dans le monde actuel, la vogue est aux livres (anthologies de Confucius). Les livres ne sont que des assemblages de mots. Les mots rendent des idées. Or les idées vraies dérivent d’un principe non sensible, et ne peuvent guère mieux être exprimées en paroles que lui. Les formules qui remplissent les livres n’expriment que des idées conventionnelles, lesquelles répondent peu ou pas à la nature des choses, à la vérité. Ceux qui savent la nature n’essaient pas de l’exprimer en paroles ; et ceux qui l’essaient montrent par là qu’ils ne savent pas. Le vulgaire se trompe en cherchant dans les livres des vérités ; ils ne contiennent que des idées truquées. —

I. Un jour, tandis que le duc Hoan de Ts’i lisait, assis dans la salle haute, le charron Pien travaillait à faire une roue dans la cour. Soudain, déposant son marteau et son ciseau, il monta les degrés, aborda le duc et lui demanda : Qu’est ce que vous lisez là ? — Les paroles des Sages, répondit le duc. — De Sages vivants ? demanda Pien. — De Sages morts, dit le duc. — Ah ! fit Pien, le détritus des anciens. — Irrité, le duc lui dit : Charron, de quoi te mêles-tu ? Dépêche-toi de te disculper, ou je te fais mettre à mort. — Je vais me disculper en homme de mon métier, repartit le charron. Quand je fabrique une roue, si j’y vais doucement, le résultat sera faible ; si j’y vais fortement, le résultat sera massif ; si j’y vais, je ne sais pas comment, le résultat sera conforme à mon idéal, une bonne et belle roue ; je ne puis pas définir cette méthode ; c’est un truc qui ne peut s’exprimer ; tellement que je n’ai pas pu l’apprendre à mon fils, et que, à soixante-dix ans, pour avoir une bonne roue, il faut encore que je la fasse moi-même. Les anciens Sages défunts dont vous lisez les livres, ont-ils pu faire mieux que moi ? Ont-ils pu déposer, dans leurs écrits, leur truc, leur génie, ce qui faisait leur supériorité sur le vulgaire ? Sinon, les livres que vous lisez ne sont, comme j’ai dit, que le détritus des anciens, le déchet de leur esprit, lequel a cessé d’être.

Chap. 14. Évolution naturelle.

A. Le ciel étoilé tourne ; la terre est fixe. Le soleil et la lune se succèdent alternativement. Qui gouverne tout cela ? Qui maintient cette harmonie ? Où est le moteur immobile qui meut tout ? Le mouvement cosmique est-il libre, est-il forcé ?.. Les nuées se résolvent en pluie, et la pluie évaporée se reforme en nuages. Qui répand ainsi, sans bouger, l’abondance et le bien-être ?.. Du Nord, le vent souffle vers l’Ouest, vers l’Est, dans tous les sens. Qui meut ce souffle puissant ?.. Qui, immobile, lui imprime ces variétés ?.. Je vais vous le dire, dit Ouhien-t’iao. C’est le ciel, par la révolution des cinq éléments, dans les six régions de l’espace. C’est cette révolution qui maintient l’ordre dans la nature ; et dans les choses humaines, il y aura bon ordre si le gouvernement s’y conforme, et désordre s’il ne s’y conforme pas. Quand les anciens souverains appliquaient les neuf lois, leur gouvernement était prospère et efficace. Ils illuminaient l’empire, qui leur était parfaitement soumis. Ce furent là ceux qu’on appelle les augustes souverains.

B. Tang premier ministre de Chang ayant demandé à Tchoang-tzeu ce que c’était que la bonté. … C’est, lui dit celui-ci, la vertu des tigres et des loups. — Comment cela ? dit Tang. — Sans doute, dit Tchoang-tzeu ; les tigres et les loups n’aiment-ils pas leurs petits ? — Et la bonté suprême ? fit Tang. — La bonté suprême, répondit Tchoang-tzeu, consiste à ne pas aimer. — Alors, fit Tang, l’homme qui possède la bonté suprême, sera dépourvu de piété filiale ? — Vous vous trompez, dit Tchoang-tzeu. La bonté suprême est la bienveillance abstraite globale indifférenciée, qui n’est pas contraire aux bienveillances concrètes, déterminées, mais qui en abstrait. C’est aimer, de si haut, de si loin, que l’objet est perdu de vue. Ainsi de Ying on ne voit pas, au Nord, les monts Minn-chan. Ils y sont cependant. Effet de la distance. — Pour que la piété filiale approchât de la bonté suprême, il faudrait que le fils aimât sans envisager ses parents, et que les parents l’aimassent sans envisager sa personne. Aimer tout l’empire sans penser à lui, et en être aimé sans être connu de lui, approche davantage de la bonté suprême. Être plus bienfaisant que Yao et Chounn sans s’en rendre compte, faire du bien à tous sans que personne s’en doute, voilà la bonté suprême, semblable à l’influx inconscient du ciel et de la terre, qui fait tout évoluer spontanément. Vous voyez qu’il ne suffit pas d’être affectionné à la piété filiale, pour comprendre cela. … Sans doute, la piété filiale et fraternelle, la bonté et l’équité ordinaires, la fidélité et la loyauté, la droiture et la constance, toutes ces vertus rentrent en quelque sorte dans la bonté suprême, mais sont bien petites en comparaison de sa grandeur. On dit, à qui a toute beauté, les ornements n’ajoutent rien ; à qui a toute richesse, les gratifications n’ajoutent rien ; à qui a tous les honneurs, aucune distinction n’ajoute rien. Ainsi en est-il de celui qui possède la bonté absolue, laquelle n’est autre chose que le Principe ; il pratiquera à l’occasion toutes tes bontés d’ordre inférieur, mais sans qu’elles lui ajoutent rien. Et ce n’est pas en partant de ces détails, qu’on définira bien, a posteriori, la bonté suprême ; mieux vaut la définir a priori, en partant du Principe.

C. P’eimenn-tch’eng dit à l’empereur Hoang-ti : Quand j’ouïs exécuter votre symphonie Hien-tch’eu, près du lac Tong-t’ing, la première partie me fit peur, la seconde m’étourdit, la troisième me causa une sensation de vague, dont je ne suis pas encore remis. — Cela devait être, dit l’empereur. Cette symphonie renferme tout. C’est une expression humaine de l’action céleste, de l’évolution universelle. — La première partie exprime le contraste des faits terrestres qui arrivent sous l’influence céleste ; la lutte des cinq éléments ; la succession des quatre saisons ; la naissance et la décadence des végétaux ; l’action et la réaction du léger et du lourd, de la lumière et de l’obscurité, du son et du silence ; le renouveau de la vie animale, chaque printemps, aux éclats du tonnerre, après la torpeur de l’hiver ; l’institution des lois humaines, des offices civils et militaires, etc. Tout cela, ex abrupto, sans introductions, sans transitions ; en sons heurtés, suite de dissonances, comme est la chaîne des morts et des naissances, des apparitions et des disparitions, de toutes les éphémères réalités terrestres. Cela devait vous faire peur. — La seconde partie de la symphonie rend, en sons doux ou forts, prolongés et filés, la continuité de l’action du yinn et du yang, du cours des deux grands luminaires, de l’arrivée des vivants et du départ des morts. C’est cette suite continue à perte de vue qui vous a étourdi par son infinitude, au point que, ne sachant plus où vous en étiez, vous vous êtes appuyé contre le tronc d’un arbre en soupirant, pris du vertige et de l’anxiété que cause le vide. — La troisième partie de la symphonie exprime les productions de la nature, le devenir des destinées. De là des effervescences suivies d’accalmies ; le murmure des grands bois, puis un silence mystérieux. Car c’est ainsi que les êtres sortent on ne sait d’où, et rentrent on ne sait où, par flots, par ondes. Le Sage seul peut comprendre cette harmonie, car lui seul comprend la nature et la destinée. Saisir les fils du devenir, avant l’être, alors qu’ils sont encore tendus sur le métier à tisser cosmique, voilà la joie céleste, qui se ressent mais ne peut s’exprimer. Elle consiste, comme l’a chanté Maître Yen, à entendre ce qui n’a pas encore de son, à voir ce qui n’a pas encore de forme, ce qui remplit le ciel et la terre, ce qui embrasse l’espace, le Principe, moteur de l’évolution cosmique. Ne le connaissant pas, vous êtes resté dans le vague. Mes explications viennent de vous faire passer de ce vague à la connaissance du Principe. Conservez la précieusement.

D. Alors que Confucius voyageait à l’ouest de la principauté de Wei, son disciple Yen-yuan demanda au maître musicien Kinn : Que pensez-vous de l’avenir de mon maître ? — Je pense, dit maître Kinn, avec un soupir, je pense qu’il n’aboutira à rien. — Pourquoi cela ? fit Yen-yuan. — Voyez, dit Kinn, les chiens de paille, qui figurent dans les offrandes. Avant l’offrande, on les conserve dans des coffres, enveloppés de belles toiles, tandis que le représentant du défunt et le prieur se purifient par l’abstinence. Après l’offrande, on les jette, on les piétine, on les brûle. Si on les remettait dans les coffres, pour s’en servir une autre fois, tout le monde, dans la maison, serait tourmenté par des cauchemars, ces filtres en maléfices dégorgeant les influx néfastes dont ils se sont remplis. Or voilà que Confucius ramasse dans son école les chiens de paille des souverains de l’antiquité (ses livres, pleins de vieux souvenirs périmés et devenus néfastes). De là les persécutions dont il a été l’objet en divers lieux ; cauchemars que lui ont procurés ses vieux chiens de paille. — Pour aller sur l’eau, ou prend une barque ; pour aller par terre, on prend un char ; impossible de voyager par eau en char, par terre en barque. Or les temps passés sont aux temps présents, comme l’eau et la terre ; l’empire des Tcheou et le duché de Lou se ressemblent comme une barque et un char. Vouloir appliquer maintenant les principes surannés des anciens, vouloir employer dans le duché de Lou les procédés de l’empire des Tcheou, c’est vouloir voyager en barque sur la terre ferme, c’est tenter l’impossible. Confucius travaille en vain et s’attirera des malheurs, comme tous ceux qui ont tenté d’appliquer un système donné dans des circonstances différentes. — De nos jours, pour élever l’eau, on a abandonné le seau des anciens pour la cuiller à bascule, et personne n’éprouve le besoin de revenir au seau. Ainsi les procédés de gouvernement des anciens empereurs, qui furent aptes en leur temps et sont périmés maintenant, ne doivent pas être imposés de force au temps actuel. À chaque saison on mange certains fruits dont le goût plaît à ce moment là, tandis qu’il ne plairait pas en un autre temps. Ainsi en est-il des règlements et des usages ; ils doivent varier selon les temps. — Mettez à un singe la robe du duc de Tcheou. Qu’arrivera-t-il ? Il la déchirera de colère, avec ses dents et ses griffes, et ne restera tranquille que quand il en aura arraché le dernier lambeau. Or l’antiquité et le temps actuel différent autant, que le duc de Tcheou et un singe. N’affublez pas les modernes de la défroque des anciens. — Jadis quand la belle Si-cheu avait ses nerfs, elle n’en était que plus séduisante. Une femme très mal faite l’ayant vue dans cet état fit un jour comme elle lui avait vu faire. Le résultat fut que les riches habitants du village se barricadèrent dans leurs maisons, et que les pauvres s’enfuirent épouvantés avec leurs femmes et leurs enfants. C’est que le laideron n’avait reproduit que les fureurs, non la beauté de la belle. Ainsi en est-il de la parodie que Confucius nous donne de l’antiquité. Elle fait enfuir les gens. Cet homme n’aboutira pas.

E. À l’âge de cinquante et un ans, Confucius n’avait encore aucune notion du Principe. Il alla alors à Pei, et visita Lao-tan. — Ah ! vous voilà ! dit celui-ci. C’est vous le Sage du Nord ? Que savez-vous du Principe ? — Rien, dit Confucius. — Alors, fit Lao-tan, pourquoi ne le cherchez-vous pas ? — Je l’ai cherché, dit Confucius, durant cinq années entières, dans les formules et les nombres, sans le trouver. — Et puis ? fit Lao-tan. — Puis, dit Confucius, je l’ai cherché, durant douze années entières, dans le yinn et le yang, également sans résultat. — Cela ne m’étonne pas, fit Lao-tan. Si le Principe pouvait se trouver ainsi, il figurerait depuis longtemps parmi les cadeaux qu’on se fait entre amis. La connaissance du Principe ne se trouve, ni ne se communique, si aisément. Elle suppose, en effet, que l’homme est parfaitement réglé. — Il ne faut pas vouloir accaparer la réputation à laquelle tant d’hommes prétendent. Il ne faut pas tirer à soi, exclusivement, les notions de bonté et d’équité, qui ont servi déjà à tant d’anciens. Il ne faut prendre de ces choses que sa part, et à son tour. Autrement l’on a tout le monde contre soi, car les autres aussi tirent à eux. Les anciens n’accaparaient rien. Ils ne tenaient qu’à une chose, à la liberté d’errer dans le vide, à la spéculation sans entraves, à être sans attaches et sans affaires. C’est ainsi qu’ils arrivaient à la connaissance du Principe, laquelle suppose ce détachement. Quiconque est lié par l’amour de la richesse, de la gloire, de la puissance, est trop distrait pour pouvoir même y tendre. Et, pour ce qui est du gouvernement, lequel doit consister à suivre exactement le mouvement de l’évolution naturelle, c’est à ceux qui sont droits qu’il appartient de rectifier les autres. De celui qui prétendrait rectifier autrui, n’étant pas encore droit lui-même, il faudrait dire que la raison n’a pas encore commencé à luire en lui.

F. Une autre fois, Confucius ayant visité Lao-tan, lui exposa ses idées sur la bonté et l’équité. Ecoutez, lui dit celui-ci, les vanneurs n’y voient pas, à force de poussière ; quand les moustiques sont légion, impossible de reposer. Vos discours sur la bonté et l’équité me produisent un effet analogue ; j’en suis aveuglé, affolé. Allons ! laissez les gens tranquilles ! Croyez ce que vous voudrez, en théorie ; mais pratiquement, pliez au vent, acceptez les changements survenus dans le monde, ne battez pas la caisse pour rappeler le fils évadé (ce qui reste de l’antiquité ; comparez chapitre 13 E). Les oies sauvages sont naturellement blanches, les corbeaux sont naturellement noirs ; aucune dissertation ne changera rien à ce fait. Il en est de même des temps successifs, et des hommes de ces temps. Vos discours ne feront pas, des corbeaux d’aujourd’hui, des oies d’antan. Vous ne sauverez pas ce qui reste du monde antique ; son heure est venue. Quand les eaux se dessèchent, les poissons s’amassent dans les trous, et cherchent à sauver leur vie, en s’enduisant mutuellement des viscosités qui les couvrent. Pauvre expédient ! Ils auraient dû se disperser à temps, et gagner les eaux profondes. — Après cette visite, Confucius resta trois jours sans parler. Ses disciples lui demandèrent enfin : Maître, comment avez vous réfuté Lao-tan ? — En la personne de cet homme, j’ai vu le dragon, dit Confucius. Le dragon se replie visible, puis s’étend invisible, produisant le temps couvert ou le temps serein, sans que personne comprenne rien à sa puissante mais mystérieuse action. Je suis resté bouche bée devant cet homme insaisissable. Il est de trop forte envergure pour moi. Que pouvais-je dire pour le réfuter ?

G. Alors, dit le disciple Tzeu-koung, cet homme ne serait-il pas le Sage, duquel on dit que retiré et silencieux il étend son influence partout, qu’il est puissant comme le tonnerre et profond comme l’abîme, qu’il agit comme le ciel et la terre ? Veuillez me permettre d’aller la voir. — Avec la permission de Confucius, Tzeu-koung alla donc trouver Lao-tan. Celui ci l’ayant toisé, lui dit : Je suis bien vieux et vous êtes bien jeune ! Qu’est ce que vous avez à m’apprendre ? — Tzeu-koung dit : Les trois grands empereurs et les cinq grands rois, n’ont pas gouverné de la même manière il est vrai, mais tout le monde les appelle Sages. Pourquoi vous seul leur refusez-vous ce titre ? — Approche mon garçon, que je te voie de plus près, fit le vieux Lao-tan. Ainsi tu dis que ces anciens n’ont pas gouverné de la même manière. — Sans doute, dit Tzeu-koung. Yao abdiqua. Chounn nomma U son successeur. U et T’ang firent la guerre. Wenn-wang céda au tyran Tcheou. Au contraire Tch’eng-wang le renversa. Ne sont-ce pas là des différences ? — Approche mon garçon, que je te voie mieux, fit derechef le vieux Lao-tan. C’est là tout ce que tu sais en fait d’histoire ? Alors écoute ! — Hoang-ti organisa son peuple en empire, ce en quoi il blessa la nature ; mais il se moqua du reste, même de ce que Confucius tient pour le plus essentiel, comme de pleurer ses parents défunts ; de son temps, qu’on fît des rites ou qu’on n’en fît pas, personne n’avait rien à y voir. — Yao contraignit son peuple aux rites du deuil pour les parents, mais se moqua du reste. — Chounn poussa à la reproduction. Par ordre, les femmes durent avoir un enfant tous les dix mois ; les enfants durent parler à l’âge de cinq mois, et connaître leurs concitoyens avant trois ans. Surmenage qui introduisit dans le monde les morts prématurées. — U pervertit complètement le cœur des hommes. Il légitima le meurtre, en déclarant que, à la guerre, on tuait des brigands, non des hommes, et qu’il n’y avait pas de mal par conséquent. Puis il s’empara de l’empire au profit de sa famille (le rendit héréditaire). Depuis lors le désordre alla en empirant. Il fut au comble, quand parurent les sectateurs de Confucius et de Mei-ti, qui inventèrent ce qu’ils appellent les relations sociales, les lois du mariage, etc. — Et tu dis que les anciens gouvernèrent l’empire. Non, ils le bouleversèrent. Ils ruinèrent, par leurs innovations, la base de toute stabilité, l’influence forte du soleil et de la lune, des monts et des fleuves, des quatre saisons. Leur savoir-faire artificiel a été plus funeste que le dard du scorpion, que la dent d’un fauve. Et ces hommes qui n’ont pas su reconnaître les lois de la nature et de la destinée humaine, prétendraient au titre de Sages ? ! Ce serait vraiment par trop d’impudeur ! — Devant cette sortie de Lao-tan, Tzeu-koung resta bouche bée et mal à l’aise.

H. Confucius dit à Lao-tan : J’ai donné mes soins aux Odes, aux Annales, aux Rites et à la Musique, aux Mutations, à la Chronique. Je me suis appliqué longtemps à l’étude de ces six traités, et me les suis rendus familiers. J’ai parlé devant soixante-douze princes déréglés, leur exposant les principes des anciens souverains, des ducs de Tcheou et de Chao, pour leur amendement. Aucun d’eux n’a profité de mes discours. C’est difficile de persuader pareilles gens ! — Quel bonheur ! dit Lao-tzeu, qu’aucun d’eux ne vous ait écouté ! S’ils l’avaient fait, ils seraient devenus pires. Vos six traités, ce sont des vieilleries, récits de faits qui sont arrivés dans des circonstances qui ne sont plus, de gestes qui seraient déplacés dans les circonstances actuelles. Que déduire de l’empreinte d’un pied, sinon qu’elle a été faite par un pied ? Qui ? pourquoi ? comment ? et autres circonstances, l’empreinte est muette sur tout cela. Il en est de même des empreintes laissées par les faits dans l’histoire ; elles ne nous apprennent pas la réalité telle qu’elle fut, vivante et vraie. — Chaque temps a sa nature, comme chaque être a la sienne ; nature à laquelle rien ne peut être changé. Les hérons se fécondent en se regardant, certains insectes en bourdonnant, d’autres sont hermaphrodites, d’autres font autrement. Il n’y a qu’à les laisser faire, chaque espèce d’après sa nature. La nature ne se modifie pas, le destin ne se change pas, le temps ne peut être arrêté, l’évolution ne peut être obstruée. Laissez tout aller son cours naturel, et vous n’aurez que des succès : allez à l’encontre, et vous n’aurez que des insuccès. — Confucius se confina chez lui durant trois mois, pour méditer cette leçon. Au bout de ce temps, il alla trouver Lao-tzeu. J’y suis maintenant, lui dit-il. Les corbeaux et les pies couvent, les poissons imprègnent leur frai, le sphex naît par transformation d’une araignée ; les hommes ont des enfants successifs, la naissance de chaque cadet faisant pleurer l’aîné. Voilà longtemps que moi K’iou je me tenais à l’écart de l’évolution naturelle, ou tentais même de la faire revenir en arrière. C’est pour cela que je n’ai pas réussi à faire évoluer l’humanité. — Bien ! dit Lao-tzeu. Maintenant, K’iou, tu as trouvé la clef.

Chap. 15. Sagesse et encroûtement.

A. Avoir des idées incrustées dans son cerveau, et une haute opinion de ses mœurs singulières ; rompre avec le monde et faire bande à part ; parler haut et critiquer les autres ; en un mot, se conduire en pédants ; voilà comme font ceux qui vivent en anachorètes sur les monts et dans les vallées, contempteurs des voies communes, lesquels finissent par mourir de faim, ou noyés dans quelque torrent. — Discourir sur la bonté et l’équité, la loyauté et la fidélité ; pratiquer le respect d’autrui, la simplicité, la modestie ; en un mot, se contraindre en tout ; voilà comme font ceux qui prétendent pacifier le monde et morigéner les hommes, maîtres d’école ambulants ou sédentaires. — Exalter leurs mérites, travailler à se faire un nom, ergoter sur les rites et l’étiquette, vouloir tout réglementer, voilà comme font ceux qui fréquentent les cours, politiciens en quête d’un maître à servir, d’une principauté à organiser, d’alliances à moyenner. — Se retirer au bord des eaux ou dans des lieux solitaires, pêcher à la ligne ou ne rien faire, voilà le fait des amants de la nature et de l’oisiveté. — Respirer en mesure, évacuer l’air contenu dans les poumons et le remplacer par de l’air frais, aider sa respiration par des gestes semblables à ceux de l’ours qui grimpe ou de l’oiseau qui vole, voilà comme font ceux qui désirent vivre longtemps, les imitateurs de P’eng tsou. — Tous ceux là sont des toqués. Parlons maintenant des hommes sérieux.

B. Avoir des aspirations élevées, sans préjugés préconçus ; tendre à la perfection, mais non d’après le schéma bonté équité ; gouverner sans viser à se faire un nom ; ne pas se retirer du monde ; vivre sans gymnastique respiratoire ; tout avoir, et ne faire cas de rien ; attirer tout le monde, sans rien faire pour cela, voilà la voie du ciel et de la terre, celle que suit le Sage taoïste. — Vide, paix, contentement, apathie, silence, vue globale, non intervention, voilà la formule du ciel et de la terre, le secret du Principe et de sa vertu. Le Sage taoïste agit à l’instar. Paisible, simple, désintéressé, aucune tristesse ne se glisse dans son cœur, aucune convoitise ne peut l’émouvoir ; sa conduite est parfaite ; ses esprits vitaux restent intacts. Durant toute sa vie il agit à l’instar du ciel, à sa mort il rentre dans la grande transformation. En repos, il communie au mode yinn ; en mouvement, au mode yang, de l’univers. Il ne cause, à autrui, ni bonheur, ni malheur. Il ne se détermine à agir que quand il y est contraint, quand il ne peut pas faire autrement. Il rejette toute science, toute tradition, tout précédent. Il imite en tout l’indifférent opportunisme du ciel. Aussi n’a-t-il rien à souffrir, ni du ciel, ni des êtres, ni des hommes, ni des fantômes. Durant la vie il vogue au gré des événements ; à la mort il s’arrête. Il ne pense pas à l’avenir, et ne fait pas de plans. Il luit sans éblouir ; il est fidèle sans s’être engagé. Durant le sommeil il n’éprouve pas de rêves, durant la veille il n’est pas mélancolique. Ses esprits vitaux étant toujours dispos, son âme est toujours prête à agir. Vide, paisible, content, simple, il communie à la vertu céleste. — La douleur et la joie sont également des vices, l’affection et le ressentiment sont pareillement des excès ; qui aime ou hait a perdu son équilibre. Ne connaître ni déplaisir ni plaisir, voilà l’apogée de la vertu ; être toujours le même, sans altération, voilà l’apogée de la paix ; ne tenir à rien, voilà l’apogée du vide ; n’avoir de rapports avec personne, voilà l’apogée de l’apathie ; laisser aller, laisser faire, voilà l’apogée du désintéressement. — La fatigue musculaire incessante use le corps ; la dépense incessante d’énergie l’épuise. Voyez l’eau. De sa nature, elle est pure et calme. Elle n’est impure ou agitée que quand on l’a troublée en la violentant. Voilà la parfaite image de la vertu céleste, calme spontanéité. Pureté sans mélange, repos sans altération, apathie sans action ; mouvement conforme à celui du ciel, inconscient, sans dépense de pensée ni d’effort ; voilà ce qui conserve les esprits vitaux. — Le possesseur d’un excellent sabre de Kan-ue le conserve soigneusement dans un fourreau, et ne s’en sert qu’aux grandes occasions, de peur de l’user en vain. Chose étrange, la plupart des hommes se donnent moins de peine pour la conservation de leur esprit vital, plus précieux pourtant que la meilleure lame de Kan-ue. Car ce principe de vie s’étend à tout, depuis le ciel en haut jusqu’à la terre en bas, aux transformations de tous les êtres, étant si peu sensible qu’on ne saurait le figurer, confondant son action avec celle du Souverain (ici le Souverain cosmique, l’âme du monde). Intégrité et pureté, voilà ce qui conserve l’âme et l’empêche de s’user. Dans son état d’intégrité et de pureté, elle communie à la règle céleste (synonyme du Souverain, ci-dessus). De là les aphorismes suivants : Le vulgaire estime la fortune, le lettré la réputation, le savant les places, le Sage l’intégrité de son esprit vital. Le principe de vie, c’est la pureté et l’intégrité qui le conservent. Pureté veut dire absence de tout mélange, intégrité signifie absence de tout déficit. Celui dont l’esprit vital est parfaitement intègre et pur, celui là est un Homme vrai.

Chap. 16. Nature et convention.

A. Prétendre amender la nature en la ramenant à son état original, par le moyen des études qui se font dans les écoles actuelles ; vouloir régler les penchants en les éclairant par les raisonnements classiques, c’est faire montre d’un bien grand aveuglement. Les anciens Sages ne connaissaient de science que celle qui émanait spontanément du calme de leur nature, la simple appréhension des choses, qui ne les troublait pas. Leur raison naturelle dérivée du Principe fonctionnait normalement dans leur paix intérieure. Ainsi, naquirent ces notions toutes simples : bonté, tout supporter ; équité, être raisonnable. À l’équité répondit la loyauté ; la franche vérité produisit la joie et son expression la musique ; la confiance mutuelle produisit la politesse et son expression les rites. Plus tard, ayant été faussés, les rites et la musique devinrent un élément de perversion, comme il arrive de tout ce qui n’est plus conforme à la nature. — Tout au commencement, les hommes étaient simples, comme la nature à ses débuts. Alors aucun trouble dans les mouvements naturels, aucun désordre venant des forces physiques. Le cours des saisons était régulier, aucun être ne souffrait, pas de morts prématurées, ni théories ni sciences. Ce fut l’âge de la parfaite unité et union, de l’homme avec la nature et des hommes entre eux. Personne n’intervenait dans l’ordre naturel. Tout suivait son cours spontanément. — Cependant la décadence vint. Elle commença par les institutions de Soei-jenn et de Fou-hi (production artificielle du feu, lois du mariage et de la famille), qui parurent un progrès, mais inaugurèrent la ruine de la simplicité et de la promiscuité premières. La décadence s’accentua au temps de Chenn-noung et de Hoang-ti (abandon de la vie nomade, agriculture, formation de l’État), le bien-être augmentant, mais aux dépens de la spontanéité ancienne. Elle s’accentua bien davantage, quand Yao et Chounn, régnant, introduisirent l’amendement systématique (par les lois et les écoles), la pratique obligatoire d’un soi-disant bien conventionnel. C’en fut fait des mœurs primitives. Depuis lors les hommes substituèrent leurs théories à l’instinct inné, et la paix disparut de l’empire. Enfin le progrès des lettres et des sciences, acheva d’éteindre ce qui restait de la simplicité naturelle, et remplit les esprits de distractions. Aussi tout n’est plus que désordre et perversion.

B. De cette revue historique, il résulte que l’adoption de mœurs conventionnelles a été la ruine des mœurs primitives, et que cette ruine de la nature première a été la ruine du monde. Nature et convention sont deux contradictoires inconciliables. Les sectateurs de ces deux voies ne peuvent faire ménage ensemble. Ils ne peuvent même pas se comprendre, ne pensant et ne parlant pas de même. Un Sage du parti de la nature (taoïste) n’aura pas besoin d’aller se cacher dans les monts et les bois ; vivant au milieu de ses concitoyens, il sera inconnu, parce que incompris. Cet état de choses n’est pas récent ; il date d’assez loin. Les Sages anciens qu’on appelle communément les Cachés ne se rendaient pas invisibles, ne tenaient pas leur bouche close, ne dissimulaient pas leur sagesse délibérément. Ils ne se cachaient pas. C’est leur opposition complète à leur temps qui les cacha, qui les fit passer inaperçus, inconnus et incompris. En des temps favorables, ils auraient peut-être réformé le monde, en le ramenant à la simplicité perdue. Mais les temps défavorables les empêchant de ce faire, ils passèrent leur vie à garder pour eux la notion de la perfection primitive, et à attendre dans la paix. — Ces hommes là ne recherchaient pas des connaissances variées par des discussions subtiles, comme font les sophistes actuels ; ils ne voulaient pas tout savoir ni tout pouvoir. Plutôt réservés, presque timides, ils restaient à leur place, méditant sur leur nature. Le sujet est d’ailleurs assez vaste pour occuper un homme, et assez difficile pour commander la réserve. Se donner pour maître de la doctrine du Principe, avec une science et une conduite imparfaites, serait nuire à la doctrine, non la servir. Ils travaillaient donc leur propre personne, faisant tout leur bonheur de leur tendance au but. Ils ne rêvaient pas, comme les ambitieux de nos jours (Confucéistes), de grades et de distinctions. Que peuvent ces choses artificielles, pour la perfection de la nature ? Rien du tout ! Elles sont même une pauvre satisfaction, car bien précaire, qui les a obtenues ne pouvant être sûr qu’il les conservera. Les Sages sont également indifférents dans la fortune et la détresse, ne se réjouissant ni ne s’affligeant de rien. Quand un gain réjouit, quand une perte afflige, c’est signe qu’on aimait l’objet ; affection et affliction, deux désordres. Ceux qui donnent leur affection à des êtres quelconques, qui font violence à leur instinct naturel pour n’importe quelle convention, ceux-là font le contraire de ce qu’ils devraient faire. Ils devraient ne suivre que leur instinct, et vivre absolument détachés.

Chap 17. La crue d’automne.

A. C’était le temps de la crue d’automne. Cent rivières gonflées déversaient leurs eaux dans le Fleuve Jaune, dont le lit s’était tellement élargi, que, d’un bord à l’autre, on ne pouvait pas distinguer un bœuf d’un cheval. Cette vue mit en joie le Génie du Fleuve, qui se dit qu’il n’y avait au monde rien de mieux que son domaine. Suivant le flot, il descendit jusqu’à la mer du Nord. À la vue de ses eaux, qui s’étendaient vers l’Est sans limites, il constata qu’il y avait mieux que son domaine, et dit en soupirant au Génie de la mer : L’adage « qui sait peu, se croit grand », s’applique à ma personne. J’ai bien ouï dire qu’il y avait mieux que Confucius et ses héros, mais je ne l’ai pas cru. Maintenant que j’ai vu l’étendue de votre empire, je commence à croire aussi que votre doctrine est supérieure à celle de Confucius. J’ai bien fait de venir me faire instruire, autrement les vrais savants auraient fini par rire de moi. — Soyez le bienvenu, dit le Génie de la mer. Oui, la grenouille qui vit au fond d’un puits n’a pas l’idée de ce que peut être la mer ; elle ne connaît que son trou. L’éphémère éclos et mort en été ne sait pas ce que c’est que la glace ; il n’a connu qu’une saison. Un lettré borné comme Confucius ne sait rien de la science supérieure du Principe, abruti qu’il est par les préjugés de sa caste. Sorti de votre lit étroit, vous avez vu l’océan sans limites. Convaincu maintenant de votre imperfection, vous êtes devenu capable de la science supérieure. Écoutez donc !.. De toutes les eaux, la plus grande c’est l’océan. Des fleuves innombrables y déversent leurs eaux sans cesse, sans l’augmenter. Il s’écoule continuellement par le goulet oriental, sans diminuer. Il n’a ni crues ni baisses, comme en ont les plus grands fleuves ; son niveau est toujours le même, invariable. Tel est mon empire. Eh bien ! son immensité ne m’a jamais inspiré aucun orgueil. Pourquoi ? Parce que, en comparaison du ciel et de la terre, du cosmos physique, je le trouve petit. Je me sens n’être pas plus qu’un caillou, qu’un arbuste, sur une montagne. Étant si peu, pourquoi m’estimerais-je beaucoup ? Comparés à l’univers, les abîmes des quatre océans se réduisent à de petits trous dans une surface immense. Comparée à la terre, notre Chine se réduit aux dimensions proportionnelles d’un grain dans un vaste grenier. La totalité des êtres existants étant exprimée par le nombre dix-mille, l’humanité ne vaut qu’une unité. Nulle part en effet, par toute la terre habitée, la proportion des hommes, par rapport aux autres êtres, ne dépasse cette quantité. Donc l’humanité est à la masse de l’univers ce qu’un poil est au corps d’un cheval. Voilà à quoi se réduit ce qui a tant préoccupé les anciens souverains, tourmenté les Sages, fatigué les politiciens ; à un fétu. Pai-i le héros confucéiste est réputé grand pour le rôle qu’il joua sur cette petite scène ; et Confucius est réputé savant, pour y avoir déclamé. Ces hommes se crurent quelque chose, parce qu’ils n’en savaient pas plus long ; tout comme vous vous croyiez le premier des génies aquatiques, avant que vous n’eussiez vu la mer.

Se rappelant les discussions des sophistes du temps, sur la notion du grand et du petit, le Génie du fleuve demanda à celui de la mer : Alors désormais je considérerai l’univers comme l’expression de la grandeur absolue, et un poil comme le symbole de la petitesse absolue, n’est-ce pas ? — Non ! dit le Génie de la mer, pas ainsi ! L’univers existant actuel n’est pas l’expression de la grandeur absolue. Car cette quantité n’est pas constante. Elle varie, dans la durée des temps, au cours de l’évolution, selon les genèses et les cessations. Envisagées ainsi, par la haute science, les choses changent d’aspect, l’absolu devenant relatif. Ainsi la différence du grand et du petit s’efface, dans la vision à distance infinie. La différence du passé et du présent s’efface de même, l’antériorité et la postériorité disparaissant, dans la chaîne illimitée ; et par suite, le passé n’inspire plus de mélancolie, et le présent plus d’intérêt. La différence entre la prospérité et la misère s’efface de même, ces phases éphémères disparaissant dans l’éternelle évolution ; et par suite, avoir ne cause plus de plaisir, perdre ne cause plus de chagrin. Pour ceux qui voient de cette distance et de cette hauteur, la vie n’est plus un bonheur, la mort n’est plus un malheur ; car ils savent que les périodes se succèdent, que rien ne saurait durer. L’homme ignore beaucoup plus de choses qu’il n’en sait. Comparé à l’univers, il est infiniment peu de chose. Vouloir conclure du peu qu’on sait, du peu qu’on est, à ce qu’on ne sait pas, à l’universalité des êtres, est un procédé qui ne mène à rien. Ne vous servez donc pas, dans vos spéculations, du poil que vous êtes, comme étalon de la petitesse ; et du cosmos changeant, comme étalon de la grandeur.

Satisfait d’avoir trouvé un si bon maître, le Génie du fleuve continua ses interrogations. Les philosophes prétendent, dit-il, qu’un être extrêmement atténué devient zéro ; et que le même extrêmement amplifié devient infini ; est-ce vrai ? — Oui et non, dit le Génie de la mer. Les notions d’extrême atténuation et d’extrême amplification ne s’établissent pas clairement en prenant pour exemple un même être. L’extrêmement ténu concevable, c’est l’essence abstraite. La base de l’amplification mesurable, c’est la matière concrète. Essence et matière sont deux choses différentes, qui coexistent dans tout être sensible, supérieur à zéro. Zéro, c’est ce que le calcul ne peut plus diviser ; l’infini, c’est ce que les nombres ne peuvent plus embrasser. La parole peut décrire la matière concrète : la pensée atteint l’essence abstraite. Par delà, les intuitions métaphysiques, les dictamens intérieurs, qui ne sont ni matière ni essence, ne sont connus que par appréciation subjective. C’est en suivant ces intuitions inexprimables que l’homme supérieur fait bien des choses tout autrement que le vulgaire, mais sans mépriser celui-ci, parce qu’il n’a pas les mêmes lumières. Ce sont elles qui le mettent au dessus de l’honneur et de l’ignominie, des récompenses et des châtiments. Ce sont elles qui lui font oublier les distinctions du grand et du petit, du bien et du mal. De là vient qu’on dit : l’homme du principe reste silencieux ; l’homme parfait ne cherche rien ; l’homme grand n’a plus de moi ; car il a relié toutes les parties en un ; contemplation extatique de l’unité universelle.

Le Génie du fleuve ayant encore insisté, pour apprendre sur quoi se fondent les distinctions entre le noble et le vil, le grand et le petit, etc., le Génie de la mer répondit : Si l’on considère les êtres à la lumière du Principe, ces distinctions n’existent pas, tout étant un. À leurs propres yeux, les êtres sont tous nobles, et considèrent les autres comme vils, par rapport à soi ; point de vue subjectif. Aux yeux du vulgaire, ils sont nobles ou vils, selon une certaine appréciation routinière, indépendante de la réalité ; point de vue conventionnel. Considérés objectivement et relativement, tous les êtres sont grands par rapport aux plus petits que soi, tous sont petits par rapport aux plus grands que soi ; le ciel et la terre ne sont qu’un grain, un poil est une montagne. Considérés quant à leur utilité, tous les êtres sont utiles pour ce qu’ils peuvent faire, tous sont inutiles pour ce qu’ils ne peuvent pas ; l’Est et l’Ouest coexistent, par opposition, nécessairement, chacun ayant ses attributions propres que l’autre n’a pas. Enfin, par rapport au goût de l’observateur, les êtres ont tous quelque côté par où ils plaisent à certains, et quelque côté par lequel ils déplaisent à d’autres ; Yao et Kie eurent tous les deux des admirateurs et des détracteurs. — L’abdication ne ruina ni Yao ni Chounn, tandis qu’elle ruina le baron K’oai. La révolte profita aux empereurs T’ang et Ou, tandis qu’elle perdit le duc Pai. Selon les temps et les circonstances, le résultat des mêmes actions n’est pas le même ; ce qui est expédient pour l’un ou dans telles circonstances, ne l’est pas pour l’autre ou dans d’autres circonstances. Il en est de même, pour la qualification des actes ; ce qui est noble dans l’un ou dans telles circonstances, sera vil dans l’autre ou dans d’autres circonstances. Tout cela est relatif et variable. — Un bélier est ce qu’il y a de mieux, pour faire brèche à un rempart ; tandis que, pour boucher un trou, ce serait un instrument absolument inepte ; les moyens différent. Les coursiers de l’empereur Mou, qui faisaient mille stades par jour, n’auraient pas valu un chat, s’il se fût agi de prendre un rat ; les qualités différent. Le hibou compte ses plumes et prend ses puces la nuit, tandis qu’en plein jour il ne voit pas une montagne ;les natures différent. A fortiori, rien de fixe dans les choses morales, l’estime, l’opinion, etc. Tout a un double aspect. — Par suite, vouloir le bien sans le mal, la raison sans le tort, l’ordre sans le désordre, c’est montrer qu’on ne comprend rien aux lois de l’univers ; c’est rêver un ciel sans terre, un yinn sans yang ; le double aspect coexiste pour tout. Vouloir distinguer, comme des entités réelles, ces deux corrélatifs inséparables, c’est montrer une faible raison ; le ciel et la terre sont un, le yinn et le yang sont un ; et de même les aspects opposés de tous les contraires. Des anciens souverains, les uns obtinrent le trône par succession, les autres par usurpation. Tous sont appelés bons souverains, parce qu’ils agirent conformément au goût des gens de leur temps, et plurent à leur époque. Se tromper d’époque, agir contrairement au goût de ses contemporains, voilà ce qui fait qualifier d’usurpateur. Médite ces choses, ô Génie du fleuve, et tu comprendras qu’il n’y a ni grandeur ni petitesse, ni noblesse ni bassesse, ni bien ni mal absolu ; mais que toutes ces choses sont relatives, dépendantes des temps et des circonstances, de l’appréciation des hommes, de l’opportunité.

