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Vrai classique du vide parfait🔗 cataloguesEntrée Data.Bnf Rechercher sur Sudoc Rechercher sur Openlibrary Rechercher sur Worldcat
列子 (Lie Zi)


AuteursDatesTypeLieuThèmesStatut
attr. Lie Ziecr. VLittératureecr. ChineMysticisme
Taoisme
Non applicable

Ouvrage important du taoïsme, on estime sa dignité inférieure au Livre de la voie et de la vertu et au Vrai classique du sud fleuri. Les propos tenus dans l’ouvrage sont moins métaphysiques et parfois disparates ce qui laisse penser à une œuvre de compilation.


Texte et traduction : du chinois au français, Léon Wieger in én. de Les Pères du système Taoïste, 1913. | bs. Bibliothèque Nationale de France. Lien vers le catalogue

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Chap. 1. Genèse et transformations

A. Lie-tzeu habitait un cottage, dans la principauté de Tcheng, depuis quarante ans, sans que personne prît garde à lui ; sans que le prince, ses ministres et ses officiers, vissent en lui autre chose qu’un homme vulgaire. La famine étant venue à sévir dans le pays, il se disposa à émigrer dans celui de Wei. Ses disciples lui dirent : Maître, vous allez partir, sans qu’on puisse savoir si et quand vous reviendrez. Veuillez nous enseigner, avant votre départ, ce que vous avez appris de votre maître Linn de Hou-K’iou. — Lie-tzeu sourit et dit : Ce que j’ai appris de mon maître ?.. Quand il enseignait Pai-hounn-ou-jenn, j’ai saisi quelque chose, que je vais essayer de vous rapporter. Il disait qu’il y a un producteur qui n’a pas été produit, un transformeur qui n’est pas transformé. Ce non-produit a produit tous les êtres, ce non-transformé transforme tous les êtres. Depuis le commencement de la production, le producteur ne peut plus ne pas produire ; depuis le commencement des transformations, le transformeur ne peut plus ne pas transformer. La chaîne des productions et des transformations est donc ininterrompue, le producteur et le transformeur produisant et transformant sans cesse. Le producteur, c’est le Yinn-yang (le Principe sous sa double modalité alternante) ; le transformeur, c’est le cycle des quatre saisons (révolution du binôme ciel-terre). Le producteur est immobile, le transformeur va et vient. Et le mobile, et l’immobile, dureront toujours.

B. Dans les écrits de Hoang-ti, il est dit : La puissance expansive transcendante qui réside dans l’espace médian (la vertu du Principe) ne meurt pas. Elle est la mère mystérieuse (de tous les êtres). Sa porte est la racine du ciel et de la terre (le Principe). Pullulant, elle ne dépense pas. Agissant, elle ne fatigue pas… Cela revient à dire, que le producteur n’est pas produit, que le transformeur n’est pas transformé. Le producteur-transformeur produit et transforme, devient sensible, revêt des figures, parvient à l’intelligence, acquiert des énergies, agit et sommeille, restant toujours lui (unicité du cosmos, sans distinction réelle). Dire que des êtres distincts sont produits et transformés, deviennent sensibles, revêtent des figures, parviennent à l’intelligence, acquièrent des énergies, agissent et sommeillent, c’est errer.

C. Lie-tzeu dit : Analysant la production du cosmos par le Principe sous sa double modalité yinn et yang, l’éclosion du sensible du non-sensible, le germe de l’action génératrice paisible du ciel et de la terre, les anciens Sages y distinguèrent les stades suivants : grande mutation, grande origine, grand commencement, grand flux. La grande mutation, c’est le stade antérieur à l’apparition de la matière ténue (giration des deux modalités, dans l’être indéfini, dans le néant de forme, dans le Principe, sorti de son immobilité absolue). La grande origine, c’est le stade de la matière ténue. Le grand commencement, c’est le stade de la matière palpable. Le grand flux, c’est le stade de la matière plastique, des substances corporelles, des êtres matériels actuels. — L’état primitif, alors que la matière était encore imperceptible, s’appelle aussi Hounn-lunn ; ce qui signifie que, alors, tous les êtres à venir dans la suite, étaient contenus comme dans une houle confuse, indiscernables, inconnaissables. Son nom ordinaire est I la mutation, parce que de lui tout sortira par voie de transformation. — Partant de l’état non-sensible et non-différencié, commençant par un, la progression passant par sept, alla jusqu’à neuf ; la régression ramènerait tout à l’unité. — Un fut le point de départ de la genèse des êtres sensibles. Elle se produisit en cette manière : La matière plus pure et plus légère étant montée, devint le ciel ; la matière moins pure et plus lourde étant descendue, devint la terre ; de la matière la mieux tempérée, restée dans le vide médian, sortirent les hommes. L’essence de tous les êtres fit d’abord partie du ciel et de la terre, d’où tous les êtres sortirent successivement par voie de transformation.

D. Lie-tzeu dit : Pris isolément, le ciel et la terre n’ont pas toutes les capacités, un Sage n’a pas tous les talents, un être n’a pas toutes les propriétés. Le ciel donne la vie et couvre, la terre fournit la matière et porte, le Sage enseigne et amende, les êtres ont chacun ses qualités propres limitées. Le ciel et la terre ont leurs déficits respectifs qu’ils compensent réciproquement, le Sage a ses défauts qui l’obligent à recourir à autrui, tous les êtres doivent s’entr’aider. Le ciel ne peut pas suppléer la terre, la terre ne peut pas remplacer le Sage, le Sage ne peut pas changer la nature des êtres, les êtres spécifiques ne peuvent pas sortir de leur degré. L’action du ciel et de la terre consiste dans l’alternance du yinn et du yang, l’influence du Sage consiste à inculquer la bonté et l’équité, la nature des êtres est active ou passive ; tout cela est naturel et immuable. — Parce qu’il y a des produits, il y a un producteur de ces produits. Il y a un auteur, des formes corporelles, des sons, des couleurs, des saveurs. Les produits sont mortels, leur producteur ne l’est pas. L’auteur des formes corporelles n’est pas corporel, celui des sons n’est pas perceptible à l’ouïe, celui des couleurs n’est pas visible à l’œil, celui des saveurs n’est pas perçu par le goût. Sauf son infinité et son immortalité, le producteur, l’auteur (le Principe), est indéterminé, capable de devenir, dans les êtres, yinn ou yang, actif ou passif ; contracté ou étendu, rond ou carré, agent de vie ou de mort, chaud ou froid, léger ou lourd, noble ou vil, visible ou invisible, noir ou jaune, doux ou amer, puant ou parfumé. Dépourvu de toute connaissance intellectuelle et de toute puissance intentionnelle, il sait tout et peut tout, (car il est immanent dans tout ce qui sait et peut, ce qui est, dit la Glose, la connaissance et la puissance suprême).

E. Comme Lie-tzeu, qui se rendait dans la principauté de Wei, prenait son repas au bord du chemin, quelqu’un de ceux qui l’accompagnaient ayant vu un crâne séculaire qui gisait là, le ramassa et le lui montra. Lie-tzeu le regarda, puis dit à son disciple Pai-fong : Lui et moi savons que la distinction entre la vie et la mort n’est qu’imaginaire, lui par expérience, moi par raisonnement. Lui et moi savons, que tenir à la vie et craindre la mort, est déraisonnable, la vie et la mort n’étant que deux phases fatalement successives. Tout passe, selon les temps ou les milieux, par des états successifs, sans changer essentiellement. Ainsi les grenouilles deviennent cailles, et les cailles deviennent grenouilles, selon que le milieu est humide ou sec. Un même germe deviendra nappe de lentilles d’eau sur un étang, ou tapis de mousse sur une colline. Engraissée, la mousse devient le végétal ou-tsu, dont la racine se convertit en vers, les feuilles se changeant en papillons. Ces papillons produisent une sorte de larve, qui se loge sous les âtres, et qu’on appelle K’iu-touo. Après mille jours, ce K’iu-touo devient l’oiseau K’ien-u-kou, dont la salive donne naissance à l’insecte seu-mi. Celui-ci se change en cheu-hi, en meou-joei, en fou-k’uan, (toutes formes successives d’un même être, dit la Glose). Le foie du mouton se transforme en ti-kao. Le sang de cheval se transforme en feux follets. Le sang humain se transforme en farfadets. La crécerelle devient faucon, puis buse, puis le cycle recommence. L’hirondelle devient coquillage, puis redevient hirondelle. Le campagnol devient caille, puis redevient campagnol. Les courges, en pourrissant, produisent des poissons. Les vieux poireaux deviennent lièvres. Les vieux boucs deviennent singes. Du frai de poisson, sortent des sauterelles, en temps de sécheresse. Le quadrupède lei des monts T’an-yuan, est fécond par lui-même. L’oiseau i se féconde en regardant dans l’eau. Les insectes ta-yao sont tous femelles et se reproduisent sans intervention de mâle ; les guêpes tcheu-fong sont toutes mâles et se reproduisent sans intervention de femelle. Heou-tsi naquit de l’empreinte d’un grand pied, I-yinn d’un mûrier creux. L’insecte k’ue-tchao naît de l’eau, et le hi-ki du vin. Les végétaux yang-hi et pou-sunn, sont deux formes alternantes. Des vieux bambous sort l’insecte ts’ing-ning, qui devient léopard, puis cheval, puis homme. L’homme rentre dans le métier à tisser (c’est-à-dire que pour lui, le va-et-vient de la navette, la série des transformations recommence). Tous les êtres sortent du grand métier cosmique, pour y rentrer ensuite.

F. Dans les écrits de Hoang-ti, il est dit : la substance qui se projette, ne produit pas une substance nouvelle, mais une ombre ; le son qui résonne, ne produit pas un son nouveau, mais un écho ; quand le néant de forme se meut, il ne produit pas un néant nouveau, mais l’être sensible. Toute substance aura une fin. Le ciel et la terre étant des substances, finiront comme moi ; si toutefois l’on peut appeler fin, ce qui n’est qu’un changement d’état. Car le Principe, de qui tout émane, n’aura pas de fin, puisqu’il n’a pas eu de commencement, et n’est pas soumis aux lois de la durée. Les êtres passent successivement par les états d’être vivants et d’être non-vivants, d’être matériels et d’être non-matériels. L’état de non-vie n’est pas produit par la non-vie, mais fait suite à l’état de vie (comme son ombre, ci-dessus). L’état de non-matérialité n’est pas produit par l’immatérialité, mais fait suite à l’état de matérialité (comme son écho, ci-dessus). Cette alternance successive, est fatale, inévitable. Tout vivant cessera nécessairement de vivre, et cessera ensuite nécessairement d’être non-vivant, reviendra nécessairement à la vie. Donc vouloir faire durer sa vie et échapper à la mort, c’est vouloir l’impossible. — Dans le composé humain, l’esprit vital est l’apport du ciel, le corps est la contribution de la terre. (L’homme commence par l’agrégation de son esprit vital avec les grossiers éléments terrestres, et finit par l’union du même esprit avec les purs éléments célestes. Quand l’esprit vital quitte la matière, chacun des deux composants retourne à son origine. De là vient qu’on appelle les (koei) morts, les (koei) retournés. Ils sont retournés en effet à leur demeure propre (le cosmos). Hoang-ti a dit : l’esprit vital rentre par sa porte (dans le Principe, voyez Lao-tzeu chap. 6 C et ailleurs), le corps retourne à son origine (la matière), et c’en est fait de la personnalité.

G. La vie d’un homme, de sa naissance à sa mort, comprend quatre grandes périodes, le temps de l’enfance, la jeunesse robuste, les années de la vieillesse, la mort. Durant l’enfance, toutes les énergies étant concentrées, l’harmonie du complexe est parfaite, rien ne peut lui nuire tant son fonctionnement est précis. Durant la jeunesse robuste, le sang et les esprits bouillonnant à déborder, les imaginations et les convoitises foisonnent, l’harmonie du complexe n’est plus parfaite, les influences extérieures rendent son fonctionnement défectueux. Durant les années de la vieillesse, les imaginations et les convoitises se calmant, le corps s’apaise, les êtres extérieurs cessent d’avoir prise sur lui ; quoiqu’il ne revienne pas à la perfection de l’enfance, il y a cependant progrès sur la période de la jeunesse. Enfin, par la fin de l’existence, par la mort, l’homme arrive au repos, retourne à son apogée, (à sa perfection intégrale, l’union avec le cosmos).

H. Confucius allant visiter le mont T’ai-chan, rencontra, dans la plaine de Tch’eng, un certain Joung-K’i, vêtu d’une peau de cerf, ceint d’une corde, jouant de la cithare et chantant. Maître, lui demanda-t-il, de quoi pouvez-vous bien vous réjouir ainsi ? — J’ai, dit Joung-K’i, bien des sujets de joie. De tous les êtres, l’homme est le plus noble ; or j’ai eu pour mon lot un corps d’homme ; c’est là mon premier sujet de joie. Le sexe masculin est plus noble que le sexe féminin ; or j’ai eu pour mon lot un corps masculin ; c’est là mon second sujet de joie. Que d’hommes, après leur conception, meurent avant d’avoir vu la lumière, ou meurent dans les langes avant l’éveil de leur raison ; or il ne m’est arrivé rien de pareil ; j’ai vécu quatre-vingt-dix ans ; voilà mon troisième sujet de joie… Et de quoi m’attristerais-je ? De ma pauvreté ? c’est là le lot ordinaire des Sages. De la mort qui approche ? c’est là le terme de toute vie. — Confucius dit à ses disciples : Celui-là sait se consoler.

I. Un certain Linn-lei, plus que centenaire, encore vêtu d’une peau au temps de la moisson du blé (maximum de la chaleur, parce qu’il n’avait aucun autre vêtement), glanait des épis en chantonnant. Confucius qui se rendait à Wei, l’ayant rencontré dans la campagne, dit à ses disciples : Essayez d’entrer en conversation avec ce vieillard ; il pourra nous apprendre quelque chose. — Tzeu-koung alla donc à Linn-lei, le salua, et lui dit avec compassion : Maître, ne regrettez-vous rien, que vous chantiez ainsi, en faisant cette besogne de mendiant ? Linn-lei continua de glaner et de fredonner, sans taire attention à Tzeu-koung. Mais celui-ci ne cessant de le saluer ; il finit par le regarder, et lui dit : Que regretterais-je ? — Mais, dit Tzeu-koung, de ne vous être pas appliqué et ingénié davantage, durant votre jeunesse et votre âge mûr, pour arriver à quelque fortune ; d’être resté célibataire, atteignant ainsi la vieillesse sans femme et sans enfants ; de devoir mourir bientôt, sans secours et sans offrandes. Vous étant créé une pareille condition, comment pouvez-vous chanter, en faisant cette besogne de mendiant ? — Parce que, dit Linn-lei en riant, j’ai mis mon bonheur dans des choses, qui sont à la portée de tous, et que tous détestent (pauvreté, obscurité, etc.). Oui, je ne me suis ni appliqué ni ingénié ; cela m’a valu de ne pas m’user, et de vivre jusqu’à mon âge. Oui, je suis resté célibataire, et par suite la perspective de la mort ne m’attriste pas, pour la veuve et les orphelins que je ne laisserai pas. — Mais, dit Tzeu-koung, tout homme aime la vie, et craint la mort. Comment pouvez-vous faire si bon marché de la vie, et aimer la mort ? — Parce que, dit Linn-lei, la mort est à la vie, ce que le retour est à l’aller. Quand je mourrai ici, ne renaîtrai-je pas ailleurs ? Et si je renais, ne sera-ce pas dans des circonstances différentes ? Or comme je n’ai qu’à gagner au change, quel qu’il soit, ne serait-ce pas sottise si je craignais la mort, par laquelle j’obtiendrai mieux que ce que j’ai ? — Tzeu-koung ne comprit pas bien le sens de ces paroles. Il les rapporta à Confucius. J’avais raison de penser, dit celui-ci, que nous pourrions apprendre quelque chose de cet homme. Il sait, mais pas tout, (puisqu’il s’arrête à la succession des existences, sans pousser jusqu’à l’union avec le Principe, qui est le terme).

J. Tzeu koung s’ennuyant d’étudier, dit à Confucius : Veuillez m’accorder quelque repos ! — Il n’y a pas, lui dit Confucius, de lieu de repos parmi les vivants. — Alors, dit Tzeu-koung, donnez-moi du repos, sans lieu. — Tu trouveras, dit Confucius, le repos sans localisation, dans la mort. — Alors, dit Tzeu-koung, vive la mort, le repos du Sage, que les sots craignent bien à tort ! — Te voilà initié, dit Confucius. Oui, le vulgaire parle des joies de la vie, des honneurs de la vieillesse, des affres de la mort. La réalité est, que la vie est amère, que la vieillesse est une décadence, que la mort est le repos.

K. Yen-tzeu dit : Ce sont les anciens qui ont le mieux compris ce qu’est au juste la mort, le repos désiré par les bons, la fatalité redoutée par les méchants. La mort, c’est le retour. Aussi appelle-t-on les morts, les retournés. Logiquement, on devrait appeler les vivants, les revenus. « Marcher sans savoir où l’on va, c’est le fait des égarés, dont on rit. Hélas ! maintenant la plupart des hommes sont égarés, ignorant où ils vont dans la mort, et personne ne rit d’eux. Qu’un homme néglige ses affaires, pour errer sans but, on dira de lui qu’il est fou. J’en dis autant de ceux qui, oubliant l’au-delà, s’immergent dans les richesses et les honneurs ; quoique, ceux-là, le monde les juge sages. Non, ce sont des dévoyés. Le Sage seul sait où il va.