Mais alors, repartit le Génie du fleuve, pratiquement, que ferai-je ? que ne ferai-je pas ?.. qu’admettrai-je ? que rejetterai-je ?.. y a-t-il, oui ou non, une morale, une règle des mœurs ? — Au point de vue du Principe, répondit le Génie de la mer, il n’y a qu’une unité absolue, et des aspects changeants. Mettre quoi que ce soit d’absolu, en dehors du Principe, ce serait errer sur le Principe. Donc pas de morale absolue, mais une convenance opportuniste seulement. Pratiquement, suivez les temps et les circonstances. Soyez uniformément juste comme prince régnant, uniformément bienfaisant comme dieu du sol, uniformément indifférent comme particulier ; embrassez tous les êtres, car tous sont un. — Le Principe est immuable, n’ayant pas eu de commencement, ne devant pas avoir de fin. Les êtres sont changeants, naissent et meurent, sans permanence stable. Du non-être ils passent à l’être, sans repos sous aucune forme, au cours des années et des temps. Commencements et fins, croissances et décadences, se suivent. C’est tout ce que nous pouvons constater, en fait de règle, de loi, régissant les êtres. Leur vie passe sur la scène du monde, comme passe devant les yeux un cheval emporté. Pas un moment sans changements, sans vicissitudes. Et vous demandez, que faire ? que ne pas faire ?.. Suivez le cours des transformations, agissez d’après les circonstances du moment, c’est tout ce qu’il y a à faire.

Enfin, dit le Génie du fleuve, veuillez m’apprendre les avantages de l’intelligence du Principe. — Ces avantages, dit le Génie de la mer, les voici : Celui qui connaît le Principe connaît la loi qui dérive de lui, l’applique comme il faut, et est par suite respecté par tous les êtres. L’homme dont la conduite est ainsi toute sage, le feu ne le brûle pas, l’eau ne le noie pas, le froid et le chaud ne le lèsent pas, les bêtes féroces ne lui font pas de mal. Non qu’il n’ait rien à craindre de ces dangers. Mais parce que, dans sa sagesse il calcule si bien, qu’il évite tout malheur ; se conduisant avec une telle circonspection qu’il ne lui arrive aucun mal. — Cette sagesse qui résulte de la connaissance du Principe est ce qu’on a appelé l’élément céleste (naturel, dans l’homme), par opposition à l’élément humain (artificiel). Il faut que cet élément céleste (la nature) prédomine, pour que l’action soit conforme à la perfection originelle. — Veuillez me rendre plus sensible la différence entre le céleste et l’humain, insista le Génie du fleuve. — Voici, dit le Génie de la mer. Que les bœufs et les chevaux soient des quadrupèdes, voilà le céleste (leur nature). Qu’ils aient un mors dans la bouche ou un anneau dans le nez, voilà l’humain (artificiel, contre nature). L’humain ne doit pas étouffer le céleste, l’artificiel ne doit pas éteindre le naturel, le factice ne doit pas détruire la vérité entitative. Restaurer sa nature, c’est revenir à la vérité première de l’être.

B. Un k’oei (animal fabuleux) à une patte, demanda à un mille-pattes : Comment avez-vous fait pour avoir tant de pieds ?.. Le mille-pattes dit : c’est la nature qui m’a fait ainsi, avec un corps central, et des pattes filiformes tout autour ; tel un crachat, entouré de sa frange. Je meus mes ressorts célestes (ce que la nature m’a donné), sans savoir ni pourquoi ni comment. — Le mille-pattes dit au serpent : sans pied, vous avancez plus vite que moi qui en ai tant ; comment faites-vous ?.. Je ne sais pas, dit le serpent. Je glisse ainsi naturellement. — Le serpent dit au vent : moi j’avance au moyen de mes vertèbres et de mes flancs ; vous n’en avez pas, et pourtant, vous allez de la mer du Nord à celle du Sud, plus vite que moi je ne glisse ; comment faites-vous ?.. Je souffle naturellement, dit le vent, jusqu’à briser les arbres et renverser les maisons. Mais vous, petits êtres, je n’ai pas prise sur vous, vous me dominez. Un seul être n’est dominé par rien ; c’est le Sage, possesseur du Principe.

C. Confucius passant à K’oang, une troupe d’hommes armés de Song l’entoura de telle manière que toute évasion était impossible. Confucius prit son luth et se mit à chanter. Le disciple Tzeu-lou lui demanda : Maître, comment pouvez-vous être aussi gai, dans les circonstances présentes ? — C’est que, dit Confucius, j’ai fait ce que j’ai pu pour éviter pareille aventure ; elle m’arrive donc, non par ma faute, mais de par le destin. J’ai aussi fait ce que j’ai pu pour arriver à percer ; si je n’y ai pas réussi, ce n’est pas à cause de ma négligence, mais par suite du malheur des temps. Sous Yao et Chounn, aucun des Sages d’alors ne fut réduit à l’extrémité où je suis, non pas à cause de leur prudence plus grande, mais parce que le destin était alors favorable à tous. Sous Kie et Tcheou, aucun des Sages d’alors ne perça, non pas à cause de leur capacité moindre, mais parce que le destin était alors défavorable pour tous. … Ne pas craindre les monstres marins est la bravoure des pêcheurs. Ne pas craindre les bêtes féroces est la bravoure des chasseurs. Ne pas craindre les sabres dégainés, regarder du même œil la mort et la vie, est la bravoure des guerriers. … Savoir qu’aucun bonheur n’arrive qu’en son temps, que tout malheur est écrit dans le destin, et par suite ne pas craindre même devant le danger imminent, mais s’en rémettre alors stoïquement à la fatalité, voilà la bravoure du Sage. You, attends un moment, et tu verras s’accomplir ce qui est écrit dans le destin de moi. — Quelques instants après que le Sage eut ainsi parlé, le chef des hommes d’armes s’approcha et dit : nous vous avions pris pour un certain Yang hou, que nous devions arrêter ; veuillez excuser notre erreur … Et ils s’en allèrent.

D. Koungsounn-loung le sophiste, dit au prince Meou de Wei : Étant jeune, j’ai d’abord étudié la doctrine des anciens souverains des traditions classiques ; ensuite j’ai approfondi la question de la bonté et de l’équité (confucéisme) ; puis j’ai scruté les similitudes et les dissemblances, les substances et les accidents, le oui et le non, le licite et l’illicite (logique, morale) ; j’ai été jusqu’au fond des théories et des arguments de toutes les écoles, et je croyais vraiment être très fort, quand voici que un certain Tchoang-tzeu m’a étourdi et troublé. Je ne sais si c’est défaut de ma dialectique, ou déficit de ma science ; mais le fait est que, moi le sophiste rhéteur, je suis resté bouche close devant lui, ne pouvant pas répondre et n’osant plus interroger. — Le prince Meou prit un siège, poussa un soupir, leva les yeux au ciel, sourit et dit : Savez vous l’histoire de la grenouille du vieux puits, et de la tortue de la mer orientale ? .. Combien je suis heureuse dans mon puits, dit la grenouille à la tortue ; je puis sauter sur la margelle, me blottir dans les trous entre les briques, nager à la surface, plonger dans la vase ; de tous les habitants de ce puits, larves, têtards, aucun n’en sait faire autant que moi ; aussi je préfère mon puits à votre mer ; essayez un peu de ses charmes. … Pour complaire à la grenouille, la tortue essaya. Mais, une fois sa patte droite introduite dans le puits, il lui fut impossible d’y faire entrer la gauche, tant le puits était étroit, tant elle était large. Après avoir retiré sa patte, elle donna à la grenouille les renseignements suivants sur la mer. Elle a plus de mille stades de long. Elle est plus profonde que mille hommes montés l’un sur l’autre ne sont hauts. Au temps de l’empereur U, en dix ans il y eut neuf inondations ; toute cette eau coula à la mer, sans que celle ci augmentât. Au temps de l’empereur T’ang, en huit ans il y eut sept sécheresses ; aucune eau ne coula à la mer, et celle-ci n’éprouva pourtant pas la moindre diminution. Durée, quantité, ces termes ne s’appliquent pas à la mer. Cette immobilité constante, voilà le charme de mon séjour à moi. … À ces mots, la grenouille du puits fut prise de vertige, et perdit son petit esprit. — Et vous qui, ne sachant pas bien distinguer entre oui et non, vous mêlez d’examiner les assertions de Tchoang-tzeu, ne ressemblez-vous pas à cette grenouille qui essaya de comprendre la mer ? Vous tentez ce dont vous n’êtes pas capable. Autant vaudrait faire emporter une montagne par un moustique, ou vouloir faire qu’un ver de terre luttât de vitesse avec un torrent. Qu’entendez-vous au langage sublime de cet homme ? vous grenouille du vieux puits !.. Il descend jusqu’aux sources souterraines, et s’élève jusqu’au firmament. Il s’étend par delà l’espace, insondablement profond, incommensurablement mystérieux. Vos règles dialectiques et vos distinctions logiques ne sont pas des instruments proportionnés à un pareil objet. Autant vaudrait vouloir embrasser le ciel avec un tube, ou dépecer la terre avec une alêne. Allez-vous en maintenant, et n’en demandez pas davantage, de peur qu’il ne vous arrive autant qu’à ces enfants de Cheou-ling, envoyés pour faire leur éducation à Han-tan. Ils désapprirent la manière de marcher grossière de Cheou-ling, et n’apprirent pas la manière de marcher distinguée de Han-tan ; de sorte qu’ils revinrent dans leur patrie, marchant à quatre pattes. N’en demandez pas davantage, car vous oublieriez votre vulgaire petit savoir de sophiste, sans arriver à rien comprendre à la science supérieure de Tchoang-tzeu. — Koungsounn-loung ayant écouté cette tirade la bouche ouverte et tirant la langue, s’enfuit tout éperdu.

E. Comme Tchoang-tzeu pêchait à la ligne au bord de la rivière P’ou, le roi de Tch’ou lui envoya deux de ses grands officiers, pour lui offrir la charge de ministre. Sans relever sa ligne, sans détourner les yeux de son flotteur, Tchoang-tzeu leur dit : J’ai ouï raconter que le roi de Tch’ou conserve précieusement, dans le temple de ses ancêtres, la carapace d’une tortue transcendante sacrifiée pour servir à la divination, il y a trois mille ans. Dites-moi, si on lui avait laissé le choix, cette tortue aurait-elle préféré mourir pour qu’on honorât sa carapace, aurait-elle préféré vivre en traînant sa queue dans la boue des marais ? — Elle aurait préféré vivre en traînant sa queue dans la boue des marais, dirent les deux grands officiers, à l’unisson. — Alors, dit Tchoang-tzeu, retournez d’où vous êtes venus ; moi aussi je préfère traîner ma queue dans la boue des marais. Je continuerai à vivre obscur mais libre ; je ne veux pas d’une charge, qui coûte souvent la vie à celui qui la porte, et qui lui coûte la paix toujours.

F. Hoei-tzeu étant ministre de la principauté Leang, Tchoang-tzeu alla lui faire visite. Quelqu’un fit croire à Hoei-tzeu que Tchoang-tzeu venait dans l’intention de le supplanter. Aussitôt Hoei-tzeu ordonna une perquisition de trois jours et de trois nuits, dans toute la principauté, pour le faire saisir. Tchouang-tzeu qui n’était pas encore entré à Leang ne fut pas pris, mais sut la chose. Plus tard, ayant rencontré Hoei-tzeu, il lui dit : Connaissez vous cet oiseau du midi, qu’on appelle l’argus ? Quand il vole du sud vers le nord, il ne se pose que sur les eleococca, il ne se nourrit que des graines du melia, il ne boit qu’aux sources les plus pures. Cependant un jour qu’il passait dans les airs, une chouette qui dévorait dans un champ un mulot crevé eut peur qu’il ne lui disputât sa charogne, et poussa un cri pour l’intimider. Le ministre de Leang en a fait autant à mon égard.

G. Tchoang-tzeu et Hoei-tzeu prenaient leur récréation sur la passerelle d’un ruisseau. Tchoang-tzeu dit : voyez comme les poissons sautent ! c’est là le plaisir des poissons. — Vous n’êtes pas un poisson, dit Hoei-tzeu ; comment savez-vous ce qui est le plaisir des poissons ? — Vous n’êtes pas moi, dit Tchoang-tzeu ; comment savez-vous que je ne sais pas ce qui est le plaisir des poissons ? — Je ne suis pas vous, dit Hoei-tzeu, et par suite je ne sais pas tout ce que vous savez ou ne savez pas, je l’accorde ; mais, en tout cas, je sais que vous n’êtes pas un poisson, et il demeure établi, par conséquent, que vous ne savez pas ce qui est le plaisir des poissons. — Vous êtes pris, dit Tchoang-tzeu. Revenons à votre première question. Vous m’avez demandé « comment savez vous ce qui est le plaisir des poissons ? ». .. Par cette phrase, vous avez admis que je le savais ; car vous ne m’auriez pas demandé le comment de ce que vous saviez que je ne savais pas. Et maintenant, comment l’ai-je su ? Par voie d’observation directe, sur la passerelle du ruisseau. Voie inconnue aux sophistes d’alors, ergoteurs qui n’observaient pas.

Chap. 18. Joie parfaite.

A. Sous le ciel y a-t-il, oui ou non, un état de contentement parfait ? Y a-t-il, oui ou non, un moyen de faire durer la vie du corps ? Pour arriver à cela, que faire, que ne pas faire ? De quoi faut-il user, de quoi faut-il s’abstenir ? — Le vulgaire cherche son contentement dans les richesses, les dignités, la longévité et l’estime d’autrui ; dans le repos, la bonne chère, les bons vêtements, la beauté, la musique, et le reste. Il redoute la pauvreté, l’obscurité, l’abréviation de la vie et la mésestime d’autrui ; la privation de repos, de bons aliments, de bons vêtements, de beaux spectacles et de beaux sons. S’il n’obtient pas ces choses, il s’attriste et s’afflige. … N’est il pas insensé de rapporter ainsi tout au corps ? Certains de ces objets sont même extérieurs et étrangers au corps ; comme les richesses accumulées au delà de l’usage possible, les dignités et l’estime d’autrui. Et pourtant, pour ces choses, le vulgaire épuise ses forces, et se torture jour et nuit. Vraiment les soucis naissent avec l’homme, et le suivent durant toute sa vie ; jusque dans l’hébétement de la vieillesse, la peur de la mort ne le quitte pas. Seuls les officiers militaires ne craignent pas la mort, et sont estimés du vulgaire pour cela ; à tort ou à raison, je ne sais ; car, si leur bravoure les prive de la vie, elle préserve la vie de leurs concitoyens ; il y a du pour et du contre. Les officiers civils qui s’attirent la mort par leurs censures impertinentes sont au contraire blâmés par le vulgaire ; à tort ou à raison, je ne sais ; car, si leur franchise les prive de la vie, elle leur assure la gloire ; il y a du pour et du contre. Pour ce qui est du vulgaire lui-même, j’avoue que je ne comprends pas comment on peut tirer du contentement de ce qui le contente ; le fait est que ces objets le contentent lui, et ne me contentent pas moi. Pour moi, le bonheur consiste dans l’inaction, tandis que le vulgaire se démène. Je tiens pour vrai l’adage qui dit : le contentement suprême, c’est de n’avoir rien qui contente ; la gloire suprême, c’est de n’être pas glorifié. Tout acte posé est discuté, et sera qualifié bon par les uns, mauvais par les autres. Seul, ce qui n’a pas été fait ne peut pas être critiqué. L’inaction, voilà le contentement suprême, voilà qui fait durer la vie du corps. Permettez-moi d’appuyer mon assertion par un illustre exemple. Le ciel doit au non-agir sa limpidité, la terre doit au non-agir sa stabilité ; conjointement, ces deux non-agir, le céleste et le terrestre, produisent tous les êtres. Le ciel et la terre, dit l’adage, font tout en ne faisant rien. Où est l’homme qui arrivera à ne rien faire ? ! Cet homme sera lui aussi capable de tout faire.

B. La femme de Tchoang-tzeu étant morte, Hoei-tzeu alla la pleurer, selon l’usage. Il trouva Tchoang-tzeu accroupi, chantant, et battant la mesure sur une écuelle, qu’il tenait entre ses jambes. Choqué, Hoei-tzeu lui dit : Que vous ne pleuriez pas la mort de celle qui fut la compagne de votre vie et qui vous donna des fils, c’est déjà bien singulier ; mais que, devant son cadavre, vous chantiez en tambourinant, ça c’est par trop fort. — Du tout ! dit Tchoang-tzeu. Au moment de sa mort, je fus un instant affecté. Puis, réfléchissant sur l’événement, je compris qu’il n’y avait pas lieu. Il fut un temps où cet être n’était pas né, n’avait pas de corps organisé, n’avait même pas un lieu de matière ténue, mais était contenu indistinct dans la grande masse. Un tour de cette masse lui donna sa matière ténue. qui devint un corps organisé, lequel s’anima et naquit. Un autre tour de la masse, et le voilà mort. Les phases de mort et de vie s’enchaîne nt, comme les périodes des quatre saisons. Celle qui fut ma femme dort maintenant dans le grand dortoir (l’entre-deux du ciel et de la terre), en attendant sa transformation ultérieure. Si je la pleurais, j’aurais l’air de ne rien savoir du destin (de la loi universelle et inéluctable des transformations). Or comme j’en sais quelque chose, je ne la pleure pas.

C. Tcheu-li et Hoa-kie (personnages fictifs) contemplaient ensemble les tombes des anciens, éparses dans la plaine au pied des monts K’ounn-lunn, là où Hoang-ti se fixa et trouva son repos. Soudain tous deux constatèrent qu’ils avaient chacun un anthrax au bras gauche (mal souvent mortel en Chine). Après le premier moment de surprise. Tcheu-li demanda : cela vous fait-il peur ? — Pourquoi cela me ferait-il peur ? répondit Hoa-kie. La vie est chose d’emprunt, un état passager, un stage dans la poussière et l’ordure de ce monde. La mort et la vie se succèdent, comme le jour et la nuit. Et puis, ne venons-nous pas de contempler, dans les tombes des anciens, l’effet de la loi de transformation ? Quand cette loi nous atteindra à notre tour, pourquoi nous plaindrions-nous ?

D. Comme il se rendait dans le royaume de Tch’ou, Tchoang-tzeu vit, au bord du chemin, un crâne gisant, décharné mais intact. Le caressant avec sa houssine, il lui demanda : as tu péri pour cause de brigandage, ou de dévouement pour ton pays ? Par inconduite, ou de misère ? Ou as-tu fini de mort naturelle, ton heure étant venue ?.. Puis, ayant ramassé le crâne, il s’en fit un oreiller la nuit suivante. — À minuit, le crâne lui apparut en songe et lui dit : Vous m’avez parlé, dans le style des sophistes et des rhéteurs, en homme qui tient les choses humaines pour vraies. Or, après la mort, c’en est fait de ces choses. Voulez-vous que je vous renseigne sur l’au-delà ? — Volontiers, dit Tchoang-tzeu. — Le crâne dit : Après la mort, plus de supérieurs ni d’inférieurs, plus de saisons ni de travaux. C’est le repos, le temps constant du ciel et de la terre. Cette paix surpasse le bonheur des rois. — Bah ! dit Tchoang-tzeu, si j’obtenais du gouverneur du destin (le Principe), que ton corps, os chair et peau ; que ton père, ta mère, ta femme, tes enfants, ton village et tes connaissances te fussent rendus, je crois que tu n’en serais pas fâché ? — Le crâne le regarda fixement avec ses orbites caves, fit une grimace méprisante, et dit : non ! je ne renoncerais pas à ma paix royale, pour rentrer dans les misères humaines.

E. Yen-yuan, le disciple chéri, étant parti pour la principauté de Ts’i, Confucius parut triste. Le disciple Tzeu-koung se levant de sa natte, dit : oserais-je vous demander pourquoi ce voyage de Hoei vous attriste ? — Je vais te le dire, dit Confucius. Jadis Koan-tzeu a prononcé cette parole, que j’ai toujours trouvée très vraie : un petit sac ne peut pas contenir un grand objet ; une corde courte ne peut atteindre le fond du puits. Oui, la capacité de chaque être est comprise dans son destin, rien n’en pouvant être retranché, rien n’y pouvant être ajouté. Je crains donc que si, suivant ses convictions et son zèle, Hoei expose au marquis de Ts’i les théories de Yao et de Chounn, de Hoang-ti, de Soei-jenn, de Chenn-noung, celui ci, homme d’une capacité bornée, ne voie dans ses discours une critique de son gouvernement, ne se fâche et ne le mette à mort. — L’opportunisme seul fait réussir. Tout ne convient pas à tous. Il ne faut pas juger autrui d’après soi. Jadis un oiseau de mer s’abattit aux portes de la capitale de Lou. Le phénomène étant extraordinaire, le marquis pensa que c’était peut être un être transcendant, qui visitait sa principauté. Il alla donc en personne quérir l’oiseau, et le porta au temple de ses ancêtres, où il lui donna une fête. On exécuta devant lui la symphonie Kiou-chao de l’empereur Chounn. On lui offrit le grand sacrifice, un bœuf, un bouc et un porc. Cependant l’oiseau, les yeux hagards et l’air navré, ne toucha pas au hachis, ne goûta pas au vin. Au bout de trois jours, il mourut de faim et de soif. … C’est que le marquis, jugeant des goûts de l’oiseau d’après les siens propres, l’avait traité comme il se traitait lui-même, et non comme on traite un oiseau. À l’oiseau de mer, il faut de l’espace, des forêts et des plaines, des fleuves et des lacs, des poissons pour sa nourriture, la liberté de voler à sa manière et de percher où il lui plaît. Entendre parler les hommes fut un supplice pour ce pauvre oiseau ; combien plus la musique qu’on lui fit, et tout le mouvement qu’on se donna autour de lui. Si on jouait la symphonie Kiou-chao de Chounn, ou même la symphonie Hien-tch’eu de Hoang-ti, sur les rives du lac Tong-t’ing, les oiseaux s’envoleraient, les quadrupèdes s’enfuiraient, les poissons plongeraient jusqu’au plus profond des eaux, les hommes au contraire écouteraient émerveillés. C’est que les poissons vivent dans l’eau, et les hommes y meurent. La nature des êtres étant diverse, leurs goûts ne sont pas les mêmes. Même entre hommes, il y a des différences, ce qui plaît aux uns ne plaisant pas aux autres. Aussi les anciens Sages ne supposaient-ils pas à tous les hommes la même capacité, et n’employaient-ils pas n’importe qui pour n’importe quoi. Ils classaient les hommes d’après leurs œuvres, et les traitaient selon leurs résultats. Cette juste appréciation des individus, est condition de tout succès. Si Yen-Hoei apprécie bien le marquis de Ts’i et lui parle en conséquence, il réussira ; sinon, il périra.

F. Comme Lie-tzeu, qui voyageait, prenait son repas au bord du chemin, il aperçut un vieux crâne, le ramassa et lui dit : Toi et moi savons ce qui en est de la mort et de la vie ; que cette distinction n’est pas réelle, mais modale seulement ; qu’il ne faut pas dire de toi que tu reposes, et de moi que je remue ; la roue tournant et les transformations se succédant sans cesse. Les germes de vie sont nombreux et indéterminés. Tel germe deviendra nappe de lentilles d’eau s’il tombe sur un étang, tapis de mousse s’il est jeté sur une colline. S’élevant, la mousse devient le végétal ou tsu, dont la racine se convertit en vers, les feuilles se changeant en papillons. Ces papillons produisent une larve, qui vit sous les âtres, et qu’on appelle k’iu-touo. Après mille jours, ce k’iu-touo devient l’oiseau k’ien-u-kou, dont la salive donne naissance à l’insecte sen-mi. Celui ci devient cheu-hi, puis meou-joei, puis fou-k’uan. … Les végétaux yang-hi et pou-sunn sont deux formes alternantes. Des vieux bambous sort l’insecte ts’ing-ning, qui devient léopard, puis cheval, puis homme. L’homme rentre dans le métier à tisser de la révolution universelle incessante. À leur tour, tous les êtres sortent du grand métier cosmique, pour y rentrer à leur heure ; et ainsi de suite.

Chap. 19. Sens de la vie.

A. Celui qui a pénétré le sens de la vie ne se donne plus de peine pour ce qui ne contribue pas à la vie. Celui qui a pénétré la nature du destin ne cherche plus à scruter cette entité inscrutable. Pour entretenir le corps, il faut employer les moyens convenables ; sans excès cependant, car tout excès est inutile. Il faut de plus s’efforcer d’entretenir l’esprit vital, sans lequel c’en est fait du corps. L’être vivant n’a pas pu s’opposer à son vivifiement (lors de sa naissance) ; il ne pourra pas s’opposer davantage à ce que un jour (lors de sa mort) la vie ne se retire de lui. Le vulgaire s’imagine que, pour conserver la vie, il suffit d’entretenir le corps. Il se trompe. Il faut de plus, et surtout, prévenir l’usure de l’esprit vital, ce qui est pratiquement impossible parmi les tracas du monde. Il faut donc, pour conserver et faire durer la vie, quitter le monde et ses tracas. C’est dans la tranquillité d’une existence réglée, dans la paisible communion avec la nature, qu’on trouve une recrudescence de vitalité, un renouveau de vie. Voilà le fruit de l’intelligence du sens de la vie. — Reprenons : C’est l’abandon des soucis et des affaires qui conserve la vie ; car cet abandon préserve le corps de fatigue et l’esprit vital d’usure. Celui dont le corps et l’esprit vital sont intacts et dispos est uni à la nature. Or la nature est père mère de tous les êtres. Par condensation, l’être est formé ; par dissipation, il est défait, pour redevenir un autre être. Et si, au moment de cette dissipation, son corps et son esprit vital sont intacts, il est capable de transmigrer. Quintessencié, il devient coopérateur du ciel.

B. Lie-tzeu demanda à Yinn (Yinn-hi), le gardien de la passe, confident de Lao-tzeu : Le sur-homme pénètre tous les corps (pierre, métal, dit la glose) sans éprouver de leur part aucune résistance ; il n’est pas brûlé par le feu ; aucune altitude ne lui donne le vertige ; pour quelle raison en est-il ainsi, dites-moi ? — Uniquement, dit Yinn, parce qu’il a conservé pur et intact l’esprit vital originel reçu à sa naissance ; non par aucun procédé, aucune formule. Asseyez-vous, je vais vous expliquer cela. Tous les êtres matériels ont chacun sa forme, sa figure, un son, une couleur propre. De ces qualités diverses viennent leurs mutuelles inimitiés (le feu détruit le bois, etc.). Dans l’état primordial de l’unité et de l’immobilité universelles, ces oppositions n’existaient pas. Toutes sont dérivées de la diversification des êtres, et de leurs contacts causés par la giration universelle. Elles cesseraient, si la diversité et le mouvement cessaient. Elles cessent d’emblée d’affecter l’être, qui a réduit son moi distinct et son mouvement particulier à presque rien. Cet être (le Sage taoïste parfait) n’entre plus en conflit avec aucun être, parce qu’il est établi dans l’infini, effacé dans l’indéfini. Il est parvenu et se tient au point de départ des transformations, point neutre où pas de conflits (lesquels ne se produisent que sur les voies particulières). Par concentration de sa nature, par alimentation de son esprit vital, par rassemblement de toutes ses puissances, il s’est uni au principe de toutes les genèses. Sa nature étant entière, son esprit vital étant intact, aucun être ne saurait l’entamer. — Soit un homme absolument ivre. S’il tombe d’une voiture, il sera peut être contusionné, mais non tué. Pourquoi cela ? Ses os et ses articulations différent-ils de ceux des autres hommes ? Non, mais, au moment de la chute, l’esprit vital de cet homme, concentré par l’inconscience, était absolument intact. An moment de la chute, vu son inconscience, l’idée de vie et de mort, la crainte et l’espoir, n’ont pas ému le cœur de cet homme. Lui même ne s’est pas raidi, et le sol ne lui a pas été dur, voilà pourquoi il ne s’est cassé aucun membre. Cet ivrogne a dû l’intégrité de son corps à son état d’ivresse. Ainsi le Sage parfait sera conservé intact par son état d’union avec la nature. Le Sage est caché dans la nature ; de là vient que rien ne saurait le blesser. — Cela étant, quiconque est blessé ne doit pas s’en prendre à ce qui l’a blessé ; il doit s’en prendre à soi-même, sa vulnérabilité étant preuve d’imperfection. Un homme raisonnable ne s’en prend pas au sabre qui l’a blessé, à la tuile qui est tombée sur lui. Si tous les hommes cherchaient dans leur imperfection la cause de leurs malheurs, ce serait la paix parfaite, la fin des guerres et des supplices. Ce serait la fin du règne de cette fausse nature humaine (nature artificielle inventée par les politiciens), qui a rempli le monde de brigands ; ce serait le commencement du règne de la vraie nature céleste (nature naturelle), source de toute bonne action. Ne pas étouffer sa nature, ne pas croire les hommes, voilà la voie du retour à la vérité (à l’intégrité originelle).

C. Comme Confucius se rendait dans le royaume de Tch’ou, au sortir d’un bois il vit un bossu qui prenait des cigales au vol, avec une gaule, aussi sûrement qu’on prend un objet avec la main. — Vous êtes vraiment habile, lui dit Confucius ; dites moi votre secret. — Mon secret, dit le bossu, le voici : Durant six mois environ, je m’exerçai à faire tenir des balles en équilibre sur le bout de ma gaule. Quand je fus arrivé à en faire tenir deux, peu de cigales m’échappèrent. Quand je fus arrivé à en faire tenir trois, je n’en ratai plus que une sur dix. Quand je fus arrivé à en faire tenir cinq, je n’en manquai plus aucune. Mon secret consiste dans la concentration de toutes mes énergies sur le but à atteindre. J’ai maitrisé mon bras, tout mon corps, de telle sorte qu’ils n’éprouvent pas plus d’émotion ou de distraction qu’un morceau de bois. Dans le vaste univers plein de choses, je ne vois que la cigale que je veux prendre. Rien ne me distrayant, elle est prise, naturellement. — Se tournant vers ses disciples, Confucius leur dit : Unifier ses intentions ; n’en avoir qu’une, qui se confonde avec l’énergie vitale ; voilà le résumé du discours de ce bossu.

D. Yen-yuan le disciple favori dit à Confucius : Comme je traversais le rapide de Chang, le passeur manœuvra son bac avec une habileté merveilleuse. Je lui demandai : comment arrive-t-on à si bien manœuvrer ? Un nageur, dit-il, l’apprend aisément ; un plongeur le sait, sans l’avoir appris. … Que signifie cette réponse, que je ne comprends pas ? — En voici le sens, dit Confucius (parlant en maître taoïste) : Un nageur pense peu à l’eau, étant familiarisé avec ses dangers qu’il ne craint plus guère ; un plongeur n’y pense pas du tout, étant dans l’eau comme dans son élément. Le sentiment du danger affectant peu le nageur, il a l’usage presque complet de ses facultés naturelles. Le sentiment du danger n’affectant pas du tout le plongeur, il est tout à son bac et le gouverne par suite parfaitement. — Au tir à l’arc, si le prix proposé est un objet en terre de mince valeur, le tireur non influencé aura le libre usage de toute son adresse. Si le prix est une agrafe de ceinture en bronze ou en jade, le tireur étant influencé, son tir sera moins assuré. Si le prix proposé est un objet en or, son tir fortement influencé sera tout à fait incertain. Même homme, même talent, mais plus ou moins affecté par un objet extérieur. Toute distraction hébète et énerve.

E. Le duc Wei de Tcheou recevant en audience Tien-k’aitcheu, lui dit : J’ai ouï dire que votre maître Tchou-hien avait étudié le problème de la conservation de la vie. Veuillez me redire ce que vous lui avez entendu dire sur ce sujet. — Que puis-je vous dire ? fit T’ien-k’aitcheu, moi qui étais balayeur dans la maison de Tchou-hien ! — Ne vous dérobez pas, maître T’ien, dit le duc ; je tiens à être satisfait. Alors Tien-k’aitcheu dit : Tchou-hien disait que, pour conserver sa vie, il faut faire comme font les bergers, lesquels, quand un mouton s’écarte, le fouettent pour lui faire rejoindre le troupeau, où il est en sûreté. — Qu’est-ce à dire ? fit le duc. — Voici, dit Tien-k’aitcheu. Dans la principauté de Lou, un certain Chan-pao passa sa vie dans les montagnes, ne buvant que de l’eau, n’ayant aucun rapport avec les hommes. Grâce à ce régime, à l’âge de soixante-dix ans, il était encore frais comme un enfant. Un tigre affamé l’ayant rencontré, le dévora. … Le médecin Tchang-i était des plus habiles. Riches et pauvres se disputaient ses consultations. À l’âge de quarante ans, il mourut d’une fièvre contagieuse, gagnée au chevet d’un malade. … Chan-pao soigna son esprit vital, mais laissa dévorer son corps par un tigre. Tchang-i soigna son corps, mais laissa détruire son esprit vital par la fièvre. Tous deux eurent le tort de ne pas fouetter leur mouton (de ne pas veiller à leur sécurité). Confucius a dit : « pas trop d’isolement ; pas trop de relations ; le juste milieu, voilà la sagesse. » Quand, dans un passage dangereux, les accidents sont arrivés assez souvent, les hommes s’avertissent mutuellement, ne passent plus qu’en nombre, et avec les précautions voulues. Tandis qu’ils ne s’avertissent pas des dangers inhérents à une conduite ou à une diététique excentrique. C’est déraisonnable !

F. Le préposé aux sacrifices étant allé visiter, en grand costume officiel, l’enclos des porcs destinés au sacrifice, tint à ces animaux le discours suivant : Pourquoi mourez-vous de si mauvaise grâce, alors que votre mort vous procure tant d’avantages et d’honneurs ? Je vous engraisse durant trois mois. Avant le sacrifice, je garde, à cause de vous, la continence durant dix jours et l’abstinence durant trois jours. Après le sacrifice, je dispose vos membres en bel ordre, sur des nattes blanches, sur les dressoirs sculptés. N’avez-vous pas tort de faire ainsi les mauvaises têtes ? — Si cet homme avait vraiment songé au bien des porcs, il aurait choisi pour eux de vivre dans leur enclos jusqu’au terme de leurs jours, fût-ce avec de la balle et du son seulement pour nourriture. Mais il songeait à son bien propre, à sa charge, à ses émoluments, à ses funérailles comme fonctionnaire après sa mort. Lui étant content parce qu’il avait ce qui lui convenait, il jugeait que les porcs devaient être contents quoique traités contre nature. Illusion d’optique causée par l’égoïsme.

G. Le duc Hoan de Ts’i chassait près d’un marais, le ministre Hoan-tchoung conduisant son char. Soudain le duc aperçut un spectre. Posant sa main sur celle de Hoan-tchoung : le voyez-vous ? demanda-t-il à voix basse. … Je ne vois rien, dit le ministre. — Quand il fut revenu à son palais, le duc divagua, se dit malade, et fut plusieurs jours sans sortir de sa chambre. Alors l’officier Kao-nao (de sang impérial) lui tint le discours suivant : Vous n’êtes malade que d’une folle terreur ; un spectre ne peut pas nuire à un personnage tel que vous. Quand trop d’esprit vital a été dépensé dans un accès de passion (colère ou terreur), il se produit un déficit. Quand l’esprit vital accumulé dans le haut du corps (excès de yang) ne peut pas descendre, l’homme devient irascible. Quand l’esprit vital accumulé dans le bas du corps (excès de yinn) ne peut pas monter, l’homme devient oublieux. Quand l’esprit vital accumulé dans le centre, ne peut ni monter ni descendre, alors l’homme se sent malade (son cœur étant obstrué, dit la glose). C’est là votre cas : trop de concentration ; distrayez vous ! — Peut-être bien, fit le duc ; mais, dites-moi, n’y a-t-il pas des spectres ? — Si fait, dit l’officier. Il y a le Li des égouts, le Kie des chaufferies, le Lei-t’ing des fumiers. Il y a, au nord est, le P’ei-ah et le Wa-loung ; au nord-ouest, le I-yang. Dans les eaux, il y a le Wang-siang ; sur les collines, le Tchenn : dans les montagnes, le K’oei : dans les steppes, le P’ang-hoang ; dans les marais, le Wei-t’ouo. — Ah ! fit le duc, qui avait vu son spectre près d’un marais, comment est fait le Wei-t’ouo ? — Il est épais, dit Kao-nao, comme un essieu, long comme un timon, vêtu de violet et coiffé de rouge. Il n’aime pas le roulement des chars. Quand il l’entend, il se dresse en se bouchant les oreilles. Son apparition est faste. Celui qui l’a vu devient hégémon (la grande ambition du duc de Ts’i). — Ah ! dit le duc, en riant aux éclats ; c’est bien le Wei t’ouo que j’ai vu. — Aussitôt il se mit à sa toilette, continuant à causer avec l’officier. Avant le soir, il se trouva complètement guéri, par suggestion, sans avoir pris aucune médecine.

H. Ki-sing-tzeu dressait un coq de combat, pour l’empereur Suan de la dynastie Tcheou. Au bout de dix jours, comme on lui en demandait des nouvelles, il répondit : le dressage n’a pas encore abouti ; l’animal est encore vaniteux et volontaire. — Dix jours plus tard, interrogé de nouveau, il dit : — Pas encore ; l’animal répond encore au chant des autres coqs, et s’émeut à leur vue. — Dix jours plus tard, interrogé de nouveau, il dit : — Pas encore ; il est encore trop passionné, trop nerveux. — Dix jours plus tard, interrogé de nouveau, il dit : — Ça y est ! Le chant et la vue de ses semblables ne l’émeuvent pas plus que s’il était de bois. Il est prêt maintenant. Aucun coq ne tiendra devant lui.

I. Confucius admirait la cataracte de Lu leang. Tombant de trente fois la hauteur d’un homme, elle produisait un torrent écumant dans un chenal long de quarante stades, si tourmenté que ni tortue ni caïman, ni poisson même, ne pouvait s’y ébattre. Soudain Confucius vit un homme qui nageait parmi les remous. Le prenant pour un désespéré qui avait voulu se noyer, il dit à ses disciples de suivre la berge, pour le retirer de l’eau, si possible. Quelques centaines de pas plus bas, l’homme sortit de l’eau lui-même, dénoua sa chevelure pour la faire sécher, et se mit à marcher en chantant. Confucius l’ayant rejoint, lui dit : J’ai failli vous prendre pour un être transcendant, mais maintenant je vois que vous êtes un homme. Comment peut-on arriver à se mouvoir dans l’eau avec une aisance pareille ? Veuillez me dire votre secret. — Je n’ai pas de secret, dit l’homme. Je commençai par nager méthodiquement ; puis la chose me devint naturelle ; maintenant je flotte comme un être aquatique : Je fais corps avec l’eau, descendant avec le tourbillon, remontant dans le remous. Je suis le mouvement de l’eau, non ma volonté propre. Voilà tout mon secret. … Je voulus apprendre à nager, étant né au bord de cette eau. À force de nager, la chose me devint naturelle. Depuis que j’ai perdu toute notion de ce que je fais pour nager, je suis dans l’eau comme dans mon élément, et l’eau me supporte parce que je suis un avec elle.

J. K’ing le sculpteur fit, pour une batterie de cloches et de timbres, un support dont l’harmonieuse beauté émerveilla tout le monde. Le marquis de Lou étant allé l’admirer, demanda à K’ing comment il s’y était pris. — Voici, dit K’ing. … Quand j’eus reçu commission d’exécuter ce support, je m’appliquai à concentrer toutes mes forces vitales, à me recueillir tout entier dans mon cœur. Après trois jours de cet exercice, j’eus oublié les éloges et les émoluments qui me reviendraient de mon travail. Après cinq jours, je n’espérai plus le succès, et ne craignis plus l’insuccès. Après sept jours, ayant perdu jusqu’à la notion de mon corps et de mes membres, ayant entièrement oublié votre Altesse et ses courtisans, mes facultés étant toutes concentrées sur leur objet, je sentis que le moment d’agir était venu. J’allai dans la forêt, et me mis à contempler les formes naturelles des arbres, le port des plus parfaits d’entre eux. Quand je me fus bien pénétré de cet idéal, alors seulement je mis la main à l’œuvre. C’est lui qui dirigea mon travail. C’est par la fusion en un, de ma nature avec celle des arbres, que ce support a acquis les qualités qui le font admirer.

K. Tong-ie-tsi se présenta au duc Tchoang, pour lui exhiber son attelage, et son talent de conducteur. Ses chevaux avançaient et reculaient sans la moindre déviation de la ligne droite. Ils décrivaient, par la droite ou par la gauche, des circonférences aussi parfaites, que si elles avaient été tracées au compas. Le duc admira cette précision, puis, voulant s’assurer de sa constance, il demanda à Tsi de faire cent tours de suite, sur une piste donnée. Tsi eut la sottise d’accepter. Yen-ho qui vit, en passant, ce manège forcé, dit au duc : les chevaux de Tsi vont être éreintés. Le duc ne répondit pas. Peu après, de fait, les chevaux de Tsi éreintés durent être ramenés. Alors le duc demanda à Yen ho : comment avez-vous pu prévoir ce qui arriverait ?.. Parce que, dit Yen ho, j’ai vu Tsi pousser des chevaux déjà fatigués.

L. L’artisan Choei traçait, à main levée, des circonférences aussi parfaites que si elles avaient été tracées avec un compas. C’est qu’il était arrivé à les tracer sans y penser ; par suite ses cercles étaient parfaits comme les produits de la nature. Son esprit était concentré en un, sans préoccupation ni distraction. — Un soulier est parfait, quand le pied ne le sent pas. Une ceinture est parfaite, quand la taille ne la sent pas. Un cœur est parfait, quand, ayant perdu la notion artificielle du bien et du mal, il fait naturellement le bien et s’abstient naturellement du mal. Un esprit est parfait quand il est sans perception intérieure, sans tendance vers rien d’extérieur. La perfection, c’est être parfait sans savoir qu’on l’est. (Nature, plus inconscience.)