L. Quelqu’un demanda à Lie-tzeu : Pourquoi estimez-vous tant le vide ? — Le vide, dit Lie-tzeu, ne peut pas être estimé pour lui-même. Il est estimable pour la paix qu’on y trouve. La paix dans le vide, est un état indéfinissable. On arrive à s’y établir. Ou ne la prend ni ne la donne. Jadis on y tendait. Maintenant on préfère l’exercice de la bonté et de l’équité, qui ne donne pas le même résultat.

M. Jadis Tcheou-hioung disait : Les transports des êtres défunts, sous l’action du ciel et de la terre, sont imperceptibles. L’être qui périt ici, renaît ailleurs ; celui qui s’ajoute ici, se retranche ailleurs. Décadence et prospérité, devenir et cesser, les allées et les venues s’enchaîne nt, sans que le fil de cet enchaîne ment soit saisissable. Si insensibles sont la venue de ceux qui viennent et le départ de ceux qui partent, que l’univers présente toujours le même aspect. Tout comme les changements d’un organisme humain, visage, peau, cheveux, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, sont quotidiens, mais ne peuvent pas se constater d’un jour à l’autre.

N. Dans le pays de Ki, un homme était tourmenté par la crainte que le ciel ne lui tombât sur la tête et que la terre ne s’effondrât sous ses pieds. La crainte de ce grand cataclysme l’obsédait au point qu’il en perdit le sommeil et l’appétit. — Un ami s’émut de son état, et entreprit de le remonter. Le ciel, lui dit-il, n’est pas solide. Il n’y a, là-haut, que des vapeurs qui vont et viennent, s’étendant et se contractant, formant la respiration cosmique. Cela ne peut pas tomber. — Soit, dit le trembleur ; mais le soleil, la lune, les étoiles ? — Ces corps célestes, dit l’ami, ne sont aussi faits que de gaz lumineux. S’ils venaient à tomber, ils n’ont pas assez de masse pour faire même une blessure. — Et si la terre s’effondrait ? demanda le trembleur. — La terre est un trop gros morceau, dit l’ami, pour que les pas des hommes l’usent ; et trop bien suspendu dans l’espace, pour que leurs secousses l’ébranlent. Rassuré, le trembleur se mit à rire ; et l’ami, content d’avoir réussi à le rassurer, rit aussi. — Cependant Tch’ang-lou-tzeu ayant entendu raconter cette histoire, critiqua et le toqué et son ami, en ces termes : Que le ciel et les corps célestes soient faits de vapeurs légères, que la terre qui porte tout soit faite de matière solide, soit, c’est vrai. Mais ces vapeurs et cette matière sont des composés. Qui peut garantir que ces composés ne se décomposeront jamais ? Étant donné cette incertitude, spéculer sur l’éventualité possible de la ruine du ciel et de la terre, est raisonnable. Mais vivre dans l’attente continuelle de cette ruine, est déraisonnable. Laissons le soin de gémir sur le grand effondrement, à ceux qui en seront les contemporains. — Lie-tzeu, ayant entendu cette solution, dit : Affirmer que le ciel et la terre seront ruinés, ce serait trop s’avancer ; affirmer qu’ils ne seront pas ruinés, ce serait aussi trop s’avancer. Il est impossible de savoir avec certitude, ce qui en sera, si oui si non. Je conclus cela d’une analogie. Les vivants ne savent rien de leur futur état de mort, Les morts ne savent rien de leur futur état de nouvelle vie. Ceux qui viennent (les vivants) ne savent pas comment se fera leur départ (mort), et ceux qui sont partis (les morts) ne savent pas comment ils reviendront (en vie). Incapables de se rendre compte des phases de leur propre évolution, comment les hommes pourraient-ils se rendre compte des crises du ciel et de la terre ?

O. Chounn demanda à Tcheng : Le Principe peut-il être possédé ? — Tu ne possèdes pas même ton corps, dit Tcheng ; alors comment posséderais-tu le Principe ? — Si moi je ne possède pas mon corps, fit Chounn surpris, alors à qui est-il ? — Au ciel et à la terre, dont il est une parcelle, répondit Tcheng. Ta vie est un atome de l’harmonie cosmique. Ta nature et son destin sont un atome de l’accord universel. Tes enfants et tes petits-enfants ne sont pas à toi, mais au grand tout, dont ils sont des rejetons. Tu marches sans savoir ce qui te pousse, tu t’arrêtes sans savoir ce qui te fixe, tu manges sans savoir comment tu assimiles. Tout ce que tu es, est un effet de l’irrésistible émanation cosmique. Alors qu’est-ce que tu possèdes ?

P. Dans le pays de Ts’i, un certain Kouo était très riche. Dans le pays de Song, un certain Hiang était très pauvre. Le pauvre alla demander au riche, comment il avait fait pour s’enrichir. — En volant, lui dit celui-ci. Quand je commençai à voler, au bout d’un an j’eus le nécessaire, au bout de deux ans j’eus l’abondance, au bout de trois ans j’eus l’opulence, puis je devins un gros notable. — Se méprenant sur le terme voler, le Hiang n’en demanda pas davantage. Au comble de la joie, il prit congé, et se mit aussitôt à l’œuvre, escaladant ou perçant les murs, faisant main basse sur tout ce qui lui convenait. Bientôt arrêté, il dut rendre gorge, et perdit encore le peu qu’il possédait auparavant, trop heureux d’en être quitte à ce compte. Persuadé que le Kouo l’avait trompé, il alla lui faire d’amers reproches. — Comment t’y es-tu pris ? demanda le Kouo, tout étonné. — Quand le Hiang lui eut raconté ses procédés,.. ah ! mais, fit le Kouo, ce n’est pas par cette sorte de vol-là, que je me suis enrichi. Moi, suivant les temps et les circonstances, j’ai volé leurs richesses au ciel et à la terre, à la pluie, aux monts et aux plaines. Je me suis approprié ce qu’ils avaient fait croître et mûrir, les animaux sauvages des prairies, les poissons et les tortues des eaux. Tout ce que j’ai, je l’ai volé à la nature, mais avant que ce ne fût à personne ; tandis que toi, tu as volé ce que le ciel avait déjà donné à d’autres hommes. — Le Hiang s’en alla mécontent, persuadé que le Kouo le trompait encore. Il rencontra le Maître du faubourg de l’est, et lui raconta son cas. Mais oui, lui dit celui-ci, toute appropriation est un vol. Même l’être, la vie, est un vol d’une parcelle de l’harmonie du yinn et du yang ; combien plus toute appropriation d’un être matériel est-elle un vol fait à la nature. Mais il faut distinguer vol et vol. Voler la nature, c’est le vol commun que tous commettent, et qui n’est pas puni. Voler autrui, c’est le vol privé que les voleurs commettent, et qui est puni. Tous les hommes vivent de voler le ciel et la terre, sans être pour cela des voleurs.

Chap. 2. Simplicité naturelle

A. Hoang-ti régnait depuis quinze ans, jouissant de sa popularité, se préoccupant de sa santé, accordant du plaisir à ses sens, au point d’en être hâve et hagard. Quand il eut régné durant trente années, faisant des efforts intellectuels et physiques continuels pour organiser l’empire et améliorer le sort du peuple, il se trouva encore plus maigre et plus fatigué. Alors il se dit en soupirant : je dois avoir excédé. Si je ne suis pas capable de me faire du bien à moi-même, comment serai-je capable d’en faire à tous les êtres ? Sur ce, Hoang-ti abandonna les soucis du gouvernement, quitta le palais, se défit de son entourage, se priva de toute musique, se réduisit à un ordinaire frugal, se confina dans un appartement écarté, où il s’appliqua durant trois mois uniquement à régler ses pensées et à brider son corps. Durant cette réclusion, ?un jour, pendant sa sieste, il rêva qu’il se promenait dans le pays de Hoa-su-cheu. — Ce pays est à l’ouest de Yen-tcheou, au nord de T’ai-tcheou, à je ne sais combien de myriades de stades de ce pays de Ts’i. On ne saurait y aller, ni en barque, ni en char ; seul le vol de l’âme y atteint. Dans ce pays, il n’y a aucun chef ; tout y marche spontanément. Le peuple n’a ni désirs ni convoitises, mais son instinct naturel seulement. Personne n’y aime la vie, n’y redoute la mort ; chacun vit jusqu’à son terme. Pas d’amitiés et pas de haines. Pas de gains et pas de pertes. Pas d’intérêts et pas de craintes. L’eau ne les noie pas, le feu ne les brûle pas.? Aucune arme ne peut les blesser, aucune main ne peut les léser. Ils s’élèvent dans l’air comme s’ils montaient des marches, et s’étendent dans le vide comme sur un lit. Nuages et brouillards n’interceptent pas leur vue, le bruit du tonnerre n’affecte pas leur ouïe, aucune beauté, aucune laideur n’émeut leur cœur, aucune hauteur, aucune profondeur ne gène leur course. Le vol de l’âme les porte partout. — À son réveil, une paisible lumière se fit dans l’esprit de l’empereur. Il appela ses principaux ministres, T’ien-lao, Li-mou, T’ai-chan-ki, et leur dit : Durant trois mois de retraite, j’ai réglé mon esprit et dompté mon corps, pensant comment il faudrait m’y prendre pour gouverner sans me fatiguer. Dans l’état de veille, je n’ai pas trouvé la solution ; elle m’est venue, pendant que je dormais. Je sais maintenant que le Principe suprême ne s’atteint pas par des efforts positifs, (mais par abstraction et inaction). La lumière est faite dans mon esprit, mais je ne puis pas vous expliquer la chose davantage. — Après ce songe, Hoang-ti régna encore durant vingt-huit ans, (appliquant la méthode de laisser aller toutes choses). Aussi l’empire devint-il très prospère, presque autant que le pays de Hoa-su-cheu. Puis l’empereur monta vers les hauteurs, d’où, deux siècles plus tard, le peuple (qui le regrettait) le rappelait encore.