M. Sounn-hiou étant allé trouver maître Pien-k’ing, lui tint ce discours étrange : On m’a fait injustement la réputation d’un propre à rien, d’un mauvais citoyen. Or si mes terres ne rapportent pas, c’est que les années ont été mauvaises ; si je n’ai rien fait pour mon prince, c’est que l’occasion m’a manqué. Et voilà qu’on ne veut plus de moi, ni au village, ni en ville. O ciel ! qu’ai je fait pour qu’un pareil destin me soit échu ? ! — Le sur-homme, dit maître Pien, s’oublie, au point de ne pas savoir s’il a ou non des viscères et des sens. Il se tient en dehors de la poussière et de la boue de ce monde, loin des affaires des hommes. Il agit sans viser au succès, et gouverne sans vouloir dominer. Est-ce ainsi que vous vous êtes conduit ? N’avez vous pas plutôt fait montre de vos connaissances, au point d’offusquer les ignorants ? N’avez vous pas fait étalage de votre supériorité, et cherché à briller, jusqu’à éclipser le soleil et la lune, vous aliénant ainsi tout le monde ? Et après cela, vous vous en prenez au ciel ! Le ciel ne vous a-t-il pas donné tout ce qui vous convient, un corps bien conformé, une durée de vie normale, et le reste ? N’est ce pas au ciel que vous devez, de n’être ni sourd, ni aveugle, ni boiteux, comme tant d’autres ? De quel droit vous en prenez-vous au ciel ? Allez votre chemin ! — Quand Sounn-hiou fut sorti, maître Pien s’assit, se recueillit, leva les yeux au ciel et soupira. — Qu’avez vous, maître ? demandèrent ses disciples. — Maître Pien dit : J’ai parlé à Sounn-hiou des qualités du sur-homme. C’est trop fort pour lui. Il en perdra peut-être la tête. — Soyez tranquille, maître, dirent les disciples. Sounn-hiou a, ou raison, ou tort. S’il a raison, il s’en apercevra, et ce que vous lui avez dit ne lui fera aucune impression fâcheuse. S’il a tort, ce que vous lui avez dit le tourmentant, il reviendra pour en apprendre davantage, ce qui lui sera profitable. — J’ai eu tort quand même, dit maître Pien. Il ne faut pas dire à un homme ce qu’on comprend soi-même, si lui n’est pas capable de le comprendre. … Jadis le prince de Lou fit des offrandes et donna un concert à un oiseau de mer qui s’était abattu aux portes de sa ville. L’oiseau mourut de faim, de soif et de terreur. Le prince aurait dû le traiter, non pas à sa manière, mais à la manière des oiseaux ; alors le résultat aurait été différent, favorable et pas fatal. J’ai agi comme le prince de Lou, en parlant du sur-homme à cet imbécile de Sounn-hiou. … Conduire une souris avec char et chevaux, donner à une caille un concert de cloches et de tambours, c’est épouvanter ces petites créatures. Je dois avoir affolé Sounn-hiou.

Chap. 20. Obscurité voulue.

A. Comme Tchoang-tzeu traversait les montagnes, il vit un grand arbre, aux branches longues et luxuriantes. Un bûcheron, qui coupait du bois près de là, ne touchait pas à cet arbre. Pourquoi cela ? demanda Tchoang-tzeu. … Parce que son bois n’est propre à rien, dit le bûcheron. … Le fait de n’être propre à rien vaudra donc à cet arbre de vivre jusqu’à sa mort naturelle, conclut Tchoang-tzeu. — Après avoir franchi les montagnes, Tchoang-tzeu reçut l’hospitalité dans une famille amie. Content de le revoir, le maître de la maison dit à son domestique de tuer un canard et de le faire cuire. Lequel de nos deux canards tuerai-je ? demanda le domestique ; celui qui sait caqueter, ou celui qui est muet ? .. Le muet, dit le maître. — Le lendemain le disciple qui accompagnait Tchoang-tzeu lui dit : hier, cet arbre a été épargné, parce qu’il n’était bon à rien ; ce canard a été égorgé, parce qu’il ne savait pas caqueter ; alors, d’être capable ou d’être incapable, qu’est-ce qui sauve ? .. Cela dépend des cas, dit Tchoang-tzeu, en riant. Une seule chose sauve dans tous les cas ; c’est de s’être élevé à la connaissance du Principe et de son action, et partant de se tenir dans l’indifférence et dans l’abstraction. L’homme qui en est là fait aussi peu de cas de l’éloge que du blâme. Il sait s’élever comme le dragon, et s’aplatir comme le serpent, se pliant aux circonstances, ne s’obstinant dans aucun parti pris. Que sa position soit élevée ou humble, il s’adapte à son milieu. Il s’ébat dans le sein de l’ancêtre de toutes choses (le Principe). Il dispose de tous les êtres comme il convient, n’étant affectionné à aucun être. Advienne que pourra, il ne craint rien. Ainsi dirent Chenn-noung et Hoang-ti. Les politiciens actuels (Confucius et ses disciples) font tout le contraire, aussi éprouvent-ils des revers. Après la condensation, la dissipation ; après le succès, la ruine. La force appelle l’attaque, l’élévation attire la critique, l’action ne va pas sans déficits, les conseils de la sagesse sont méprisés, rien n’est ni stable ni durable. Retiens bien, ô disciple, que le seul fondement solide, c’est la connaissance du Principe et de son action (indifférence et abstraction).

B. L’incorruptible Hioung-ileao, ayant visité le marquis de Lou, remarqua qu’il était triste et lui en demanda la raison. C’est que, dit le marquis, alors que j’ai étudié les règles des anciens et cherché à faire honneur à mes prédécesseurs ; alors que j’ai vénéré les Mânes et honoré les Sages, personnellement et constamment, je suis affligé, coup sur coup, par toute sorte de malheurs. — Cela ne m’étonne pas, dit I-leao. Les moyens que vous avec employés ne vous préserveront pas. Songez au renard, au léopard. Ces animaux ont beau se retirer dans les profondeurs des forêts et les cavernes des montagnes, ne sortant que la nuit et avec beaucoup de précautions, endurant la faim et la soif plutôt que de s’aventurer dans les lieux habités ; ils finissent toujours par périr dans un filet ou dans un piège. Pourquoi ? À cause de leur belle fourrure, que les hommes convoitent. Or vous, Altesse, le Marquisat de Lou, c’est votre fourrure à vous, que vos voisins convoitent. Si vous voulez trouver la paix, dépouillez-vous en bénévolement, éteignez tous les désirs de votre cœur, retirez-vous dans la solitude. Dans le pays de Nan-ue, il y a une ville, dite Siège de la solide vertu. Ses habitants sont ignorants et frustes, sans intérêts propres et sans désirs. Ils produisent, mais ne thésaurisent pas ; ils donnent, sans exiger qu’on leur rende. Chez eux, ni étiquette, ni cérémonies. Cependant, malgré leur air de sauvages, ils pratiquent les grandes lois naturelles, fêtent les naissances et pleurent les décès. Marquis, quittez votre marquisat, renoncez à la vie vulgaire ; allons vivre ensemble là-bas ! — C’est loin ! fit le marquis ; la route est difficile ; il y a des monts et des fleuves à passer ; je n’ai ni bateau ni char. — I-leao dit : Si vous étiez détaché de vos dignités, si vous ne teniez pas à votre pays, si vous désiriez aller là bas, votre désir vous y transporterait. — C’est loin ! fit le marquis. Et les provisions ? Et les compagnons ? — I-leao dit : Si vous ne teniez pas à votre luxe, si vous n’étiez pas attaché à votre bien-être, vous ne vous préoccuperiez pas des provisions ; vous vous confieriez aux fleuves, à la mer, ne craignant même pas de perdre la terre de vue ; et l’abandon de vos compagnons ne vous ferait pas reculer. Mais je vois bien, maître de vos sujets, que vos sujets sont vos maîtres, car vous tenez à eux. Vous n’êtes pas un Yao, qui ne considéra jamais personne comme son sujet, et ne fut jamais le sujet de personne. J’ai tenté de vous guérir de votre mélancolie ; mais vous n’êtes pas homme à employer l’unique remède efficace, lequel consiste, après avoir tout abandonné, à s’unir au Principe, dans l’abstraction Cette abstraction doit aller jusqu’à l’oubli de sa personnalité. Car tant qu’on garde la notion de sa personnalité, ses conflits avec celles d’autrui empêcheront la paix. Soit un bac traversant un fleuve. Si une barque vide qui dérive vient à le heurter, fussent-ils irascibles, les mariniers du bac ne se fâcheront pas, parce qu’aucune personne n’est entrée en conflit avec eux, la barque étant vide. Si, au contraire, il y a une personne dans la barque, des cris et des injures partiront aussitôt du bac. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu conflit de personnes. … Un homme qui aura su se dépouiller même de sa personnalité pourra parcourir le monde entier sans éprouver de conflit.

C. Un certain Tch’ee fut chargé, par le duc Ling de Wei, de recueillir l’argent nécessaire pour fondre un carillon de cloches. Il s’établit sur un tertre, à l’entrée de la ville. Au bout de trois mois, le carillon était fondu et suspendu. King-ki, du sang impérial des Tcheou, demanda à Tch’ee : Comment avez vous fait, pour réussir si bien et si vite ? — Tch’ee dit : Je me suis bien gardé de rien faire. L’adage ne dit-il pas : ciseler, polir ne vaut pas laisser agir la nature. Avec l’air le plus indifférent, sans m’en occuper aucunement, j’ai laissé faire les gens, spontanément, comme la nature opère. Ils sont venus, apportant leurs offrandes, sans que je les aie appelés, et sont repartis sans que je les aie retenus. Je n’ai rien dit, ni à ceux qui m’ont déplu, ni à ceux qui m’ont plu. Ils ont tous donné ce qu’ils pouvaient ou voulaient, et moi j’ai encaissé sans observations. Ainsi tout s’est passé sans le moindre accroc. La même manière de faire ferait réussir pareillement l’entreprise la plus considérable (le gouvernement d’une principauté ou d’un empire, dit la glose).

D. Après que Confucius, bloqué durant sept jours, avec ses disciples, sur la frontière des principautés de Tch’enn et de Ts’ai, eut failli périr de famine, le grand duc Jenn lui présenta ses condoléances en ces termes : Maître, cette fois vous avez vu la mort de près. — Oui, dit Confucius. — Vous a-t-elle fait peur ? — Oui, dit Confucius. — Alors, dit le grand duc Jenn, je vais vous donner la recette qui préserve des dangers de mort. … Au bord de la mer orientale se trouve l’oiseau I-tai, qui vit par bandes. Chaque individu se défiant de soi même, ils volent toujours appuyés l’un contre l’autre, Dans un ordre parfait, aucun ne quittant le gros, ni pour avancer, ni pour reculer. Quand ils mangent, c’est également en troupe, aucun ne s’écartant pour happer une meilleure bouchée, chacun picorant à son rang. Cette belle ordonnance les protège contre les animaux et contre les hommes, contre tous les accidents. Ainsi en va-t-il de l’homme, qui vit comme et avec les autres, qui ne fait pas bande à part, comme vous Confucius faites. Pour éviter le malheur, il faut encore se garder d’affecter des qualités ou des talents extraordinaires, comme vous faites. L’arbre le plus droit sera le premier abattu. Le puits dont l’eau est la plus douce sera le premier asséché. Votre science effarouche les ignorants, vos lumières offusquent les sots. N’accaparez pas le soleil et la lune. Ce sont vos prétentions qui vous attirent vos malheurs. Jadis j’ai ouï ceci d’un homme de haut mérite : Se vanter, c’est se fermer la voie de la fortune ; si on a déjà mérites et renom, c’est s’attirer la spoliation. S’effacer, se cacher dans la masse, voilà la sécurité… Suivre le flot sans se distinguer, aller son chemin sans se faire remarquer, modestement, simplement, jusqu’à se faire passer pour vulgaire ; effacer le souvenir de ses mérites et faire oublier sa réputation ;voilà le secret pour vivre en paix avec les hommes. Le sur-homme recherche l’obscurité. Pourquoi cherchez-vous, vous, la notoriété ? — Merci, dit Confucius ; et, interrompant ses relations ordinaires, après avoir congédié ses disciples, il se cacha dans les roseaux d’un marais, s’habilla de peaux, se nourrit de glands et de châtaignes. À la longue il retourna si parfaitement à l’état de nature que sa présence ne fit plus peur aux quadrupèdes et aux oiseaux. Les hommes finirent même par le trouver supportable.

E. Un jour Confucius dit à maître Sang-hou : J’ai été par deux fois chassé de la principauté de Lou. À Song ils ont abattu l’arbre qui m’abritait. On m’a coupé le chemin à Wei. J’ai couru des dangers à Chang et à Tcheou. J’ai été bloqué entre Tch’enn et Ts’ai. Par suite de ces malheurs successifs, mes amis s’éloignent de moi, mes disciples m’abandonnent. Qu’ai-je fait pour que tout cela m’arrive ? — Sang-hou dit : Vous savez l’histoire de Linn-Hoei, qui dans la déroute de Kia, s’enfuit, jetant son sceptre de jade qui valait bien mille lingots d’or, et emportant sur son dos son petit enfant. Certes, le sceptre valait plus que l’enfant ; l’enfant était plus difficile à sauver que le sceptre ; cependant Linn-Hoei emporta l’enfant et abandonna le sceptre. Pourquoi ? Parce que l’intérêt seul l’attachait au sceptre, tandis que la nature le liait à l’enfant. Or l’intérêt est un lien faible, que le malheur dénoue. Tandis que la nature est un lien fort, qui résiste à toutes les épreuves. Il en va de même, de l’amitié intéressée, et de l’amitié transcendante. L’homme supérieur, plutôt froid, attire ; le vulgaire, quoique chaud, repousse. Les liaisons qui n’ont pas une raison d’être profonde, se défont comme elles se sont faites. Or vous n’êtes qu’un homme vulgaire, et l’intérêt est le seul lien qui vous lie à vos disciples. Aussi leur attachement cesse-t-il avec l’adversité. — Je vous remercie, dit Confucius. … Il se retira pensif, ferma son école et renonça aux livres. Ses disciples congédiés ne lui firent plus de révérences, mais commencèrent à l’estimer. — — Une autre fois Sang-hou dit : Quand il fut sur le point de mourir, Chounn intima à U ce qui suit : Prends y bien garde ! L’affection qui n’a pour fondement que les formes corporelles n’est pas solide. Pour être solide, il faut que l’affection ait pour fondement de sérieuses raisons. Être aimé ne vaut pas en imposer. L’ascendant conquis par de véritables qualités est seul durable. On est fidèle à un pareil homme, non pour sa beauté, ni pour ses faveurs, mais pour sa valeur intrinsèque.

F. Habillé d’une robe en grosse toile rapiécée, ses souliers attachés aux pieds avec des ficelles, Tchoang-tzeu rencontra le roitelet de Wei. — Dans quelle détresse je vous vois, maître, dit le roi. — Pardon, roi, dit Tchoang-tzeu, pauvreté, pas détresse. Le lettré qui possède la science du Principe et de son action n’est jamais dans la détresse. Il peut éprouver la pauvreté, s’il est né dans des temps malheureux. … Tel un singe, dans un bois de beaux arbres aux branches longues et lisses, s’ébat avec une agilité telle, que ni I ni P’eng-mong (archers célèbres) ne pourraient le viser. Mais quand il lui faut grimper à des arbres rabougris et épineux, combien son allure est moins alerte ! C’est pourtant le même animal ; mêmes os, mêmes tendons. Oui, mais les circonstances devenues défavorables, l’empêchent de faire un libre usage de ses moyens. … Ainsi le Sage né sous un prince stupide qu’entourent des ministres incapables, aura à souffrir. Ce fut le cas de Pi-kan, à qui le tyran Tcheou-sinn fit arracher le cœur.

G. Quand Confucius fut bloqué entre Tch’enn et Ts’ai, durant sept jours, sans possibilité de cuire aucun aliment, il prit dans sa main gauche un bois sec, et le battit de la main droite avec une branche morte, en chantonnant l’ode de maître Piao. Musique sans tons ni mesure, murmure naturel du cœur blessé, rappelant celui de la terre que le soc de la charrue déchire. — Yen-Hoei, le disciple favori, se tenait là, dans la pose d’un désespéré, les bras croisés, regardant son maître. Craignant qu’il ne s’exaltât outre mesure, Confucius lui dit : Hoei, se résigner aux épreuves naturelles est facile. Rester indifférent aux faveurs des hommes est difficile. Il n’y a pas de commencement qui ne soit suivi d’une fin. L’homme est un avec le ciel. Moi qui chante maintenant, qui suis-je ? — Yen-Hoei ne comprenant pas, demanda des explications : Se résigner aux épreuves naturelles est facile ; qu’est-ce à dire, maître ?.. Confucius dit : La faim, la soif, le froid, le chaud, la pauvreté, les obstacles et les contradictions, tout cela est inclus dans l’évolution cosmique, dans la loi des transformations ; tout homme rencontre donc ces choses sur sa route, et doit s’y résigner. Un inférieur ne doit pas se révolter contre les dispositions de son supérieur. Combien plus le devoir de la soumission incombe-t-il à tout homme par rapport au ciel ! — Yen-Hoei reprit : Rester indifférent aux faveurs des hommes est difficile ; qu’est-ce à dire ?.. Confucius dit : Vers un homme en charge, honneurs et argent, tout conflue. Biens extérieurs, qui n’ajoutent rien à sa valeur morale, qui ne changent rien à sa destinée. Celui qui se laisse séduire par eux, déchoit du rang de Sage, tombe au niveau des voleurs (que l’argent tente). Or, vivre au milieu des richesses et des honneurs, sans se laisser séduire par les richesses et les honneurs, c’est très difficile. Il faut au Sage, dans cette situation, la circonspection de l’hirondelle. Cet oiseau ne se pose jamais sur un point que son œil perçant a jugé peu sûr. Quand il a manqué sa proie, il ne s’arrête ni ne revient, mais continue son vol à tire d’aile. Il vit parmi les habitations des hommes, mais en se défiant toujours de leurs habitants. — Yen-Hoei reprit : Il n’y a pas de commencement, qui ne soit suivi d’une fin ; qu’est-ce à dire ?.. Confucius dit : Tous les êtres changeant sans cesse de forme, le donneur de ces formes étant inconnu et les règles qu’il suit étant mystérieuses, que peut-on savoir de sa fin, que peut-on savoir du commencement nouveau qui suivra cette fin ? Il n’y a donc qu’à attendre ce qui adviendra, en se tenant dans une attitude correcte. — Yen-Hoei reprit : L’homme est un avec le ciel ; qu’est-ce à dire ?.. Confucius dit : Être un homme, c’est être ciel (partie intégrante de la norme universelle). Être le ciel, c’est aussi être ciel (la masse de la norme universelle). Ce qui empêche l’homme d’être le ciel (fondu dans la masse avec perte de sa personnalité), c’est son activité propre. Aussi le Sage s’abstient-il d’agir, et s’abandonne-t-il à l’évolution, qui l’absorbera à la fin dans le grand tout.

H. Comme Tchoang-tcheou (Tchoang-tzeu) braconnait dans le parc réservé de Tiao-ling, un grand oiseau vint en volant du sud. Ses ailes avaient sept pieds de long. Ses yeux avaient plus d’un pouce de circonférence. Il passa si près de Tchoang-tcheou que son aile effleura sa tête, et s’abattit dans un bosquet de châtaigniers. Tchoang-tcheou courut après lui, en armant son arbalète. Sur le tronc ombragé d’un arbre, une cigale prenait le frais, absorbée dans sa musique. Une mante carnassière l’attaqua. Le grand oiseau fondit sur les deux, ce qui donna à Tchoang-tcheou l’occasion de l’abattre. Tandis qu’il le ramassait, voilà se dit-il comme l’égoïsme et l’antagonisme portent les êtres, qui ont pourtant tous une même nature, à se détruire les uns les autres !.. Comme il sortait du bois, peu s’en fallut que le garde ne le saisît, pour braconnage. — Rentré chez lui, Tchoang-tcheou s’enferma durant trois mois. Son disciple Linn-tsu lui ayant demandé la raison de ce long confinement, il dit : J’ai employé ce temps à me convaincre, que, pour vivre longtemps, il ne faut pas guerroyer avec les autres, mais faire et penser comme tout le monde. À toujours batailler, on finit par avoir son tour. J’ai appris cela du grand oiseau, et du garde chasse de Tiao-ling.

I. Maître Yang (Yang-tchou) allant dans la principauté de Song, passa la nuit dans une auberge. L’aubergiste avait deux femmes, l’une belle, l’autre laide. La laide était aimée, la belle non. — Pourquoi cela ? demanda maître Yang. — Parce que, lui dit un petit domestique, la belle se sachant belle, pose, ce qui fait que nous ignorons délibérément sa beauté ; tandis que la laide se sachant laide, s’efface, ce qui fait que nous ignorons délibérément sa laideur. — Retenez ceci, disciples ! dit maître Yang. Exceller, sans faire sentir son excellence, voilà la conduite qui fait aimer partout.

Chap. 21. Action transcendante.

A. T’ien-tzeufang, qui assistait le marquis Wenn de Wei, citait souvent Hi-koung. Fut-il votre maître ? demanda le marquis. — Non, dit T’ien-tzeufang. Nous sommes originaires du même village. J’ai souvent été frappé de la justesse de ses discours. C’est pour cela que je le cite. — Alors, dit le marquis, vous n’avez pas eu de maître ? — Pardon ! fit Tien-tzeufang. — Qui cela ? demanda le marquis. — Maître Chounn du faubourg de l’est. — S’il fut votre maître, dit le marquis, pourquoi ne citez-vous jamais ses paroles ? — Parce que, dit Tien tzeufang, cet homme ne parle pas. C’est un homme transcendant. C’est le ciel sous une forme humaine. Vide de toutes les contingences, il couve en lui sa transcendance. Bien disposé pour tous, quand quelqu’un n’agit pas comme il faudrait, il le lui fait remarquer par son attitude correcte, et le corrige ainsi sans paroles. Vous voyez bien que je ne puis pas citer cet homme. — Quand Tien-tzeufang fut sorti, le marquis Wenn resta tout abasourdi, et ne dit pas un mot le reste du jour. Il fit ensuite appeler ses confidents ordinaires, et leur dit : Combien différent de nous, est l’homme de vertu parfaite. J’avais cru jusqu’ici que l’étude des paroles des sages et des savants, que la pratique de la bonté et de l’équité, étaient tout l’idéal (Confucéisme). Mais depuis que j’ai entendu parler du maître de Tien-tzeufang, je suis tout défait et comme paralysé, je ne puis plus ouvrir la bouche. Tout ce que j’ai appris jusqu’ici n’est pas solide Le marquisat dont les soucis m’empêchent de m’adonner au taoïsme m’est devenu odieux.

B. Maître Sue comte de Wenn (taoïste) se rendant du midi à Ts’i passa par la capitale de Lou, le pays de Confucius où plusieurs personnes demandèrent à le voir. … À quoi bon ? dit-il. Les lettrés de ce pays n’étudient que les rits conventionnels, et non la nature humaine. Je ne veux pas les voir. — Quand il revint de Ts’i, Maître Sue s’arrêta de nouveau à Lou, et les mêmes personnes demandèrent encore à le voir. Il les reçut donc dans la salle des hôtes, puis rentra dans son appartement en soupirant. Le lendemain, nouvelle visite, nouveau soupir après la visite. Intrigué, le disciple qui servait maître Sue lui demanda : Pourquoi soupirez vous ainsi chaque fois que vous avez reçu des visiteurs ? — Parce que, dit Maître Sue, je me convaincs de plus en plus que les lettrés de ce pays, très entendus en matière de rits conventionnels, n’entendent rien à la nature humaine. Mes visiteurs ont fait les entrées et les sorties les plus étudiées, les plus compassées, avec des airs de dragons et de tigres. Puis, au lieu de me rien demander ils m’ont repris en maîtres et sermonné en pères (supérieurs). Voilà pourquoi j’ai soupiré. — — Confucius (en train de se convertir au taoïsme, et représenté ici comme plus perspicace que les autres lettrés de Lou,) alla aussi voir maître Sue, et se retira sans lui avoir dit un mot. … Pourquoi avoir gardé ainsi le silence ? lui demanda son disciple Tzeu-lou. … Parce que, dit Confucius, il m’a suffi de regarder cet homme. La science supérieure (transcendance) jaillit de ses yeux et pénètre avec son regard ; des paroles ne sauraient l’exprimer.

C. Yen-yuan (le disciple chéri) dit à Confucius (complètement converti au taoïsme) : Maître, quand vous marchez au pas, je vous suis au pas ; quand vous trottez, je vous suis au trot ; quand vous galopez, je vous suis au galop ; mais quand vous vous élancez et quittez le sol, alors je ne puis plus que vous suivre du regard. — Explique-toi, Hoei, dit Confucius. — Voici, dit Yen-Hoei. Le pas, c’est votre discours ; je puis le suivre. Le trot, c’est votre raisonnement ; je puis le suivre. Le galop, ce sont vos spéculations ; je puis les suivre. Mais ce que je n’arrive pas à saisir, c’est l’influx transcendant (taoïste) par lequel vous persuadez, vous gagnez. Qu’est-ce que cela ? — C’est, dit Confucius, la fascination exercée par mon moi supérieur, ma part de norme universelle, sur le moi, la part de norme de mon auditeur, s’il ne l’a pas éteinte. Médite bien cela ! La plus lamentable des morts, c’est la mort du cœur (l’extinction de la norme) ; elle est bien pire que la mort du corps. L’homme dont le cœur vit agit sur les cœurs qui vivent, à la manière du soleil qui vivifie le monde. Le soleil se lève à l’orient et se couche à l’occident. Il illumine tous les êtres, qui tous s’orientent vers lui. Avec son apparition, leur action commence ; avec sa disparition, ils deviennent inertes. Tel est le rythme diurne, jour et nuit. Le rythme vie et mort, lui ressemble. Tour à tour, l’être meurt, l’être vit (revit). Quand il a reçu une forme définie, il la conserve telle jusqu’à la fin de cette existence, période de jour durant laquelle il agit. Puis vient pour lui la mort, période de nuit durant laquelle il se repose. Et ainsi de suite, sans interruption, comme la chaîne des temps. Il redevient un être en fonction de son mérite, mais sait seulement (dans sa nouvelle existence) qu’il est tel de par son destin, sans pouvoir mesurer sa masse précédente (la masse des antécédents moraux, le karma qui pèse sur lui). À la fin de cette existence, les êtres qui y furent en contact intime (épaule contre épaule), se quittent avec douleur. Que si le survivant cherche à savoir l’état du défunt, c’est bien en vain, car il a cessé d’être lui. S’enquérir de lui, c’est donc chercher à la foire son cheval (volé, lequel a déjà trouvé un autre maître). Porter le deuil l’un de l’autre, c’est faire preuve d’un grave oubli (doctrinal ; c’est oublier que l’autre n’existe plus dans sa précédente personnalité). Il ne faut pas s’affliger de cette cessation de la personnalité comme d’un malheur. Car l’annihilation n’est pas totale. Le moi physique a cessé d’être, c’est vrai, et ce serait une erreur que de penser à lui comme existant. Mais le moi transcendant (la part de norme qui fut à cette personne) subsiste, et l’on peut penser à lui comme existant. … C’est par ce moi transcendant, quasi impersonnel, que j’agis sur mes auditeurs. Il n’est pas déplaisant, comme le moi personnel du nommé Confucius.

D. Confucius étant allé visiter Lao-tan, le trouva assis immobile et ravi en extase. Le transport l’avait saisi, alors qu’il séchait sa chevelure, après ses ablutions. Confucius attendit discrètement qu’il fût revenu à lui, puis dit : Vous aviez quitté choses et hommes ; vous vous étiez retiré dans l’isolement du moi ! — Oui, dit Lao-tan. Je m’ébattais dans l’origine des choses. — Qu’est-ce à dire ? demanda Confucius. — Je suis encore mal remis, dit Lao-tan ; mon esprit fatigué n’est pas encore libre de penser, ma bouche serrée peut à peine articuler ; je vais pourtant essayer de vous satisfaire. … Les deux modalités de l’être s’étant différenciées dans l’être primordial, leur giration commença, et l’évolution cosmique s’ensuivit. L’apogée du yinn (condensé dans la terre), c’est la passivité tranquille. L’apogée du yang (condensé dans le ciel), c’est l’activité féconde. La passivité de la terre s’offrant au ciel, l’activité du ciel s’exerçant sur la terre, des deux naquirent tous les êtres. Force invisible, l’action et la réaction du binôme ciel-terre produit toute l’évolution. Commencement et cessation, plénitude et vide, révolutions astronomiques, phases du soleil et de la lune, tout cela est produit par cette cause unique, que personne ne voit, mais qui fonctionne toujours. La vie se développe vers un but, la mort est un retour vers un terme. Les genèses se succèdent sans cesse, sans qu’on en sache l’origine, sans qu’on en voie le terme. L’action et la réaction du ciel et de la terre sont l’unique moteur de ce mouvement. Là est la beauté, la joie suprême. S’ébattre dans ce ravissement, c’est le lot du sur-homme. — Mais comment y atteindre ? demanda Confucius. — Par l’indifférence absolue, reprit Lao-tan. Les animaux qui peuplent la steppe n’ont d’attrait pour aucun pâturage en particulier ; les poissons qui vivent dans les eaux ne tiennent à aucun habitat déterminé ; par suite aucun déplacement n’altère leur paix. Tous les êtres sont un tout immense. Celui qui est uni à cette unité, jusqu’à avoir perdu le sens de sa personnalité, celui-là considère son corps du même œil que la poussière, la vie et la mort du même œil que le jour et la nuit. Qu’est-ce qui pourra émouvoir cet homme, pour lequel gain et perte, bonheur et malheur ne sont rien ? Il méprise les dignités comme la boue, parce qu’il se sait plus noble que ces choses. Et cette noblesse de son moi, aucune vicissitude ne peut lui porter atteinte. De tous les changements possibles, aucun n’altérera sa paix. Celui qui a atteint le Principe comprend ceci. — Ah ! fit Confucius ébahi, voilà un enseignement large comme le ciel et la terre ; peut-il être résumé en quelque formule, à la manière des anciens ? — Lao-tan répondit : Les sources jaillissent naturellement. Le sur-homme est tel spontanément. Le ciel est haut, la terre est épaisse, le soleil et la lune sont lumineux, tout cela sans formule. — Quand il fut sorti, Confucius raconta tout ce qui précède, à son disciple Yen-Hoei. — Jusqu’ici, lui dit il, j’ai su du Principe autant que les anguillules qui vivent dans le vinaigre. Si le Maître ne venait pas de soulever le voile qui couvrait mes yeux, je n’aurais jamais même entrevu le complexe parfait ciel terre (la grande unité cosmique).

E. Tchoang-tzeu ayant visité le duc Nai de Lou, celui-ci lui dit : Il y a, dans le duché de Lou, beaucoup de lettrés ; mais aucun, Maître, n’est comparable à vous. — Il n’y a que peu de lettrés dans le duché de Lou, repartit Tchoang-tzeu. — Comment pouvez vous parler ainsi, fit le duc, alors qu’on ne voit partout qu’hommes portant le costume des lettrés ? — Le costume, oui, fit Tchoang-tzeu. Ils annoncent, par leur bonnet rond, qu’ils savent les choses du ciel ; par leurs souliers carrés, qu’ils savent les choses de la terre ; par leurs pendeloques sonores, qu’ils savent mettre l’harmonie partout. Certains savent tout cela, sans porter leur costume. Eux portent le costume, sans savoir la chose. Si vous ne me croyez pas, faites cette expérience : interdisez par un édit, sous peine de mort, le port de l’habit de lettré, à quiconque n’a pas la capacité compétente. — Le duc Nai fit ainsi. Cinq jours plus tard, tous les lettrés de Lou, un seul excepté, avaient changé de costume. Le duc interrogea lui-même sur le gouvernement de l’État cet être unique. Il répondit à tout pertinemment, sans qu’il fût possible de le démonter. — Vous disiez, dit Tchoang-tzeu au duc, qu’il y avait, dans le duché de Lou, beaucoup de lettrés. Un, ce n’est pas beaucoup.

F. Pai-li-hi n’ayant aucun goût pour les dignités et les richesses se fit éleveur de bétail, et produisit des bœufs superbes, son instinct naturel lui révélant comment les traiter selon leur nature. Ce que voyant, le duc Mou de Ts’inn le fit son ministre, afin qu’il développât son peuple. — Chounn n’aimait pas la vie et ne craignait pas la mort. C’est ce qui le rendit digne et capable de gouverner les hommes.

G. Le prince Yuan de Song ayant désiré faire tracer une carte, les scribes convoqués se présentèrent, reçurent ses instructions, firent des saluts ; puis, les uns découragés s’en allèrent ; les autres léchèrent leurs pinceaux, broyèrent leur encre, avec mille embarras. Un scribe venu après l’heure avec des airs nonchalants reçut aussi ses instructions, salua, et se retira immédiatement dans son réduit. Le duc envoya voir ce qu’il faisait. On constata qu’il s’était mis à son aise, nu jusqu’à la ceinture, les jambes croisées, et commençait par se reposer. Quand le duc le sut : Celui-là, dit il, réussira ; c’est un homme qui sait s’y prendre.

H. Le roi Wenn, l’ancêtre des Tcheou, étant à Tsang, vit un homme qui pêchait à la ligne, nonchalamment, machinalement, la nature seule agissant en lui, sans mélange de passion. Le roi Wenn résolut aussitôt d’en faire son ministre. Mais, ayant pensé ensuite au mécontentement probable de ses parents et de ses officiers, il voulut chasser cette idée de sa tête. Impossible ! La crainte que son peuple fût sans ciel (sans un ministre qui le gouvernât naturellement comme le ciel), fit qu’il ne put pas oublier son dessein. Il s’avisa alors du moyen suivant. Au matin, ayant convoqué ses officiers, il leur dit : Cette nuit j’ai vu en songe un homme à l’air bon, au teint basané, barbu, monté sur un cheval pommelé aux sabots teints en rouge, qui m’a crié : remets ton pouvoir à l’homme de Tsang, et ton peuple s’en trouvera bien. — s émus, les officiers s’écrièrent : — C’est feu le roi votre père qui vous est apparu. — Alors, dit le roi Wenn, vous plaît-il que nous consultions l’écaille de tortue sur cet événement ? — Non, non ! dirent les officiers, à l’unanimité. Un ordre verbal du feu roi ne doit pas être discuté. — Le roi Wenn fit donc appeler son pêcheur à la ligne, et lui remit la charge du gouvernement. Celui-ci ne changea rien, ne fit aucun règlement, ne donna aucun ordre. Au bout de trois ans, quand le roi Wenn inspecta son royaume, il constata que les brigands avaient disparu, que les officiers étaient intègres, que les régales étaient respectées. Les gens du peuple vivaient unis, les fonctionnaires faisaient leur devoir, les feudataires n’empiétaient pas. Alors le roi Wenn traitant l’homme de Tsang comme son maître, l’assit face au sud, se tint debout devant lui face au nord, et lui demanda : Ne pourriez-vous pas faire à un empire le bien que vous avez fait à un royaume ?.. L’homme de Tsang ne répondit que par un regard effaré. Ce jour-là même, avant le soir, il disparut. On n’apprit jamais ce qu’il était devenu. — — Cependant un détail de cette histoire avait choqué l’honnête Yen-yuan. Comment se peut-il, demanda-t-il à Confucius, que le roi Wenn ait allégué un songe qu’il n’avait pas eu ? — Tais-toi ! dit Confucius. Tout ce que le roi Wenn a fait fut bien fait. Il ne faut pas juger cet homme. Naturellement droit, dans ce cas il dut se plier aux circonstances.

I. Lie-uk’eou (Lie-tzeu) tirait de l’arc en présence de Pai-hounn ou-jenn. Il tenait son arc d’un bras si ferme, que, une coupe pleine d’eau étant fixée sur son coude gauche, au moment où il décochait sa flèche, l’eau n’était pas répandue. Sa main droite était si active, que, une flèche à peine lancée, la suivante était ajustée. Et, durant tout ce temps, son corps restait droit comme une statue (l’idéal du tir maniéré de l’école ancienne). … Ceci, dit Pai-hounn ou-jenn (le taoïste), c’est le tir d’un tireur, d’un homme qui veut tirer, d’un homme qui sait qu’il tire (art, non nature). Venez avec moi, sur quelque cime, au bord d’un gouffre, et nous verrons ce qui restera de vos poses. — Ils allèrent ensemble sur une haute montagne, au bord d’un précipice profond de cent fois la hauteur d’un homme. Là Pai-hounn ou-jenn se campa au bord de l’abîme, ses talons débordant dans le vide. Appuyé seulement sur le bout des pieds, il fit la révérence à Lie-uk’eou, et l’invita à venir prendre place à côté de lui. Mais déjà le vertige avait fait tomber celui-ci à quatre pattes, la sueur lui coulant jusqu’aux talons. Pai-hounn ou-jenn lui dit : Le sur-homme porte son regard jusqu’au fond de l’azur céleste, dans les profondeurs des abîmes terrestres, aux extrémités de l’horizon, sans que ses esprits vitaux soient émus le moins du monde. Quiconque n’en est pas là n’est pas un sur-homme. À voir vos yeux hagards, vous me faites l’effet d’avoir le vertige.

J. Kien-ou dit à Sounnchou-nao : Vous avez été mis en charge trois fois sans vous exalter, et avez été congédié trois fois sans vous affecter. J’ai d’abord soupçonné que vous posiez pour l’indifférence. Mais, m’étant convaincu que, dans ces occurrences, votre respiration reste parfaitement calme, je crois maintenant que vous êtes vraiment indifférent. Comment avez-vous fait pour en arriver là ? — Je n’ai rien fait du tout, dit Sounnchou-nao. Je n’ai été pour rien, ni dans mes nominations, ni dans mes dégradations. Il n’y a eu, dans ces aventures, ni gain ni perte pour mon moi, voilà pourquoi je ne me suis ni exalté ni affecté. Qu’y a-t-il en cela d’extraordinaire ? Rien de plus naturel, au contraire. Ma charge n’était pas mon moi, mon moi n’était pas ma charge. Faveur et défaveur tenaient à ma charge, non à mon moi. Alors pourquoi me serais-je donné l’inquiétude et la fatigue de m’en préoccuper ? N’eussé-je pas perdu mon temps à penser à l’estime ou à la mésestime des hommes ? — Confucius ayant su cette réponse, dit : Voilà bien l’homme vrai antique. Les anciens de cette trempe ne se laissaient ni impressionner par les discours des savants, ni séduire par les charmes de la beauté, ni violenter par les puissants brutaux. Fou-hi et Hoang-ti briguèrent en vain leur amitié. Ni l’amour de la vie, ni la crainte de la mort, ces motifs si puissants sur le vulgaire, ne leur faisaient aucune impression. Alors quel effet pouvaient leur faire les dignités et les richesses ? Leur esprit était plus haut que les montagnes, plus profond que les abîmes. Que leur importait que leur position sociale fût infime. L’univers entier étant à eux par leur union au cosmos universel, concéder les dignités et les richesses au vulgaire ne les appauvrissait pas, le grand tout leur restant.

K. Le roi de Tch’ou s’entretenant avec l’ex prince dépossédé de Fan, les courtisans dirent : Fan a déjà été ruiné trois fois. — Le prince de Fan les interrompit : La ruine de Fan ne m’a pas ravi ma vie. Il n’est pas certain que la prospérité de Tch’ou vous conservera les vôtres. Ne vous fiez pas à la prospérité actuelle, jusqu’à vous croire à l’abri de la ruine future. La prospérité et la ruine alternent. Si nous nous plaçons dans les hauteurs, au dessus de la roue qui tourne, Fan n’est pas détruit, Tch’ou n’est pas prospère. Tout, alternativement, passe par les deux phases, de ruine et de prospérité.

Chap. 22. Connaissance du Principe.

A. Connaissance, étant allée vers le Nord jusqu’à l’eau noire, gravit la montagne de l’obscurité, où elle rencontra Inaction. Connaissance dit à Inaction : J’ai quelque chose à vous demander. Par quelle sorte de pensées et de réflexions arrive-t-on à connaître le Principe ? Quelle position prendre, et que faire, pour le comprendre ? D’où partir, et quelle voie suivre, pour l’atteindre ?.. À ces trois questions, Inaction ne fit aucune réponse. Non qu’elle ne voulût pas répondre, mais parce que, de vrai, elle ne sut pas que répondre. — N’ayant pas obtenu de réponse, Connaissance alla jusqu’à l’eau blanche, monta sur la montagne de l’investigation, où elle vit Abstraction, et lui refit ses trois questions. Ah ! fit Abstraction, je vais vous dire cela. … Comme elle allait parler, il se trouva qu’elle ne savait plus de quoi il s’agissait. — Désappointée, Connaissance s’en fut au palais impérial, et posa ses trois questions à Hoang-ti. Celui-ci lui dit : Pour arriver à connaître le Principe, il faut avant tout ne pas penser, ne pas réfléchir. Pour arriver à le comprendre, il faut ne prendre aucune position, ne rien faire. Pour arriver à l’atteindre, il faut ne partir d’aucun point précis, et ne suivre aucune voie déterminée. — Alors, demanda Connaissance, d’elles et de nous, qui a le mieux agi ?.. C’est Inaction, dit Hoang-ti, parce qu’elle n’a rien dit du tout. Puis Abstraction, qui a seulement failli parler. Nous deux avons eu tort de parler. L’adage dit : qui sait, ne parle pas (parce qu’il sait qu’il ne pourra pas exprimer ce qu’il sait) ; qui parle, montre qu’il ne sait pas. Le Sage ne parle pas, même pour enseigner. Le Principe ne peut pas être atteint, son action ne peut pas être saisie. Tout ce qui peut s’enseigner et s’apprendre, comme la bonté, l’équité, les rits, tout cela est postérieur et inférieur au Principe, tout cela ne fut inventé que quand les vraies notions sur le Principe et son action furent perdues, au commencement de la décadence. L’adage dit : Celui qui imite le Principe diminue son action de jour en jour, jusqu’à arriver à ne plus agir du tout. Quand il en est arrivé là (au pur laisser-faire), alors il est à la hauteur de toute tâche. Mais revenir ainsi en arrière, jusqu’à l’origine, c’est chose très difficile, à laquelle l’homme supérieur seul arrive. — La vie succède à la mort, la mort est l’origine de la vie. Le pourquoi de cette alternance est inscrutable. … La vie d’un homme tient à une condensation de matière, dont la dissipation sera sa mort ; et ainsi de suite. Cela étant, y a-t-il lieu de se chagriner de quoi que ce soit ?.. Tous les êtres sont un tout, qui se transforme sans cesse. On appelle les uns beaux, et les autres laids. Abus de mots, car rien ne dure. À sa prochaine métamorphose, ce qui fut beau deviendra peut-être laid, ce qui fut laid deviendra peut-être beau. … C’est ce que résume cet adage : Tout l’univers est une seule et même hypostase. Le Sage n’estimant et ne méprisant aucun être en particulier donne toute son estime à l’unité cosmique, au grand tout. — (Ce qui suit paraît être un fragment intercalé.) Résumant sa conversation avec Hoang-ti, Connaissance dit : Inaction n’a pas su que répondre ; Abstraction a oublié de répondre ; Vous avez répondu. puis avez rétracté votre réponse. … Oui, dit Hoang-ti. On ne peut rien dire du Principe. Qui en parle, a tort. … Inaction et Abstraction entendirent parler de cette réponse de Hoang-ti, et la jugèrent bonne.