B. Le mont Lie-kou-ie se trouve dans l’île Ho-tcheou. Il est habité par des hommes transcendants, qui ne font pas usage d’aliments, mais aspirent l’air et boivent la rosée. Leur esprit est limpide comme l’eau d’une source, leur teint est frais comme celui d’une jeune fille. Les uns doués de facultés extraordinaires, les autres seulement très sages, sans amour, sans crainte, ils vivent paisibles, simplement, modestement, ayant ce qu’il leur faut sans avoir besoin de se le procurer. Chez eux, le yinn et le yang sont sans cesse en harmonie, le soleil et la lune éclairent sans interruption, les quatre saisons sont régulières, le vent et la pluie viennent à souhait, la reproduction des animaux et la maturation des récoltes arrivent à point. Pas de miasmes meurtriers, pas de bêtes malfaisantes, pas de fantômes causant la maladie ou la mort, pas d’apparitions ou de bruits extraordinaires, (phénomènes qui dénotent toujours un défaut dans l’équilibre cosmique).

C. De son maître Lao-chang-cheu, et de son ami Pai-kao-tzeu, Lie-tzeu apprit l’art de chevaucher sur le vent (randonnées extatiques). Yinn-cheng l’ayant su, alla demeurer avec lui, dans l’intention d’apprendre de lui cet art, et assista à ses extases qui le privaient de sentiment pour un temps notable. Plusieurs fois il en demanda la recette, mais fut éconduit à chaque fois. Mécontent, il demanda son congé. Lie-tzeu ne lui répondit pas. Yinn-cheng s’en alla. Mais, toujours travaillé par le même désir, au bout de quelques mois il retourna chez Lie-tzeu. Celui-ci lui demanda : Pourquoi es-tu parti ? pourquoi es-tu revenu ? Yinn-cheng dit : — Vous avez repoussé toutes mes demandes ; je vous ai pris en grippe et suis parti ; maintenant mon ressentiment étant éteint, je suis revenu. Lie-tzeu dit : Je te croyais l’âme mieux faite que cela ; se peut-il que tu l’aies vile à ce point ? ?Je vais te dire comment moi j’ai été formé par mon maître. J’entrai chez lui avec un ami. Je passai dans sa maison trois années entières, occupé à brider mon cœur et ma bouche, sans qu’il m’honorât d’un seul regard. Comme je progressais, au bout de cinq ans il me sourit pour la première fois. Mon progrès s’accentuant, au bout de sept ans il me fit asseoir sur sa natte. Au bout de neuf années d’efforts, j’eus enfin perdu toute notion du oui et du non, de l’avantage et du désavantage, de la supériorité de mon maître et de l’amitié de mon condisciple. Alors l’usage spécifique de mes divers sens, fut remplacé par un sens général ; mon esprit se condensa, tandis que mon corps se raréfiait ; mes os et mes chairs se liquéfièrent (s’éthérisèrent) ; je perdis la sensation que je pesais sur mon siège, que j’appuyais sur mes pieds (lévitation) ; enfin je partis, au gré du vent, vers l’est, vers l’ouest, dans toutes les directions, comme une feuille morte emportée, sans me rendre compte si c’est le vent qui m’enlevait, ou si c’est moi qui enfourchais le vent. Voilà par quel long exercice de dépouillement, de retour à la nature, j’ai dû passer, pour arriver à l’extase. Et toi qui viens à peine d’entrer chez un maître, qui es encore si imparfait que tu t’impatientes et te courrouces ; toi dont l’air repousse et dont la terre doit encore supporter le corps grossier et lourd, tu prétends t’élever sur le vent dans le vide ? Yinn-cheng se retira confus, sans oser rien répondre.

D. Lie-tzeu demanda à Koan-yinn-tzeu : Que le surhomme passe là où il n’y a pas d’ouverture, traverse le feu sans être brûlé, s’élève très haut sans éprouver de vertige ; dites-moi, s’il vous plaît, comment fait-il pour en arriver là ? — En conservant, dit Koan-yinn-tzeu, sa nature parfaitement pure ; non par aucun procédé savant ou ingénieux. Je vais t’expliquer cela. Tout ce qui a forme, figure, son et couleur, tout cela ce sont les êtres. Pourquoi ces êtres se feraient-ils opposition les uns aux autres ? Pourquoi y aurait-il entre eux un autre ordre, que la priorité dans le temps ? Pourquoi leur évolution cesserait-elle, avec la déposition de leur forme actuelle ? Comprendre cela à fond, voilà la vraie science. Celui qui l’a compris, ayant une base ferme, embrassera toute la chaîne des êtres, unifiera ses puissances, fortifiera son corps, rentrera ses énergies, communiquera avec l’évolution universelle. Sa nature conservant sa parfaite intégrité, son esprit conservant son entière liberté, rien d’extérieur n’aura prise sur lui. Si cet homme, en état d’ivresse, tombe d’un char, il ne sera pas blessé mortellement. Quoique ses os et ses articulations soient comme ceux des autres hommes, le même traumatisme n’aura pas sur lui le même effet ; parce que son esprit, étant entier, protège son corps. L’inconscience agit comme une enveloppe protectrice. Rien n’a prise sur le corps, quand l’esprit n’est pas ému. Aucun être ne peut nuire au Sage, enveloppé dans l’intégrité de sa nature, protégé par la liberté de son esprit.

E. Lie-uk’eou (Lie-tzeu) tirait de l’arc en présence de Pai-hounn-ou-jenn, une tasse contenant de l’eau étant attachée sur son coude gauche. Il bandait l’arc de la main droite, à son maximum, décochait, replaçait une autre flèche, décochait encore ; et ainsi de suite, avec l’impassibilité d’une statue, sans que l’eau de la tasse vacillât. — Pai-hounn-ou-jenn lui dit : — Votre tir est le tir d’un archer tout occupé de son tir (tir artificiel), non le tir d’un archer indifférent pour son tir (tir naturel). Venez avec moi sur quelque haute montagne, au bord d’un précipice, et nous verrons si vous conservez encore cette présence d’esprit. — Les deux hommes firent ainsi. Pai-hounn-ou-jenn se campa au bord du précipice, dos au gouffre, ses talons débordant dans le vide (or l’archer doit se rejeter en arrière pour bander), puis salua Lie-uk’eou d’après les rites, avant de commencer son tir. Mais Lie-uk’eou, saisi de vertige, gisait déjà par terre, la sueur lui ruisselant jusqu’aux talons. — Pai-hounn-ou-jenn lui dit : Le sur-homme plonge son regard dans les profondeurs du ciel, dans les abîmes de la terre, dans le lointain de l’horizon, sans que son esprit s’émeuve. Il me paraît que vos yeux sont hagards, et que, si vous tiriez, vous n’atteindriez pas le but.

F. Un membre au clan Fan, nommé Tzeu-hoa, très avide de popularité, s’était attaché tout le peuple de la principauté Tsinn. Le prince de Tsinn en avait fait son favori, et l’écoutait plus volontiers que ses ministres, distribuant à son instigation les honneurs et les blâmes. Aussi les quémandeurs faisaient-ils queue à la porte de Tzeu-hoa, lequel s’amusait à leur faire faire devant lui assaut d’esprit, à les faire même se battre, sans s’émouvoir aucunement des accidents qui arrivaient dans ces joutes. Les mœurs publiques de la principauté Tsinn pâtirent de ces excès. Un jour Ho-cheng et Tzeu-pai, qui revenaient de visiter la famille Fan, passèrent la nuit, à une étape de la ville, dans une auberge tenue par un certain Chang-K’iou-k’ai (taoïste). Ils s’entretinrent de ce qu’ils venaient de voir. Ce Tzeu-hoa, dirent-ils, est tout-puissant ; il sauve et perd qui il veut ; il enrichit ou ruine à son gré. Chang-K’iou-k’ai que la faim et le froid empêchaient de dormir, entendit cette conversation par l’imposte. Le lendemain, emportant quelques provisions, il alla en ville, et se présenta à la porte de Tzeu-hoa. Or ceux qui assiégeaient cette porte, étaient tous personnes de condition, richement habillés et venus en équipages, prétentieux et arrogants. Quand ils virent ce vieillard caduc, au visage halé, mal vêtu et mal coiffé, tous le regardèrent de haut, puis le méprisèrent, enfin se jouèrent de lui de toute manière. Quoi qu’ils dissent, Chang-K’iou-k’ai resta impassible, se prêtant à leur jeu en souriant. — Sur ces entrefaites, Tzeu-hoa ayant conduit toute la bande sur une haute terrasse, dit : Cent onces d’or sont promises à qui sautera en bas ! Les rieurs de tout à l’heure eurent peur. Chang-K’iou-k’ai sauta aussitôt, descendit doucement comme un oiseau qui plane, et se posa à terre sans se casser aucun os. C’est là un effet du hasard, dit la bande. — Ensuite Tzeu-hoa les conduisit tous au bord du Fleuve, à un coude qui produisait un profond tourbillon. À cet endroit, dit-il, tout au fond, est une perle rare ; qui l’aura retirée, pourra la garder ! Chang-K’iou-k’ai plongea aussitôt, et rapporta la perle rare du fond du gouffre. Alors la bande commença à se douter qu’elle avait affaire à un être extraordinaire. — Tzeu-hoa le fit habiller, et l’on s’attabla. Soudain un incendie éclata dans un magasin de la famille Fan. Je donne, dit Tzeu-hoa, à celui qui entrera dans ce brasier, tout ce qu’il en aura retiré ! Sans changer de visage, Chang-K’iou-k’ai entra aussitôt dans le feu, et en ressortit, sans être ni brûlé ni même roussi. — Convaincue enfin que cet homme possédait des dons transcendants, la bande, lui fit des excuses. Nous ne savions pas, dirent-ils ; voilà pourquoi nous vous avons manqué. Vous n’y avez pas fait attention, pas plus qu’un sourd ou qu’un aveugle, confirmant par ce stoïcisme votre transcendance. Veuillez nous faire part de votre formule ! — Je n’ai pas de formule, dit Chang-K’iou-k’ai. Je vais comme mon instinct naturel me pousse, sans savoir ni pourquoi ni comment. Je suis venu ici pour voir, parce que deux de mes hôtes ont parlé de vous, la distance n’étant pas grande. J’ai cru parfaitement tout ce que vous m’avez dit, et ai voulu le faire, sans arrière-pensée relative à ma personne. J’ai donc agi sous l’impulsion de mon instinct naturel complet et indivis. À qui agit ainsi, aucun être ne s’oppose, (cette action étant dans le sens du mouvement cosmique). Si vous ne veniez de me le dire, je ne me serais jamais douté que vous vous êtes moqués de moi. Maintenant que je le sais, je suis quelque peu ému. Dans cet état, je n’oserais plus, comme auparavant, affronter l’eau et le feu, car je ne le ferais pas impunément. — Depuis cette leçon, les clients de la famille Fan n’insultèrent plus personne. Ils descendaient de leurs chars, pour saluer sur la route, même les mendiants et les vétérinaires. — Tsai-no rapporta toute cette histoire à Confucius. Sans doute, dit celui-ci. Ignorais-tu que l’homme absolument simple, fléchit par cette simplicité tous les êtres, touche le ciel et la terre, propitie les mânes, si bien que rien absolument ne s’oppose à lui dans les six régions de l’espace, que rien ne lui est hostile, que le feu et l’eau ne le blessent pas ? Que si sa simplicité mal éclairée a protégé Chang-K’iou-k’ai, combien plus ma droiture avisée me protègera-t-elle moi. Retiens cela ! (Bout de l’oreille du chef d’école.)

G. L’intendant des pacages de l’empereur Suan-wang de la dynastie Tcheou, avait à son service un employé Leang-ying, lequel était doué d’un pouvoir extraordinaire sur les animaux sauvages. Quand il entrait dans leur enclos pour les nourrir, les plus réfractaires, tigres, loups, aigles pêcheurs, se soumettaient docilement à sa voix. Il pouvait les affronter impunément, dans les conjonctures les plus critiques, temps du rut ou de la lactation, ou quand des espèces ennemies se trouvaient en présence. L’empereur ayant su la chose, crut à l’usage de quelque charme, et donna ordre à l’officier Mao-K’iouyuan de s’en informer. Leang-ying dit : Moi petit employé, comment posséderais-je un charme ? Si j’en possédais quelqu’un, comment oserais-je le cacher à l’empereur ? En peu de mots, voici tout mon secret : Tous les êtres qui ont du sang dans les veines, éprouvent des attraits et des répulsions. Ces passions ne s’allument pas spontanément, mais par la présence de leur objet. C’est sur ce principe que je m’appuie, dans mes rapports avec les bêtes féroces. Je ne donne jamais à mes tigres une proie vivante, pour ne pas allumer leur passion de tuer ; ni une proie entière, pour ne pas exciter leur appétit de déchirer. Je juge de ce que doivent être leurs dispositions, d’après le degré auquel ils sont affamés ou rassasiés. Le tigre a ceci de commun avec l’homme, qu’il affectionne ceux qui le nourrissent et le caressent, et ne tue que ceux qui le provoquent. Je me garde donc de jamais irriter mes tigres, et m’efforce au contraire de leur plaire. Cela est difficile aux hommes d’humeur instable. Mon humeur est toujours la même. Contents de moi, mes animaux me regardent comme étant des leurs. Ils oublient, dans ma ménagerie, leurs forêts profondes, leurs vastes marais, leurs monts et leurs vallées. Simple effet d’un traitement rationnel.

H. Yen-Hoei dit à Confucius : Un jour que je franchissais le rapide de Chang, j’admirai la dextérité extraordinaire du passeur, et lui demandai : cet art s’apprend-il ? « Oui, dit-il. Quiconque sait nager, peut l’apprendre. Un bon nageur l’a vite appris. Un bon plongeur le sait sans l’avoir appris. » Je n’osai pas dire au passeur, que je ne comprenais pas sa réponse. Veuillez me l’expliquer, s’il vous plaît. — Ah ! dit Confucius, je t’ai dit cela souvent en d’autres termes, et tu ne comprends pas encore ! Écoute et retiens cette fois !.. Quiconque sait nager, peut l’apprendre, parce qu’il n’a pas peur de l’eau. Un bon nageur l’a vite appris, parce qu’il ne pense même plus à l’eau. Un bon plongeur le sait sans l’avoir appris, parce que l’eau étant devenue comme son élément, ne lui cause pas la moindre émotion. Rien ne gêne l’exercice des facultés de celui dont aucun trouble ne pénètre l’intérieur… Quand l’enjeu est un tesson de poterie, les joueurs sont posés.. Quand c’est de la monnaie, ils deviennent nerveux. Quand c’est de l’or, ils perdent la tête. Leur habileté acquise restant la même, Ils sont plus ou moins incapables de la déployer, l’affection d’un objet extérieur les distrayant plus ou moins. Toute attention prêtée à une chose extérieure, trouble ou altère l’intérieur.

I. Un jour que Confucius admirait la cascade de Lu-leang, saut de deux cent quarante pieds, produisant un torrent qui bouillonne sur une longueur de trente stades, si rapide que ni caïman ni tortue ni poisson ne peut le remonter, il aperçut un homme qui nageait parmi les remous. Croyant avoir affaire à un désespéré qui cherchait la mort, il dit à ses disciples de suivre la rive, afin de le retirer, s’il passait à portée. Or, à quelques centaines de pas en aval, cet homme sortit lui-même de l’eau, défit sa chevelure pour la sécher, et se mit à suivre le bord, au pied de la digue, en fredonnant. Confucius l’ayant rejoint, lui dit : Quand je vous ai aperçu nageant dans ce courant, j’ai pensé que vous vouliez en finir avec la vie. Puis, en voyant l’aisance avec laquelle vous sortiez de l’eau, je vous ai pris pour un être transcendant. Mais non, vous êtes un homme, en chair et en os. Dites-moi, je vous prie, le moyen de se jouer ainsi dans l’eau. — Je ne connais pas ce moyen, fit l’homme. Quand je commençai, je m’appliquai ; avec le temps, la chose me devint facile ; enfin je la fis naturellement, inconsciemment. Je me laisse aspirer par l’entonnoir central du tourbillon, puis rejeter par le remous périphérique. Je suis le mouvement de l’eau, sans faire moi-même aucun mouvement. Voilà tout ce que je puis vous en dire.