B. Le ciel et la terre, si majestueux, sont muets. Le cours des astres et des saisons, si régulier, n’est pas réfléchi. L’évolution des êtres suit une loi immanente, non formulée. Imitant ces modèles, le sur-homme, le Sage par excellence, n’intervient pas, n’agit pas, laisse tout suivre son cours. Le binôme transcendant ciel-terre préside à toutes les transformations, à la succession des morts et des vies, aux mutations de tous les êtres, sans qu’aucun de ces êtres ait une connaissance explicite de la cause première de tous ces mouvements, du Principe qui fait tout durer depuis le commencement. L’espace immense est l’entre-deux du ciel et de la terre. Le moindre fétu doit son existence au ciel et à la terre. Le ciel et la terre président à l’évolution continuelle des êtres, qui tour à tour s’élèvent ou s’enfoncent ; à la rotation régulière du yinn et du yang, des quatre saisons, etc. Des êtres, certains semblent disparaître, et continuent pourtant d’exister ; d’autres, pour avoir perdu leur corps, n’en deviennent que plus transcendants. Le ciel et la terre nourrissent tous les êtres, sans que ceux-ci le sachent. De cette notion de l’univers, nous pouvons remonter à la connaissance confuse de sa cause, le Principe. C’est la seule voie. On peut dire du Principe seulement qu’il est l’origine de tout, qu’il influence tout en restant indifférent.

C. Nie-k’ue demanda à Pei-i de lui expliquer le Principe. Pei-i lui dit : Réglez vos mœurs, concentrez vos perceptions, et l’harmonie universelle se prolongera jusqu’en vous. Rentrez vos facultés, unifiez vos pensées, et l’esprit vital de l’univers habitera par un prolongement en vous. L’action du Principe se communiquant à vous, deviendra en vous le principe de vos qualités. Vous habiterez dans le Principe. Vous acquerrez la simplicité du veau qui vient de naître, et cesserez de vous préoccuper de ce que vous êtes et d’où vous êtes venu. … Avant que Pei-i eût achevé sa tirade, Nie-k’ue se trouva profondément endormi (ravi en extase). Émerveillé, Pei-i chanta : Voilà son corps devenu comme un bois mort, et son cœur comme de la cendre éteinte. Devenue transcendante, sa vraie science n’hésite plus. Devenue aveugle, sa raison ne discute plus. Il est arrivé à l’intuition du Principe. Quel homme !

D. Chounn demanda à son ministre Tch’eng : peut-on arriver à posséder le Principe ? — Tch’eng répondit : Ne possédant pas votre propre corps, comment prétendez-vous posséder le Principe ? — Si mon corps n’est pas à moi, à qui est-il ? demanda Chounn. — Votre corps, dit Tch’eng, est un prêt de matière grossière, que le ciel et la terre vous ont fait pour un temps. Votre vie est une combinaison transitoire de matière subtile, que vous tenez aussi du ciel et de la terre. Votre destinée, votre activité, font partie intégrante du flux des êtres, sous l’action du ciel et de la terre. Vos enfants et vos petits-enfants sont un renouveau (litt. changement de peau) que le ciel et la terre vous ont donné. Vous avancez dans la vie sans savoir ce qui vous pousse, vous stationnez sans savoir ce qui vous arrête, vous mangez sans savoir comment vous assimilez, l’action puissante mais inconnaissable du ciel et de la terre vous mouvant en tout ; et vous prétendriez vous approprier quelque chose ?!

E. Confucius dit à Lao-tan : Comme aujourd’hui j’ai quelque loisir, je voudrais bien vous entendre parler sur l’essence du Principe. — Lao-tan dit : Vous auriez dû d’abord éclairer votre cœur par l’abstinence, purifier votre esprit vital, et vous défaire de vos idées préconçues. Car le sujet est abstrus, difficile à énoncer et à entendre. Je vais toutefois essayer de vous en dire quelque chose. … Le lumineux naquit de l’obscur, les formes naquirent de l’amorphe. L’esprit vital (universel, dont les esprits vitaux particuliers sont des participations,) naquit du Principe ; la matière première naquit du sperme (universel, dont le sperme particulier est une participation). Puis les êtres s’engendrèrent mutuellement, par communication de leur matière, soit par voie de gestation utérine, soit par production d’œufs. Leur entrée sur la scène de la vie n’est pas remarquée, leur sortie ne fait aucun bruit. Pas de porte visible, pas de logis déterminés. Ils viennent de tous les côtés, et remplissent l’immensité du monde, êtres contingents et éphémères. … Ceux qui, sachant cela, ne se préoccupent de rien, ceux-là se portent bien, ont l’esprit libre, conservent leurs organes des sens en parfait état. Sans fatiguer leur intelligence, ils sont capables de toute tâche. Car ils agissent (ou plutôt n’agissent pas, laissent faire,) spontanément, naturellement, comme le ciel est élevé par nature, comme la terre est étendue par nature, comme le soleil et la lune sont lumineux par nature, comme les êtres pullulent naturellement… L’étude, la discussion, n’en apprennent pas plus long sur le Principe, aussi les Sages s’abstiennent-ils d’étudier et de discuter. Sachant que le Principe est une infinité que rien ne peut augmenter ni diminuer, les Sages se contentent de l’embrasser dans son ensemble… Oui, il est immense comme l’océan. Quelle majesté dans cette révolution incessante, dans laquelle le recommencement suit immédiatement la cessation… Suivre le flux des êtres en faisant du bien à tous, voilà la voie des Sages ordinaires (confucéistes). Mais avoir pris position en dehors de ce flux, et faire du bien à ceux qu’il entraîne, voilà la voie du Sage supérieur (taoïste, qui agit à l’instar du Principe). — Considérons un être humain, à l’état d’embryon à peine conçu, dont le sexe n’est même pas encore déterminé. Il est devenu, entre le ciel et la terre. À peine devenu, il se peut qu’il retourne à son origine (mort-né). Considéré dans ce commencement, qu’est-il autre chose qu’un mélange de souffle et de sperme ? Et s’il survit, ce ne sera que pour peu d’années. La différence est si petite, entre ce qu’on appelle une vie longue et une vie courte ! Somme toute, c’est un moment, dans le cours infini des temps. Beaucoup n’ont même pas le loisir de montrer s’ils ont l’esprit d’un Yao (empereur vertueux) ou d’un Kie (tyran vicieux). — L’évolution de chaque individu du règne végétal suit une loi déterminée. De même la loi qui préside à l’évolution humaine est comme un engrenage. Le Sage suit le mouvement, sans regimber, sans s’accrocher. Prévoir et calculer, c’est artifice ; se laisser faire, c’est suivre le Principe. C’est en laissant faire que les empereurs et les rois de la haute antiquité se sont élevés et rendus célèbres. — Le passage de l’homme, entre le ciel et la terre, de la vie à la mort, est comme le saut du coursier blanc, qui franchit un ravin d’un bord à l’autre ; l’affaire d’un instant. Comme par l’effet d’un bouillonnement, les êtres entrent dans la vie ; comme par l’effet d’un écoulement, ils rentrent dans la mort. Une transformation les a faits vivants, une transformation les fait morts. La mort, tous les vivants la trouvent déplaisante, les hommes la pleurent. Et cependant, qu’est-elle autre chose que le débandage de l’arc, et sa remise au fourreau ; que le vidage du sac corporel, et la remise en liberté des deux âmes qu’il emprisonnait ? Après les embarras et les vicissitudes de la vie, les deux âmes partent, le corps les suit dans le repos. C’est là le grand retour (âmes et corps retournant dans le tout). — Que l’incorporel a produit le corporel, que le corps retourne à l’incorporéité, cette notion de la giration perpétuelle est connue de bien des hommes, mais l’élite seule en tire les conséquences pratiques. Le vulgaire disserte volontiers sur ce sujet, tandis que le sur-homme garde un profond silence. S’il essayait d’en parler, il aurait forfait à sa science, par laquelle il sait qu’en parler est impossible, et qu’on ne peut que le méditer. Avoir compris qu’on ne gagne rien à interroger sur le Principe, mais qu’il faut le contempler en silence, voilà ce qu’on appelle avoir obtenu le grand résultat (avoir atteint le but).

F. Tong-kouo-tzeu demanda à Tchoang-tzeu : Où est ce qu’on appelle le Principe ? — Partout, dit Tchoang-tzeu. — Par exemple ? demanda Tong-kouo-tzeu. — Par exemple dans cette fourmi, dit Tchoang-tzeu. — Et plus bas ? demanda Tong-kouo-tzeu. — Par exemple dans ce brin d’herbe. — Et plus bas ? — Dans ce fragment de tuile. — Et plus bas ? — Dans ce fumier, dans ce purin, dit Tchoang-tzeu. — Tong-kouo-tzeu ne demanda plus rien. — Alors Tchoang-tzeu prenant la parole, lui dit : Maître, interroger comme vous venez de faire ne vous mènera à rien. Ce procédé est trop imparfait. Il ressemble à celui de ces experts de marché, lesquels jugent sommairement de l’engraissage d’un cochon, en appuyant leur pied dessus (le pied faisant une empreinte plus ou moins profonde, selon que le porc est plus ou moins gras). Ne demandez pas si le Principe est dans ceci ou dans cela. Il est dans tous les êtres. C’est pour cela qu’on lui donne les épithètes de grand, de suprême, d’entier, d’universel, de total. Tous ces termes différents s’appliquent à une seule et même réalité, à l’unité cosmique. — Transportons nous en esprit, en dehors de cet univers des dimensions et des localisations, et il n’y aura plus lieu de vouloir situer le Principe. Transportons nous en dehors du monde de l’activité, dans le règne de l’inaction, de l’indifférence, du repos, du vague, de la simplicité, du loisir, de l’harmonie, et il n’y aura plus lieu de vouloir qualifier le Principe. Il est l’infini indéterminé. C’est peine perdue que de vouloir l’atteindre, que de vouloir le situer, que de vouloir étudier ses mouvements. Aucune science n’atteint là. Celui (le Principe) qui a fait que les êtres fussent des êtres n’est pas lui même soumis aux mêmes lois que les êtres. Celui (le Principe) qui a fait que tous les êtres fussent limités est lui même illimité, infini. Il est donc oiseux de demander où il se trouve. — Pour ce qui est de l’évolution et de ses phases, plénitude et vacuité, prospérité et décadence, le Principe produit cette succession, mais n’est pas cette succession. Il est l’auteur des causes et des effets (la cause première), mais n’est pas les causes et les effets. Il est l’auteur des condensations et des dissipations (naissances et morts), mais n’est pas lui même condensation ou dissipation. Tout procède de lui, et évolue par et sous son influence. Il est dans tous les êtres, par une terminaison de norme ; mais il n’est pas identique aux êtres, n’étant ni différencié ni limité.

G. A-ho-kan et le futur empereur Chenn-noung étudiaient sous Lao-loung-ki. Assis sur un tabouret, Chenn-noung faisait la sieste, porte close. A-ho-kan poussa la porte, et lui annonça à brûle-pourpoint que leur maître venait de mourir. Chenn-noung se leva tout d’une pièce, laissa tomber sa canne, éclata de rire et dit : Serait-il mort de désespoir de mon incapacité, pour n’avoir pas pu me soulever avec ses grandes phrases ?.. Le taoïste Yen-kang, venu pour faire ses condoléances, ayant entendu ces paroles, dit à Chenn-noung : L’étude du Principe attire les meilleurs sujets de l’empire. Vous avez ce qu’il faut pour vous y appliquer. Car, sans en avoir rien appris, vous avez trouvé tout seul, comme votre boutade sur la mort de votre maître le prouve, que ce ne sont pas les grandes phrases qui donnent l’intelligence, ce qui est un axiome taoïste fondamental. Le Principe n’est atteint ni par la vue, ni par l’ouïe. On ne peut en dire que ceci, qu’il est mystère. Qui en parle, montre qu’il ne le comprend pas.

H. La Pureté demanda à l’Infini : Connaissez-vous le Principe ? — Je ne le connais pas, dit l’Infini. — Alors la Pureté demanda à l’Inaction : — Connaissez-vous le Principe ? — Je le connais, dit l’Inaction. — Par réflexion, ou par intuition ? demanda la Pureté. — Par réflexion, dit l’Inaction. — Expliquez-vous, fit la Pureté. — Voici, dit l’Inaction : Je pense du Principe, qu’il est le confluent des contrastes, noblesse et vulgarité, collection et dispersion ; je le connais donc par réflexion. — Pureté s’en fut consulter l’État primordial. Lequel, demanda-t-elle, a bien répondu ? Qui a raison, et qui a tort ? — L’État primordial dit : L’Infini a dit, je ne connais pas le Principe ; cette réponse est profonde. L’Inaction a dit, je connais le Principe ; cette réponse est superficielle. (L’Infini a eu raison de dire qu’il ne savait rien de l’essence du Principe. L’Inaction a pu dire qu’elle le connaissait, quant à ses manifestations extérieures). — Frappée de cette réponse, Pureté dit : Ah ! alors, ne pas le connaître c’est le connaître (son essence), le connaître (ses manifestations) c’est ne pas le connaître (tel qu’il est en réalité). Mais comment comprendre cela, que c’est en ne le connaissant pas qu’on le connaît ? — Voici comment, dit l’État primordial. Le Principe ne peut pas être entendu ; ce qui s’entend, ce n’est pas lui. Le Principe ne peut pas être vu ; ce qui se voit, ce n’est pas lui. Le Principe ne peut pas être énoncé ; ce qui s’énonce, ce n’est pas lui. Peut on concevoir autrement que par la raison (pas par l’imagination) l’être non sensible qui a produit tous les êtres sensibles ? Non sans doute ! Par conséquent le Principe, qui est cet être non sensible, ne pouvant être imaginé, ne peut pas non plus être décrit. Retenez bien ceci : celui qui pose des questions sur le Principe, et celui qui y répond, montrent tous deux qu’ils ignorent ce qu’est le Principe. On ne peut, du Principe, demander ni répondre ce qu’il est. Questions vaines, réponses ineptes, qui supposent, chez ceux qui les font, l’ignorance de ce qu’est l’univers et de ce que fut la grande origine. Ceux là ne s’élèveront pas au dessus des hauteurs terrestres (le mont K’ounn-lunn). Ils n’atteindront pas le vide absolu de l’abstraction parfaite.

I. La lumière diffuse demanda au néant de forme (l’être infini indéterminé, le Principe) : existez-vous, ou n’existez-vous pas ?.. Elle n’entendit aucune réponse. L’ayant longuement fixé, elle ne vit qu’un vide obscur, dans lequel, malgré tous ses efforts, elle ne put rien distinguer, rien percevoir, rien saisir. — Voilà l’apogée, dit elle ; impossible d’enchérir sur cet état. Les notions de l’être et du néant sont courantes. Le néant d’être ne peut être conçu comme existant. Mais voici, existant, le néant de forme (l’être infini indéterminé). C’est là l’apogée, c’est le Principe !

J. À l’âge de quatre-vingts ans, l’homme qui forgeait les épées pour le compte du ministre de la guerre, n’avait encore rien perdu de sa dextérité. Le ministre lui dit : Vous êtes habile ; dites-moi votre secret. — Il consiste uniquement en ce que j’ai fait toujours le même travail, répondit le forgeron. À vingt ans, le goût de forger des épées me vint. Je n’eus plus d’yeux que pour cet objet-là. Je ne m’appliquai plus qu’à cela. À force de forger des épées, je finis par les forger sans y penser. Quoi qu’on fasse, quand on le fait sans cesse, cela finit par devenir irréfléchi, naturel, spontané, (et par conséquent conforme à l’influx irréfléchi et spontané du Principe) ; alors cela réussit toujours.

K. Jan-k’iou demanda à Confucius : peut-on savoir ce qui fut alors que le ciel et la terre n’étaient pas encore ? — Oui, dit Confucius ; ce qui est maintenant (le Principe éternel immuable). — Jan-k’iou se retira sans en demander davantage. Le lendemain, ayant revu Confucius, il lui dit : Hier je vous ai demandé ce qui fut avant le ciel et la terre, et vous m’avez répondu, ce qui est maintenant. J’ai d’abord cru comprendre ; mais depuis, plus j’y pense, moins je comprends. Veuillez m’expliquer, s’il vous plaît, le sens de votre réponse. — C’est que, dit Confucius, hier vous avez usé de votre faculté d’appréhension naturelle (intuition qui jaillit dans le vide du cœur, dit la glose), et par suite vous avez saisi la vérité de ma proposition. Mais, depuis, vous avez raisonné avec votre logique artificielle, ce qui a obscurci l’évidence de votre intuition première. Je vous ai dit, ce qui fut, c’est ce qui est. Car il n’y a pas de passé et de présent, de commencement et de fin, par rapport au Principe, lequel est toujours, au présent. … Mais, à mon tour, je vais vous poser une question. Dites-moi, peut il y avoir des enfants et des petits-enfants qui n’aient pas de parents, pas d’aïeux ?.. Comme Jan-k’iou restait bouche bée, Confucius lui dit : Parmi les hommes, non. Le mode d’engendrer humain consiste en ce que des êtres déterminés communiquent leur principe de vie à des rejetons de même nature. Tout autre fut la genèse du ciel et de la terre (pseudo enfants), de tous les êtres (pseudo petits-enfants du Principe). Ce qui fut avant le ciel et la terre (le Principe), fut-ce un être déterminé, ayant forme et figure ? Non !.. Celui qui détermina tous les êtres (le Principe), ne fut pas lui-même un être déterminé. Ce fut l’être primordial indéterminé, duquel j’ai dit que ce qui fut est ce qui est. Il répugne logiquement que les êtres sensibles aient été produits par d’autres êtres sensibles en chaîne infinie. (Cette chaîne eut un commencement, le Principe, l’être non sensible, dont l’influx s’étend depuis à son dévidage.)

L. Yen-yuan dit à Confucius : Maître je vous ai entendu dire bien souvent, qu’on ne devrait pas tant s’occuper des rapports, pas tant s’inquiéter des relations. Qu’est-ce à dire ? — Confucius répondit : Les anciens restaient impassibles parmi les vicissitudes des événements, parce qu’ils se tenaient en dehors de ce flux. Les modernes au contraire suivent le flux, et sont par conséquent tourmentés par des intérêts divers. Il est, au dessus des transformations, une unité (le Principe), qui reste immobile, indifférente, non différenciée, non multipliée. C’est sur cette Unité que les anciens, les vrais Sages, prenaient modèle. C’est d’elle qu’on s’entretenait, dans le parc de Hi-wei, dans le jardin de Hoang-ti, dans le palais de Chounn, dans les résidences des empereurs T’ang et Ou. [Interpolation… Plus tard, ceux qu’on appelle les savants, les maîtres parmi les disciples de Confucius et de Mei-tzeu, se mirent à disputer sur le oui et le non. Maintenant les discussions sont générales. Les anciens ne faisaient pas ainsi.] À l’instar de l’Unité, les anciens étaient calmes et neutres. Comme ils ne blessaient personne, personne ne leur voulait de mal. Cette unique règle de ne pas se faire d’ennemis suffit en matière de rapports et de relations.

M. Fragment additionnel, probablement déplacé… Quand je me réjouis, à la vue des montagnes boisées, des hauts plateaux, soudain la tristesse vient troubler ma joie. La tristesse et la joie vont et viennent dans mon cœur, sans que je puisse les gouverner. Je ne puis, ni retenir l’une, ni me préserver de l’autre. Hélas ! faut-il que le cœur de l’homme soit ainsi comme une auberge ouverte à tout venant. On peut prévoir certaines rencontres, mais d’autres sont imprévisibles. On peut empêcher certaines choses, mais d’autres ne peuvent être empêchées. L’imprévu, la fatalité, pas de remède contre ces deux maux. Quiconque voudrait lutter contre eux se rendrait encore plus malheureux, l’insuccès étant certain dans la lutte pour l’impossible. Il n’y a donc qu’à se soumettre au destin, qui dérive du Principe. Se taire est le meilleur usage qu’on puisse faire de la faculté de parler. Ne rien faire est le meilleur usage qu’on puisse faire de la faculté d’agir. Ne rien apprendre est le meilleur usage qu’on puisse faire de son intelligence. Vouloir beaucoup apprendre, vouloir tout savoir (Confucius), c’est la pire des erreurs.

Chap. 23. Retour a la nature.

A. Parmi les disciples de Lao-tan, un certain Keng-sang-tch’ou, ayant fini de recevoir son enseignement, alla vers le Nord, s’établit au pied du mont Wei-lei, et enseigna à son tour des disciples. Pour l’amour de la simplicité taoïste, il congédia ceux de ses serviteurs qui se donnaient des airs intelligents, et éloigna celles de ses concubines qui étaient gentilles, ne gardant autour de lui que des personnes rustiques et frustes. Au bout de trois années, par l’effet de son séjour et de ses exemples, Wei-lei se trouva extrêmement prospère. Les gens du lieu dirent entre eux : Quand ce Maître Keng-sang s’établit parmi nous, nous le trouvâmes singulier. C’est que nous ne le connaissions pas assez. Maintenant que nous avons eu le temps d’apprendre à le connaître, qui d’entre nous ne le considère pas comme un Sage ? Pourquoi n’en ferions-nous pas notre Sage local, l’honorant comme on honore le représentant d’un mort, le génie du sol et celui des moissons, par des révérences et des offrandes à certaines époques ? — Keng-sang-tch’ou apprit ces propos. Assis dans son école à sa place de maître, son attitude devint embarrassée. Ses disciples lui en demandèrent la raison. C’est que, dit il, d’après mon maître Lao-tan, si le printemps fait revivre les végétaux, si l’automne fait mûrir les fruits, ce sont là des effets naturels produits par le grand Principe qui opère en tout, et non des mérites des saisons. À l’instar de la nature, le sur-homme doit opérer restant caché (enfermé dans sa maison), et ne pas se laisser acclamer par la populace tumultueuse. Or voici que ce petit peuple de Wei-lei médite de me décerner le rang et les offrandes des Sages, à moi homme vulgaire. Cela m’embarrasse, car je ne veux pas contrevenir à l’enseignement de mon maître Lao-tan. — Ne craignez pas, dirent les disciples ; vous avez tout ce qu’il faut, et la charge est aisée. Dans un canal, une baleine ne pourrait se retourner, mais un poisson de moindre taille évolue à l’aise. Sur un tertre, un buffle ne serait pas en sûreté, mais un renard vit très bien. Et puis, les sages ne doivent-ils pas être honorés, les habiles ne doivent-ils pas être élevés, les bienfaisants et les utiles ne doivent-ils pas être distingués ? Depuis Yao et Chounn, c’est la règle. Maître, laissez faire ce petit peuple de Wei-lei. Accédez à leur désir ! — Keng-sang-tch’ou dit : Approchez mes enfants, que je vous dise. … Se montrer est toujours funeste. Fût-il grand à pouvoir engloutir un char, s’il quitte son repaire dans les montagnes, l’animal terrestre n’évitera pas les filets et les pièges. Fût-il grand à pouvoir avaler un bateau, le poisson échoué sera dévoré par les fourmis. C’est pour leur préservation que les oiseaux et les fauves recherchent les hauteurs, les poissons et les tortues les profondeurs. De même, l’homme qui veut conserver son corps et sa vie, doit se cacher dans la retraite et le mystère. … Et pour ce qui est de l’autorité de Yao et de Chounn que vous m’avez citée, elle est nulle. Qu’ont fait, pour le bien de l’humanité, ces phraseurs, ces novateurs, ces esprits tout occupés de vulgarités et de vétilles. Ils honoraient les Sages ; c’est le bon moyen pour remplir le peuple de compétitions. Ils élevaient les habiles ; c’est le bon moyen pour faire de tous les citoyens des brigands. De toutes leurs inventions, aucune ne bonifia le peuple. Tout au contraire, ils surexcitèrent chez le peuple l’égoïsme, passion qui fait les parricides, les régicides, les voleurs et les pillards. Je vous le dis, c’est du règne de ces deux hommes que datent tous les désordres. Si leur politique est continuée, un temps viendra où les hommes se dévoreront les uns les autres.

B. Nan-joung-tchou (homme déjà avancé en âge, qui s’était mis à l’école de Keng sang-tchou,) ayant pris la position la plus respectueuse, lui demanda : À mon âge, que ferai-je pour devenir un sur-homme ? — Keng-sang-tch’ou lui dit : Veillez à ce que votre corps bien sain emprisonne hermétiquement votre esprit vital ; ne laissez pas des pensées et des images bourdonner dans votre intérieur ; si vous faites cela durant trois années entières, vous obtiendrez ce que vous désirez. — Nan-joung-tchou répondit : Les yeux paraissent tous identiques, mais ceux des aveugles ne voient pas. Les oreilles paraissent toutes identiques, mais celles des sourds n’entendent pas. Les cœurs paraissent tous identiques, et pourtant les fous ne comprennent pas. De corps, je suis fait comme vous, mais mon esprit doit être fait autrement que le vôtre. Je ne saisis pas le sens des paroles que vous venez de me dire. — Cela doit tenir à mon incapacité de m’exprimer, dit Keng-sang-tch’ou. Un moucheron ne peut rien pour un gros sphinx. Une petite poule de Ue ne peut pas couver un œuf d’oie. Je n’ai évidemment pas ce qu’il faut pour vous amener à terme. Pourquoi n’iriez-vous pas au midi, consulter Lao-tzeu ?

C. Suivant l’avis de Keng-sang-tch’ou, Nan-joung-tchou se munit des provisions nécessaires, marcha durant sept jours et sept nuits, et arriva au lieu où vivait Lao-tzeu. … C’est Keng-sang-tch’ou qui vous envoie ? demanda celui-ci. — Oui, dit Nan-joung-tchou. — Pourquoi, demanda Lao-tzeu, avez-vous amené une suite si considérable ? — Nan-joung-tchou regarda derrière lui, tout effaré. — Vous n’avez pas compris ma question, dit Lao-tzeu. Honteux, Nan-joung-tchou baissa la tête, puis l’ayant relevée, il soupira et dit : Parce que je n’ai pas su comprendre votre question, m’interdirez-vous de vous dire ce qui m’a amené ici ? — Non, fit Lao-tzeu ; dites ! — Alors Nan-joung-tchou dit : Si je reste ignare, les hommes me mépriseront ; si je deviens savant, ce sera en usant mon corps. Si je reste mauvais, je ferai du mal aux autres ; si je me fais bon, il me faudra fatiguer ma personne. Si je ne pratique pas l’équité, je blesserai autrui ; si je la pratique, je me léserai moi même. Ces trois doutes me tourmentent. Que ferai-je ? que ne ferai-je pas ? Keng sang tch’ou m’a envoyé vous demander conseil. — Lao-tzeu dit : J’ai bien lu dans vos yeux, au premier coup d’œil, que vous avez perdu la tête. Vous ressemblez à un homme qui chercherait à retirer du fond de la mer ses parents engloutis. J’ai pitié de vous. — Ayant obtenu d’être admis chez Lao-tzeu comme pensionnaire, Nan-joung-tchou commença un traitement moral. Il s’appliqua d’abord à fixer ses qualités et à éliminer ses vices. Après dix jours de cet exercice qu’il trouva dur, il revit Lao-tzeu. L’œuvre de votre purification avance-t-elle ? lui demanda celui-ci. Il me paraît qu’elle n’est pas encore parfaite. Les troubles d’origine externe (entrés par les sens) ne peuvent être rembarrés que par l’opposition d’une barrière interne (le recueillement). Les troubles d’origine interne (issus de la raison) ne peuvent être rembarrés que par une barrière externe (la contrainte de soi). Ces deux sortes d’émotions, même ceux qui sont avancés dans la science du Principe en éprouvent occasionnellement les attaques, et doivent encore se prémunir contre elles ; combien plus ceux qui comme vous ont vécu longtemps sans connaître le Principe, et sont peu avancés. — Hélas ! dit Nan-joung-tchou découragé, quand un paysan est tombé malade, il conte son mal à un autre, et se trouve, sinon guéri, du moins soulagé. Tandis que moi, chaque fois que je consulte sur le grand Principe, le mal qui tourmente mon cœur augmente, comme si j’avais pris un médicament contraire à mon mal. C’est trop fort pour moi. Veuillez me donner la recette pour faire durer ma vie ; je me contenterai de cela. — Et vous croyez, dit Lao-tzeu, que cela se passe ainsi, de la main à la main ? Faire durer la vie suppose bien des choses. Êtes-vous capable de conserver votre intégrité physique, de ne pas la compromettre ? Saurez-vous toujours distinguer le favorable du funeste ? Saurez-vous vous arrêter, et vous abstenir, à la limite ? Pourrez-vous vous désintéresser d’autrui, pour vous concentrer en vous-même ? Arriverez-vous à garder votre esprit libre et recueilli ? Pourrez-vous revenir à l’état de votre première enfance ? Le nouveau né vagit jour et nuit sans s’enrouer, tant sa nature neuve est solide. Il ne lâche plus ce qu’il a saisi, tant sa volonté est concentrée. Il regarde longuement sans cligner des yeux, rien ne l’émouvant. Il marche sans but et s’arrête sans motif, allant spontanément, sans réflexion. Être indifférent et suivre la nature, voilà la formule pour faire durer sa vie. — Toute la formule ? demanda Nan-joung-tchou. … Lao-tzeu reprit : C’est là le commencement de la carrière du sur-homme, ce que j’appelle le dégel, la débâcle, après quoi la rivière commence à prendre son cours. Le sur-homme vit, comme les autres hommes, des fruits de la terre, des bienfaits du ciel. Mais il ne s’attache ni à homme, ni à chose. Profit et perte le laissent également indifférent. Il ne se formalise de rien, ne se réjouit de rien. Il plane, concentré en lui-même. Voilà la formule pour faire durer sa vie. — Toute la formule ? demanda Nan-joung-tchou. … Lao-tzeu reprit : J’ai dit qu’il fallait redevenir petit enfant. En se mouvant, en agissant, l’enfant n’a pas de but, pas d’intention. Son corps est indifférent comme un bois sec ; son cœur est inerte comme de la cendre éteinte. Pour lui, ni bonheur, ni malheur. Quel mal peuvent faire les hommes, à celui qui est au dessus de ces deux grandes vicissitudes du destin ? L’homme logé si haut dans l’indifférence, voilà le sur-homme.

D. Dans ce qui suit, c’est probablement Tchoang-tzeu qui parle. Celui dont le cœur a atteint cet apogée de l’immuabilité émet la lumière naturelle (raison pure, sans rien de conventionnel) qui lui révèle ce qui peut encore rester en lui d’artificiel. Plus il se défait de cet artificiel, plus il devient stable. Avec le temps, l’artificiel disparaîtra entièrement, le naturel seul restant en lui. Les hommes qui ont atteint cet état s’appellent fils célestes, peuple céleste ; c’est-à-dire hommes revenus à leur état naturel, redevenus tels que le ciel les avait faits primitivement. — Cela ne s’apprend ni par théorie, ni par pratique, mais par intuition ou exclusion. S’arrêter là où l’on ne peut pas en apprendre davantage (et se tenir, dit la glose, dans l’indifférence et l’inaction), c’est être parfaitement sage. Celui qui prétendrait passer outre (décider, agir, au hasard), le cours fatal des choses le brisera, (car il entrera inévitablement en conflit avec le destin). — Quand toutes les provisions ont été faites et toutes les précautions prises pour l’entretien du corps, quand on n’a provoqué autrui par aucune offense, alors, si quelque malheur arrive, il faudra l’attribuer au destin, non aux hommes, et par suite se garder de l’éviter en faisant quelque bassesse, se garder même de s’en chagriner dans son cœur. Il est au pouvoir de l’homme de fermer hermétiquement la tour de son esprit (son cœur) ; il est en son pouvoir de la tenir close, à condition qu’il n’examine ni ne discute ce qui se présente, mais refuse simplement l’accès. — Chaque acte de celui qui n’est pas parfaitement indifférent est un désordre. L’objet de l’acte, ayant pénétré dans son cœur, s’y loge et n’en sort plus. À chaque acte nouveau, nouveau désordre. — Quiconque fait à la lumière du jour ce qui n’est pas bien, les hommes l’en puniront à l’occasion. S’il l’a fait dans les ténèbres, les mânes l’en puniront à l’occasion. Se rappeler que, quand on n’est pas observé par les hommes, on l’est par les mânes, fait qu’on se conduit bien, même dans le secret de sa retraite. — Ceux qui ont souci de leur vie ne se remuent pas pour devenir célèbres. Ceux qui brûlent d’acquérir se répandent au dehors. Les premiers sont hommes de raison, les seconds sont hommes de négoce. On voit ces derniers se hausser, se hisser, s’efforçant de parvenir. Ce sont des magasins à préoccupations, à soucis. Ils en sont si pleins, qu’il n’y a plus place, dans leur cœur, même pour l’amour de leurs semblables. Aussi sont-ils détestés comme n’étant plus des hommes. — De tous les instruments de mort, le désir est le plus meurtrier ; le fameux sabre Mouo-ye n’a pas tué tant d’hommes. Les pires assassins, sont, dit-on, le yinn et le yang, auxquels nul n’échappe, de tous les hommes qui peuplent l’entre-deux du ciel et de la terre. Et pourtant, de vrai, si le yinn et le yang tuent les hommes, c’est que les appétits des hommes les livrent à ces assassins.

E. Le Principe un et universel subsiste dans la multiplicité des êtres, dans leurs genèses et leurs destructions. Tous les êtres distincts sont tels par différenciation accidentelle et temporaire (individuation) d’avec le Tout, et leur destinée est de rentrer dans ce Tout, dont leur essence est une participation. De ce retour, le vulgaire dit que les vivants qui étant morts n’en trouvent pas le chemin, errent comme fantômes ; et que ceux qui étant morts ont trouvé le chemin, sont défunts (éteints). Survivance, extinction, ce sont là deux manières de parler d’un retour identique, qui proviennent de ce qu’on a appliqué à l’état d’être non sensible les notions propres à l’être sensible. La vérité est que, sortis par leur génération du néant de forme (l’être indéterminé), rentrés par leur trépas dans le néant de forme, les êtres conservent une réalité (celle du Tout universel) mais n’ont plus de lieu ; ils gardent une durée (celle du Tout éternel) mais n’ont plus de temps. La réalité sans lieu, la durée sans temps, c’est l’univers, c’est l’unité cosmique, le Tout, le Principe. C’est dans le sein de cette unité que se produisent les naissances et les morts, les apparitions et les disparitions, silencieuses et imperceptibles. On l’a appelée la porte céleste ou naturelle, porte d’entrée et de sortie de l’existence. Cette porte est le non-être de forme, l’être indéfini. Tout en est sorti. L’être sensible ne peut pas être en dernière instance issu de l’être sensible. Il est nécessairement issu du non-être de forme. Ce non-être de forme est l’unité, le Principe. Voilà le secret des Sages, le pépin de la science ésotérique. — Dans leurs dissertations sur l’origine, ceux des anciens qui atteignirent un degré supérieur de science émirent trois opinions. Les uns pensèrent que, de toute éternité, fut l’être défini, infini, auteur de tous les êtres limités. Les autres, supprimant l’être infini, pensèrent que, de toute éternité, des êtres limités existèrent, passant par des phases alternatives de vie et de mort. D’autres enfin pensèrent que d’abord fut le néant de forme (l’être indéfini infini), duquel émanèrent tous les êtres définis, avec leurs genèses et leurs cessations. Être indéfini, genèse, cessation, ces trois termes se tiennent, comme la tête, la croupe et la queue d’un animal. Moi (Tchoang-tzeu) je soutiens cette thèse. Pour moi l’être indéfini, tous les devenirs, toutes les cessations, forment un complexe, un tout. Je mets ma main dans la main de ceux qui pensent ainsi. Cependant, à la rigueur, les trois opinions susdites pourraient se concilier. Elles sont parentes, comme branches d’un même arbre. — L’être particulier est à l’être indéfini ce que la suie (dépôt palpable) est à la fumée (type de l’impalpable). Quand la suie se dépose, il n’y a pas eu de production nouvelle, mais seulement un passage de l’impalpable au palpable, la suie étant de la fumée concrète. Et de même, si cette suie se redissipe en fumée, il n’y aura encore eu qu’une conversion, sans modification essentielle. Je sais que le terme conversion que j’emploie, pour exprimer la succession des vies et des morts dans le sein du Principe, n’est pas vulgaire ; mais il me faut dire ainsi, sous peine de ne pas pouvoir m’exprimer. … Les membres disjoints d’un bœuf sacrifié, sont une victime. Plusieurs appartements, sont un logis. La vie et la mort sont un même état. De la vie à la mort, il n’y a pas transformation, il y a conversion. Les philosophes s’échauffent, quand il s’agit de définir la différence entre ces deux états. Pour moi, il n’y a pas de différence ; les deux états n’en sont qu’un.

F. En cas de heurt, plus le heurté vous tient de près, moins on lui fait d’excuses. On demande pardon au paysan étranger à qui l’on a marché sur le pied ; mais le père ne demande pas pardon à son fils, dans la même occurrence. L’apogée des rites, c’est de n’en pas faire. L’apogée des convenances, c’est de se moquer de tout. L’apogée de l’intelligence, c’est de ne penser à rien. L’apogée de la bonté, c’est de ne rien aimer. L’apogée de la sincérité, c’est de ne pas donner d’arrhes. Il faut réprimer les écarts des appétits. Il faut corriger les aberrations de l’esprit. Il faut écarter tout ce qui gêne le libre influx du Principe. Vouloir être noble, riche, distingué, respecté, renommé, avantagé, voilà les six appétits. L’air, le maintien, la beauté, les arguments, la respiration, la pensée, voilà ce qui cause les aberrations de l’esprit. L’antipathie, la sympathie, la complaisance, la colère, la douleur, la joie, voilà ce qui gêne le libre influx du Principe. Répulsion et attraction, prendre et donner, savoir et pouvoir, autant d’obstacles. L’intérieur duquel ces vingt-quatre causes de désordre ont été éliminées devient réglé, calme, lumineux, vide, non-agissant et pouvant tout. — Le Principe est la source de toutes les facultés actives, la vie est leur manifestation, la nature particulière est une modalité de cette vie, ses mouvements sont les actes, les actes manqués sont les fautes. — Les savants devisent et spéculent ; et, quand ils n’arrivent pas à voir plus clair, ils font comme les petits enfants et regardent un objet. — N’agir que quand on ne peut pas faire autrement, c’est l’action ordonnée. Agir sans y être obligé, c’est ingérence hasardeuse. Savoir et agir doivent marcher de concert.

G. I était très habile archer (art artificiel), et extrêmement bête de sa nature. Certains sont très sages naturellement, qui n’entendent rien d’aucun art. La nature est la base de tout. — La liberté fait partie de la perfection naturelle. Elle ne se perd pas seulement par l’emprisonnement dans une cage. T’ang encagea I-yinn, en le faisant son cuisinier. Le duc Mou de Ts’inn encagea Pai-li-hi, en lui donnant cinq peaux de bouc. On encage les hommes en leur offrant ce qu’ils aiment. Toute faveur asservit. — La liberté d’esprit exige l’absence d’intérêt. Celui qui a subi le supplice de l’amputation des pieds ne s’attife plus ; car il ne peut plus se faire beau, il n’a plus cet intérêt. Celui qui va être exécuté n’a plus le vertige à n’importe quelle élévation ; car il n’a plus peur de tomber, n’ayant plus l’intérêt de conserver sa vie. — Pour être un homme revenu à l’état de nature, il faut avoir renoncé à l’amitié des hommes, et à tous les petits moyens qui servent à la gagner et à l’entretenir. Il faut être devenu insensible à la vénération et à l’outrage ; se tenir toujours dans l’équilibre naturel. — Il faut être indifférent, avant de faire un effort, avant d’agir ; de sorte que l’effort, l’action, sortant du non-effort, du non-agir, soient naturels. — Pour jouir de la paix, il faut tenir son corps bien en ordre. Pour que les esprits vitaux fonctionnent bien, il faut mettre son cœur bien à l’aise. Pour toujours bien agir, il ne faut sortir de son repos que quand on ne peut pas faire autrement. Voilà la voie des Sages..