J. Confucius se rendait dans le royaume de Tch’ou. Dans une clairière, il aperçut un bossu, qui abattait les cigales au vol, comme s’il les eût prises avec ses mains. Vous êtes très habile, lui dit-il ; dites-moi votre secret. — Voici, dit le bossu. Je m’exerçai, durant cinq ou six mois, à faire tenir des balles en équilibre sur ma canne. Quand je fus arrivé à en faire tenir deux, je ne manquai plus que peu de cigales. Quand je fus arrivé à en faire tenir trois, je n’en ratai plus qu’une sur dix. Quand je fus arrivé à en faire tenir cinq, je pris les cigales au vol, avec ma canne, aussi sûrement qu’avec ma main. Ni mon corps, ni mon bras, n’éprouvent plus aucun frémissement nerveux spontané. Mon attention ne se laisse plus distraire par rien. Dans cet univers immense plein de tant d’êtres, je ne vois que la cigale que je vise, aussi ne la manqué-je jamais. — Confucius regarda ses disciples et leur dit : Concentrer sa volonté sur un objet unique, produit la coopération parfaite du corps avec l’esprit. — Prenant la parole à son tour, le bossu demanda à Confucius : Mais vous, lettré, dans quel but m’avez-vous demandé cela ? Pourquoi vous informer de ce qui n’est pas votre affaire ? N’auriez-vous pas quelque intention malveillante ? — — Un jeune homme qui habitait au bord de la mer, aimait beaucoup les mouettes. Tous les matins, il allait au bord de la mer pour les saluer, et les mouettes descendaient par centaines, pour jouer avec lui. Un jour le père du jeune homme lui dit : Puisque les mouettes sont si familières avec toi, prends-en quelques-unes et me les apporte, pour que moi aussi je puisse jouer avec elles. … Le lendemain le jeune homme se rendit à la plage comme de coutume, mais avec l’intention secrète d’obéir à son père. Son extérieur trahit son intérieur. Les mouettes se défièrent. Elles se jouèrent dans les airs au-dessus de sa tête, mais aucune ne descendit. — Le meilleur usage qu’on puisse faire de la parole, c’est de se taire. La meilleure action, c’est de ne pas agir. Vouloir embrasser tout ce qui est connaissable, ne produit qu’une science superficielle.

K. Menant avec lui un train de cent mille personnes, Tchao-siang-tzeu chassait dans les monts Tchoung-chan. Pour faire sortir les bêtes sauvages de leurs repaires, il fit mettre le feu à la brousse. La lueur de l’incendie fut visible à cent stades de distance. Au milieu de ce brasier, on vit un homme sortir d’un rocher, voltiger dans la flamme, se jouer dans la fumée. Tous les spectateurs jugèrent, que ce ne pouvait être qu’un être transcendant. Quand l’incendie eût passé, il vint, tranquille, comme si de rien n’était. Surpris, Tchao-siang-tzeu le retint et l’examina à loisir. C’était un homme fait comme les autres. Tchao-siang-tzeu lui ayant demandé son secret pour pénétrer les rochers et séjourner dans le feu, cet homme dit : Qu’est-ce qu’un rocher ? Qu’est-ce que du feu ? Tchao-siang-tzeu dit : Ce dont vous êtes sorti, c’est un rocher ; ce que vous avez traversé, c’était du feu. h ! fit l’homme, je n’en savais rien. — Le marquis Wenn de Wei ayant entendu raconter ce fait, demanda à Tzeu-hia ce qu’il pensait de cet homme. … J’ai ouï dire à mon maître (Confucius), dit Tzeu-hia, que celui qui a atteint à l’union parfaite avec le cosmos, n’est plus blessé par aucun être ; qu’il pénètre à son gré le métal et la pierre ; qu’il marche à volonté sur l’eau et dans le feu. … Vous, demanda le marquis, possédez-vous ce don ? Non, dit Tzeu-hia, car je n’ai pas encore réussi à me défaire de mon intelligence et de ma volonté ; je ne suis encore que disciple. … Et votre maître Confucius, possède-t-il ce don ? demanda le marquis. … Oui, dit Tzeu-hia, mais il n’en fait pas parade. Le marquis Wenn fut édifié.

L. Un devin des plus transcendants, nommé Ki-hien, originaire de la principauté de Ts’i, s’établit dans celle de Tcheng. Il prédisait les malheurs et la mort, au jour près, infailliblement. Aussi les gens de Tcheng, qui ne tenaient pas à en savoir si long, s’enfuyaient-ils du plus loin qu’ils le voyaient venir. — Lie-tzeu étant allé le voir, fut émerveillé de ce qu’il vit et entendit. Quand il fut revenu, il dit à son maître Hou-K’iou-tzeu : Jusqu’ici je tenais votre doctrine pour la plus parfaite, mais voici que j’en ai trouvé une supérieure. — Hou-K’iou-tzeu dit : C’est que tu ne connais pas toute ma doctrine, n’ayant reçu de moi que l’enseignement exotérique, et non l’ésotérique. Ton savoir ressemble aux œufs que pondent les poules privées de coq ; il y manque (le germe) l’essentiel. Et puis, quand on discute, il faut avoir une foi ferme en son opinion, sous peine, si l’on vacille, d’être deviné par l’adversaire. C’est ce qui te sera arrivé. Tu te seras trahi, et auras pris ensuite le flair naturel de Ki-hien pour de la divination transcendante. Amène-moi cet homme, pour que je voie ce qui en est. — Le lendemain, Lie-tzeu amena le devin chez Hou-K’iou-tzeu, sous prétexte de consultation médicale. Quand il fut sorti, le devin dit à Lie-tzeu : Hélas ! votre maître est un homme mort. C’en sera fait de lui, avant peu de jours. J’ai eu, en l’examinant, une vision étrange, comme de cendres humides, présage de mort. — Quand il eut congédié le devin, Lie-tzeu rentra, tout en larmes, et rapporta à Hou-K’iou-tzeu ce qu’on venait de lui dire. Hou-K’iou-tzeu dit : C’est que je me suis manifesté à lui, sous la figure d’une terre inerte et stérile, toutes mes énergies étant arrêtées, (aspect que le vulgaire ne présente qu’aux approches de la mort, mais que le contemplatif présente à volonté). Il y a été pris. Amène-le une autre fois, et tu verras la suite de l’expérience. — Le lendemain Lie-tzeu ramena le devin. Quand celui-ci fut sorti, il dit à Lie-tzeu : Il est heureux que votre maître se soit adressé à moi ; il y a déjà du mieux ; les cendres se raniment ; j’ai vu des signes d’énergie vitale. … Lie-tzeu rapporta ces paroles à Hou-K’iou-tzeu, qui dit : C’est que je me suis manifesté à lui sous l’aspect d’une terre fécondée par le ciel, l’énergie montant de la profondeur sous l’influx d’en haut. Il a bien vu, mais mal interprété, (prenant pour naturel ce qui est contemplation). Amène-le encore, pour que nous continuions l’expérience. — Le lendemain Lie-tzeu ramena le devin. Après avoir fait son examen, celui-ci lui dit : Aujourd’hui j’ai trouvé à votre maître un aspect vague et indéterminé, duquel je ne puis tirer aucun pronostic ; quand son état se sera mieux défini, je pourrai vous dire ce qui en est. … Lie-tzeu rapporta ces paroles à Hou-K’ioutzeu, qui dit : C’est que je me suis manifesté à lui sous la figure du grand chaos non encore différencié, toutes mes puissances étant en état d’équilibre neutre. Il ne pouvait de fait tirer rien de net de cette figure. Un remous dans l’eau peut être causé aussi bien par les ébats d’un monstre marin, par un écueil, par la force du courant, par un jaillissement, par une cascade, par la jonction de deux cours d’eau, par un barrage, par une dérivation, par la rupture d’une digue ; effet identique de neuf causes distinctes, (donc impossibilité de conclure directement du remous à la nature de sa cause ; il faut qu’un examen ultérieur détermine celle-ci). Amène-le une fois encore, et tu verras la suite. — Le lendemain, le devin étant revenu, ne s’arrêta qu’un instant devant Hou-K’iou-tzeu, n’y comprit rien, perdit contenance et s’enfuit. … Cours après lui, dit Hou-K’iou-tzeu. … Lie-tzeu obéit, mais ne put le rattraper. … Il ne reviendra pas, dit Hou-K’iou-tzeu. C’est que je lui ai manifesté ma sortie du principe primordial avant les temps, une motion dans le vide sans forme apparente, un bouillon de la puissance inerte. C’était trop fort pour lui, voilà pourquoi il a pris la fuite. — — Constatant que de fait il n’entendait encore rien à la doctrine ésotérique de son maître, Lie-tzeu se confina dans sa maison durant trois années consécutives. Il fit la cuisine pour sa femme, il servit les porcs comme s’ils eussent été des hommes, (pour détruire en soi les préjugés humains). Il se désintéressa de toutes choses. Il ramena tout ce qui en lui était culture artificielle, à la simplicité naturelle primitive. Il devint fruste comme une motte de terre, étranger à tous les événements et accidents, et demeura ainsi concentré en un jusqu’à la fin de ses jours.