Chap. 24. Simplicité.

A. L’anachorète Su-oukoei ayant été introduit par le lettré Niu-chang auprès du marquis Ou de Wei, celui-ci, lui adressant les paroles d’intérêt exigées par les rites, dit : Vos privations, dans les monts et les bois, vous auront sans doute débilité ; vous n’êtes plus capable de continuer ce genre de vie et cherchez quelque position sociale ; c’est pour cela que vous êtes venu me trouver, n’est-ce pas ? — Nenni ! dit Su-oukoei ; je suis venu pour vous offrir mes condoléances. Si vous continuez à laisser vos passions ravager votre intérieur, votre esprit vital s’usera. Si vous vous décidez à les réprimer, vu l’empire que vous leur avez laissé prendre, vous devrez vous priver beaucoup. Je vous présente mes condoléances, dans l’un et l’autre cas. — Ce discours déplut au marquis, qui regarda Su-oukoei d’un air hautain, et ne lui répondit pas. — Constatant que le marquis n’était pas capable de recevoir l’enseignement taoïste abstrait, Su-oukoei tenta de le lui donner sous forme concrète. Permettez-moi de vous parler d’autre chose, dit-il. Je m’entends à juger des chiens. Je tiens ceux qui ne s’occupent que de satisfaire leur voracité (les sensuels) pour la sorte inférieure. Je considère ceux qui bayent au soleil (les intellectuels) pour la sorte moyenne. Enfin j’estime que ceux qui ont l’air indifférents à tout sont la sorte supérieure ; car, une fois mis sur une piste, aucune distraction ne les en fera dévier. … Je m’entends aussi à juger des chevaux. Ceux qui décrivent des figures géométriques savantes, je les tiens pour dignes d’appartenir à un prince. Ceux qui chargent à fond sans souci du danger, j’estime qu’ils sont faits pour un empereur. … Marquis, défaites vous des préoccupations et des distractions d’ordre inférieur ; appliquez-vous à l’essentiel. — Tout heureux d’avoir compris ce discours simple, le marquis Ou rit bruyamment. — Quand Su-oukoei fut sorti, Niu-chang lui dit : Vous êtes le premier qui ait réussi à plaire à notre prince. Moi j’ai beau l’entretenir des Odes, des Annales, des Rits, de la Musique, de la Statistique, de l’Art militaire ; jamais je ne l’ai vu sourire jusqu’à découvrir ses dents. Qu’avez-vous bien pu lui raconter, pour le mettre en si belle humeur ? — Je lui ai parlé, dit Su-oukoei, de ses sujets à lui ; de chiens et de chevaux. — Bah ! fit Niu-chang. — Mais oui ! dit Su-oukoei. Vous savez l’histoire de cet homme du pays de Ue, exilé dans une région lointaine. Après quelques jours, voir un homme de Ue lui fit plaisir. Après quelques mois, voir un objet de Ue lui fit plaisir. Après quelques années, la vue d’un homme ou d’un objet qui ressemblait seulement à ceux de son pays lui fit plaisir. Effet de sa nostalgie croissante. … Pour l’homme perdu dans les steppes du nord, qui vit parmi les herbes et les bêtes sauvages, entendre le pas d’un homme est un bonheur ; et combien plus, quand cet homme est un ami, un frère, avec lequel il puisse converser cœur à cœur. … C’est en frère, par la nature, que j’ai parlé à votre prince. Il y a si longtemps que ce pauvre homme, saturé de discours pédantesques, n’avait entendu la parole simple et naturelle d’un autre homme. Aussi, quelle joie quand il l’a entendue. Effet de sa nostalgie soulagée.

B. Autre variation sur le même thème. Le marquis Ou, recevant en audience Su-oukoei, lui dit : Maître, vous avez vécu longtemps dans les monts et les bois, vous nourrissant de racines et de châtaignes, d’oignons et d’ail sauvages. Vous voilà vieux, et incapable de continuer ce genre de vie. Le goût du vin et de la viande vous est sans doute revenu. N’est-ce pas pour en avoir votre part que vous êtes venu m’offrir vos conseils, pour le bon gouvernement de mon marquisat ? — Non, dit Su oukoei, ce n’est pas pour cela. Habitué aux privations dès mon enfance, je n’ai aucune envie de votre vin ni de votre viande. Je suis venu pour vous offrir mes condoléances. — Pour quel malheur ? demanda le marquis étonné. — Pour la ruine de votre corps et de votre esprit, dit Su-oukuei. … Le ciel et la terre étendent à tous les êtres, quels qu’ils soient, une influence uniforme, laquelle va à leur faire atteindre à tous leur perfection naturelle, aux plus élevés comme aux plus humbles. Alors pourquoi vous, seigneur d’un marquisat, faites-vous souffrir votre peuple par vos exactions, pour le plaisir de vos sens qui ruine votre corps ? Votre esprit naturellement conforme à la tendance du ciel et de la terre ne peut pas approuver cela, et souffre donc une violence qui le ruine. C’est sur la double ruine, de votre corps et de votre esprit que je vous offre mes condoléances. — Frappé de ce discours, le marquis Ou dit : Il y a longtemps que je désirais votre visite. Je voudrais pratiquer la bonté envers mon peuple. Je voudrais pratiquer l’équité envers mes voisins. Que dois-je faire pour cela ? — Su-oukoei dit : Cessez vos constructions de forts, vos manœuvres et vos exercices, qui appauvrissent votre peuple et inquiètent vos voisins. Cessez d’acheter des plans de conquête, des devis de stratagèmes. Toute guerre épuise le peuple, l’ennemi, et celui qui la fait, par les anxiétés qu’elle lui cause. À l’instar du ciel et de la terre, soyez bienveillant pour tous, et ne nuisez à personne. Tout le monde s’en trouvera bien, votre peuple, vos voisins, et vous-même.

C. Hoang-ti allant visiter Ta-wei sur le mont Kiu-ts’eu, Fang-ming conduisait le char, Tch’ang-u faisait contrepoids, Tchang-jao et Si-p’eng marchaient devant, K’ounn-hounn et Hoa-ki suivaient derrière. Dans la plaine de Siang-Tch’eng, les sept Sages perdirent leur chemin. Ayant rencontré un garçon qui paissait des chevaux, ils lui demandèrent s’il savait où était le mont Kiu-ts’eu et où résidait Ta-wei. — Je le sais, dit le garçon. — Se peut-il, dit Hoang-ti, que, sans avoir appris, ce garçon sache où est le mont Kiu-ts’eu et connaisse Ta-wei ? Ne serait-ce pas un être transcendant ?.. Et Hoang-ti de lui demander comment faire pour bien gouverner l’empire. — Comme je fais pour gouverner mes chevaux, repartit le garçon ; j’estime que ce n’est pas plus difficile. … Jadis je ne me promenais que au dedans des limites de l’espace, et la multitude des êtres particuliers qu’il me fallait regarder faillit user mes yeux. Alors un ancien me donna le conseil de monter dans le char du soleil, et de me promener dans la plaine de Siang-Tch’eng (de m’élever au dessus du monde des individus, de tout voir d’aussi haut que le soleil). J’ai suivi son conseil, et mes yeux ont guéri. Je ne me promène plus qu’en dehors des limites de l’espace réel, dans les universaux, dans l’abstraction. C’est de ce point de vue, qu’il me semble que l’empire peut être gouverné comme je gouverne mes chevaux. — Hoang-ti ayant insisté pour qu’il s’expliquât davantage, le garçon mystérieux lui dit : J’écarte de mes chevaux ce qui pourrait leur nuire ; pour tout le reste, je les laisse faire. Je pense que, dans le gouvernement des hommes, un empereur devrait se borner à cela. — Émerveillé, Hoang-ti se prosterna, toucha la terre de son front, appela le garçon Maître céleste, puis continua son chemin.

D. C’est dans l’abstraction qu’il faut chercher le Principe. C’est de l’infini qu’il faut regarder les êtres particuliers. Or la plupart des hommes font tout le contraire. — Les philosophes se perdent dans leurs spéculations, les sophistes dans leurs distinctions, les chercheurs dans leurs investigations. Tous ces hommes sont captifs dans les limites de l’espace, aveuglés par les êtres particuliers. — Item, ceux qui font leur cour aux princes pour obtenir des charges, ceux qui briguent la faveur du peuple, ceux qui s’efforcent d’obtenir des prix. Item, les ascètes qui se macèrent pour devenir célèbres ; les légistes, les cérémoniaires, les musiciens, qui se poussent dans leur partie ; enfin ceux qui font métier d’exercer la bonté et l’équité des Confucéens). Le paysan est absorbé par ses travaux, le négociant par son commerce, l’artisan par son métier, le vulgaire par ses petites affaires de chaque jour. — Plus les circonstances sont favorables, plus ils s’immergent dans leur spécialité. À chaque échec, à chaque déception, ils s’affligent. Ils suivent une idée fixe, sans jamais s’accommoder aux choses. Ils surmènent leur corps et accablent leur esprit. Et cela, toute leur vie. Hélas !

E. Tchoang-tzeu dit à Hoei-tzeu : Du fait qu’un archer a atteint par hasard un but qu’il n’a pas visé, peut-on conclure que c’est un bon archer ? Et, cette chance pouvant arriver à n’importe qui, peut on dire que tous les hommes sont de bons archers ?.. Oui, dit le sophiste Hoei-tzeu. — Tchoang-tzeu reprit : — Du fait qu’il n’y a pas, en ce monde, de notion du bien reçue de tous, chaque homme appelant bien ce qui lui plaît ; de ce fait, peut on conclure que tous les hommes sont bons ?.. Oui, dit encore Hoei-tzeu. — Alors, dit Tchoang-tzeu, il faudra dire aussi que les cinq écoles actuelles, de Confucius, de Mei-ti, de Yang-tchou, de Koungsounn-loung, et la vôtre, ont toutes raison en même temps. Or il ne se peut pas que, en même temps, la vérité résonne en cinq accords différents. Quelqu’un s’étant vanté devant Lou-kiu de pouvoir produire de la chaleur en hiver et du froid en été, Lou-kiu lui dit : le beau succès, de causer une rupture dans l’équilibre cosmique ! Moi je fais justement le contraire ; je me mets à l’unisson de l’harmonie universelle. Voyez. … Ayant accordé deux cithares sur le même ton, Lou-kiu plaça l’une dans la salle extérieure, et l’autre dans un appartement intérieur. Quand il toucha sur celle-ci la corde koung, sur celle-là la corde koung vibra. Il en fut de même pour la corde kiao, et les autres. Chaque cithare faisait, à distance, vibrer l’autre à l’unisson. … Si, conclut Tchoang-tzeu, si Lou-kiu avait mis une corde à un ton discordant, non conforme à la gamme, cette corde ayant été touchée, les vingt-cinq cordes de l’autre cithare auraient toutes, non pas résonné, mais frémi, cette dissonance offensant l’accord établi des cordes. Ainsi en est-il des cinq écoles (cinq cithares ayant chacune son accord différent). Chacune fait frémir les autres. Comment auraient-elles raison, toutes les cinq ? — Qu’on fasse frémir, dit Hoei-tzeu, cela ne prouve pas qu’on a tort. Qui a le dernier mot a raison. Voilà beau temps que les disciples de Confucius, de Mei-ti, de Yang-tchou, de Koungsounn-loung épluchent mes arguments, cherchent à m’étourdir par leurs cris. Jamais ils n’ont pu me faire taire ; donc j’ai raison. — Écoutez cette histoire, dit Tchoang-tzeu. Dans un moment de détresse, un homme de Ts’i vendit son fils unique à ceux de Song, pour en faire un eunuque. Le même conservait avec vénération les vases pour les offrandes aux ancêtres. Il conserva les vases à offrandes, et supprima, par la castration de son fils, les descendants qui auraient fait les offrandes. Vous faites comme ce père, sophiste, vous pour qui un expédient est tout, la vérité ne comptant pour rien. — Écoutez encore l’histoire de ce valet de Tch’ou, que son maître chargea d’une mission importante. Ayant à traverser une rivière, en bac, à minuit, dans un lieu solitaire, il ne sut pas réprimer son humeur querelleuse, et se disputa avec le passeur qui le jeta à l’eau. Vous finirez mal comme cet homme, vous qui cherchez querelle à tout le monde, pour le plaisir de disputer. — Même après que Hoei-tzeu fut mort, Tchoang-tzeu ne cessa pas de le poursuivre de ses quolibets. On avait élevé à Hoei-tzeu une statue en pierre sur sa tombe. Un jour que, suivant un convoi funèbre, Tchoang-tzeu passait par là, il dit soudain, en désignant la statue : Voyez donc le grain de chaux que cet homme a sur le nez !.. Et il ordonna au charpentier Chêu (qui accompagnait le cortège, pour faire les réparations éventuelles à la civière ou au catafalque) de l’enlever. Le charpentier ayant fait le moulinet avec sa hache devant le nez de la statue, le grain de chaux fut emporté par le courant d’air. Le prince Yuan de Song, ayant appris le fait, admira l’adresse du charpentier, et lui dit : Refaites votre tour sur ma personne. Le charpentier se récusa en disant : je n’ose que sur la matière morte. … Moi, dit Tchoang-tzeu, c’est tout le contraire. Depuis que Hoei-tzeu est mort, je n’ai plus sur qui opérer. … (La hache figure la doctrine puissante de Tchoang-tzeu, le grain de chaux figure le peu d’esprit de Hoei-tzeu. Quand Tchoang-tzeu argumentait, sans même qu’il touchât Hoei-tzeu, le peu d’esprit de celui-ci s’évanouissait. Glose).

F. Koan-tchoung (Koan-tzeu, septième siècle) étant tombé gravement malade, le duc Hoan de Ts’i dont il était le ministre, alla le voir et lui dit : Père Tchoung, votre maladie est grave. Si elle s’aggravait davantage (euphémisme, si vous veniez à mourir), dites-moi, à qui devrai-je confier mon duché ? — Vous êtes le maître, dit Koan-tchoung. — Pao-chou-ya ferait-il l’affaire ? demanda le duc. — Non, dit Koan-tchoung. Cet homme est trop puriste, trop exigeant. Il ne fraye pas avec qui lui est inférieur. Il ne pardonne ses défauts à personne. Si vous le faisiez ministre, il heurterait inévitablement et son maître et ses sujets. Vous seriez réduit à devoir vous défaire de lui avant longtemps. — Alors qui prendrai-je ? demanda le duc. — Puisqu’il me faut parler, dit Koan-tchoung, prenez Cheu-p’eng. Celui là (bon taoïste, est si abstrait, que) son prince ne s’apercevra pas de sa présence, et que personne ne pourra être en désaccord avec lui. Se reprochant sans cesse de n’être pas aussi parfait que le fut Hoang-ti, il n’ose faire de reproches à personne. Les sages du premier ordre sont ceux qui différent du commun par leur transcendance ; les sages du second ordre sont ceux qui en différent par leur talent. Si ces derniers veulent en imposer par leur talent, ils s’aliènent les hommes. Si malgré leur talent, ils se mettent au dessous des hommes, ils les gagnent tous. Cheu-p’eng est un homme de cette sorte. De plus, sa famille et sa personne étant peu connues, il n’a pas d’envieux. Puisqu’il me faut vous conseiller, je le répète, prenez Cheu-p’eng.

G. Le roi de Ou, naviguant sur le Fleuve Bleu, descendit dans l’île des singes. Ces animaux, le voyant venir, s’enfuirent et se cachèrent dans les taillis. Un seul resta, s’ébattant comme pour le narguer. Le roi lui décocha une flèche. Le singe la happa au vol. Piqué, le roi ordonna à toute sa suite de donner la chasse à ce singe impertinent, lequel succomba sous le nombre. Devant son cadavre, le roi fit la leçon suivante à son favori Yen-pou-i : Ce singe a péri pour m’avoir provoqué par l’ostentation de son savoir-faire. Prends garde à toi ! Ne l’imite pas ! Ne m’agace pas par tes bravades ! — Effrayé, Yen-pou-i demanda à Tong-ou de le former à la simplicité. Au bout de trois ans, tout le monde disait du bien de lui à qui mieux mieux.

H. Nan-pai-tzeu K’i était assis, regardant le ciel et soupirant. Yen-Tch’eng-tzeu l’ayant trouvé dans cet état, lui dit : Vous étiez en extase. — Tzeu-k’i dit : Jadis je vivais en ermite dans les grottes des montagnes. Le prince de Ts’i m’en tira, pour me faire ministre, et le peuple de Ts’i l’en félicita. Il faut que je me sois trahi, pour qu’il m’ait trouvé ainsi. Il faut que je me sois vendu, pour qu’il m’ait acquis ainsi. Hélas ! c’en est fait de ma liberté. Je plains ceux qui se perdent en acceptant des charges. Je plains ceux qui se plaignent de n’avoir pas de charge. Je ne puis pas fuir. Il ne me reste plus qu’à me retirer dans l’extase.

I. Confucius s’étant rendu dans le royaume de Tch’ou, le roi de Tch’ou lui fit offrir le vin de bienvenue. Sounn-chou-nao présenta la coupe, Cheunan I-leao fit la libation préalable, puis dit : C’est à ce moment, que les anciens faisaient un discours — Confucius dit : J’appliquerai aujourd’hui la méthode du discours sans paroles, dont vous, mes maîtres, avez su si bien tirer parti. Vous, I-leao, avez prévenu une bataille et procuré la paix entre Tch’ou et Song, en jonglant avec des grelots. Vous, Sounn-chou-nao, avez amadoué les brigands de Ts’inn-k’iou et les avez amenés à déposer les armes, en dansant la pantomime devant eux. Si j’osais, devant vous, parler autrement que par mon silence, qu’il me pousse une bouche longue de trois pieds (que je sois muet pour la vie) ! — Au lieu de tant chercher, s’en tenir à l’unité du Principe ; se taire, devant l’ineffable ; voilà la perfection. Ceux qui font autrement, ce sont des hommes néfastes. — Ce qui fait la grandeur de la mer, c’est qu’elle unit dans son sein tous les cours d’eau du versant oriental. Ainsi fait le Sage, qui embrassant le ciel et la terre, fait du bien à tous, sans vouloir être connu. Celui qui a passé ainsi, sans charge durant sa vie, sans titre après sa mort, sans faire fortune, sans devenir fameux, celui-là est un grand homme. — Un chien n’est pas un bon chien parce qu’il aboie beaucoup, un homme n’est pas un Sage parce qu’il parle beaucoup. Pour être un grand homme, il ne suffit pas de croire qu’on l’est, il ne suffit pas de vouloir faire croire qu’on l’est. Etre grand, veut dire être complet, comme le ciel et la terre. On ne devient grand qu’en imitant le mode d’être et d’agir du ciel et de la terre. Tendre à cela sans s’empresser, mais aussi sans démordre ; ne se laisser influencer par rien ; rentrer en soi sans se fatiguer, étudier l’antiquité sans s’attrister ; voilà ce qui fait le grand homme.

J. Tzeu-k’i avait huit fils. Il les aligna tous devant le physiognomoniste Kiou-fang-yen, et lui dit : Veuillez examiner ces garçons, et me dire lequel présente des signes d’heureux présage. — Le devin dit : celui-ci, K’ounn. — Étonné et joyeux, le père demanda : Que lui prédisez-vous ? — Il mangera des aliments d’un prince jusqu’à la fin de ses jours, dit le devin. — À ces mots la joie de Tzeu K’i fit place à la tristesse. Il dit en pleurant : Quel mal mon fils a-t-il fait, pour avoir pareil destin ? — Comment ? dit le devin ; quand quelqu’un mange de la table d’un prince, cet honneur remonte jusqu’à la troisième génération de ses ascendants. Vous aurez donc votre part de la bonne fortune de votre fils. Et vous pleurez, comme si vous craigniez ce bonheur ? Se peut-il que ce qui est faste pour votre fils, serait néfaste pour vous ? — Hélas ! dit Tzeu-k’i, est-il bien sûr que vous interprétez correctement le destin de mon fils ? Qu’il ait toute sa vie à discrétion du vin, et de la viande, c’est du bien être sans doute, mais à quel prix mon fils l’obtiendra-t-il, c’est ce que vous n’avez peut être pas vu clairement. Je me défie de ce présage, parce qu’il n’arrive chez moi que des choses extraordinaires. Alors que je n’élève pas de troupeaux, une brebis est venue mettre bas dans ma maison. Alors que je ne chasse pas, une caille y a installé son nid. Ne sont-ce pas là des faits étranges ? J’ai bien peur que mon fils n’ait aussi un étrange avenir. Je lui aurais souhaité de vivre comme moi libre entre le ciel et la terre, se réjouissant comme moi des bienfaits du ciel et se nourrissant des fruits de la terre. Je ne lui souhaite pas plus qu’à moi d’avoir des affaires, des soucis, des aventures. Je lui souhaite, comme à moi, de monter si haut dans la simplicité naturelle qu’aucune chose terrestre ne puisse plus lui faire impression. J’aurais voulu que, comme moi, il s’absorbât dans l’indifférence, non dans l’intérêt. Et voilà que vous lui prédites une rétribution des plus vulgaires. Cela suppose qu’il aura rendu des services très vulgaires. Le présage est donc néfaste. Fatalité inévitable, probablement, car, ni mon fils ni moi n’ayant péché, ce doit être un décret du destin. Voilà pourquoi je pleure. — Plus tard, et la prédiction du devin, et les appréhensions du père, se réalisèrent, en cette manière : Tzeu-k’i ayant envoyé son fils Kounn dans le pays de Yen, des brigands le prirent sur la route. Comme il leur eût été difficile de le vendre comme esclave étant entier, ils lui coupèrent un pied, puis le vendirent dans la principauté Ts’i, où il devint inspecteur de la voirie dans la capitale. Jusqu’à la fin de sa vie, il mangea sa part de la desserte du prince de Ts’i, comme le devin l’avait prédit ; en proie aux plus vils soucis, comme son père l’avait prévu.

K. Nie-k’ue ayant rencontré Hu-pou, lui demanda : où allez-vous ainsi ? — Je déserte, dit celui-ci, le service de l’empereur Yao. — Pourquoi cela ? demanda Nie-k’ue. — Parce que cet homme se rend ridicule avec sa bonté affectée. Il croit faire merveille en attirant les hommes. Quoi de plus banal que cela ? Montrez de l’affection aux hommes, et ils vous aimeront ; faites leur du bien, et ils accourront ; flattez les, et ils vous exalteront ; puis, au moindre déplaisir, ils vous planteront là. Certes la bonté attire ; mais les attirés viennent pour l’avantage qui leur en revient, non pour l’amour de celui qui les traite bien. La bonté est une machine à prendre les hommes, analogue aux pièges à oiseaux. On ne peut pas, avec un même procédé, faire du bien à tous les hommes, dont les natures sont si diverses. Yao croit, avec sa bonté, faire du bien à l’empire, alors qu’il le ruine. C’est qu’il voit, lui, de l’intérieur, et s’illusionne. Les Sages qui considèrent de l’extérieur ont vu juste dans son cas. — Notons, parmi les natures diverses des hommes, les trois classes suivantes, les veules, les collants, les liants. … Les veules apprennent les sentences d’un maître, se les assimilent, les répètent, croyant dire quelque chose, alors que, simples perroquets, ils ne font que réciter. … Les collants s’attachent à qui les fait vivre, comme ces poux qui vivent sur les porcs. Un jour vient où le boucher, ayant tué le porc, le flambe. Il en arrive parfois autant aux parasites d’un patron. … Le type des liants, fut Chounn. Il attirait par je ne sais quel attrait, comme le suint attire les fourmis par son odeur rance. Le peuple aimait l’odeur de Chounn. Chaque fois qu’il changea de résidence, le peuple le suivit. Il en résulta que Chounn ne connut jamais la paix. — Eh bien, l’homme transcendant n’est ni veule, ni collant, ni liant. Il déteste la popularité par dessus tout. Il n’est pas familier. Il ne se livre pas. Tout à ses principes supérieurs abstraits, il est bien avec tous, il n’est l’ami de personne. Pour lui, les fourmis ne sont pas assez simples. Il est simple, comme les moutons, comme les poissons. Il tient pour vrai ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il pense. Quand il agit spontanément, son action est droite comme une ligne tirée au cordeau. Quand il est mené par les événements, il s’adapte à leur cours.

L. Les hommes vrais des temps anciens, se conformaient à l’évolution, et n’intervenaient jamais, par un effort artificiel, dans le cours naturel des choses. Vivants, ils préféraient la vie à la mort ; morts, ils préféraient la mort à la vie. Tout en son temps, comme quand on prend médecine. — Lutter contre le cours des choses, c’est vouloir sa ruine. Ainsi le ministre Wenn-tchoung, en sauvant le royaume de Ue qui devait périr, causa sa propre perte. — Il ne faut pas vouloir donner au hibou meilleur œil, et à la grue des jambes plus courtes. Son lot naturel est ce qui convient le mieux à chacun. — Qui sait tirer parti de ses ressources naturelles s’en tire toujours. Ainsi, quoique le vent et le soleil font évaporer l’eau des fleuves, ceux-ci coulent toujours, parce que les sources, leurs réserves naturelles, alimentent leur cours. — Rien de plus constant, de plus fidèle, que les lois naturelles, comme celle qui veut que l’eau découle des pentes, comme celle qui fait que les corps opaques projettent une ombre. — Que l’homme se garde d’user ce que la nature lui a donné par un usage immodéré excessif. La vue use les yeux, l’ouïe use les oreilles, la pensée use l’esprit, toute activité use l’agent. Et dire que certains sont fiers des abus qu’ils ont commis en cette matière. N’est-ce pas là une illusion funeste ? !

M. L’homme, dont le corps n’occupe qu’une si petite place sur la terre, atteint par son esprit à travers l’espace jusqu’au ciel. Il connaît la grande unité, son état premier de concentration, la multiplication des êtres, l’évolution universelle, l’immensité du monde, la réalité de tout ce qu’il contient, la fermeté des lois qui le régissent. Au fond de tout est la nature. Dans les profondeurs de la nature est le pivot de tout (le Principe), qui paraît double (yinn et yang) sans l’être réellement, qui est connaissable mais non adéquatement. L’homme arriva à le connaître, à force de le chercher. S’étendant au delà des limites du monde, son esprit atteignit (le Principe) la réalité insaisissable, toujours la même, toujours sans défaut. C’est là son plus grand succès. Il l’obtint en raisonnant, d’après les certitudes déjà acquises, sur les choses encore incertaines, qui devinrent peu à peu certaines à leur tour, la connaissance du Principe étant la certitude finale suprême.

Chap. 25. Vérité.

A. Tsai-yang (P’eng-tsaiyang) étant allé à Tch’ou, le ministre I-tsie annonça sa venue au roi de ce pays, puis retourna à ses affaires. N’obtenant pas audience, Tsai-yang s’adressa à Wang-kouo, un sage du pays, et le pria de vouloir bien parler en sa faveur. Demandez ce service à Koung-ue-hiou, dit Wang-kouo. — Qui est-ce ? demanda Tsai-yang. — C’est, dit Wang-kouo, un homme qui harponne des tortues dans le fleuve durant l’hiver, et qui se repose dans les bois durant l’été (sage taoïste). I-tsie ne fera rien pour vous. Ambitieux, intrigant, égoïste, il ne travaille que pour lui-même. Koung-ue-hiou absolument désintéressé, en impose, par l’élévation de ses principes, au brutal roi de Tch’ou. — Par le charme de sa conversation, le Sage fait oublier aux siens les affres de la misère et les rend résignés. Par son ascendant moral, il fait oublier aux grands l’élévation de leur rang et les rend humbles. Il fraternise avec les petits, et converse avec les grands, donnant à chacun ce qu’il peut comprendre, et gardant le reste pour lui. Sans parler, il remplit son entourage de paix. Sans prêcher, il l’amende. Il ne dédaigne pas de demeurer par intervalles dans sa famille, pour y remplir son rôle de père et faire du bien aux siens. Simple, ferme, tranquille, il est étranger à toutes les préoccupations, et s’impose à tous. Koung ue-hiou est un homme de cette sorte. Lui seul pourra vous faire recevoir par le roi de Tch’ou mal disposé envers vous.

B. Le Sage comprend que, reliés les uns aux autres, tous les êtres forment un corps (un tout), mais il ne cherche pas à pénétrer la nature intime de ce lien, qui est le mystère de la norme cosmique. Suivant dans tous ses mouvements la loi universelle, il est l’agent du ciel. Les hommes l’appellent Sage, parce qu’il coopère avec le ciel. Il ne se préoccupe pas de savoir ce qui ne peut être su, mais agit avec la connaissance qu’il a, persévéramment, constamment. Il ne réfléchit pas sur les qualités qu’il peut avoir, mais laisse à autrui le soin de les constater, ne s’attribuant pas ce qui est don de la nature. Il est bienveillant pour les hommes, pas par affection, mais par instinct, et ne prétend pas à leur reconnaissance.

C. Quand, après une longue absence, un homme est revenu dans sa patrie, il éprouve un sentiment de satisfaction, que ni la vue des tombes qui se sont multipliées, ni les ruines que la végétation envahit, ni la disparition des neuf dixièmes de ses connaissances, ne peuvent altérer. C’est qu’il revoit en esprit ce qui fut jadis, abstrayant de ce qui est. C’est qu’il s’élève haut au-dessus des circonstances actuelles. — Ainsi fait le Sage, impassible parmi les vicissitudes du monde, contemplant en elles la nature inaltérable. — Ainsi fit le souverain légendaire Jan-siang. Il se tenait indifférent, au centre du cercle tournant des choses de ce monde, laissant aller l’évolution éternelle et indivise, lui seul restant non transformé (à cause de son indifférence) dans la transformation universelle. Cette position est unique. — Il ne faut pas vouloir imiter le ciel (à la manière de Confucius) par des actes positifs. Il faut imiter le ciel en laissant aller toutes choses. Voilà la manière dont le Sage sert l’humanité. Il abstrait de tout, et suit son époque, sans défaut et sans excès. Voilà l’union avec le Principe, la passive, la seule possible. Chercher l’union active, c’est tenter l’impossible. Le ministre de l’empereur T’ang, considéra sa charge plutôt comme honoraire. Il laissa aller toutes choses, et se garda soigneusement d’appliquer les lois. Cela fit le succès de son gouvernement. Maintenant, au contraire, Confucius voudrait qu’on examinât à fond chaque chose, et qu’on fit de nombreux règlements. Il oublie la parole si vraie de Joung-tch’eng (un ancien taoïste) : additionner les jours en années, supposer une substance sous les accidents, ce sont là des erreurs provenant d’une conception fictive de la nature du temps, des êtres. La réalité, c’est un présent éternel, une unité essentielle. La glose ajoute, il n’y a même pas de moi et de toi.

D. Le roi de Wei avait conclu un traité avec celui de Ts’i. Ce dernier l’ayant violé, le roi de Wei furieux résolut de le faire assassiner par un sicaire (procédé usuel alors). — Koungsounn-yen, son ministre de la guerre, lui dit : Vous qui avez dix mille chariots de guerre, vous allez confier votre vengeance à un vil spadassin. Donnez-moi plutôt deux cent mille hommes. Je ravagerai le pays de Ts’i, j’assiégerai son roi dans sa capitale, je le tuerai dans sa défaite. Ce sera noble et complet. — Le ministre Ki-tzeu trouva l’avis mauvais et dit au roi : Ne provoquez pas Ts’i. Nous venons de bâtir un si beau rempart. S’il venait à être endommagé, cela ferait de la peine aux citoyens qui y ont travaillé. La paix est la base solide du pouvoir. Le ministre de la guerre est un brouillon, qui ne doit pas être écouté. — Le ministre Hoa-tzeu (taoïste) trouva les deux avis également mauvais, et dit au roi : Celui qui, pour avoir l’occasion de montrer son talent militaire, vous a conseillé la guerre, est un brouillon. Celui qui, pour faire montre d’éloquence, vous a conseillé la paix, est aussi un brouillon. Leurs deux avis se valent. — Mais alors, que ferai-je ? demanda le roi. — Méditez sur le Principe, dit Hoa-tzeu, et tirez la conclusion. — Le roi n’aboutissant pas, Hoei-tzeu lui amena Tai-tsinnjenn, un sophiste de ses amis. Celui ci entra en matière par l’allégorie suivante : Soit une limace. Cette limace a deux cornes. Sa corne de gauche est la principauté du roi Brutal ; sa corne de droite, est l’apanage du roi Sauvage. Ces deux royaumes sont sans cesse en guerre. Les morts, sans nombre, jonchent le sol. Quinze jours après sa défaite, le vaincu cherche déjà sa revanche. — Balivernes ! dit le roi de Wei. — Pardon ! dit Tai-tsinnjenn. O roi, considérez-vous l’espace comme limité dans quelqu’une de ses six dimensions ? — Non, dit le roi ; l’espace est illimité, dans les six dimensions. — Ainsi, dit Tai-tsinnjenn, l’immense espace, n’a pas de limites ; est ce que les deux petites principautés de Wei et de Ts’i ont des frontières ? — Non, dit le roi, pas fort en dialectique, et jugeant qu’il ne pouvait pas concéder au plus petit ce qu’il avait refusé au plus grand. — Pas de frontières, donc pas de litige, dit Tai-tsinnjenn. Maintenant, ô roi, veuillez me dire en quoi vous différez du roi Sauvage de la corne de droite ? — Je ne vois pas, dit le roi. — Tai-tsinnjenn sortit, laissant le roi absolument ahuri. Quand Hoei-tzeu rentra, le roi lui dit : Ça c’est un homme supérieur : un Sage ne saurait pas que lui répondre. — Ah oui ! dit Hoei-tzeu. Quand on souffle dans une clarinette, il en sort un son éclatant ; quand on souffle dans la garde (creuse, en forme de conque) d’une épée, il n’en sort qu’un murmure. Si Tai-tsinnjenn était estimé à sa valeur, les éloges qu’on donne à Yao et à Chounn se réduiraient à un murmure, l’éloge de Tai-tsinnjenn retentissant comme une clarinette. — Les affaires de Wei et de Ts’i en restèrent là.

E. Confucius, se rendant à Tch’ou, prit gîte à I-k’iou, chez un fabricant de condiments. Aussitôt, dans la maison voisine, on monta sur le toit (plat, pour regarder dans la cour de la maison où Confucius était descendu.) Pourquoi ces gens-là ont-ils l’air effaré ? demanda le disciple Tzeu-lou qui accompagnait Confucius. C’est, dit celui-ci, la famille d’un Sage, qui se cache volontairement dans le peuple et vit dans l’obscurité. L’élévation morale de cet homme est sublime. Il la dissimule d’ailleurs soigneusement, ne parlant que de choses banales, sans trahir le secret de son cœur. Ses vues différant de celles du commun de ce temps, il ne fraye guère avec les hommes. Il s’est enseveli vivant ici, à la manière de I-leao. — Puis je aller l’inviter à venir nous voir ? demanda Tzeu-lou. — Ce sera peine perdue, dit Confucius. Il vient de monter sur le toit pour s’assurer si c’est vraiment moi qui passe. Comme je m’adonne à la politique, il doit avoir fort peu envie de converser avec moi. Sachant que je vais visiter le roi de Tch’ou, il doit craindre que je ne révèle sa retraite, et que le roi ne le force à accepter un emploi. Je gage qu’il vient de se mettre en lieu sûr. — Tzeu-lou étant allé voir, trouva la maison désertée.

F. L’intendant des cultures de Tchang-ou dit à Tzeu-lao, disciple de Confucius : Si jamais vous êtes chargé d’un office, ne soyez ni superficiel ni méticuleux. Jadis, pour la culture, j’ai donné dans ces deux travers ; labour insuffisant, sarclage excessif, d’où récoltes peu satisfaisantes. Maintenant je laboure profondément, puis je sarcle modérément ; d’où récoltes surabondantes. — Tchoang-tzeu ayant su cela, dit : Actuellement, dans la culture de leur corps et de leur esprit, beaucoup de gens tombent dans les fautes indiquées par cet intendant. Ou ils labourent d’une manière insuffisante le sol de leur nature, et le laissent envahir par les passions. Ou ils le sarclent sans discernement, arrachant ce qui est à conserver, détruisant leurs qualités naturelles. — Si l’on n’y prend garde, les vices envahissent la nature saine, comme les ulcères envahissent un corps sain, par l’effet d’une chaleur interne excessive qui se fait jour à l’extérieur.

G. Pai-kiu qui étudiait sous Lao-tan, lui dit un jour : Donnez-moi congé pour faire un tour d’empire. — À quoi bon ? fit Lao-tan. Dans l’empire, c’est partout comme ici. — Pai-kiu insistant, Lao-tan lui demanda : — Par quelle principauté commenceras-tu ta tournée ? — Par celle de Ts’i, dit Pai-kiu. Quand j’y serai arrivé, j’irai droit au cadavre de quelqu’un de ces suppliciés, que le roi de Ts’i laisse gisants sans sépulture ; je le redresserai, je le couvrirai de ma robe, je crierai justice au ciel en son nom, je lui dirai en pleurant : frère ! frère ! a-t-il fallu que tu fusses la victime de l’inconséquence de ceux qui tiennent en main l’empire ? Les gouvernants défendent, sous peine de la vie, de voler, de tuer. Et ces mêmes hommes poussent au vol et au meurtre, en honorant la noblesse et la richesse, qui sont l’appât des crimes. Tant que les distinctions et la propriété seront conservées, verra-t-on jamais la fin des conflits entre les hommes ? — Jadis les princes savaient gré de l’ordre à leurs sujets, et s’imputaient tous les désordres. Quand un homme périssait, ils se reprochaient sa perte. Maintenant il en va tout autrement. Lois et ordonnances sont des traquenards dont personne ne se tire. Peine de mort pour ceux qui ne sont pas venus à bout de tâches infaisables. Ainsi réduit aux abois, le peuple perd son honnêteté naturelle, et commet des excès. À qui faut-il imputer ces excès ? aux malheureux qui les expient ? ou aux princes qui les ont provoqués ?

H. En soixante années de vie, Kiu-pai-u changea soixante fois d’opinion. Cinquante-neuf fois il avait cru fermement posséder la vérité, cinquante-neuf fois il avait soudain reconnu qu’il était dans l’erreur. Et qui sait si sa soixantième opinion, avec laquelle il mourut, était mieux fondée que les cinquante-neuf précédentes ? Ainsi en arrive-t-il à tout homme qui s’attache aux êtres en détail, qui cherche autre chose que la science confuse du Principe. Les êtres deviennent, c’est un fait ; mais la racine de ce devenir est invisible. De sa fausse science de détail, le vulgaire tire des conséquences erronées ; tandis que, s’il partait de son ignorance, il pourrait arriver à la vraie science, celle du Principe, de l’absolu, origine de tout. C’est là la grande erreur. Hélas ! peu y échappent. … Alors, quand les hommes disent oui, est-ce bien oui ? quand ils disent non, est-ce bien non ? Quelle est la valeur, la vérité, des assertions humaines ?.. L’absolu seul est vrai, parce que seul il est.

I. Confucius posa d’abord au grand historiographe Ta-t’ao, puis à Pai-tch’angk’ien, puis à Hi-wei, cette même question : Le duc Ling de Wei fut un ivrogne et un débauché ; il gouverna mal et manqua de parole. Il aurait mérité une épithète posthume pire que celle de Ling. Pourquoi fut-il appelé Ling ? — Parce que le peuple, qui l’aimait assez, le voulut ainsi, répondit Ta-t’ao. — Parce que les censeurs lui accordèrent des circonstances atténuantes, dit Pai-tch’angk’ien, à cause du fait suivant : Un jour qu’il se baignait avec trois de ses femmes dans une même piscine, le ministre Cheu-ts’iou ayant dû entrer pour affaire urgente, le duc se couvrit et fit couvrir ses femmes. On conclut de là que ce lascif avait encore un reste de pudeur, et on se contenta de l’appeler Ling, relevant sa note. — Erreur, dit Hi-wei. Voici le fait : Après la mort du duc, on consulta la tortue sur le lieu où il faudrait l’ensevelir. La réponse fut : pas dans le cimetière de sa famille, mais à Cha-k’iou. Quand on creusa sa fosse à l’endroit indiqué, au fond on trouva une sépulture antique. La dalle qui la fermait ayant été amenée au jour et lavée, on y lut cette inscription : ni toi ni ta postérité ne reposera ici, car le duc Ling y prendra votre place. L’épithète Ling lui était donc décernée par le destin, voilà pourquoi on la lui donna. … Conclusion, la vérité historique, elle aussi, n’est solide que quand elle dérive du Principe.