M. Comme maître Lie-tzeu allait à Ts’i, il revint soudain sur ses pas. Pai-hounn-ou-jenn qu’il rencontra, lui demanda : Pourquoi rebroussez-vous chemin de la sorte ? — Parce que j’ai peur, dit Lie-tzeu. — Peur de quoi ? fit Pai-hounn-ou-jenn. — Je suis entré dans dix restaurants, dit Lie-tzeu, et cinq fois j’ai été servi le premier. Il faut que ma perfection intérieure transparaissant, ait donné dans l’œil à ces gens-là, pour qu’ils aient servi après moi des clients plus riches ou plus âgés que moi. J’ai donc eu peur que, si j’allais jusqu’à la capitale de Ts’i, ayant connu lui aussi mon mérite, le prince ne se déchargeât sur moi du gouvernement qui lui pèse. — C’est bien pensé, dit Pai-hounn-ou-jenn. Vous avez échappé à un patron princier ; mais je crains que vous n’ayez bientôt des maîtres à domicile. — Quelque temps après, Pai-hounn-ou-jenn étant allé visiter Lie-tzeu, vit devant sa porte une quantité de souliers (indice de la présence de nombreux visiteurs). S’arrêtant dans la cour, il réfléchit longuement, le menton appuyé sur le bout de son bâton, puis partit sans mot dire. Cependant le portier avait averti Lie-tzeu. Celui-ci saisit vivement ses sandales, et sans prendre le temps de les chausser, courut après son ami. Quand il l’eut rejoint à la porte extérieure, il lui dit : Pourquoi partez-vous ainsi, sans me laisser aucun avis utile ? — À quoi bon désormais ? dit Pai-hounn-ou-jenn. Ne vous l’ai-je pas dit ? Vous avez des maîtres maintenant. Sans doute, vous ne les avez pas attirés, mais vous n’avez pas non plus su les repousser. Quelle influence aurez-vous désormais sur ces gens-là ? On n’influence qu’à condition de tenir à distance. À ceux par qui l’on est gagné, on ne peut plus rien dire. Ceux avec qui l’on est lié, on ne peut pas les reprendre. Les propos de gens vulgaires, sont poison pour l’homme parfait. À quoi bon converser avec des êtres qui n’entendent ni ne comprennent ?

N. Yang-tchou allant à P’ei et Lao-tzeu allant à Ts’inn, les deux se rencontrèrent à Leang. À la vue de Yang-tchou, Lao-tzeu leva les yeux au ciel, et dit avec un soupir : J’espérais pouvoir vous instruire, mais je constate qu’il n’y a pas moyen. — Yang-tchou ne répondit rien. Quand les deux voyageurs furent arrivés à l’hôtellerie où ils devaient passer la nuit, Yang-tchou apporta d’abord lui-même tous les objets nécessaires pour la toilette. Ensuite, quand Lao-tzeu fut installé dans sa chambre, ayant quitté ses chaussures à la porte, Yang-tchou entra en marchant sur ses genoux, et dit à Lao-tzeu : Je n’ai pas compris ce que vous avez dit de moi, en levant les yeux au ciel et soupirant. Ne voulant pas retarder votre marche, je ne vous ai pas demandé d’explication alors. Mais maintenant que vous êtes libre, veuillez m’expliquer le sens de vos paroles. — Vous avez, dit Lao-tzeu, un air altier qui rebute ; tandis que le Sage est comme confus quelque irréprochable qu’il soit, et se juge insuffisant quelle que soit sa perfection. — Je profiterai de votre leçon, dit Yang-tchou, très morfondu. — Cette nuit-là même Yang-tchou s’humilia tellement, que le personnel de l’auberge qui l’avait servi avec respect le soir à son arrivée, n’eut plus aucune sorte d’égards pour lui le matin à son départ. (Le respect des valets étant, en Chine, en proportion de la morgue du voyageur.)

O. Yang-tchou passant par la principauté de Song, reçut l’hospitalité dans une hôtellerie. L’hôtelier avait deux femmes, l’une belle, l’autre laide. La laide était aimée, la belle était détestée. … Pourquoi cela ? demanda Yang-tchou à un petit domestique. … Parce que, dit l’enfant, la belle fait la belle, ce qui nous la rend déplaisante ; tandis que la laide se sait laide, ce qui nous fait oublier sa laideur. — Retenez ceci, disciples ! dit Yang-tchou. Étant sage, ne pas poser pour sage ; voilà le secret pour se faire aimer partout.

P. Il y a, en ce monde, comme deux voies ; celle de la subordination, la déférence ; celle de l’insubordination, l’arrogance. Leurs tenants ont été définis par les anciens en cette manière : les arrogants n’ont de sympathie que pour les plus petits que soi, les déférents affectionnent aussi ceux qui leur sont supérieurs. L’arrogance est dangereuse, car elle s’attire des ennemis ; la déférence est sûre, car elle n’a que des amis. Tout réussit au déférent, et dans la vie privée, et dans la vie publique ; tandis que l’arrogant n’a que des insuccès. Aussi U-tzeu a-t-il dit, que la puissance doit toujours être tempérée par la condescendance ; que c’est la condescendance qui rend la puissance durable ; que cette règle permet de pronostiquer à coup sûr, si tel particulier, si tel État, prospérera ou dépérira. La force n’est pas solide, tandis que rien n’égale la solidité de la douceur. Aussi Lao-tan a-t-il dit : « la puissance d’un état lui attire la ruine, comme la grandeur d’un arbre appelle la cognée. La faiblesse fait vivre, la force fait mourir. »

Q. Le Sage s’allie avec qui a les mêmes sentiments intérieurs que lui, le vulgaire se lie avec qui lui plaît par son extérieur. Or dans un corps humain peut se cacher un cœur de bête ; un corps de bête peut contenir un cœur d’homme. Dans les deux cas, juger d’après l’extérieur, induira en erreur. — Fou-hi, Niu-wa, Chenn-noung, U le Grand, eurent, qui une tête humaine sur un corps de serpent, qui une tête de bœuf, qui un museau de tigre ; mais, sous ces formes animales, ce furent de grands Sages. Tandis que Kie le dernier des Hia, Tcheou le dernier des Yinn, le duc Hoan de Lou, le duc Mou de Tch’ou, furent des bêtes sous forme humaine. — Quand Hoang-ti livra bataille à Yen-ti dans la plaine de Fan-ts’uan, des bêtes féroces formèrent son front de bataille, des oiseaux de proie ses troupes légères. Il s’était attaché ces animaux par son ascendant. — Quand Yao eut chargé K’oei du soin de la musique, les animaux accoururent et dansèrent, charmés par ces accents. — Peut-on dire, après cela, qu’il y ait, entre les animaux et les hommes, une différence essentielle ? Sans doute, leurs formes et leurs langues différent de celles des hommes, mais n’y aurait-il pas moyen de s’entendre avec eux malgré cela ? Les Sages susdits, qui savaient tout et qui étendaient leur sollicitude à tous, surent gagner aussi les animaux. Il y a tant de points communs entre les instincts des animaux et les mœurs des hommes. Eux aussi vivent par couples, les parents aimant leurs enfants. Eux aussi recherchent pour s’y loger les lieux sûrs. Eux aussi préfèrent les régions tempérées aux régions froides. Eux aussi se réunissent par groupes, marchent en ordre, les petits au centre, les grands tout autour. Eux aussi s’indiquent les bons endroits pour boire ou pour brouter. — Dans les tout premiers temps, les animaux et les hommes habitaient et voyageaient ensemble. Quand les hommes se furent donné des empereurs et des rois, la défiance surgit et causa la séparation. Plus tard la crainte éloigna de plus en plus les animaux des hommes. Cependant, encore maintenant, la distance n’est pas infranchissable. À l’Est, chez les Kie-cheu, on comprend encore la langue, au moins des animaux domestiqués. Les anciens Sages comprenaient le langage et pénétraient les sentiments de tous les êtres, communiquaient avec tous comme avec leur peuple humain, aussi bien avec les koei les chenn les li les mei (êtres transcendants), qu’avec les volatiles les quadrupèdes et les insectes. Partant de ce principe, que les sentiments d’êtres qui ont même sang et qui respirent même air, ne peuvent pas être grandement différents, ils traitaient les animaux à peu près comme des hommes, avec succès. — Un éleveur de singes de la principauté Song, était arrivé à comprendre les singes, et à se faire comprendre d’eux. Il les traitait mieux que les membres de sa famille, ne leur refusant rien. Cependant il tomba dans la gène. Obligé de rationner ses singes, il s’avisa du moyen suivant, pour leur faire agréer la mesure. Désormais, leur dit-il, vous aurez chacun trois taros le matin et quatre le soir ; cela vous va-t-il ? Tous les singes se dressèrent, fort courroucés… Alors, leur dit-il, vous aurez chacun quatre taros le matin, et trois le soir ; cela vous va-t-il ?… Satisfaits qu’on eût tenu compte de leur déplaisir, tous les singes se recouchèrent, très contents… C’est ainsi qu’on gagne les animaux. Le Sage gagne de même les sots humains. Peu importe que le moyen employé soit réel ou apparent ; pourvu qu’on arrive à satisfaire, à ne pas irriter. — — Autre exemple de l’analogie étroite entre les animaux et les hommes. Ki-sing-tzeu dressait un coq de combat, pour l’empereur Suan des Tcheou. Au bout de dix jours, comme on lui en demandait des nouvelles, il dit : il n’est pas encore en état de se battre ; il est encore vaniteux et entêté. — Dix jours plus tard, interrogé de nouveau, il répondit : — Pas encore ; il répond encore au chant des autres coqs. — Dix jours plus tard, il dit : Pas encore ; il est encore nerveux et passionné. — Dix jours plus tard, il dit : Maintenant il est prêt ; il ne fait plus attention au chant de ses semblables ; il ne s’émeut, à leur vue, pas plus que s’il était de bois. Toutes ses énergies sont ramassées. Aucun autre coq ne tiendra devant lui.