J. Chao-tcheu demanda à T’ai-koung-tiao : Qu’est-ce que les maximes des hameaux ? — Les hameaux, dit T’ai-koung-tiao, ce sont les plus petites agglomérations humaines, d’une dizaine de familles, d’une centaine d’individus seulement, formant un corps qui a ses traditions. Ces traditions n’ont pas été inventées tout d’un coup, a priori. Elles ont été formées par les membres distingués de la communauté, par addition d’expériences particulières ; comme une montagne est faite de poignées de terre, un fleuve de nombreux filets d’eau. L’expression verbale de ces traditions est ce qu’on appelle les maximes des hameaux. Elles font loi. Tout va bien dans l’empire, à condition qu’on leur laisse leur libre cours. Tel le Principe, indifférent, impartial, laisse toutes les choses suivre leur cours, sans les influencer. Il ne prétend à aucun titre (seigneur, gouverneur). Il n’agit pas. Ne faisant rien, il n’est rien qu’il ne fasse (non en intervenant activement, mais comme norme évolutive contenue dans tout). En apparence, à notre manière humaine de voir, les temps se succèdent, l’univers se transforme, l’adversité et la prospérité alternent. En réalité, ces variations, effets d’une norme unique, ne modifient pas le tout immuable. Tous les contrastes trouvent place dans ce tout, sans se heurter ; comme, dans un marais, toute sorte d’herbes voisinent ; comme, sur une montagne, arbres et rochers sont mélangés. Mais revenons aux maximes des hameaux. Elles sont l’expression de l’expérience, laquelle résulte de l’observation des phénomènes naturels. — Alors, dit Chao-tcheu, pourquoi ne pas dire que ces maximes sont l’expression du Principe ? — Parce que, dit T’ai-koung-tiao, comme elles ne s’étendent qu’au champ des affaires humaines, ces maximes n’ont qu’une étendue restreinte, tandis que le Principe est infini. Elles ne s’étendent même pas aux affaires des autres êtres terrestres, dont la somme est à l’humanité comme dix mille est à un. Au dessus des êtres terrestres sont le ciel et la terre, l’immensité visible. Au dessus du ciel et de la terre sont le yinn et le yang, l’immensité invisible. Au dessus de tout est le Principe, commun à tout, contenant et pénétrant tout, dont l’infinité est l’attribut propre, le seul par lequel on puisse le désigner, car il n’a pas de nom propre. — Alors, dit Chao-tcheu, expliquez-moi comment tout ce qui est sortit de cet infini ? — T’ai-koung tiao dit : Émanés du Principe, le yinn et le yang s’influencèrent, se détruisirent, se reproduisirent réciproquement. De là le monde physique, avec la succession des saisons, qui se produisent et se détruisent les unes les autres. De là le monde moral, avec ses attractions et ses répulsions, ses amours et ses haines. De là la distinction des sexes, et leur union pour la procréation. De là certains états corrélatifs et successifs, comme l’adversité et la prospérité, la sécurité et le danger. De là les notions abstraites, d’influence mutuelle, de causalité réciproque, d’une certaine évolution circulaire dans laquelle les commencements succèdent aux terminaisons. Voilà à peu près ce qui, tiré de l’observation, exprimé en paroles, constitue la somme des connaissances humaines. Ceux qui connaissent le Principe ne scrutent pas davantage. Ils ne spéculent ni sur la nature de l’émanation primordiale, ni sur la fin éventuelle de l’ordre de choses existant. — Chao-tcheu reprit : des auteurs taoïstes ont pourtant discuté ces questions. Ainsi Ki-tchenn tient pour une émanation passive et inconsciente, Tsie-tzeu pour une production active et consciente. Qui a raison ? — Dites-moi, fit T’ai-koung-tiao, pourquoi les coqs font-ils kikeriki, pourquoi les chiens font-ils wou-wou ? Le fait de cette différence est connu de tous les hommes, mais le plus savant des hommes n’en dira jamais le pourquoi. Il en est ainsi de par la nature ; voilà tout ce que nous en savons. Atténuez un objet jusqu’à l’invisible, amplifiez-le jusqu’à l’incompréhensible, vous ne tirerez pas de lui la raison de son être. Et combien moins tirerez-vous jamais au clair la question de la genèse de l’univers, la plus abstruse de toutes. Il est l’œuvre d’un auteur, dit Tsie-tzeu. Il est devenu de rien, dit Ki-tchenn. Aucun des deux ne prouvera jamais son dire. Tous deux sont dans l’erreur. Il est impossible que l’univers ait eu un auteur préexistant. Il est impossible que l’être soit sorti du néant d’être. L’homme ne peut rien sur sa propre vie, parce que la loi qui régit la vie et la mort, ses transformations à lui, lui échappe ; que peut-il alors savoir de la loi qui régit les grandes transformations cosmiques, l’évolution universelle ? Dire de l’univers « quelqu’un l’a fait » ou « il est devenu de rien », ce sont là non des propositions démontrables, mais des suppositions gratuites. Pour moi, quand je regarde en arrière vers l’origine, je la vois se perdre dans un lointain infini ; quand je regarde en avant vers l’avenir, je n’entrevois aucun terme. Or les paroles humaines ne peuvent pas exprimer ce qui est infini, ce qui n’a pas de terme. Limitées comme les êtres qui s’en servent, elles ne peuvent exprimer que les affaires du monde limité de ces êtres, choses bornées et changeantes. Elles ne peuvent pas s’appliquer au Principe, qui est infini, immuable et éternel, Maintenant, après l’émanation, le Principe duquel émanèrent les êtres, étant inhérent à ces êtres, ne peut pas proprement être appelé l’auteur des êtres ; ceci réfute Tsie-tzeu. Le Principe inhérent à tous les êtres, ayant existé avant les êtres, on ne peut pas dire proprement que ces êtres sont devenus de rien ; ceci réfute Ki-tchenn. Quand on dit maintenant le Principe, ce terme ne désigne plus l’être solitaire, tel qu’il fut au temps primordial ; il désigne l’être qui existe dans tous les êtres, norme universelle qui préside à l’évolution cosmique. La nature du Principe, la nature de l’Être, sont incompréhensibles et ineffables. Seul le limité peut se comprendre et s’exprimer. Le Principe agissant comme le pôle, comme l’axe, de l’universalité des êtres, disons de lui seulement qu’il est le pôle, qu’il est l’axe de l’évolution universelle, sans tenter ni de comprendre ni d’expliquer.

Chap. 26. Fatalité.

A. Les accidents venant de l’extérieur ne peuvent être prévus ni évités, pas plus par les bons que par les méchants. Ainsi Koan-loung-p’eng et Pi-kan périrent de male mort, Ki-tzeu ne sauva sa vie qu’en contrefaisant l’insensé, No-lai perdit la sienne, tout comme les tyrans Kie et Tcheou. La plus parfaite loyauté n’empêcha pas la ruine de ministres tels que Ou-yuan et Tch’ang-houng. La piété filiale la plus exemplaire n’empêcha pas Hiao-ki et Tseng-chenn d’être maltraités. — La ruine sort, des circonstances en apparence les plus anodines, des situations en apparence les plus sûres, comme le feu naît de deux bois frottés, comme le métal se liquéfie au contact du feu, comme le tonnerre sort des ruptures d’équilibre du yinn et du yang, comme le feu de la foudre jaillit de l’eau d’une pluie d’orage. — Le pire, c’est qu’il est des cas où l’homme est pris entre deux fatalités, sans échappatoire possible ; où il se tord, sans savoir à quoi se résoudre ; où son esprit, comme suspendu entre le ciel et la terre, ne sait pas que décider ; la consolation et l’affliction alternant, le pour et le contre se heurtant, un feu intérieur le dévorant. Cet incendie consume sa paix d’une ardeur qu’aucune eau ne peut éteindre. Tant et si bien, que sa vie périclite, et que sa course s’achève prématurément.

B. Tchoang-tcheou connut ces grandes extrémités. Un jour la misère le réduisit à demander l’aumône d’un peu de grain, à l’intendant du Fleuve Jaune. — Très bien, lui dit celui-ci ; dès que l’impôt sera perçu, je vous prêterai trois cents taëls ; cela vous va-t-il ? — Piqué, Tchoang-tcheou dit : Hier, quand je venais ici, j’entendis appeler au secours. C’était un goujon, gisant dans un reste d’eau de pluie au fond d’une ornière, et qui allait se trouver à sec. Que veux-tu ? lui demandai-je. — J’ai besoin d’un peu d’eau, me dit il, pour pouvoir continuer à vivre. — Très bien, lui dis je. Je vais, de ce pas, à la cour des royaumes de Ou et de Ue. En revenant, je te ramènerai les eaux du Fleuve de l’Ouest. Cela te va-t-il ? — Hélas ! gémit le goujon, pour vivre, il ne me faudrait qu’un petit peu d’eau, mais il me la faudrait tout de suite. Si vous ne pouvez faire pour moi que ce que vous venez de dire, ramassez moi plutôt et me donnez à un marchand de poisson sec ; j’aurai moins longtemps à souffrir.

C. Quand la fatalité pèse sur lui, il ne faut pas que le Sage s’abandonne. Qu’il tienne bon, et la fortune pourra tourner en sa faveur. Jenn-koung-tzeu s’étant muni d’un bon hameçon, d’une forte ligne, et de cinquante moules pour servir d’appât, s’accroupit sur la côte de Hoei-ki et se mit à pêcher dans la mer orientale. Il pêcha ainsi chaque jour, durant une année entière, sans prendre quoi que ce fût. Enfin, soudain, un poisson énorme avala son hameçon. Dûment ferré, il chercha en vain à s’enfoncer dans les profondeurs, fut ramené à la surface, battit l’eau de ses nageoires à la faire écumer, fit un bruit de diable qui s’entendit fort loin ; finalement il fut dépecé, et tout le pays en mangea ; enfin cette histoire fut racontée, chantée, admirée dans les âges suivants. Supposons maintenant que, fatigué de sa longue attente au bord de la mer, Jenn-koung-tzeu s’en soit allé pêcher au goujon dans les mares, jamais il n’aurait pris cette belle pièce, ni acquis sa célébrité. Ainsi ceux qui, désertant l’idéal, s’abaissent à flatter de petits maîtres.

D. Certains sont victimes de la fatalité même après leur mort. De jeunes lettrés étaient en train de violer une tombe antique pour s’assurer si les anciens faisaient vraiment, pour les morts, tout ce qui est dit dans les Odes et les Rituels. Leur maître qui montait la garde au dehors, leur cria : Dépêchez ! l’orient blanchit ! où en êtes vous ? — De l’intérieur, les jeunes gens répondirent : Il nous reste à inspecter ses vêtements. Mais nous avons déjà constaté que le cadavre a bien, dans la bouche, la perle dont parlent les Odes, dans le texte : « il est vert, le blé, sur les collines ; cet homme qui n’a fait aucun bien durant sa vie, pourquoi a-t-il, après sa mort, une perle dans la bouche ? » Ensuite, ayant écarté les lèvres du cadavre en tirant sur sa barbe et ses moustaches, ils lui desserrèrent les mâchoires avec le bec d’un marteau en fer ; avec précaution, non à cause de lui, mais pour ne pas blesser la perle, dont ils s’emparèrent.

E. Critiquer, juger, attire le malheur. Le disciple de Lao-lai-tzeu, étant sorti pour ramasser du menu combustible, rencontra Confucius. Quand il fut rentré, il dit à son maître : J’ai vu un lettré, au torse long, aux jambes courtes, voûté, les oreilles assises très en arrière, ayant l’air d’être en peine de tout l’univers ; je ne sais à quelle école il appartient. — C’est K’iou, dit Lao-lai-tzeu ; appelle-le. — Quand Confucius fut venu, Lao-lai-tzeu lui dit : K’iou, laisse là ton entêtement et tes idées particulières ; pense et agis comme les autres lettrés. — Confucius salua, pour remercier de l’avis reçu, comme les rits l’exigent ; puis, quand le sourire rituel se fut effacé, son visage parut triste et il demanda : — Vous pensez que mes projets de réforme n’aboutiront pas ? — Bien sûr qu’ils n’aboutiront pas, dit Lao-lai-tzeu. Incapable que vous êtes de supporter les critiques des contemporains, pourquoi provoquez-vous celles de toute la postérité ? Tenez-vous délibérément à vous rendre malheureux, ou ne vous rendez-vous pas compte de ce que vous faites ? Solliciter la faveur des grands, briguer l’affection des jeunes gens, comme vous faites, c’est agir d’une manière bien vulgaire. Vos jugements et vos critiques vous font de nombreux ennemis. Les vrais Sages sont bien plus réservés que vous n’êtes, et arrivent à quelque chose grâce à cette réserve. Malheur à vous, qui vous êtes donné mission de provoquer tout le monde, et qui persévérez avec opiniâtreté dans cette voie dangereuse !

F. Il en est qui savent présager la fatalité qui menace les autres, et ne s’aperçoivent pas de celle qui les menace eux-mêmes. Une nuit, le prince Yuan de Song vit en songe une figure humaine éplorée se présenter à la porte de sa chambre à coucher et lui dire : Je viens du gouffre de Tsai-lou. Le génie du Ts’ing-kiang m’a député vers celui du Fleuve Jaune. En chemin, j’ai été pris par le pêcheur U-ts’ie. — À son réveil, le prince Yuan ordonna que les devins examinassent son songe. Ils répondirent : L’être qui vous est apparu est une tortue transcendante. — Le prince demanda : y a-t-il, parmi les pêcheurs d’ici, un nommé U-ts’ie ? — Oui, dirent les assistants. — Qu’il paraisse devant moi, dit le prince. Le lendemain, à l’audience officielle, le pêcheur se présenta. — Qu’as-tu pris ? lui demanda le prince. — J’ai trouvé dans mon filet, dit le pêcheur, une tortue blanche, dont la carapace mesure cinq pieds de circonférence. — Présente-moi ta tortue, ordonna le prince. — Quand elle eut été apportée, le prince se demanda s’il la ferait tuer ou s’il la conserverait en vie. Il fit demander aux sorts la solution de son doute. La réponse fut : tuer la tortue sera avantageux pour la divination. La tortue fut donc tuée. Sa carapace fut perforée en soixante-douze endroits. Jamais aucune baguette d’achillée n’en tomba à faux. — Confucius ayant appris ce fait, dit : Ainsi cette tortue transcendante put apparaître après sa capture au prince Yuan, mais ne put pas prévoir et éviter sa capture ! Après sa mort, sa carapace continua à faire aux autres des prédictions infaillibles, et elle n’avait pas su se prédire à elle-même qu’elle serait tuée ! Il est clair que la science a ses limites, que la transcendance même n’atteint pas à tout. — Oui, l’homme le plus avisé, s’il s’est fait beaucoup d’ennemis, finit par devenir leur victime. Le poisson qui a échappé aux cormorans est pris dans un filet. À quoi bon se donner alors tant de préoccupations stériles, au lieu de se borner à considérer les choses de haut ? À quoi bon s’ingénier et deviser, au lieu de s’en tenir à la prudence naturelle ? L’enfant nouveau-né n’apprend pas à parler artificiellement par les leçons d’un maître ; il l’apprend naturellement par son commerce avec ses parents qui parlent. Ainsi la prudence naturelle s’acquiert par l’expérience commune, sans efforts. Quant aux accidents extraordinaires, à quoi bon vouloir les calculer, puisque rien n’en sauve ? C’est la fatalité !

Les fragments suivants, jusqu’à la fin du chapitre, sont disloqués, dit la glose, avec raison.

G. Le sophiste Hoei-tzeu dit à Tchoang-tzeu : vous ne parlez que de choses inutiles. — Le payant de sa monnaie, Tchoang-tzeu repartit : Si vous savez ce qui est inutile, vous devez savoir aussi, j’estime, ce qui est utile. La terre est utile à l’homme, puisqu’elle supporte ses pas, n’est-ce pas ? — Oui, dit Hoei-tzeu. — Supposé que devant ses pieds s’ouvre un abîme, lui sera-t-elle encore utile ? demanda Tchoang-tzeu. — Non, dit Hoei-tzeu. — Alors, dit Tchoang-tzeu, il est démontré que inutile et utile sont synonymes, puisque vous venez d’appeler utile puis inutile la même terre. Donc je ne parle que de choses utiles.

H. Tchoang-tzeu dit : Les dispositions naturelles des hommes sont diverses. On ne fera pas vivre en solitude celui qui est fait pour converser avec les hommes ; on ne fera pas converser avec les hommes celui qui est fait pour la solitude. Mais, solitude absolue, conversation immodérée, c’est là excès, non nature. Le misanthrope s’ensevelit vivant, l’intrigant se jette dans le feu. Il faut éviter les extrêmes. — Il ne faut pas non plus poser d’actes extraordinaires, car les circonstances dans lesquelles ils furent posés étant une fois oubliées, l’histoire les jugera peut-être excentriques plutôt qu’héroïques. — Il ne faut pas toujours exalter l’antiquité et déprécier le temps présent, comme font les hommes de livres (Confucius). Depuis Hi-wei, nous savons que personne ne peut remonter le courant. Suivons donc le fil du temps. — Le sur-homme s’accommode des époques et des circonstances. Il n’est pas excentrique, ni misanthrope, ni intrigant. Il se prête aux hommes, sans se donner. Il laisse penser et dire, ne contredit pas, et garde son opinion.

I. À condition qu’il n’y ait pas d’obstacle, l’œil voit, l’oreille entend, le nez sent, la bouche goûte, le cœur perçoit, l’esprit produit les actes convenables. Dans toute voie, l’essentiel est qu’il n’y ait pas d’obstruction. Toute obstruction produit étranglement, arrêt des fonctions, lésion de la vie. — Pour leurs actes vitaux, les êtres dépendent du souffle. Si ce souffle n’est pas abondant dans un homme, la faute n’en est pas au ciel, qui jour et nuit l’en pénètre ; elle est en lui, qui obstrue ses voies, par des obstacles physiques ou moraux. — Pour la conception, le creux de la matrice doit être bien perméable à l’influx du ciel, ce qui suppose la perméabilité de ses deux avenues (les deux trompes). Pour l’entretien de la vie, le creux du cœur doit être bien perméable à l’influx du ciel, ce qui suppose la perméabilité de ses six valves. Quand une maison est encombrée, la belle-mère et la belle-fille, manquant d’espace, se disputent. Quand les orifices du cœur sont obstrués, son fonctionnement devient irrégulier. — La vue de la beauté séduit l’esprit. La valeur dégénère en ambition, l’ambition en brutalité, la prudence en obstination, la science en disputes, la plénitude en pléthore. Le bien public a produit l’administration et le fonctionnarisme. — Au printemps, sous l’action combinée de la pluie et du soleil, les herbes et les arbres poussent luxuriants. La faux et la serpe en retranchent une moitié ; l’autre reste. Ni les retranchés, ni les restés, ne savent le pourquoi de leur sort. Fatalité !

J. Le repos refait la santé, la continence répare l’usure, la paix remédie à l’énervement. Ce sont là remèdes curatifs. Mieux vaudraient les préventifs. — Les procédés sont différents. L’homme transcendant a les siens. Le Sage ordinaire a les siens. Les habiles gens ont les leurs. Gouvernants et administrés ont leurs principes. — K. Un même procédé ne produit pas toujours le même résultat. À la capitale de Song, le père du gardien de la porte Yen-menn étant mort, son fils maigrit tellement de douleur qu’on jugea devoir donner la charge de maître des officiers à ce parangon de la piété filiale. Ce que voyant, d’autres firent comme lui, n’obtinrent aucune charge et moururent de phtisie. — Pour éviter le trône, Hu-You se contenta de fuir, Ou-koang crut devoir se suicider. Déçus dans leur ambition, Ki-t’ouo s’exila, Chenn-t’ou-ti se noya.

L. Quand le poisson est pris, on oublie la nasse. Quand le lièvre est capturé, le piège n’a plus d’intérêt. Quand l’idée est transmise, peu importent les mots qui ont servi à la convoyer. Combien (moi Tchoang-tzeu) je voudrais n’avoir affaire qu’à des hommes pour lesquels les idées seraient tout, les mots n’étant rien.

Chap. 27. Verbe et mots.

A. De mes paroles, dit Tchoang-tzeu, beaucoup sont des allégories, beaucoup sont des relations de discours d’autrui. J’ai dit, au jour le jour, ce que je croyais bon à dire, selon mon sens naturel. — J’ai employé des allégories empruntées aux objets extérieurs, pour faire comprendre des choses abstraites. Je ne dirai pas qu’elles sont toutes parfaites, un père ne devant pas faire l’éloge de son enfant. La louange ne vaut que quand elle vient d’un tiers. Cependant je les crois aptes à convaincre. Tant pis pour ceux qu’elles ne convaincront pas. — J’ai rapporté des discours d’autrui, afin de mettre bien au jour certaines controverses ; ceux qui discutent étant enclins à faire grand cas de la thèse de leur parti, et à trop ignorer celle du parti adverse. Les hommes que j’ai cités ainsi, ce sont mes anciens, mes devanciers. Non que je considère tout ancien comme une autorité. Bien loin de là ! Celui qui n’a pas été jusqu’au fond des choses, quelque ancien qu’il soit, il n’est pas à mes yeux une autorité, il ne devrait pas à mon avis avoir d’influence. Ce peut être un conteur de choses anciennes (Confucius), ce n’est pas un maître ès choses anciennes. — J’ai parlé sans art, naturellement, suivant l’impulsion de mon sens intime ; car seules ces paroles là plaisent et durent. En effet, préalablement à tous les discours, il préexiste une harmonie innée dans tous les êtres, leur nature. Du fait de cette harmonie préexistante, mon verbe, s’il est naturel, fera vibrer celui des autres, avec peu ou pas de paroles. De là les axiomes connus : Il est un verbe sans paroles. … Il n’est parfois pas besoin de paroles. … Certains ont parlé toute leur vie sans rien dire. … Certains, qui se sont tus durant toute leur vie, ont beaucoup parlé. — Au même sens naturel se rattache le fait d’expérience, que tous les hommes perçoivent spontanément si une chose convient ou non, si c’est ainsi ou pas ainsi. Cette perception ne peut pas s’expliquer autrement. C’est ainsi, parce que c’est ainsi ; ce n’est pas ainsi, parce que ce n’est pas ainsi. Cela convient, parce que cela convient ; cela ne convient pas, parce que cela ne convient pas. Tout homme est doué de ce sens d’approbation et de réprobation. Il vibre à l’unisson dans tous les hommes. Les paroles qui lui sont conformes sont acceptées parce que consonantes, et durent parce que naturelles. — Et d’où vient cette unité du sens naturel ? Elle vient de l’unité de toutes les natures. Sous les distinctions spécifiques et individuelles multiples, sous les transformations innombrables et incessantes, au fond de l’évolution circulaire sans commencement ni fin, se cache une loi, qu’on a appelé la roue (de potier) naturelle, ou simplement la nature (une, participée par tous les êtres, dans lesquels cette participation commune produit un fond d’harmonie commun).

B. Tchoang-tzeu dit à Hoei-tzeu : Dans sa soixantième année, Confucius se convertit. Il nia ce qu’il avait affirmé jusque là (la bonté et l’équité artificielles). Mais, ce qu’il affirma ensuite, le crut-il plus fermement que ce qu’il avait affirmé auparavant ? — Je pense, dit Hoei-tzeu, que Confucius agit toujours d’après ses convictions. — J’en doute, dit Tchoang-tzeu. Mais, quoi qu’il en soit, après sa conversion il enseigna que tout vient à l’homme de la grande souche ; que son chant doit être conforme à la gamme et sa conduite à la loi ; que, dans le doute moral spéculatif ou pratique, il fallait se décider sur le qu’en dira-t-on ; qu’il fallait se soumettre de cœur aux coutumes établies par l’état, quelles qu’elles fussent ; etc. … Suffit ! suffit ! je ne puis le suivre jusque là. — Pour bien faire, l’homme doit suivre son instinct naturel.

C. Tseng-tzeu fut deux fois fonctionnaire, dans des états d’esprit qu’il explique ainsi : Durant ma première charge, j’eus un traitement de trente et quelques boisseaux de grain seulement ; mais, mes parents encore vivants pouvant en profiter, je remplis cette charge avec plaisir. Durant ma seconde charge, j’eus un traitement de cent quatre-vingt-douze-mille boisseaux ; mais, mes parents défunts ne pouvant plus en profiter, je remplis cette charge avec déplaisir. — Les disciples demandèrent à Confucius : n’y a-t-il pas, dans cette conduite de Tseng-chenn, quelque attache de cœur vicieuse ? — Sans doute, dit Confucius ; attache de cœur à son traitement, qu’il n’aurait pas dû regarder plus qu’un moustique ou qu’une grue passant devant ses yeux. — En réalité, attache de cœur à ses parents. Mais la piété filiale étant la base de son système, Confucius ne voulut pas le dire. Tchoang-tzeu le met en mauvaise posture, et insinue que même l’attache aux parents est contre la nature pure, puisqu’elle cause plaisir ou chagrin.

D. Yen-tch’eng-tzeu You dit à Tong-kouo-tzeu K’i : Depuis que je suis votre disciple, j’ai passé par les états que voici : Au bout d’un an, j’eus retrouvé ma simplicité native. Au bout de trois ans, je perdis le sens du moi et du toi. Au bout de quatre ans, je fus indifférent et insensible. Au bout de cinq ans, je commençai à vivre d’une vie supérieure. Au bout de six ans, mon esprit, entièrement concentré dans mon corps, ne divagua plus. Au bout de sept ans, j’entrai en communication avec la nature universelle. Au bout de huit ans, je cessai de me préoccuper de la vie et de la mort. Enfin, après neuf années, le mystère s’accomplit ; je me trouvai uni au Principe. C’est l’activité durant la vie qui cause la mort. C’est le principe yang (la nature), qui cause la vie. Donc la vie et la mort sont choses vulgaires. Y a-t-il lieu de s’en tant préoccuper ? — On calcule les phénomènes célestes, on mesure les surfaces terrestres ; sciences superficielles, qui ne vont pas jusqu’à la raison profonde de l’univers. Ne sachant rien du commencement et de la fin, pouvons-nous savoir si le monde est régi ou non par une loi, laquelle supposerait un auteur ? Ce qu’on donne parfois pour des sanctions, pouvant n’être qu’un jeu du hasard, comment savoir s’il y a ou non des mânes subsistants ? Le sens est, on ne peut rien savoir d’une cause en dehors de nous ; la vie est affaire d’évolution ; la mort est le fait de l’usure. E. Les pénombres (symbolisant les demi-savants) dirent à l’ombre (ignorance taoïste) : Vous êtes tantôt baissée puis dressée, ramassée puis éparpillée, assise puis debout, en mouvement puis en repos ; quelle est la raison de tous ces changements ? — Je ne sais pas, dit l’ombre. Je suis ainsi, sans savoir pourquoi. Je suis, comme l’enveloppe d’où est sortie une cigale, comme la peau dont le serpent s’est dépouillé, un accessoire, une chose n’ayant pas d’existence propre. Je suis même moins réelle que ces objets. À la lumière du jour ou du feu, je parais, dès que la lumière baisse, je disparais. Je dépends, quant à mon être, d’un objet, lequel dépend, quant à son être, de l’être universel. Quand il paraît, je parais aussi ; quand il disparaît, je disparais aussi ; quand il se meurt, je me meurs avec lui. Je ne puis pas vous rendre compte de mes mouvements. — Ainsi tout est passif, existant par le Principe dépendant du Principe. Sachant cela, le disciple de la sagesse doit être avant tout profondément humble.

F. Yang-tzeukiu allant à Pei, et Lao-tzeu à Ts’inn, les deux se rencontrèrent à Leang. Choqué de l’air vaniteux de Yang-tzeukiu, Lao-tzeu leva les yeux au ciel et dit en soupirant : je crois qu’il n’y a pas lieu de perdre mon temps à vous instruire. — Yang-tzeukiu ne répondit pas. Quand ils furent arrivés à l’étape, Yang-tzeukiu apporta d’abord lui-même à Lao-tzeu tout ce qu’il fallait pour la toilette. Ensuite, ayant quitté ses chaussures devant la porte, il s’avança sur ses genoux jusque devant lui, et lui dit : Il y a longtemps que je désire vivement recevoir vos instructions. Je n’ai pas osé vous arrêter sur le chemin, pour vous les demander ; mais maintenant que vous avez quelque loisir, veuillez me dire d’abord le sens de ce que vous avez dit à ma vue. — Lao-tzeu dit : Vous avez le regard hautain à faire enfuir les gens ; tandis que le disciple de la sagesse est comme confus, quelque irréprochable qu’il soit, et sent son insuffisance, quelque avancé qu’il soit. — Très frappé, Yang-tzeukiu dit : Je profiterai de votre leçon. — Il en profita si bien, et devint si humble dans l’espace de la seule nuit qu’il passa à l’auberge, que tous les gens de la maison, qui l’avaient servi avec crainte et révérence à son arrivée, n’eurent plus aucun égard pour lui avant son départ, (l’égard se proportionnant en Chine à l’insolence du voyageur).

Chap. 28. Indépendance.

A. Yao ayant voulu céder son trône à Hu-You, celui-ci refusa. Alors Yao l’offrit à Tzeu-tcheou-tcheu-fou, lequel refusa aussi, non qu’il se crût incapable, mais parce qu’il souffrait d’une atrabile, que les soucis du gouvernement auraient aggravée. Il préféra le soin de sa vie au soin de l’empire. Combien plus aurait-il préféré le soin de sa vie à des soins moindres ? — À son tour, Chounn offrit son trône à Tzeu-tcheou-tcheu-pai. Celui ci refusa sous prétexte d’une mélancolie, que les soucis aggraveraient. Bien sûr qu’il n’aurait pas nui à sa vie, pour chose moindre. Voilà comme les disciples du Principe différent du commun, (entretenant leur vie, que le vulgaire use par ambition). — Alors Chounn offrit l’empire à Chan-kuan, qui le refusa en ces termes : Habitant de l’univers et soumis à ses révolutions, en hiver je m’habille de peaux et en été de gaze ; au printemps je cultive sans trop me fatiguer, et en automne je récolte ce qui m’est nécessaire ; j’agis le jour, et me repose la nuit. Je vis ainsi, sans attache, entre ciel et terre, satisfait et content. Pourquoi m’embarrasserais-je de l’empire ? C’est me connaître bien mal que de me l’avoir offert. … Cela dit, pour couper court à de nouvelles instances, il partit et se retira dans les profondeurs des montagnes. Personne ne sut où il se fixa. — Alors Chounn offrit l’empire à l’ancien compagnon de sa vie privée, le métayer Cheu-hou, qui le refusa en ces termes : Si vous, qui êtes fort et habile, n’en venez pas à bout, combien moins moi, qui ne vous vaux pas. … Cela dit, pour éviter d’être contraint, il s’embarqua sur mer avec sa femme et ses enfants, et ne reparut jamais. — T’ai-wang Tan-fou, l’ancêtre des Tcheou, étant établi à Pinn, était sans cesse attaqué par les Ti nomades. Quelque tribut qu’il leur payât, pelleteries et soieries, chiens et chevaux, perles et jade, ils n’étaient jamais satisfaits, car ils convoitaient ses terres. Tan-fou se dit : Mes sujets sont mes frères, mes enfants ; je ne veux pas être la cause de leur perte. Ayant donc convoqué ses gens, il leur dit : Soumettez vous aux Ti, et ils vous traiteront bien. Pourquoi tiendriez-vous à moi ? Je ne veux pas davantage vivre à vos dépens, avec péril pour votre vie. … Cela dit, il prit son bâton et partit. Tout son peuple le suivit, et s’établit avec lui au pied du mont K’i. Voilà un bel exemple du respect que le Sage a pour la vie d’autrui. — Celui qui comprend quel respect on doit avoir pour la vie n’expose la sienne, ni par amour de la richesse, ni par horreur de la pauvreté. Il ne l’expose pas pour s’avancer. Il reste dans sa condition, dans son sort. Tandis que le vulgaire s’expose à la légère pour un insignifiant petit profit. — Trois fois de suite, les gens de Ue assassinèrent leur roi. Pour n’avoir pas le même sort, le prince Seou s’enfuit et se cacha dans la grotte Tan-hue. Se trouvant sans roi, les gens de Ue se mirent à sa recherche, découvrirent sa retraite, l’enfumèrent pour l’obliger à sortir, le hissèrent sur le char royal, tandis que le prince criait au ciel. … s’il fallait un prince à ces gens là, pourquoi faut-il que ce soit moi ? !. Ce n’est pas la dignité de roi que le prince Seou craignait, mais les malheurs auxquels elle expose. Le trône d’une principauté ne valait pas à ses yeux le péril de sa vie. Cela étant, les gens de Ue eurent raison de tenir à l’avoir pour roi.

B. Les deux principautés Han et Wei se disputaient un lopin de terre mitoyen. Tzeu-hoa-tzeu étant allé visiter le marquis Tchao-hi de Han et l’ayant trouvé très préoccupé de cette affaire lui dit : Supposé qu’il existât un arrêt inexorable ainsi conçu. … quiconque mettra la main à l’empire, obtiendra l’empire, mais perdra la main, gauche ou droite, qu’il y aura mise. … en ce cas, mettriez-vous la main à l’empire ? — Nenni ! dit le marquis. — Parfait ! dit Tzeu-hoa-tzeu. Ainsi vous préférez vos deux mains à l’empire. Or votre vie vaut encore plus que vos deux mains, Han vaut moins que l’empire, et le lopin mitoyen cause du litige vaut encore moins que Han. Alors pourquoi vous rendez-vous malade de tristesse, jusqu’à compromettre votre vie, pour un objet aussi insignifiant ? — Personne ne m’a encore parlé avec autant de sagesse que vous, dit le marquis. — De fait Tzeu-hoa-tzeu avait bien distingué le futile (augmentation de territoire) de l’important (conservation de la vie).

C. Le prince de Lou, ayant entendu dire que Yen-ho possédait la science du Principe, envoya un messager lui porter en cadeau de sa part un lot de soieries. Vêtu de grosse toile, Yen-ho donnait sa provende à son bœuf, à la porte de sa maisonnette. C’est à lui même que le messager du prince, qui ne le connaissait pas, demanda : Est-ce ici que demeure Yen-ho ? — Oui, dit celui-ci ; c’est moi. — Comme le messager exhibait les soieries : Pas possible, fit Yen-ho ; mon ami, vous aurez mal compris vos instructions ; informez-vous, de peur de vous attirer une mauvaise affaire. — Le messager retourna donc à la ville, et s’informa. Quand il revint, Yen-ho fut introuvable. — C’est là un exemple de vrai mépris des richesses. Pour le disciple du Principe, l’essentiel c’est la conservation de sa vie. Il ne consacre au gouvernement d’une principauté ou de l’empire, quand il y est contraint, que l’excédent seulement de son énergie vitale, et considère sa charge comme chose accessoire, sa principale affaire restant le soin de sa vie. Les hommes vulgaires de ce temps compromettent au contraire leur vie pour leur intérêt ; c’est lamentable ! — Avant de faire quoi que ce soit, un vrai Sage examine le but et choisit les moyens. Nos modernes, au contraire, sont si irréfléchis, que, prenant la perle du marquis de Soei comme projectile, ils tirent sur un moineau à mille toises de distance, se rendant la risée de tous, parce qu’ils exposent un objet si précieux pour un résultat si minime et si incertain. En réalité, ils font pire encore, car leur vie qu’ils exposent est plus précieuse que n’était la perle du marquis de Soei.

D. Lie-tzeu était réduit à la misère noire, et les souffrances de la faim se lisaient sur son visage. Un visiteur parla de lui à Tzeu-yang, ministre de la principauté Tcheng, en ces termes : Lie-uk’eou est un lettré versé dans la science du Principe. Sa misère fera dire du prince de Tcheng qu’il ne prend pas soin des lettrés. — Piqué par cette observation, Tzeu-yang fit immédiatement donner ordre à l’officier de son district, d’envoyer du grain à Lie-tzeu. Quand l’envoyé de l’officier se présenta chez lui, Lie-tzeu le salua très civilement, mais refusa le don. Après son départ, la femme de Lie-tzeu, se frappant la poitrine de douleur, lui dit : La femme et les enfants d’un Sage devraient vivre à l’aise et heureux. Jusqu’ici nous avons souffert de la faim, parce que le prince nous a oubliés. Or voici que, se souvenant de nous, il nous a envoyé de quoi manger. Et vous l’avez refusé ! N’avez vous pas agi contre le destin ? — Non, dit Lie-tzeu en riant, je n’ai pas agi contre le destin, car ce n’est pas le prince qui nous a envoyé ce grain. Quelqu’un a parlé favorablement de moi au ministre, lequel a envoyé ce grain ; si ce quelqu’un avait parlé de moi défavorablement, Il aurait envoyé ses sbires, tout aussi bêtement. Hasard et non destin, voilà pourquoi j’ai refusé. Je ne veux rien devoir à Tzeu yang. — Peu de temps après, Tzeu-yang fut tué par la populace, dans une émeute.

E. Le roi Tchao de Tch’ou ayant été chassé de son royaume, Ue le boucher de la cour l’accompagna dans sa fuite Quand le roi eut recouvré son royaume, il fit distribuer des récompenses à ceux qui l’avaient suivi. Le tour du boucher Ue étant venu, celui ci refusa toute rétribution. J’avais perdu ma charge avec le départ du roi, dit il ; je l’ai recouvrée avec son retour ; je suis donc indemnisé ; pourquoi me donner encore une récompense ? — Le roi ayant ordonné aux officiers d’insister, le boucher dit : N’ayant mérité la mort par aucune faute, je n’ai pas voulu être tué par les rebelles, voilà pourquoi j’ai suivi le roi ; j’ai sauvé ma propre vie, et n’ai rien fait qui fût utile au roi ; à quel titre accepterais-je une récompense ? — Alors le roi ordonna que le boucher fût introduit en sa présence, comptant le décider lui-même à accepter. Ce qu’ayant appris, le boucher dit : D’après la loi de Tch’ou, seules les grandes récompenses accordées à des mérites extraordinaires sont conférées par le roi en personne. Or moi, en fait de sagesse je n’ai pas empêché la perte du royaume, en fait de bravoure j’ai fui pour sauver ma vie. À proprement parler, je n’ai même pas le mérite d’avoir suivi le roi dans son infortune. Et voilà que le roi veut, contre la loi et la coutume, me recevoir en audience et me récompenser lui-même. Non, je ne veux pas qu’on dise cela de lui et de moi. — Ces paroles ayant été rapportées au roi, celui-ci dit au généralissime Tzeu-k’i : Dans son humble condition, ce boucher a des sentiments sublimes. Offrez-lui de ma part une place dans la hiérarchie des grands vassaux. — Tzeu-k’i lui ayant fait cette offre, Ue répondit : Je sais qu’un vassal est plus noble qu’un boucher, et que le revenu d’un fief est plus que ce que je gagne. Mais je ne veux pas d’une faveur qui serait reprochée à mon prince comme illégale. Laissez-moi dans ma boucherie ! — Quoi qu’on fît, Ue tint bon et resta boucher. Exemple d’indépendance morale taoïste.

F. Yuan-hien habitait, dans le pays de Lou, une case ronde en pisé, entourée d’une haie d’épines, et sur le toit de laquelle l’herbe poussait. Un paillasson fixé à une branche de mûrier fermait mal le trou servant de porte. Deux jarres défoncées, encastrées dans le mur, closes par une toile claire tendue, formaient les fenêtres de ses deux cellules. Le toit gouttait, le sol était humide. Dans cet antre misérable, Yuan-hien, assis, jouait de la cithare, content. — Tzeu-koung alla lui faire visite, monté sur un char si large qu’il ne put pas entrer dans sa ruelle, vêtu d’une robe blanche doublée de pourpre. Yuan-hien le reçut, un bonnet déchiré sur la tête, des souliers éculés aux pieds, appuyé sur une branche d’arbre en guise de canne. À sa vue, Tzeu-koung s’écria : Que vous êtes malheureux ! — Pardon, dit Yuan-hien. Manquer de biens, c’est être pauvre. Savoir et ne pas faire, c’est être malheureux. Je suis très pauvre ; je ne suis pas malheureux. — Tzeu-koung se tut. Yuan-hien ajouta : Agir pour plaire au monde, se faire des amis particuliers sous couleur de bien général, étudier pour se faire admirer, enseigner pour s’enrichir, s’affubler d’un déguisement de bonté et d’équité, se promener en somptueux équipage, tout ce que vous faites ce sont là choses que moi je ne me résoudrai jamais à faire.

Tseng-tzeu habitait dans le pays de Wei. Il portait une robe de grosse toile sans doublure. Sa mine trahissait la souffrance et la faim. Les cals de ses mains et de ses pieds montraient combien durement il travaillait pour vivre. Il n’avait pas de quoi faire un repas chaud une fois en trois jours. Un vêtement devait lui durer dix ans. S’il avait essayé de nouer sa coiffure, les brides usées se seraient cassées. S’il avait essayé de mettre le pied entier dans ses chaussures, le talon se serait séparé du reste. S’il avait tiré les manches de sa robe, elles lui seraient restées dans les mains. Et néanmoins, vêtu de haillons et chaussé de savates, il chantait les hymnes de la dynastie Chang, d’une voix qui retentissait dans l’espace comme le son d’un instrument de bronze ou de silex. L’empereur ne put pas le décider à le servir comme ministre, les grands feudataires ne purent pas le décider à s’attacher à eux comme ami. Il fut le type des esprits indépendants et libres. Qui tient à sa liberté doit renoncer aux aises du corps. Qui tient à sa vie doit renoncer aux dignités. Qui tient à l’union avec le Principe doit renoncer à toute attache.

Confucius dit à Yen-Hoei : Hoei, écoute moi ! Ta famille est pauvre ; pourquoi ne chercherais-tu pas à obtenir quelque charge ? — Non, dit Yen-Hoei, je ne veux d’aucune charge. J’ai cinquante arpents dans la campagne qui me fourniront ma nourriture, et dix arpents dans la banlieue qui me fourniront mon vêtement. Méditer vos enseignements en touchant ma cithare suffit pour mon bonheur. Non, je ne chercherai pas à obtenir une charge. — Ces paroles tirent une grande impression sur Confucius, qui dit : Quel bon esprit a Hoei ! Je savais bien, théoriquement, que celui qui a des goûts modestes ne se crée pas d’embarras ; que celui qui ne se préoccupe que de son progrès intérieur ne s’affecte d’aucune privation ; que celui qui ne tend qu’à la perfection fait bon marché des charges. J’ai même enseigné ces principes depuis bien longtemps. Mais maintenant seulement je viens de les voir appliqués par Hoei. Aujourd’hui moi le théoricien j’ai reçu une leçon pratique.

G. Meou, le fils du marquis de Wei, ayant été nommé à l’apanage de Tchoung-chan (près de la mer), dit à Tchan-tzeu : Je suis venu ici au bord de la mer, mais mon cœur est resté à la cour de Wei. — Tchan-tzeu dit : Étouffez votre chagrin, de peur qu’il n’use votre vie. — Le prince Meou dit : J’ai essayé, mais sans succès. Ma douleur est invincible. — Alors, dit Tchan-tzeu, donnez-lui libre carrière (en pleurant, criant, etc.). Car, réagir violemment contre un sentiment invincible, c’est s’infliger une double usure, (la douleur, plus la réaction). Aucun de ceux qui font ainsi ne vit longtemps. — Pour ce prince habitué à la cour, devoir vivre en un pays de rochers et de cavernes était sans doute plus dur que ce n’eut été pour un homme de basse caste. Il est pourtant regrettable pour lui que, ayant eu ce qu’il fallait pour tendre vers le Principe, il ne l’ait pas atteint. Il aurait trouvé là la paix dans l’indifférence.

H. Quand Confucius fut arrêté et cerné entre Tch’enn et Ts’ai, il fut sept jours sans viande ni grain, réduit à vivre d’herbes sauvages. Malgré son épuisement, il ne cessait de jouer de la cithare, dans la maison où il était réfugié. — Yen-Hoei, qui cueillait des herbes au dehors, entendit les disciples Tzeu-lou et Tzeu-koung qui se disaient entre eux : Le Maître a été chassé de Lou deux fois, intercepté à Wei une fois. À Song, on a abattu l’arbre qui l’abritait. Il a été en grand péril à Chang et à Tcheou. Maintenant le voilà assiégé ici. On désire qu’il périsse, sans oser le tuer : mais celui qui aura fait le coup ne sera certainement pas puni. Le Maître sait cela, et joue de la cithare. Est ce un Sage, celui qui se rend si peu compte de sa situation ? — Yen-Hoei rapporta ces paroles à Confucius qui, cessant son jeu, soupira et dit : Ce sont deux esprits sans portée. Appelle-les, que je leur parle ! — Quand ils furent entrés, Tzeu-lou dit à Confucius : Cette fois-ci, c’en est fait ! — Non, dit Confucius. Tant que la doctrine d’un Sage n’a pas été réfutée, ce n’est pas fait de lui. Entré en lice, pour la bonté et l’équité, à une époque de passions et de troubles, il est naturel que j’éprouve de violentes oppositions, mais ce n’en est pas fait de moi pour cela. Ma doctrine est irréfutable, et je n’en dévierai pour aucune persécution. Les frimas de l’hiver ne font ressortir qu’avec plus d’éclat la force de résistance du cyprès, qu’ils n’arrivent pas à dépouiller de ses feuilles. Il en adviendra de même, pour ma doctrine, de cet incident entre Tch’enn et Ts’ai. … Cela dit, Confucius reprit, avec un air digne, sa cithare et son chant. Tzeu-lou converti saisit un bouclier et dansa la pantomime. Tzeu-koung dit : J’ignorais combien le ciel est haut au dessus de la terre (le Sage au dessus du vulgaire). — Les anciens qui possédaient la science du Principe étaient également contents dans le succès et l’insuccès. Car le succès et l’insuccès leur étaient également indifférents. Leur contentement provenait d’une cause supérieure, de la science que le succès et l’insuccès procèdent pareillement du Principe, fatalement, inévitablement, comme le froid et le chaud, comme le vent et la pluie, en une succession et alternance à laquelle il n’y a qu’à se soumettre. C’est en vertu de cette science que Hu-You fut content au nord de la rivière Ying, et Koung-pai au pied du mont K’iou-cheou (Paragraphe suspect, probablement interpolé. Comparez Tchoang-tzeu chap. 17 C ; chap. 20 G et chap. 20 D.)

I. Chounn ayant offert son empire à son ancien ami Ou-tchai : Fi donc ! dit celui-ci. Vous avez quitté les champs pour la cour, et maintenant vous voulez que moi aussi je me dégrade. Je ne vous connais plus !.. Cela dit, Ou-tchai alla se jeter dans le gouffre de Ts’ing-ling. — Avant d’attaquer (le tyran) Kie, (le futur empereur) Chang consulta Pien-soei, qui lui répondit : Cela n’est pas mon affaire. … Alors qui consulterai-je ? demanda Chang. … Je ne sais pas, dit Pien soei. … Chang s’adressa à Ou-koang, qui répondit aussi, ce n’est pas mon affaire, je ne sais pas. … Alors T’ang dit : Si je demandais conseil à I-yinn ?.. Parfait ! dit Ou-koang. Grossier et plat, cet homme a ce qu’il faut pour servir vos desseins ; il n’a d’ailleurs que cela. — Conseillé par I-yinn, Chang attaqua Kie, le vainquit, puis offrit le trône à Pien-soei. Celui-ci dit : Mon refus de vous donner aucun conseil aurait dû vous faire comprendre que je ne veux pas avoir de part avec un voleur ; et voilà que vous m’offrez votre butin ! Faut-il que ce siècle soit pervers pour qu’un homme sans conscience vienne par deux fois essayer de me souiller par son contact ! On ne me fera pas une troisième fois pareille injure. … Cela dit, Pien-soei se noya dans la rivière Tcheou. — Alors T’ang offrit le trône à Ou-koang, avec ce boniment : Un Sage (I-yinn) a fait le plan (du détrônement de Kie) ; un brave (T’ang) l’a exécuté ; maintenant c’est au bon (Ou-koang) à monter sur le trône, conformément aux traditions des anciens. … Ou-koang refusa, en ces termes : Détrôner un empereur, c’est manquer d’équité ; tuer ses sujets, c’est manquer de bonté ; profiter des crimes d’autrui, ce serait manquer de pudeur. Je m’en tiens aux maximes traditionnelles, qui interdisent d’accepter aucune charge d’un maître inique, et de fouler le sol d’un empire sans principes. Je refuse d’être honoré par vous, et ne veux plus vous voir. … Cela dit, Ou-koang s’attacha une grosse pierre sur le dos et se jeta dans la rivière Lou.

J. Jadis, à l’origine de la dynastie Tcheou, les deux princes lettrés frères, Pai-i et Chou-ts’i vivaient à Kou-tchou. Ayant appris la nouvelle du changement de dynastie, ils se dirent : Il semble qu’à l’Ouest règne un homme qui est un Sage ; allons voir ! — Quand ils furent arrivés au sud du mont K’i (à la capitale des Tcheou), l’empereur Ou les fit recevoir par son frère Tan, qui leur promit avec serment richesses et honneurs s’ils voulaient servir sa maison. Les deux frères s’entre regardèrent, sourirent de mépris, et dirent : Nous nous sommes trompés ! ce n’est pas là ce que nous cherchions. … Ils avaient appris, entre temps comment s’était fait le changement de dynastie ; aussi ajoutèrent-ils : Jadis, l’empereur Chenn-noung, si dévot et si respectueux, offrait ses sacrifices pour son peuple sans faire aucune demande spéciale pour lui-même. Du gouvernement de ses sujets, auquel il s’appliquait si consciencieusement, il ne retirait pour lui-même ni gloire ni profit. Les Tcheou qui ont pris avantage de la décadence des Yinn pour envahir l’empire sont de tout autres hommes. Ils ont conspiré contre l’empereur, gagné ses sujets, employé la force. Ils jurent pour se faire croire (ce qui est contre la simplicité taoïste), ils se vantent pour plaire, ils font la guerre pour leur profit. Il est clair que le changement survenu dans l’empire a été de mal en pis. Jadis les anciens servaient en temps d’ordre, et se retiraient en temps de désordre. Actuellement, l’empire est dans les ténèbres, les Tcheou sont sans vertu. Mieux vaut, pour nous, nous retirer pour rester purs, que de nous salir au contact de ces usurpateurs. — Cette détermination prise, les deux Sages allèrent vers le Nord jusqu’au mont Cheou-yang, où ils moururent de faim. L’exemple de ces deux hommes est admirable. Richesses et honneurs leur étant inopinément offerts, ils ne se laissèrent pas séduire, ils ne dévièrent pas de leurs nobles sentiments, qui peuvent se résumer en cette maxime, ne pas s’asservir au monde.

Chap. 29. Politiciens.

A. Confucius était ami de Ki de Liou-hia. Celui ci avait un frère cadet, qu’on appelait le brigand Tchee. Cet individu avait organisé une association de neuf mille partisans, lesquels faisaient dans l’empire tout ce qui leur plaisait, rançonnant les princes, pillant les particuliers, s’emparant des bestiaux, enlevant les femmes et les filles, n’épargnant même pas leurs proches parents, poussant l’impiété jusqu’à ne plus faire d’offrandes à leurs ancêtres. Dès qu’ils se montraient, les villes se mettaient en état de défense, les villageois se retranchaient. Tout le monde avait à souffrir de ces malfaiteurs. Confucius dit à Liouhia-ki : Les pères doivent morigéner leurs fils, les frères aînés doivent morigéner leurs cadets. S’ils ne le font pas, c’est qu’ils ne prennent pas leur devoir à cœur. Vous êtes un des meilleurs officiers de ce temps, et votre frère cadet est le brigand Tchee. Cet homme est le fléau de l’empire, et vous ne le morigénez pas. Je suis honteux pour vous. Je vous avertis que je vais aller le sermonner à votre place. — Liouhia-ki dit : Il est vrai que les pères et les aînés doivent morigéner les fils et les cadets ; mais, quand les fils et les cadets refusent d’entendre, le père ou le frère aîné fût il aussi disert que vous l’êtes, le résultat sera nul. Or mon cadet Tchee est d’un naturel bouillant et emporté. Avec cela, il est si fort qu’il n’a personne à craindre, et si éloquent qu’il sait colorer en bien ses méfaits. Il n’aime que ceux qui le flattent, s’emporte dès qu’on le contredit, et ne se gêne pas alors de proférer des injures. Croyez moi, ne vous frottez pas à lui. — Confucius ne tint pas compte de cet avis. Il partit, Yen hoei conduisant son char, Tzeu-koung faisant contrepoids. Il trouva Tchee établi au sud du mont T’ai-chan, sa bande hachant des foies d’homme pour son dîner. Descendant de son char, Confucius s’avança seul jusqu’à l’homme de garde, et lui dit : Moi K’oung-k’iou de Lou, j’ai entendu parler des sentiments élevés de votre général ; je désire l’entretenir. … et, ce disant, il saluait l’homme de garde, avec révérence. Celui ci alla avertir le brigand Tchee, que cette nouvelle mit en fureur, au point que ses yeux étincelèrent comme des étoiles, et que ses cheveux hérissés soulevèrent son bonnet. Ce K’oung-k’iou, dit-il, n’est ce pas le beau parleur de Lou ? Dis lui de ma part : Radoteur qui mets tes blagues au compte du roi Wenn et de l’empereur Ou. Toi qui te coiffes d’une toile à ramages, et qui te ceins avec du cuir de bœuf. Toi qui dis autant de sottises que de paroles. Toi qui manges sans labourer, et qui t’habilles sans filer. Toi qui prétends qu’il suffit que tu entrouvres les lèvres et donnes un coup de langue, pour que la distinction entre le bien et le mal soit établie. Toi qui as mis dans l’erreur tous les princes, et détourné de leur voie tous les lettrés de l’empire. Toi qui, sous couleur de prêcher la piété, lèches les puissants, les nobles et les riches. Toi le pire des malfaiteurs ! Va-t-en bien vite ! Sinon, je ferai ajouter ton foie, au hachis qui se prépare pour notre dîner. — L’homme de garde lui ayant rapporté ces paroles, Confucius insista et fit dire à Tchee : Etant l’ami de votre frère, je désire être reçu dans votre tente. — L’homme de garde ayant averti Tchee : Qu’il vienne ! dit celui ci. — Confucius ne se le fit pas dire deux fois. Il avança vite, alla droit à Tchee, qu’il aborda en le saluant. — Au comble de la fureur, Tchee étendit ses deux jambes, plaça son épée en travers, braqua ses yeux sur Confucius, et, avec le ton d’une tigresse dérangée pendant qu’elle allaitait ses petits, il dit : Prends garde K’iou ! Si tu dis des choses qui me plaisent, tu vivras ! Si tu dis quoi que ce soit qui me déplaise, tu mourras ! — Confucius dit : Trois qualités sont surtout prisées des hommes ; une belle prestance ; une grande intelligence ; enfin la valeur militaire. Quiconque possède à un degré éminent une seule de ces trois qualités, est digne de commander aux hommes. Or, général, je constate que vous les possédez éminemment toutes les trois. Vous avez huit pieds deux pouces, vos yeux sont brillants, vos lèvres sont vermeilles, vos dents sont blanches comme des cauris, votre voix est sonore comme le son d’une cloche ; et un homme qui réunit toutes ces qualités, on l’appelle le brigand Tchee ! Général, j’en suis indigné !.. Si vous vouliez me prendre pour conseiller, j’emploierais mon crédit pour vous gagner la faveur de tous les princes avoisinants ; je ferais bâtir une grande ville, pour être votre capitale ; je ferais réunir des centaines de milliers d’hommes, pour être vos sujets ; je ferais de vous un prince feudataire puissant et respecté. Général, croyez moi, rendez la vie à l’empire, cessez de guerroyer, licenciez vos soldats, afin que les familles vaquent en paix à leur subsistance et aux offrandes des ancêtres. Suivez mon conseil, et vous acquerrez la réputation d’un Sage et d’un Brave ; tout l’empire vous applaudira. — Toujours furieux, Tchee répondit : Viens çà, K’iou, et sache qu’on n’embabouine que les petits esprits. Avais je besoin de toi pour m’apprendre, que le corps que mes parents m’ont donné, est bien fait ? Crois tu que tes compliments me touchent, moi qui sais que tu me dénigreras ailleurs plus que tu ne m’as flatté ici ? Et puis, l’appât chimérique avec lequel tu veux me prendre, est vraiment par trop grossier. Mais supposons que j’obtienne ce que tu m’as promis, combien de temps le garderai je ? L’empire n’a-t-il pas échappé aux descendants de Yao et de Chounn, la postérité des empereurs T’ang et Ou n’est elle pas éteinte, précisément parce que leurs ancêtres leur avaient laissé un patrimoine très riche et par suite très convoité ? Le pouvoir ne dure pas, et le bonheur ne consiste pas, comme toi et les politiciens les semblables voudraient le faire croire, dans cette chose là. Au commencement il y avait beaucoup d’animaux et peu d’hommes. Durant le jour, ceux-ci recueillaient des glands et des châtaignes ; durant la nuit, ils se réfugiaient, sur les arbres, par peur des bêtes sauvages. Ce fut là la période dite des nids. … Puis vint l’âge des cavernes, durant lequel les hommes encore nus, ramassaient du combustible en été, pour se chauffer en hiver, première manifestation du soin pour l’entretien de la vie. … Puis vint l’âge de Chenn-noung, le premier agriculteur, âge de l’absolu sans souci. Les hommes ne connaissaient que leur mère, pas leur père (pas de mariage). Ils vivaient en paix, avec les élans et les cerfs. Ils cultivaient assez pour manger, et filaient assez pour s’habiller. Personne ne faisait de tort à autrui. Ce fut là l’âge, où tout suivit son cours naturel, en perfection. … Hoang-ti mit fin à cet heureux âge. Le premier, il s’arrogea le pouvoir impérial, fit la guerre, livra bataille à Tch’eu-you dans la plaine de Tchouo-lou, versa le sang sur un espace de cent stades (en poursuivant les vaincus). Puis Yao et Chounn inventèrent les ministres d’État et le rouage administratif. Puis T’ang renversa et exila son souverain Kie, Ou détrôna et mit à mort l’empereur Tcheou. Depuis lors, jusqu’à nos jours, les forts ont opprimé les faibles, la majorité a tyrannisé la minorité. Tous les empereurs et princes ont troublé le monde, à l’instar des premiers de leur espèce. Et toi K’iou, tu t’es donné pour mission de propager les principes du roi Wenn et de l’empereur Ou, tu prétends imposer ces principes à la postérité. C’est à ce titre que tu t’habilles et te ceins autrement que le commun, que tu pérores et que tu poses, dupant les princes, poussant tes intérêts personnels. Tu es sans contredit le premier des malfaiteurs, et, au lieu de m’appeler moi, par excellence, le brigand Tchee, le peuple devrait t’appeler toi, le brigand K’iou. … J’en appelle aux résultats de ton enseignement. Après avoir enjôlé Tzeu-lou, tu lui as fait déposer ses armes, tu l’as fait étudier. Le monde étonné se dit, K’iou sait adoucir les violents. L’illusion ne dura pas. Ayant tenté d’assassiner le prince de Wei, Tzeu-lou périt de male mort, et son cadavre salé (pour qu’il se conservât plus longtemps), fut exposé sur la porte orientale de la capitale de Wei. Continuerai-je à énumérer les succès de l’homme de talent, du grand Sage, que tu te figures être ? À Lou on se défit de toi deux fois. De Wei tu fus expulsé. À Ts’i on faillit te faire un mauvais parti. Entre Tch’enn et Ts’ai, on t’assiégea. L’empire tout entier refuse de donner asile au maître qui fit saler son disciple Tzeu-lou. En résumé, tu n’as su être utile, ni à toi, ni aux autres, et tu prétends qu’on ait de l’estime pour ta doctrine !.. Cette doctrine, dis tu, n’est pas ma doctrine. Elle remonte, par les anciens souverains, jusqu’à Hoang-ti. Fameux parangons, sur le compte desquels le vulgaire seul peut se tromper. Déchaînant ses passions sauvages, Hoang-ti fit la première guerre, et ensanglanta la plaine de Tchouo-lou. Yao fut mauvais père. Chounn fut mauvais fils. U vola l’empire pour le donner à sa famille. T’ang bannit son souverain. Ou tua le sien. Le roi Wenn se fit emprisonner à You-li. Voilà les six parangons, dont tu imposes l’admiration au vulgaire. Considérés de près, ce furent des hommes, que l’amour de leur intérêts fit agir contre leur conscience et contre la nature ; des hommes dont tous les actes sont dignes du plus profond mépris. … Et tes autres grands hommes, ne périrent ils pas tous victimes de leur bêtise ? Leurs utopies furent cause que Pai-i et Chou-ts’i moururent de faim et restèrent sans sépulture. Son idéalisme fut cause que Pao-tsiao se retira dans les forêts, où on le trouva mort, à genoux, embrassant le tronc d’un arbre. Son dépit de n’être pas écouté, fut cause que Chenn-t’ou-ti s’attacha une pierre sur le dos et se jeta dans le Fleuve, où les poissons et les tortues le dévorèrent. Le fidèle Kie-tzeu-t’oei, qui avait été jusqu’à nourrir son duc Wenn avec un morceau de sa cuisse, fut si sensible à l’ingratitude de celui-ci, qu’il se retira dans les bois, où il périt par le feu. Wei-cheng ayant donné rendez vous à une belle sous un pont, se laissa noyer par l’eau montante, plutôt que de lui manquer de parole. En quoi, je te le demande, le sort de ces six hommes différa-t-il du sort d’un chien écrasé, d’un porc égorgé, d’un mendiant mort de misère ? Leurs passions causèrent leur mort. Ils auraient mieux fait d’entretenir leur vie dans la paix. … Tu donnes encore en exemple des ministres fidèles, comme Pi-kan et Ou-tzeusu. Or Pi-kan, mis à mort, eut le cœur arraché ; Ou-tzeusu dut se suicider, et son corps fut jeté à la rivière. Voilà ce que leur fidélité valut à ces fidèles, de devenir la risée du public. … Donc, de tous les exemples vécus que tu invoques en preuve de ton système, aucun n’est fait pour me convaincre, bien au contraire. Que si tu invoques des arguments d’outre tombe, ces choses là ne me prouvent rien. … À mon tour, moi je vais te donner une leçon pratique, sur ce qui en est, au vrai, de l’humanité. L’homme aime la satisfaction de ses yeux, de ses oreilles, de sa bouche, de ses instincts. Il n’a, pour assouvir ses penchants, que la durée de sa vie, soixante ans en moyenne, parfois quatre-vingt, rarement cent. Encore faut il soustraire, de ces années, les temps de maladie, de tristesse, de malheur. Si bien que, dans un mois de vie, c’est à peine si un homme a quatre ou cinq journées de vrai contentement et de franc rire. Le cours du temps est infini, mais le lot de vie assigné à chacun est fini, et la mort y met un terme à son heure. Une existence n’est, dans la suite des siècles, que le bond du cheval qui saute un fossé. Or mon avis est, que quiconque ne sait pas faire durer cette vie si courte autant que possible, et ne satisfait pas durant ce temps tous les penchants de sa nature, n’entend rien à ce qu’est en réalité l’humanité. … Conclusion : Je nie, K’iou, tout ce que tu affirmes, et je soutiens tout ce que tu nies. Garde toi de répliquer un seul mot ! Va-t-en bien vite ! Fou, hâbleur, utopiste, menteur, tu n’as rien de ce qu’il faut pour rémettre les hommes dans leur voie. Je ne te parlerai pas davantage. — Confucius salua humblement, et sortit à la hâte. Quand il s’agit de monter dans sa voiture, il dut s’y prendre par trois fois pour trouver l’embrasse, tant il était ahuri. Les yeux éteints, la face livide, il s’appuya sur la barre, la tête ballante et haletant. Comme il rentrait en ville, à la porte de l’Est, il rencontra Liouhia-ki. Ah ! vous voilà, dit celui ci. Il y a du temps, que je ne vous ai vu. Votre attelage paraît las. Ne seriez vous pas allé voir Tchee, par hasard ?.. Je suis allé le voir, dit Confucius, en levant les yeux au ciel, et soupirant profondément. … Ah ! fit Liouhia-ki ; et a-t-il admis une seule des choses que vous lui avez dites ?.. Il n’en a admis aucune, dit Confucius. Vous aviez bien raison. Cette fois, moi K’iou, j’ai fait comme l’homme qui se cautérisait alors qu’il n’était pas malade (je me suis donné du mal, et me suis mis en danger, en vain). J’ai tiré la moustache du tigre, et ai bien de la chance d’avoir échappé à ses dents.

B. Tzeu-tchang qui étudiait en vue de se pousser dans la politique, demanda à Man-keou-tei : Pourquoi n’entrez vous pas dans la voie de l’opportunisme (celle de Confucius et des politiciens de l’époque) ? Si vous n’y entrez pas, personne ne vous confiera de charge, vous n’arriverez jamais à rien. Cette voie est la plus sûre, pour arriver à la renommée et à la richesse. On y est aussi en compagnie distinguée. — Vraiment ? dit Man-keou-tei. Moi, les politiciens me choquent, par l’impudeur avec laquelle ils mentent, par leurs intrigues pour enjôler des partisans. À leur opportunisme factice, je préfère la liberté naturelle. — La liberté, dit Tzeu-tchang, Kie et Tcheou la prirent en toute chose. Ils furent tous les deux empereurs, et pourtant, si maintenant vous disiez à un voleur, vous êtes un Kie, ou vous êtes un Tcheou, ce voleur se tiendrait pour grièvement offensé, tant leur abus de la liberté a fait mépriser Kie et Tcheou par les plus petites gens. … Tandis que K’oung-ni et Mei-ti, plébéiens et pauvres, ont acquis par leur usage de l’opportunisme une réputation telle, que si vous dites à quelque ministre d’État, vous êtes un K’oung-ni, ou vous êtes un Mei-ti, ce grand personnage se rengorgera, se tenant pour très honoré. Cela prouve que ce n’est pas la noblesse du rang qui en impose aux hommes, mais bien la sagesse de la conduite. — Est ce bien vrai ? reprit Man-keou-tei. Ceux qui ont volé peu, sont enfermés dans les prisons. Ceux qui ont volé beaucoup, sont assis sur les trônes. Voler en grand, serait ce opportunisme et sagesse ?.. Et puis, les politiciens sont ils vraiment les purs que vous dites ? C’est à la porte des grands voleurs (des princes feudataires), qu’on les trouve postés, en quémandeurs. Siao-pai duc Hoan de Ts’i, tua son frère aîné, pour épouser sa veuve ; et malgré cela Koan-tchoung consentit à devenir son ministre, et lui procura, per fas et nefas, le pas, comme hégémon, sur les autres feudataires. Confucius a accepté un cadeau de soieries de Tien-Tch’eng-tzeu, l’assassin de son prince et l’usurpateur de sa principauté. La morale naturelle exigeait que ces deux politiciens censurassent leurs patrons. Ils firent, au contraire, les chiens couchants, devant eux. C’est leur opportunisme (égoïste, visant au profit personnel), qui les fit ainsi descendre jusqu’à étouffer leur conscience. C’est d’eux qu’a été écrit ce texte : Oh ! le bien ; oh ! le mal… Ceux qui ont réussi, sont les premiers ; ceux qui ne sont pas parvenus, sont les derniers. — Tzeu-tchang reprit : Si vous abandonnez toutes choses à la liberté naturelle, si vous n’admettez aucune institution artificielle, c’en sera fait de tout ordre dans le monde ; plus de rangs, plus de degrés, plus même de parenté. — Man-keou-tei dit : Est ce que vos politiciens, qui affectent de faire tant de cas de ces choses, les ont bien observées ? Voyons vos parangons ! Yao mit à mort son fils aîné. Chounn exila son oncle maternel. Quel respect pour la parenté !.. T’ang exila son suzerain Kie, Ou tua Tcheou. Quel respect pour les rangs !.. Le roi Ki supplanta son frère aîné, le duc de Tcheou tua le sien. Quel respect pour les degrés !.. Ah oui, les disciples de K’oung-ni parlent doucereusement, les disciples de Mei-ti prêchent la charité universelle, et voilà comme ils agissent pratiquement. — La discussion n’aboutissant pas, Tzeu-tchang et Man-keou-tei s’en remirent à un arbitre, lequel prononça ainsi : Vous avez tous les deux tort et raison, comme il arrive quand on tient une position trop tranchée. Le vulgaire ne voit que la richesse ; le politicien ne prise que la réputation. Pour arriver à leur but, ils luttent et s’usent. Sage est celui qui considère le oui et le non, du centre de la circonférence (comparez chap. 2 C), et qui laisse la roue tourner. Sage est celui qui agit quand les circonstances sont favorables, qui cesse d’agir quand il en est temps. Sage est celui qui ne se passionne pour aucun idéal. Toute poursuite d’un idéal est funeste. Leur obstination dans la loyauté, fit arracher le cœur à Pi-kan, et crever tes yeux à Ou-tzeusu. Leur acharnement à dire vrai, à tenir la parole donnée, poussa Tcheu-koung à témoigner en justice contre son père, et Wei-cheng à se laisser noyer sous un pont. Leur désintéressement inflexible, fit que Pao-tzeu mourut à genoux au pied d’un arbre, et que Chenn-tzeu fut ruiné par les artifices de Ki de Li. Confucius n’honora pas la mémoire de sa mère, K’oang-tchang se fit chasser par son père, pour cause de scrupules rituels exagérés. Ce sont là des faits historiques connus. Ils prouvent que toute position extrême devient fausse, que toute obstination exagérée ruine. La sagesse consiste à se tenir au centre, neutre et indifférent.

C. Inquiet dit à Tranquille : Tout le monde estime la réputation et la fortune. La foule courtise les parvenus, s’aplatit devant eux et les exalte. La satisfaction que ceux ci en éprouvent, fait qu’ils vivent longtemps. Pourquoi ne vous poussez vous pas ? Votre apathie est-elle défaut d’intelligence, ou manque de capacité, ou obstination dans certains principes a vous particuliers ? — Tranquille répondit : je n’ai envie, ni de réputation, ni de fortune, parce que ces choses ne donnent pas le bonheur. Il est trop évident que ceux qui se poussent, faisant litière de tout principe gênant, se formant la conscience sur des précédents historiques quelconques ; il est trop évident, quoi que vous en disiez, que ces hommes n’obtiennent pas de vivre satisfaits et longtemps. Leur vie n’est, comme celle des plus vulgaires, qu’un tissu de travaux et de repos, de peines et de joies, de tâtonnements et d’incertitudes. Quelque avancés qu’ils soient, ils restent exposés aux revers, au malheur. — Soit, dit Inquiet ; mais toujours est il que, tant qu’ils possèdent, ils jouissent. Ils peuvent se procurer ce que le Sur-homme et le Sage n’ont pas. Quiconque a atteint une position élevée, c’est à qui lui prêtera ses bras, son intelligence, ses talents. Même dans une position moindre, le parvenu est encore privilégié. Pour lui tous les plaisirs des sens, toutes les satisfactions de la nature. — Égoïsme repu, dit Tranquille. Est ce là le bonheur ?.. À mon avis, le Sage ne prend pour lui que strictement ce qu’il lui faut, et laisse le reste aux autres. Il ne se remue pas, il ne lutte pas. Toute agitation, toute compétition, est signe de passion morbide. Le Sage donne, se désiste, s’efface, renonce, sans s’en faire un mérite, sans attendre qu’on l’y force. Quand le destin l’a élevé au pinacle, il ne s’impose à personne, il ne pèse sur personne ; il pense au changement à venir, au tour éventuel de la roue, et est modeste en conséquence. Ainsi firent Yao et Chounn. Ils ne traitèrent pas le peuple avec bonté, mais ils ne lui firent aucun mal, par abstraction et précaution. Chan-kuan et Hu-You refusèrent le trône, par amour de la sécurité et de la paix. Le monde loue ces quatre hommes, qui agirent pourtant contrairement à ses principes. Ils ont acquis la célébrité, sans l’avoir recherchée. — En tout cas, dit Inquiet, ils ne l’ont pas eue gratis. Au lieu des souffrances de l’administration, ils s’infligèrent celles de l’abstinence et des privations, une forme de vie équivalant à une mort prolongée. — Du tout, dit Tranquille. Ils vécurent une vie commune. Or la vie commune, c’est le bonheur possible. Tout ce qui dépasse, rend malheureux. Avec ses oreilles pleines de musique et sa bouche remplie de mets, le parvenu n’est pas heureux. Le souci de soutenir sa position, en fait comme une bête de somme qui gravit sans cesse la même pente, suant et soufflant. Toutes les richesses, toutes les dignités, n’éteindront pas la faim et la soif qui le tourmentent, la fièvre intérieure qui le dévore. Ses magasins étant pleins à déborder, Il ne cessera pas de désirer davantage, il ne consentira pas à rien céder. Sa vie se passera à monter la garde autour de ces amas inutiles, dans les soucis, dans la crainte. Il se barricadera dans son domicile, et n’osera pas sortir sans escorte, (de peur d’être pillé, enlevé, rançonné). N’est ce pas là une vraie misère ? Eh bien, ceux qui la souffrent, ne la sentent pas. Inconscients dans le présent, ils ne savent pas non plus prévoir l’avenir. Quand l’heure du malheur sonnera, ils seront surpris, et tous leurs biens ne leur vaudront pas même un jour de répit. Bien fou est celui qui se fatigue l’esprit et qui use son corps, pour aboutir à pareille fin.

Chap. 30. Spadassins.

A. Le roi Wenn de Tchao était passionné pour l’escrime. Les spadassins de profession affluaient à sa cour. Il donnait l’hospitalité à plus de trois mille hommes de cette sorte, qui se battaient devant lui, quand il lui plaisait, de jour ou de nuit. Chaque année plus de cent étaient tués ou grièvement blessés dans ces joutes. Mais ces accidents ne refroidissaient pas la passion du roi. Il y avait trois ans que ce manège durait. Le royaume se trouvant fort négligé, ses voisins jugèrent le moment favorable pour s’en emparer. Ce qu’ayant appris, le prince héritier Li fut très affligé. Il réunit ses amis et leur dit : Celui qui aura pu persuader au roi de mettre fin à ces combats de bretteurs, je lui donnerai mille taëls en récompense. … Tchoang-tzeu seul est capable de faire cela, dirent les amis du prince. — Aussitôt le prince envoya des courriers, pour inviter Tchoang-tzeu et lui offrir mille taëls. Tchoang-tzeu refusa l’argent, mais suivit les envoyés. Que désirez vous de moi, et pourquoi m’avez-vous offert mille taëls ? demanda-t-il au prince. — J’ai ouï dire que vous êtes un Sage, dit celui- ci, voilà pourquoi j’ai commencé par vous envoyer respectueusement mille taëls, en attendant ce qui viendra ensuite. Vous avez refusé mon présent. Comment oserais-je alors vous dire ce que je désirais de vous ? — J’ai ouï dire, dit Tchoang-tzeu, que vous désirez que je guérisse le roi votre père d’une certaine passion. Si je l’offense, il me tuera ; si je ne réussis pas, vous m’en ferez peut être autant ; dans les deux cas, vos mille taëls seront de trop (ne me serviront pas). Si je plais au roi et vous contente, alors vos mille taëls? Ils seront trop peu. Voilà pourquoi j’ai refusé votre argent. — Bien, dit le prince. Notre roi n’aime que les spadassins. — Je sais, dit Tchoang-tzeu. Je tire fort bien de l’épée. — Parfait, fit le prince. Seulement, les spadassins du roi portent tous un turban à gland et un pourpoint étroit ; ils ont des mines féroces et le verbe très haut. Le roi ne prise plus que ce genre. Si vous vous présentez à lui en robe de lettré, il ne vous regardera même pas. — Alors, fit Tchoang-tzeu, faites moi faire le costume en question. Trois jours plus tard, le prince présenta au roi Tchoang-tzeu costumé en spadassin. Le roi le reçut, l’épée nue à la main. Tchoang-tzeu s’avança vers lui lentement (pour éviter de se faire prendre pour un assassin déguisé), et ne le salua pas (même raison). — Pourquoi, lui demanda le roi, vous êtes-vous fait annoncer à moi par mon fils ? — J’ai ouï dire, fit Tchoang-tzeu, que vous aimez les duels à l’épée. Je voudrais vous montrer ce que je sais faire en ce genre. — De quelle force êtes-vous ? demanda le roi. — Voici, dit Tchoang-tzeu : placez un spadassin de dix en dix pas, sur mille stades de longueur ; je leur passerai sur le corps à tous, à la file. — Ah ! fit le roi ravi ; vous n’avez pas votre pareil. — Et voici ma théorie, dit Tchoang-tzeu : J’attaque mollement, je laisse venir l’adversaire, il s’échauffe, je feins de fléchir, il s’emballe, je l’embroche. Voulez-vous me permettre de vous montrer la chose ? — Pas si vite, maître, fit le roi inquiet. Allez d’abord vous reposer. Quand les préparatifs auront été faits, je vous ferai mander. — B. Alors le roi fit faire l’exercice à ses spadassins, durant sept jours de suite. Plus de soixante furent tués ou blessés. Le roi choisit les cinq ou six plus habiles, les rangea au bas de la grande salle, l’épée à la main, prêts à combattre, puis ayant mandé Tchoang-tzeu, il lui dit : Je vais vous mettre en présence de ces maîtres. … J’ai dû attendre assez longtemps, dit Tchoang-tzeu. — Quelles sont les dimensions de votre épée ? demanda le roi. — Toute épée me va, dit Tchoang-tzeu. Cependant, il en est trois que je préfère. À votre choix. — Expliquez-vous, dit le roi. — Ce sont, dit Tchoang-tzeu, l’épée de l’empereur, l’épée du vassal, l’épée du vulgaire. — Qu’est-ce que l’épée de l’empereur ? demanda le roi. … C’est, fit Tchoang-tzeu, celle qui couvre tout à l’intérieur des quatre frontières, celle qui s’étend jusque sur les barbares limitrophes, celle qui règne des montagnes de l’ouest à la mer orientale. Suivant le cours des deux principes et des cinq éléments, des lois de la justice et de la clémence, elle se repose au printemps et en été (saisons des travaux), elle sévit en automne et en hiver (saisons des exécutions et des guerres). À ce glaive tiré de son fourreau et brandi, rien ne résiste. Il force tout être à la soumission. C’est là l’épée de l’empereur. — Surpris, le roi demanda : Qu’est ce que l’épée du vassal ?.. C’est, dit Tchoang-tzeu, une arme faite de bravoure, de fidélité, de courage, de loyauté, de sagesse. Brandi sur une principauté, conformément aux lois du ciel, de la terre et des temps, ce glaive maintient la paix et l’ordre. Redouté comme la foudre, il empêche toute rébellion. Voilà l’épée du vassal. — Et l’épée du vulgaire, qu’est-ce ? demanda le roi. … C’est, dit Tchoang-tzeu, le fer qui est aux mains de certains hommes, qui portent un turban à gland et un pourpoint étroit ; qui roulent des yeux féroces et ont le verbe très haut ; qui se coupent la gorge, se percent le foie ou les poumons, dans des duels sans but ; qui s’entre-tuent, comme font les coqs de combat, sans aucune utilité. pour leur pays. Ô roi ! vous qui êtes peut-être prédestiné à devenir le maître de l’empire, n’est-il pas au dessous de vous de priser tant cette arme-là ? — Le roi comprit. Il prit Tchoang-tzeu par le bras, et le conduisit au haut de la salle, où un festin était servi. Tout hors de lui, le roi errait autour de la table. … Remettez-vous et prenez place, lui dit Tchoang-tzeu ; je n’en dirai pas plus long sur les épées (ne vous ferai pas honte davantage). — Ensuite le roi Wenn s’enferma dans ses appartements durant trois mois, réfléchissant sur sa conduite. Durant ce temps, ses spadassins achevèrent de s’entre-tuer. (Certains commentateurs expliquent, ils se suicidèrent tous, de dépit. En tout cas, l’espèce fut éteinte, et l’abus cessa.)

Chap. 31. Le vieux pêcheur.

A. Confucius, se promenant dans la forêt de Tzeu-wei, s’assit pour se reposer près du tertre Mang-t’an. Les disciples prirent leurs livres. Le maître toucha sa cithare et se mit à chanter. — Le chant attira un vieux pêcheur. Ses cheveux grisonnants défaits, ses manches retroussées, le vieillard descendit de sa barque, gravit la berge, approcha, posa sa main gauche sur son genou, prit son menton dans sa main droite, et écouta attentivement. Quand le chant fut fini, il fit signe de la main à Tzeu-koung et Tzeu-lou. Tous deux étant venus à lui : Qui est celui-ci ? demanda le vieillard, en désignant Confucius. — C’est, dit Tzeu-lou, le Sage de Lou. — Comment s’appelle-t-il ? demanda le vieillard. — Il s’appelle K’oung, dit Tzeu-lou. — Et que fait ce K’oung ? demanda le vieillard. — Il s’efforce, dit Tzeu koung, de faire revivre la sincérité, la loyauté, la bonté et l’équité, les rites et la musique, pour le plus grand bien de la principauté de Lou et de l’empire. — Est-il prince ? demanda le vieillard. — Non, fit Tzeu-koung. — Est-il ministre ? demanda le vieillard. — Non, fit encore Tzeu-koung. Le vieillard sourit et se retira. Tzeu-koung l’entendit murmurer : bonté ! équité ! c’est fort beau sans doute, mais il aura de la chance s’il ne se perd pas à ce jeu. En tout cas, les soucis et le mal qu’il se donne nuiront, en usant son esprit et son corps, à sa vraie perfection. Qu’il est loin de la science du Principe ! — Tzeu-koung rapporta ces paroles à Confucius, qui repoussa vivement la cithare posée sur ses genoux, se leva en disant : « C’est là un Sage », et descendit la berge pour demander un entretien au vieillard. Celui-ci enfonçait justement sa gaffe, pour déborder sa barque. À la vue de Confucius, il s’arrêta et se tourna vers lui. Confucius s’avança en saluant. — Que désirez-vous de moi ? lui demanda le vieillard. — Confucius dit : Vous avez prononcé tout à l’heure des paroles dont je ne pénètre pas le sens. Je vous prie respectueusement de vouloir bien m’instruire pour mon bien. — Ce désir est très louable, dit le vieillard. — B. Confucius se prosterna, puis, s’étant relevé, il dit : Depuis ma jeunesse, jusqu’à cet âge de soixante-neuf ans (avant-dernière année de sa vie), moi K’iou j’ai étudié sans cesse, sans être instruit dans la science suprême (taoïsme). Maintenant que l’occasion m’en est donnée, jugez de l’avidité avec laquelle je vais vous écouter. — Le vieillard dit : Je ne sais si nous nous entendrons ; car la loi commune est que ceux-là seuls s’entendent dont les sentiments se ressemblent. En tout cas, et à tout hasard, je vais vous dire mes principes, et les appliquer à votre conduite. … Vous vous occupez exclusivement des affaires des hommes. L’empereur, les seigneurs, les officiers, la plèbe, voilà vos thèmes ; parlons-en. Vous prétendez morigéner ces quatre catégories, les obliger à se bien conduire, le résultat final étant un ordre parfait, dans lequel tout le monde vivra heureux et content. Arriverez-vous vraiment à créer un monde sans maux et sans plaintes ?.. Il suffit, pour affliger le plébéien, que son champ ne rapporte pas, que son toit goutte, qu’il manque d’aliments ou d’habits, qu’on lui impose une nouvelle taxe, que les femmes de la maison se disputent, que les jeunes manquent de respect aux vieux. Comptez-vous vraiment arriver à supprimer toutes ces choses ?.. Les officiers se chagrinent des difficultés de leurs charges, de leurs insuccès, des négligences de leurs subordonnés, de ce qu’on ne reconnaît pas leurs mérites, de ce qu’ils n’avancent pas. Pourrez-vous vraiment changer tout cela ?.. Les seigneurs se plaignent de la déloyauté de leurs officiers, des rébellions de leurs sujets, de la maladresse de leurs artisans, de la mauvaise qualité des redevances qu’on leur paye en nature, de l’obligation de paraître souvent à la cour les mains pleines, de ce que l’empereur n’est pas content de leurs présents. Ferez-vous vraiment que tout cela ne soit plus ?.. L’empereur s’afflige des désordres dans le yinn et le yang, le froid et le chaud, qui nuisent à l’agriculture et font souffrir le peuple. Il s’afflige des querelles et des guerres de ses feudataires, qui coûtent la vie à beaucoup d’hommes. Il s’afflige de ce que ses règlements sur les rites et la musique sont mal observés, de ce que ses finances sont épuisées, de ce que les relations sont peu respectées, de ce que le peuple se conduit mal. Comment ferez-vous, pour supprimer tous ces désordres ? Avez-vous qualité, avez-vous pouvoir, pour cela ? Vous qui n’êtes ni empereur, ni seigneur, ni même ministre ; simple particulier, vous prétendez réformer l’humanité. N’est-ce pas vouloir plus que vous ne pourrez faire ?.. Avant de voir la réalisation de votre rêve, il vous faudrait préalablement délivrer les hommes des huit manies que je vais vous énumérer : manie de se mêler de ce qui n’est pas son affaire ; manie de parler sans considération préalable ; manie de mentir ; manie de flatter ; manie de dénigrer ; manie de semer la discorde ; manie de faire à ses amis une fausse réputation ; manie d’intriguer et de s’insinuer. Êtes-vous homme à faire disparaître tous ces vices ?.. Et les quatre abus suivants : démangeaison d’innover pour se rendre célèbre ; usurpation du mérite d’autrui pour s’avancer soi-même ; entêtement dans ses défauts en dépit des remontrances ; obstination dans ses idées en dépit des avertissements ; changerez-vous tout cela ?.. Quand vous l’aurez fait, alors vous pourrez commencer à exposer aux hommes vos théories sur la bonté et l’équité, avec quelque chance qu’ils y comprendront quelque chose. — C. Le visage altéré et soupirant d’émotion, Confucius se prosterna pour remercier de la leçon, se releva et dit : Passe que je sois un utopiste, mais je ne suis pas un malfaiteur. Alors pourquoi suis-je ainsi partout honni, persécuté, expulsé ? Qu’est-ce qui m’attire tous ces maux ? Je n’y comprends rien. — Vous n’y comprenez rien, fit le vieillard étonné ; vraiment, vous êtes bien borné. C’est votre manie de vous occuper de tous et de tout, de poser en censeur et en magister universel, qui vous attire ces tribulations. Ecoutez cette histoire : Un homme avait peur de l’ombre de son corps et de la trace de ses pas. Pour s’en délivrer, il se mit à fuir. Or, plus il fit de pas, plus il laissa d’empreintes ; quelque vite qu’il courût, son ombre ne le quitta pas. Persistant malgré tout à croire qu’il finirait par la gagner de vitesse, il courut tant et si bien qu’il en mourut. L’imbécile ! S’il s’était assis dans un lieu couvert, son corps n’aurait plus projeté d’ombre ; s’il s’était tenu bien tranquille, ses pieds n’auraient plus produit d’empreintes ; il n’avait qu’à se tenir en paix, et tous ses maux disparaissaient. … Et vous qui, au lieu de vous tenir en paix, faites métier d’ergoter sur la bonté et l’équité, sur les ressemblances et les dissemblances, sur je ne sais quelles subtilités oiseuses, vous vous étonnez des conséquences de cette manie, vous ne comprenez pas que c’est en agaçant tout le monde que vous vous êtes attiré la haine, universelle ? Croyez-moi, du jour où vous ne vous occuperez plus que de vous-même, et vous appliquerez à cultiver votre fonds naturel ; du jour où, rendant aux autres ce qui leur revient, vous les laisserez tranquilles ; de ce jour, vous n’aurez plus aucun ennui. C’est en fermant les yeux sur vous-même, et en les ouvrant trop sur les autres, que vous vous attirez tous vos malheurs. — D. Tout déconfit, Confucius demanda : Qu’est-ce que mon fonds naturel ? — Le fonds naturel, dit le vieillard, c’est la simplicité, la sincérité, la droiture que chacun apporte en naissant. Cela seul influence les hommes. Personne n’est touché par un verbiage fallacieux ; par des larmes, des éclats, un pathos de comédien. Tandis que les sentiments vrais se communiquent à autrui, sans artifice de paroles ni de gestes. C’est qu’ils émanent du fonds naturel, de la vérité native. De ce fonds naissent toutes les vertus vraies, l’affection des parents et la piété des enfants, la loyauté envers le prince, la joie communicative dans les festins, la compassion sincère lors des funérailles. Ces sentiments sont spontanés et n’ont rien d’artificiel, tandis que les rites dans lesquels vous prétendez enserrer tous les actes de la vie sont une comédie factice. Le fonds naturel, c’est la part que chaque homme a reçu de la nature universelle. Son dictamen est invariable. Il est l’unique règle de conduite du Sage, qui méprise toute influence humaine. Les imbéciles font tout l’inverse. Ils ne tirent rien de leur propre fonds, et sont à la merci de l’influence d’autrui. Ils ne savent pas estimer la vérité qui est en eux, mais partagent les frivoles et volages affections du vulgaire. C’est dommage, maître, que vous ayez passé toute votre vie dans le mensonge, et n’ayez entendu que si tard exposer la vérité. — E. Confucius se prosterna, se releva, salua et dit : Quel bonheur que je vous aie rencontré ! Quelle faveur du ciel ! Ah ! maître, ne me jugez pas indigne de devenir votre serviteur, afin qu’en vous servant j’aie l’occasion d’en apprendre davantage. Dites-moi, s’il vous plaît, où vous demeurez. j’irai demeurer chez vous, pour achever de m’instruire. — Non, dit le vieillard. L’adage dit : ne révèle les mystères qu’à qui est capable de te suivre ; ne le révèle pas à qui est incapable de les comprendre. Vos préjugés sont trop invétérés pour être guérissables. Cherchez ailleurs. Moi je vous laisse .. Et ce disant, le vieillard donna un coup de gaffe, et disparut avec sa barque parmi les verts roseaux. — F. Cependant Yen-yuan avait préparé le char pour le retour, Tzeu-lou présentait l’embrasse. Mais Confucius ne pouvait se détacher du rivage. Enfin, quand le sillage de la barque fut entièrement aplani, quand aucun bruit de gaffe ne parvint plus à son oreille, il se décida, comme à regret, à prendre place dans son char. Tzeu-lou qui marchait à côté, lui dit : Maître, voilà longtemps que je vous sers. Jamais je ne vous ai vu manifester autant de respect et de déférence à qui que ce soit. Reçu par des princes et par des seigneurs, traité par eux en égal, vous avez toujours été hautain et dédaigneux. Et voici qu’aujourd’hui, devant ce vieillard appuyé sur sa gaffe, vous avez fléchi vos reins à angle droit pour l’écouter, vous vous êtes prosterné avant de lui répondre. Ces témoignages de vénération n’avaient-ils pas quelque chose d’excessif ? Nous, disciples, en sommes surpris. À quel titre ce vieux pêcheur était-il digne de pareilles démonstrations ? — Incliné sur la barre d’appui, Confucius soupira et dit : You, tu es décidément incorrigible ; mon enseignement glisse, sans effet, sur ton esprit par trop grossier. Approche et écoute ! Ne pas vénérer un vieillard, c’est manquer aux rites. Ne pas honorer un Sage, c’est manquer de jugement. Ne pas s’incliner devant la vertu qui rayonne dans un autre, c’est se faire tort à soi-même. Retiens cela, butor !… Et si cela est vrai de toute vertu, combien plus est-ce vrai de la science du Principe, par lequel tout ce qui est subsiste, dont la connaissance est vie et l’ignorance mort. Se conformer au Principe donne le succès, s’opposer à lui c’est la ruine certaine. C’est le devoir du Sage d’honorer la science du Principe partout où il la rencontre. Or ce vieux pêcheur la possède. Pouvais-je ne pas l’honorer comme j’ai fait ?

Chap. 32. Sagesse.

A. Lie-uk’eou (Lie-tzeu) qui allait à Ts’i, revint alors qu’il était à mi-chemin. Il rencontra Pai-hounn-ou-jenn qui lui demanda : pourquoi revenez-vous ainsi sur vos pas ? — Parce que j’ai eu peur, dit Lie-uk’eou. — Peur de quoi ? fit Pai-hounn-ou-jenn. — Je suis entré, dit Lie-uk’eou, dans dix débits de soupe, et cinq fois on m’a servi le premier. — Et vous avez eu peur, fit Pai-hounn-ou-jenn ?.. de quoi ? — J’ai pensé, dit Lie-uk’eou, que malgré mon strict incognito, mes qualités transparaissaient sans doute à travers mon corps. Car comment expliquer autrement cette déférence, de la part de gens si vulgaires ? Si j’étais allé jusqu’à Ts’i, peut être que le prince, ayant connu lui aussi ma capacité, m’aurait chargé du soin de sa principauté qui le fatigue. C’est cette éventualité qui m’a effrayé et fait revenir sur mes pas. — C’est bien pensé, dit Pai-hounn-ou-jenn ; mais je crains bien qu’on ne vous relance à domicile. — Et de fait, peu de temps après, Pai-hounn-ou-jenn, étant allé visiter Lie-uk’eou, vit devant sa porte une quantité de souliers. Il s’arrêta, appuya son menton sur le bout de sa canne, songea longuement, puis se retira. Cependant le portier avait averti Lie-uk’eou. Saisissant ses sandales, sans prendre le temps de les chausser, celui-ci courut après son ami. L’ayant rattrapé à la porte extérieure, il lui dit : c’est ainsi que vous partez, sans m’avoir donné aucun avis ? — À quoi bon désormais ? fit Pai-hounn-ou-jenn. Ne vous avais-je pas averti qu’on vous relancerait à domicile ? Je sais bien que vous n’avez rien fait pour attirer tout ce monde, mais vous n’avez rien fait non plus pour le tenir à distance. Maintenant que vous êtes livré à la dissipation, à quoi vous serviraient mes avis ? Sans doute vos visiteurs profiteront de vos qualités, mais vous pâtirez de leur conversation. Pareilles gens ne vous apprendront rien. Les propos du vulgaire sont un poison, non un aliment, pour un homme comme vous. À quoi bon les intimités avec des gens qui sentent et pensent différemment. C’est l’ordinaire, que les habiles s’usent, que les savants se fatiguent, comme vous faites. Et pour qui ? Pour des êtres frivoles et nuls, qui ne savent que se promener entre leurs repas, errant à l’aventure comme un bateau démarré qui s’en va à vau-l’eau, se payant à l’occasion un entretien avec un Sage pour distraire leur ennui.

B. Un certain Hoan, de la principauté Tcheng, ayant rabâché les livres officiels durant trois ans, fut promu lettré. Cette promotion illustra toute sa famille. Pour empêcher que son frère cadet ne l’éclipsât, le nouveau lettré lui fit embrasser les doctrines de Mei-ti. Il en résulta que les deux frères ne cessant de discuter, et le père tenant pour le cadet contre l’aîné, ce fut, à la maison, la dispute perpétuelle. Après dix années de cette vie, n’y tenant plus, Hoan se suicida. L’animosité du père et du frère survécut à sa mort. Ils ne visitèrent pas sa tombe, et ne lui firent pas d’offrandes. Un jour Hoan apparut en songe à son père, et lui dit : Pourquoi m’en vouloir ainsi ? N’est-ce pas moi qui ai fait de votre second fils un sectateur de Mei-ti, dont vous aimez tant la doctrine ? Vous devriez m’être reconnaissant !.. Depuis lors Hoan reçut ses offrandes. — Ceci prouve que l’auteur des hommes (le Principe) ne rétribue pas tant en eux les intentions, que l’accomplissement par eux du destin. Hoan, en faisant de son frère un sectateur de Mei-ti, était mû par un sentiment de bas égoïsme, comme ceux qui interdisent aux autres de boire de l’eau de leur puits. Cependant, en ce faisant, il agit bien, car le destin voulait que son frère devint un sectateur de Mei-ti, et le reste. Il échappa donc au châtiment du ciel, comme disaient les anciens. Son action lui fut imputée, son intention ne lui fut point imputée.

C. Le Sage diffère du commun, en ce qu’il se tient tranquille et évite ce qui le troublerait. Le vulgaire fait tout le contraire, cherchant le trouble, fuyant la paix. — Pour qui a connu le Principe, il faut encore n’en pas parler, ce qui est difficile, dit Tchoang-tzeu. Savoir et se taire, voilà la perfection. Savoir et parler, c’est imperfection. Les anciens tendaient au parfait. Tchou-p’ingman apprit de Tcheu-lii l’art de tuer les dragons. Il paya la recette mille taëls, toute sa fortune. Il s’exerça durant trois ans. Quand il fut sûr de son affaire, il ne fit ni ne dit jamais rien. — Alors à quoi bon ? Quand on est capable, il faudrait le montrer, dit le vulgaire. … Le Sage ne dit jamais il faudrait. … Des il faudrait, naissent les troubles, les guerres, les ruines. — Empêtré dans les détails multiples, embarrassé dans les soucis matériels, l’homme médiocre ne peut pas tendre vers le Principe de toutes choses, vers la grande Unité incorporelle. Il est réservé au sur-homme de concentrer son énergie sur l’étude de ce qui fut avant le commencement, de jouir dans la contemplation de l’être primordial obscur et indéterminé, tel qu’il fut alors qu’existaient seulement les eaux sans formes jaillissant dans la pureté sans mélange. Ô hommes, vous étudiez des fétus et ignorez le grand repos (dans la science globale du Principe).

D. Un certain Ts’ao-chang, politicien de Song, fut envoyé par son prince au roi de Ts’inn. Parti en assez modeste équipage, il revint avec une centaine de chars, chargés des cadeaux reçus du roi de Ts’inn, auquel il avait plu extrêmement. Il dit à Tchoang-tzeu : Jamais je ne pourrais me résoudre à vivre comme vous dans une ruelle de village, mal vêtu et mal chaussé, maigre et hâve à force de faim et de misère. J’aime mieux courtiser les princes. Cela vient encore de me rapporter cent charretées de présents. — Tchoang-tzeu répondit : Je sais le tarif du roi de Ts’inn. Au chirurgien qui lui ouvre un abcès il donne une charretée de cadeaux ; il en donne cinq charretées à celui qui lui lèche ses hémorroïdes. Plus le service qu’on lui rend est vil, mieux il le paye. Qu’avez vous bien pu lui faire pour recevoir encore plus que celui qui lui lèche ses hémorroïdes ? Débarrassez-moi de votre présence !

E. Le duc Nai de Lou demanda à Yen-ho : Si je faisais de Tchoung-ni (Confucius) mon premier ministre, mon duché s’en trouverait-il bien ? — Il se trouverait en grand danger, dit Yen-ho. Tchoung-ni est un homme de petits détails (un peintre d’éventails), beau discoureur, se grimant pour plaire, s’agitant pour faire effet. Il n’admet que ses propres idées et ne suit que ses imaginations. Alors quel bien pourrait il faire à votre peuple ? Si vous le faisiez ministre, vous ne tarderiez pas à vous en repentir. Détourner les hommes du vrai, et leur enseigner le faux, cela ne profite pas. Et puis, dans ce qu’il fait, cet homme cherche son propre avantage. Agir ainsi, ce n’est pas agir comme le ciel, cela ne profite donc pas. Si vous introduisiez un marchand dans la hiérarchie de vos officiers, l’opinion publique s’en offenserait. Elle s’offenserait bien davantage, si vous faisiez ministre ce trafiquant en politique. Cet homme ne réussira à rien, et ne finira pas bien. Il est des crimes extérieurs, que le bourreau punit. Il est des crimes intérieurs (l’ambition de Confucius), que le yinn et le yang châtient (usure du corps, mort prématurée). Seul le Sage échappe à la sanction pénale.

F. Confucius dit : le cœur humain est de plus difficile abord que les monts et les fleuves ; ses sentiments sont plus incertains que ceux du ciel. Car le ciel a des mouvements extérieurs, par lesquels on peut conjecturer ses intentions ; tandis que l’extérieur de l’homme ne trahit pas, quand il ne le veut pas, ses sentiments intimes. Certains paraissent droits, alors qu’ils sont passionnés ; d’autres paraissent frustes, alors qu’ils sont habiles ; d’autres paraissent simples, qui sont pleins d’ambition ; d’autres paraissent fermes, alors qu’ils sont trop souples ; d’autres paraissent lents, qui sont précipités. Certains qui paraissent altérés de justice en ont peur comme du feu. Aussi le Sage ne se fie-t-il jamais à l’apparence. Il essaye les hommes ; près de lui, pour s’assurer de leur révérence ; en mission lointaine, pour s’assurer de leur fidélité. En leur confiant des affaires à traiter, il se rend compte de leur talent. Par des questions posées à l’improviste, il se rend compte de leur science. En leur fixant des dates, il se rend compte de leur exactitude. En les enrichissant, il se renseigne sur leur esprit de bienfaisance. En les exposant au danger, il met à l’épreuve leur sang-froid. En les soûlant, il s’assure de leurs sentiments intimes. En les mettant en contact avec des femmes, il constate le degré de leur continence. Les neuf épreuves susdites font distinguer l’homme supérieur de l’homme vulgaire.

G. Quand K’ao-fou le Droit reçut sa première charge, il baissa la tête ; à la seconde, il fléchit le dos ; quand on lui en imposa une troisième, il s’enfuit ; voilà un bon modèle. Les hommes vulgaires font tout autrement. À leur première charge, ils dressent la tête ; à la seconde, ils prennent de grands airs sur leur char ; à la troisième, ils se mettent à tutoyer ceux qui leur sont supérieurs par la parenté ou l’âge ; jamais les anciens ne firent ainsi. — Rien n’est plus fatal que la conduite intéressée, avec intrigues et arrière-pensées. — Rien ne ruine comme l’admiration de ses propres œuvres, jointe à la dépréciation de celles d’autrui. — Huit choses qui paraissent avantageuses sont ruineuses ; à savoir, exceller par sa beauté, sa barbe, sa taille, sa corpulence, sa force, son éloquence, sa bravoure, son audace. Trois choses qui paraissent des défauts procurent au contraire souvent la fortune ; à savoir, le manque de caractère, l’indécision, la timidité. Six choses remplissent l’esprit de pensées, de souvenirs, de préoccupations ; à savoir, le commerce affable qui crée des amis, la conduite violente qui fait des ennemis, le souci de la bonté et de l’équité qui remplit de distractions, le soin de la santé qui engendre l’hypocondrie, les rapports avec les savants qui donnent le goût de l’étude, les relations avec les grands qui donnent l’envie de se pousser, et la fréquentation des hommes vulgaires qui donne envie de profiter comme eux de toute occasion pour faire ses affaires.

H. Un politicien en quête d’un maître à servir, ayant fait sa cour au roi de Song, avait reçu dix charretées de présents, qu’il montra à Tchoang-tzeu avec une ostentation puérile. Tchoang-tzeu lui dit : Au bord du Fleuve, une pauvre famille vivait péniblement de tresser des nattes, (métier très peu lucratif). Ayant plongé dans les eaux, le fils de la famille en retira une perle valant bien mille taëls. Quand son père l’eut vue, vite, dit-il, prends une pierre et brise-la ! Les perles de cette grosseur ne se trouvent que tout au fond de l’abîme, sous le menton du dragon noir. Quand tu l’as prise, le dragon dormait sans doute. À son réveil, il la cherchera, et s’il la trouve chez nous, ce sera notre perte. … Or le royaume de Song est aussi un abîme, et son roi est pire que le dragon noir. Il était distrait sans doute, quand vous avez mis la main sur ces dix charretées de belles choses. S’il se ravise, vous serez écrabouillé.

I. Un prince ayant fait inviter Tchoang-tzeu à devenir son ministre, celui-ci répondit à l’envoyé : Le bœuf destiné au sacrifice est revêtu d’une housse brodée, et reçoit une provende de choix. Mais un jour on le conduit au grand temple (pour y être abattu). À ce moment-là, il préférerait être le bœuf le plus vulgaire, dans le dernier des pâturages. Ainsi en va-t-il des ministres des princes. Honneurs d’abord, disgrâce et mort en son temps.

J. Quand Tchoang-tzeu fut près de mourir, ses disciples manifestèrent l’intention de se cotiser pour lui faire des funérailles plus décentes. Pas de cela ! dit le mourant. J’aurai assez du ciel et de la terre comme bière, du soleil de la lune et des étoiles comme bijoux (on en mettait dans les cercueils), de la nature entière comme cortège. Pourrez-vous me donner mieux que ce grand luxe ? — Non, dirent les disciples, nous ne laisserons pas votre cadavre non enseveli, en proie aux corbeaux et aux vautours. — Et, pour lui éviter ce sort, dit Tchoang-tzeu, vous le ferez dévorer enseveli par les fourmis. En priver les oiseaux, pour le livrer aux insectes, est-ce juste ? — Par ces paroles suprêmes, Tchoang-tzeu montra sa foi dans l’identité de la vie et de la mort, son mépris de toutes les vaines et inutiles conventions. À quoi bon vouloir aplanir avec ce qui n’est pas plan ? À quoi bon vouloir faire croire avec ce qui ne prouve rien ? Quelle proportion ont, avec le mystère de l’au-delà, les rits et les offrandes ? Les sens ne suffisent que pour l’observation superficielle, l’esprit seul pénètre et fait conviction. Cependant le vulgaire ne croit qu’à ses yeux, et n’use pas de son esprit. De là les vains rits et les simulacres factices, pour lesquels le Sage n’a que du dédain.

Chap 33. Écoles diverses.

A. Bien des recettes pour gouverner le monde ont été inventées par différents auteurs, chacun donnant la sienne pour la plus parfaite. Or il s’est trouvé que toutes étaient insuffisantes. Un seul procédé est efficace, laisser agir le Principe, sans le contrecarrer. Il est partout, il pénètre tout. Si les influx transcendants descendent du ciel et montent de la terre, si des Sages sont produits, c’est grâce à lui, immanent dans le tout universel. Plus son union avec le Principe est étroite, plus l’homme est parfait. Les degrés supérieurs de cette union font les hommes célestes, les hommes transcendants, les sur-hommes. Puis viennent les Sages, qui savent spéculativement que le ciel, manifestation sensible du Principe, est l’origine de tout ; que son action est la racine de tout ; que tout sort du Principe, par voie d’évolution, et y retourne. Enfin les princes appliquent pratiquement ces idées, par leur bonté bienfaisante, leur équité rationnelle, les rits qui règlent la conduite, la musique qui produit l’entente, un parfum de bienveillance qui pénètre tout. Ainsi firent les princes de l’antiquité, conseillés par leurs sages. Ils distinguèrent les cas, et leur appliquèrent des lois. Ils qualifièrent et dénommèrent. Ils approfondirent toutes choses par la considération et l’examen. Enfin, tout étant mis au clair, ils prirent des mesures réglées comme un deux trois quatre. Depuis lors l’engrenage des officiers fonctionna. les affaires suivirent leur cours, le soin du peuple devint la grande affaire, l’élevage du bétail fut encouragé ; les vieillards et les enfants, les orphelins et les veuves, devinrent l’objet d’une grande sollicitude ; tout ce qu’il fallait faire raisonnablement pour le bien commun fut fait. En prenant cette peine, les anciens collaboraient avec les influx transcendants célestes et terrestres, avec l’action du ciel et de la terre. Ils nourrissaient les vivants, maintenaient la paix, étendaient leurs bienfaits à tous. Des principes parfaitement pénétrés, ils tiraient des applications variées, agissant dans toutes les directions, sur les êtres les plus divers. Les vieilles lois transmises d’âge en âge, conservées encore en grand nombre dans les histoires, témoignent de la science théorique et pratique des anciens. — Puis vinrent les Odes, les Annales, les Rits, les traités sur la musique, des lettrés de Tseou et de Lou, des maîtres officiels des principautés. Dans leur idée, les Odes sont un code de morale, les Annales un répertoire de faits, les Rits une règle de conduite, la musique un moyen pour produire la concorde, les mutations un procédé pour connaître les mouvements du yinn et du yang, les chroniques un moyen de distinguer les réputations vraies des fausses. Répandus des provinces centrales dans tout l’empire, ces écrits devinrent le thème sur lequel les lettrés s’exercèrent. — Puis vint un temps où l’empire étant tombé dans un grand désordre et étant dépourvu de grands sages, d’autres principes furent inventés, les discussions commencèrent, et chacun prétendit avoir raison. Ce fut comme la dispute des oreilles et des yeux avec le nez et la bouche, qui ne purent jamais s’accorder, chaque sens ayant raison, mais quant à son objet propre seulement. Ainsi les diverses écoles ont chacune sa spécialité, bonne en temps et lieu ; mais aucune n’embrassant tout n’a le droit d’exclure les autres. Comment un seul lettré, tapi dans un coin, s’arrogerait-il de juger de l’univers et de ses lois, de tout ce que firent et dirent les anciens ? Qui est qualifié pour s’ériger ainsi en juge des choses et des intelligences ?.. La science du Principe étant tombée en oubli, les hommes n’agissant plus que d’après leurs passions, les chefs des diverses écoles s’arrogèrent ce droit de juger et de condamner tout et tous. Ils perdirent de vue l’unité primordiale, qui avait été la grande règle des anciens. Par leurs explications différentes, ils divisèrent en plusieurs la doctrine jadis une de l’empire.

B. Parlons d’abord des sectateurs de Mei-ti. Transmettre aux générations futures des mœurs intègres, ne pas excéder pour le luxe et pour les cérémonies, éviter par une grande modération les conflits de la vie, tout cela ce sont règles des anciens. Mei-ti et son disciple K’inn-hoali s’en éprirent avec passion, et par suite les exagérèrent. Ils proscrivirent absolument la musique. Ils réduisirent à rien les règles du deuil, sous prétexte d’économie. Au nom de la charité universelle, Mei-ti enjoignit de faire tout bien à tous, et défendit tout litige, toute fâcherie. Il ne condamna pas la science, mais ordonna que le savant restât sans distinction, au même rang que le vulgaire. En ce faisant, il heurta les anciens et lui-même. … Que les anciens estimèrent la musique, leurs symphonies, dont l’histoire nous a conservé les titres, le prouvent assez. Qu’ils voulurent, dans les funérailles, un luxe proportionné à la condition, leurs règles sur les cercueils le démontrent. Donc, quand Mei-ti interdit toute musique, et voulut que tous les cercueils fussent identiques, il heurta les anciens. Il viola aussi sa propre loi de la charité universelle, car il fit violence à la nature humaine, en prohibant les chants et les pleurs, qui sont pour l’homme un soulagement naturel indispensable. Vouloir que l’homme souffre sans cesse stoïquement, et soit enfin enterré sommairement, est-ce la charité ? Non, sans doute… Aussi les théories de Mei-ti n’eurent-elles pas le succès de celles d’autres Sages. Elles blessèrent le cœur des hommes, qui les rejetèrent. … En vain Mei-ti en appela-t-il à l’exemple de U le Grand, qui se dévoua stoïquement pour le bien de l’empire, durant les longues années qu’il passa à canaliser les terres et à délimiter les fiefs. Sa doctrine n’en fit pas plus d’impression sur les hommes, qui laissèrent les disciples de Mei-ti s’habiller de peaux et de grosse toile, se chausser de sabots ou de souliers grossiers, se dévouer sans repos ni relâche, mettre leur perfection dans la souffrance pour l’amour du grand U, sans qu’aucune velléité ne leur vînt de les imiter. — D’ailleurs, s’ils ne s’entendirent pas avec les autres dès l’abord, bientôt les sectateurs de Mei-ti ne s’entendirent plus non plus entre eux. K’inn de Siang-li, K’ou-hoai, Ki-tch’eu, Teng-ling-tzeu et autres, prétendirent chacun être le dépositaire des véritables idées de Mei-ti, et s’attaquèrent les uns les autres. À l’instar des sophistes, ils dissertèrent sur la substance et les accidents, sur les ressemblances et les dissemblances, sur le compatible et l’incompatible. Leurs plus habiles disciples fondèrent autant de petites sectes, qu’ils espèrent devoir durer. Jusqu’à présent, leurs discussions continuent. — Somme toute, il y eut du bon, dans les intentions de Mei-ti et de K’inn-hoali, mais ils se trompèrent dans la pratique. L’obligation qu’ils imposèrent à tous de se dévouer et de se sacrifier à l’extrême, aurait produit, si elle avait trouvé écho, quelque chose de supérieur au vil égoïsme, mais d’inférieur au système naturel (ne rien faire et laisser faire). Cependant, honneur à Mei-ti ! Ce fut le meilleur homme de l’empire. Quoique ses efforts soient restés stériles, son nom n’est pas à oublier. Ce fut un lettré de talent.

C. Parlons maintenant de l’école de Song-hing et de Yinn-wenn. … Mépriser les préjugés vulgaires, éviter tout luxe, n’offenser personne, maintenir la paix pour le bonheur du peuple, ne pas posséder plus qu’il ne faut, se tenir l’esprit et le cœur libres, tout cela, les anciens le firent et le dirent. Song-hing et Yinn-wenn firent de ces maximes le fondement d’un école nouvelle, dont les disciples se coiffent d’un bonnet de forme spéciale, pour se faire reconnaître. Ils traitèrent avec aménité tous les hommes quels qu’ils fussent, estimant que le support mutuel est le plus noble de tous les actes moraux. Cette conduite aurait pour effet, pensèrent-ils, de gagner tous les hommes et d’en faire des frères, ce qui fut leur but principal. Ils acceptaient tous les outrages. Ils cherchaient à apaiser toutes les disputes. Ils maudissaient toute violence, surtout l’usage des armes. Apôtres du pacifisme, ils allaient le prêchant partout, reprenant les grands et endoctrinant les petits. Rebutés, ils ne se décourageaient pas. Éconduits, ils revenaient à la charge, et finissaient, à force d’importunités, par obtenir qu’on les écoutât. — Dans tout cela, il y eut du bon sans doute, mais aussi de l’erreur. Ces hommes généreux s’oublièrent trop eux-mêmes, pour l’amour du prochain. Pour prix de leurs services, ils n’acceptaient que leur nourriture de ceux qui jugeaient qu’ils l’avaient gagnée. Le résultat fut que les maîtres de la secte durent jeûner plus que souvent. Cela n’effrayait pas leurs jeunes disciples, qui s’excitaient au dévouement pour le bien commun, en se disant : la vie est-elle chose si précieuse ? pourquoi ne sacrifierais-je pas la mienne, comme mon maître, pour le salut du monde ?.. Braves gens, ils ne critiquaient personne, ne faisaient de tort à personne, ne méprisaient que les égoïstes qui ne faisaient rien pour le bien public. Non seulement ils interdisaient la guerre, mais, s’élevant plus haut, ils en découvraient la cause dans les appétits et les convoitises, le remède dans la tempérance et l’abnégation. Mais ils s’arrêtèrent là, et ne surent pas, dans leurs spéculations, s’élever jusqu’au Principe (de ces justes déductions). Ce furent des taoïstes avortés.

D. Parlons maintenant de l’école de P’eng-mong, T’ien-ping, Chenn-tao, et autres. … L’impartialité, l’altruisme, la patience, la condescendance, la tranquillité d’esprit, l’indifférence pour la science, la charité pour tous les partis, tout cela les anciens le pratiquèrent. P’eng-mong et ses disciples firent de ces maximes le fond de leur doctrine. Ils posèrent, comme premier principe, l’union universelle. Chacun, dirent-ils, a besoin des autres. Le ciel couvre, mais il ne porte pas ; il faut donc que la terre l’aide. La terre porte, mais elle ne couvre pas ; il faut donc que le ciel l’aide. Aucun être ne se suffit, et ne suffit à tout. À l’instar du ciel et de la terre, la grande doctrine doit tout embrasser et ne rien exclure. Accord, par accommodation et tolérance mutuelles. — Chenn-tao déclara donc la guerre à tout égoïsme, à tout esprit particulier, à toute coercition d’autrui. Il exigea, dans les relations, l’abnégation parfaite. Il déclara que toute science est chose inutile et dangereuse. Il se moqua de l’estime du monde pour les habiles, et de son engouement pour les Sages. Sans principes théoriques définis, il s’accommodait de tous et de tout. Les distinctions du bien et du mal, du licite et de l’illicite, n’existaient pas pour lui. Il n’admettait les conseils de personne, ne tenait compte d’aucun précédent, faisait fi absolument de tout. Pour agir, il attendait qu’une influence extérieure le mît en mouvement ; comme la plume attend pour voler que le vent la soulève, comme la meule attend pour moudre qu’on la fasse tourner. … Chenn-tao eut raison et tort. Il eut raison, quand il condamna la science, en tant qu’elle engendre l’entêtement doctrinal, l’embarras des opinions, les coteries et les partis. Il eut tort, et on eut raison de rire de lui, quand il exigea des hommes qu’ils ne fissent pas plus d’usage de leur intelligence qu’une motte de terre. Poussé à ce degré d’exagération, son système se trouva plus fait pour les morts que pour les vivants. — T’ien-ping soutint la même erreur, ayant été, comme Chenn-tao, disciple de P’eng-mong, qui la tenait de son maître. Ce maître fut cause qu’ils crurent tous que les anciens ne s’étaient pas élevés plus haut que la négation pratique de la distinction entre bien et mal, entre raison et tort ; parce qu’il omit de leur enseigner qu’ils nièrent cette distinction, pour avoir découvert l’unité primordiale. Or comme, si on ne s’élève pas jusqu’à l’unité, il n’est pas possible de se rendre compte de la non-distinction, le fait que P’eng-mong et les siens niaient la distinction sans donner de preuve les mit en conflit avec tout le monde. Leur doctrine fut incomplète, défectueuse. Ils eurent pourtant quelque idée du Principe, et approchèrent du taoïsme.

E. Parlons maintenant de l’école de Koan-yinn-tzeu et de Lao-tzeu. … Chercher la pure causalité dans la racine invisible des êtres sensibles, et considérer ces êtres sensibles comme de grossiers produits. Considérer leur multitude comme moins que leur Principe. Demeurer recueilli en son esprit dans le vide et la solitude. Ce sont là les maximes des anciens maîtres de la science du Principe. Ces maximes, Koan-yinn et Lao-tan les propagèrent. Ils leur donnèrent pour ferme assise la préexistence de l’être infini indéterminé, l’union de tout dans la grande unité. Du principe de l’être, de l’union universelle, ils déduisirent que les règles de la conduite humaine devaient être la soumission, l’acquiescement, le non-vouloir et le non-agir, laisser-faire pour ne pas nuire. — Koan-yinn dit : À celui qui n’est pas aveuglé par ses intérêts, toutes choses apparaissent dans leur vérité. Les mouvements de cet homme sont naturels comme ceux de l’eau. Le repos de son cœur en fait un miroir dans lequel tout se concentre. Il répond à tout événement, comme l’écho répond au son. Il se retire, il s’efface, il s’accommode de tout, il ne veut rien pour lui. Il ne prend le pas sur personne, mais tient à être toujours le dernier. — Lao-tan dit : Tout en conservant son énergie de mâle, se soumettre comme la femelle. Se faire le confluent des eaux. Étant parfaitement pur, accepter de paraître ne l’être pas. Se mettre au plus bas dans le monde. Alors que chacun désire être le premier, vouloir être le dernier et comme la balayure de l’empire. Alors que chacun désire l’abondance, préférer l’indigence, rechercher la privation et l’isolement. Ne pas se dépenser. Ne pas s’ingérer. Rire de ceux que le vulgaire appelle les habiles gens. Ne se compter rien comme mérite, mais se contenter d’être irrépréhensible. Se régler toujours sur le Principe, et respecter ses lois. Eviter jusqu’à l’apparence de la force et du talent, car les forts sont brisés et les tranchants sont émoussés par leurs ennemis et leurs envieux. Être pour tous large et amiable. Voilà l’apogée. — O Koan-yinn ; ô Lao-tan, vous êtes les plus grands hommes de tous les âges !

F. Parlons maintenant de Tchoang-tcheou (Tchoang-tzeu). … Les anciens taoïstes traitèrent tous de l’être primitif obscur et indistinct, de ses mutations alternantes, des deux états de vie et de mort, de l’union avec le ciel et la terre, du départ de l’esprit, de ses allées et venues. Tchoang-tcheou s’empara de ces sujets, et en fit ses délices. Il en parla, à sa manière, en termes originaux et hardis, librement mais sans faire schisme. Considérant que les hommes comprennent difficilement les explications relevées abstraites, il recourut aux allégories, aux comparaisons, à la mise en scène des personnages, aux répétitions d’un même sujet sous diverses formes. Négligeant les détails de moindre importance, il s’attacha surtout au point capital de l’union de l’esprit avec l’univers. Pour ne pas s’attirer de discussions inutiles, il n’approuva ni ne désapprouva personne. Étincelants de verve, ses écrits ne blessent pas. Pleins d’originalité, ses propos sont sérieux et dignes d’attention. Tout ce qu’il dit est plein de sens. Deux thèses surtout eurent ses préférences, à savoir la nature de l’auteur des êtres (du Principe), et l’identité (phases successives) de la vie et de la mort. Il a parlé sur l’origine, avec largeur, profondeur et liberté ; et sur l’ancêtre (le Principe), avec ampleur et élévation. Sur la genèse des êtres et l’évolution cosmique, ses arguments sont riches et solides. Il se joue dans les insondables obscurités.

G. Parlons maintenant du sophiste Hoei-cheu (Hoei-tzeu). … Ce fut un homme à l’imagination fertile. Il écrivit de quoi charger cinq charrettes (on écrivait alors sur des lattes en bois). Mais ses principes étaient faux, et ses paroles ne tendaient à aucun but. Il discutait en rhéteur, soutenant ou réfutant des propositions paradoxales dans le genre de celles ci : La grande unité, c’est ce qui est si grand qu’il n’y a rien en dehors ; la petite unité, c’est ce qui est si petit, qu’il n’y a rien en dedans. Ce qu’il y a de plus mince a mille stades d’étendue. Le ciel est plus bas que la terre ; les montagnes sont plus planes que les marais. Le soleil en son plein est le soleil couchant. Un être peut naître et mourir en même temps. La différence entre une grande et une petite ressemblance, c’est la petite ressemblance-différence ; quand les êtres sont entièrement ressemblants et différents, c’est la grande ressemblance-différence. Le Sud sans limites est borné. Parti pour Ue aujourd’hui, j’en suis revenu hier. Des anneaux joints sont séparables. Le centre du monde est au nord de Yen (pays du nord) et au sud de Ue (pays du sud). Aimer tous les êtres unit au ciel et à la terre. — Hoei-cheu raffolait de ces discussions, qui lui valurent, par tout l’empire, la réputation d’un sophiste habile. À son imitation, d’autres s’exercèrent aux mêmes joutes. Voici des exemples de leurs thèmes favoris : Un œuf a des poils. Un coq a trois pattes. Ying tient l’empire. Un chien peut s’appeler mouton. Les chevaux pondent des œufs. Les clous ont des queues. Le feu n’est pas chaud. Les montagnes ont des bouches. Les roues d’un char ne touchent pas la terre. L’œil ne voit pas. Le doigt n’atteint pas. Terme n’est pas fin. La tortue est plus longue que le serpent. L’équerre n’étant pas carrée, le compas n’étant pas rond, ne peuvent pas tracer des carrés et des ronds. La mortaise n’enferme pas le tenon. L’ombre d’un oiseau qui vole ne se meut pas. Une flèche qui touche la cible, n’avance plus et n’est pas arrêtée. Un chien n’est pas un chien. Un cheval brun, plus un bœuf noir, font trois. Un chien blanc est noir. Un poulain orphelin n’a pas eu de mère. Une longueur de un pied, qu’on diminue chaque jour de moitié, ne sera jamais réduite à zéro. — C’est sur ces sujets et d’autres semblables, que ces sophistes discutèrent leur vie durant, sans être jamais à court de paroles. Hoan-t’oan et Koung-sounn-loung excellèrent à donner le change, à semer des doutes, à mettre les gens à quia, mais sans jamais convaincre personne de quoi que ce soit, enlaçant seulement leurs patients dans le filet de leurs fallacies, triomphant de voir qu’ils n’arrivaient pas à se débrouiller. Hoei-cheu usa tout son temps et toute son intelligence à inventer des paradoxes plus subtils que ceux de ses émules. C’était là sa gloire. Il se savait très fort, et se disait volontiers sans pareil au monde. Hélas ! s’il avait le dessus, Hoei-cheu n’avait pas raison pour cela. … Un jour un méridional malin du nom de Hoang-leao lui demanda de lui expliquer pourquoi le ciel ne s’effondrait pas, pourquoi la terre ne s’enfonçait pas, pourquoi il ventait, pleuvait, tonnait, et le reste ? Gravement et bravement, Hoei-cheu entreprit de satisfaire ce farceur. Sans un moment de réflexion préalable, il se mit à parler, parler, parler encore, sans prendre haleine, sans arriver à aucun bout. Contredire était son bonheur, réduire au silence était son triomphe. Tous les sophistes et rhéteurs avaient peur de lui… Pauvre homme ! sa force ne fut que faiblesse, sa voie fut un sentier étroit. Comme efficace, son activité prodigieuse ne fut, à l’univers, pas plus que le bourdonnement d’un moustique, un bruit inutile. S’il avait employé son énergie à s’avancer vers le Principe, combien cela eût mieux valu ! Mais Hoei-cheu ne fut pas homme à trouver la paix dans des considérations sérieuses. Il s’éparpilla en vains efforts, et ne fut qu’un rhéteur verbeux. Il fit tout le contraire de ce qu’il eût fallu faire. Il cria pour faire taire l’écho, et courut pour attraper son ombre. Pauvre homme !.




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Maj : 20/12/2024