R. Hoei-yang, parent de Hoei-cheu, et sophiste comme lui, étant allé visiter le roi K’ang de Song, celui-ci trépigna et toussa d’impatience à sa vue, et lui dit avec volubilité : Ce que j’aime, moi, c’est la force, la bravoure ; la bonté et l’équité sont des sujets, qui ne me disent rien ; vous voilà averti ; dites maintenant ce que vous avez à me dire. — Justement, dit Hoei-yang, un de mes thèmes favoris, c’est d’expliquer pourquoi les coups des braves et des forts restent parfois sans effet ; vous plairait-il d’entendre ce discours-là ? — Très volontiers, dit le roi. — Ils restent sans effet, reprit le sophiste, quand ils ne les portent pas. Et pourquoi ne les portent-ils pas ? Soit parce qu’ils n’osent pas, soit parce qu’ils ne veulent pas. C’est là encore un de mes thèmes favoris… Mettons que ce soit parce qu’ils ne veulent pas. Pourquoi ne le veulent-ils pas ? Parce qu’il n’y aura aucun avantage. C’est encore là un de mes sujets favoris… Supposons maintenant qu’il y ait un moyen d’obtenir tous les avantages, de gagner le cœur de tous les hommes et de toutes les femmes de l’empire, de se mettre à l’abri de tous les ennuis, ce moyen, n’aimeriez-vous pas le connaître ? — Ah que si ! fit le roi. — Eh bien, dit le sophiste, c’est la doctrine de Confucius et de Mei-ti, dont tout à l’heure vous ne vouliez pas entendre parler. Confucius et Mei-ti, ces deux princes sans terre, ces nobles sans titres, sont la joie et l’orgueil des hommes et des femmes de tout l’empire. Si vous, prince, qui avez terres et titres, embrassez la doctrine de ces deux hommes, tout le monde se donnera à vous, et vous deviendrez plus célèbre qu’eux, ayant eu le pouvoir en plus. — Le roi de Song ne trouva pas un mot à répondre. Hoei-yang sortit triomphant. Il était déjà loin, quand le roi de Song dit à ses courtisans : mais parlez donc ! cet homme m’a réduit au silence !

Chap. 3. États psychiques

A. Au temps de l’empereur Mou des Tcheou, il vint, à la cour de cet empereur, un magicien d’un pays situé à l’Extrême-Occident. Cet homme entrait impunément dans l’eau et dans le feu, traversait le métal et la pierre, faisait remonter les torrents vers leur source, changeait de place les remparts des villes, se soutenait dans les airs sans tomber, pénétrait les solides sans éprouver de résistance, prenait à volonté toutes les figures, gardait son intelligence d’homme sous la forme d’un objet inanimé, etc. L’empereur Mou le vénéra comme un génie, le servit comme son maître, lui donna le meilleur de son avoir en fait de logement, d’aliments et de femmes. Cependant le magicien trouva le palais impérial inhabitable, la cuisine impériale immangeable, les femmes du harem indignes de son affection. Alors l’empereur lui fit bâtir un palais spécial. Matériaux et main-d’œuvre, tout fut exquis. Les frais épuisèrent le trésor impérial. L’édifice achevé s’éleva à la hauteur de huit mille pieds. Quand l’empereur en fit la dédicace, il l’appela tour touchant au ciel. Il le peupla de jeunes gens choisis, appelés des principautés de Tcheng et de Wei. Il y installa des bains et un harem. Il y accumula les objets précieux, les fins tissus, les fards, les parfums, les bibelots. Il y fit exécuter les plus célèbres symphonies. Chaque mois il offrit une provision de vêtements superbes, chaque jour une profusion de mets exquis… Rien n’y fit. Le magicien ne trouva rien à son goût, habita son nouveau logis sans s’y plaire, et fit de fréquentes absences. — Un jour que, durant un festin, l’empereur s’étonnait de sa conduite ; venez avec moi, lui dit-il. … L’empereur saisit la manche du magicien, qui l’enleva aussitôt dans l’espace, jusqu’au palais des hommes transcendants, situé au milieu du ciel. Ce palais était fait d’or et d’argent, orné de perles et de jade, sis plus haut que la région des nimbus pluvieux, sans fondements apparents, flottant dans l’espace comme un nuage. Dans ce monde supraterrestre, vues, harmonies, parfums, saveurs, rien n’était comme dans le monde des hommes. L’empereur comprit qu’il était dans la cité du Souverain céleste. Vu de là-haut, son palais terrestre lui apparut comme un tout petit tas de mottes et de brindilles. Il serait resté là durant des années, sans même se souvenir de son empire ; mais le magicien l’invita à le suivre plus haut… Cette fois il l’enleva, par delà le soleil et la lune, hors de vue de la terre et des mers, dans une lumière aveuglante, dans une harmonie assourdissante. Saisi de terreur et de vertige, l’empereur demanda à redescendre. La descente s’effectua avec la rapidité d’un aérolithe qui tombe dans le vide. — Quand il revint à lui, l’empereur se retrouva assis sur son siège, entouré de ses courtisans, sa coupe à demi pleine, son ragoût à demi mangé. Que m’est-il arrivé ? demanda-t-il à son entourage. — Vous avez paru vous recueillir, durant un instant, dirent ses gens. — L’empereur estimait avoir été absent durant trois mois au moins. Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il au magicien. — Oh ! rien de plus simple, dit celui-ci. J’ai enlevé votre esprit. Votre corps n’a pas bougé. Ou plutôt, je n’ai même pas déplacé votre esprit. Toute distinction, de lieu, de temps, est illusoire. La représentation mentale de tous les possibles, se fait sans mouvement et abstrait du temps. — C’est de cet épisode, que date le dégoût de l’empereur Mou, pour le gouvernement de son empire, pour les plaisirs de sa cour, et son goût pour les flâneries. C’est alors que, avec ses huit fameux chevaux tous de poil différent, Tsao-fou conduisant son char et Ts’i-ho lui servant d’écuyer, Chenn-pai menant le fourgon avec Penn-joung comme aide, il entreprit sa célèbre randonnée par delà les frontières occidentales. Après avoir fait mille stades, il arriva dans la tribu des Kiu-seou, qui lui firent boire du sang de cygne, et lui lavèrent les pieds avec du koumys (deux fortifiants). La nuit suivante fut passée au bord du torrent rouge. Au jour, l’empereur gravit le mont K’ounn-Lunn, visita l’ancien palais de Hoang-ti, et éleva un cairn en mémoire de son passage. ¦ Ensuite il visita Si-wang-mou, et fut fêté par lui (ou par elle) près du lac vert. Ils échangèrent des toasts, et l’empereur ne dissimula pas qu’il lui était pénible de devoir s’en retourner. Après avoir contemplé l’endroit où le soleil se couche au terme de sa course diurne de dix mille stades, il reprit le chemin de l’empire. Somme toute, il revint désillusionné, n’ayant rien trouvé qui ressemblât à sa vision. Hélas ! dit-il en soupirant, la postérité dira de moi, que j’ai sacrifié le devoir au plaisir. — Et de fait, n’ayant cherché que le bonheur présent, il ne fut pas bon empereur, et ne devint pas parfait génie, mais arriva seulement à vivre longtemps, et mourut centenaire.

B. Lao-Tch’eng-tzeu s’était mis à l’école de maître Yinn-wenn (Koanyinn-Lzeu), pour apprendre de lui le secret de la fantasmagorie universelle. Durant trois années entières, celui-ci ne lui enseigna rien. Attribuant cette froideur de son maître à ce qu’il le jugeait peu capable, Lao-Tch’eng-tzeu s’excusa et offrit de se retirer. Maître Yinn-wenn l’ayant salué (marque d’estime extraordinaire), le conduisit dans sa chambre, et là, sans témoins (science ésotérique), il lui dit : Jadis, quand Lao-tan partit pour l’Ouest, il résuma pour moi sa doctrine en ces mots : et l’esprit vital, et le corps matériel, sont fantasmagorie. Les termes vie et mort, désignent la genèse initiale d’un être par l’action de la vertu génératrice, et sa transformation finale par l’influence des agents naturels. La succession de ces genèses, de ces transformations, quand le nombre est plein, sous l’influence du moteur universel, voilà la fantasmagorie. Le Principe premier des êtres, est trop mystérieux, trop profond, pour pouvoir être sondé. Nous ne pouvons étudier que le devenir et le cesser corporel, qui sont visibles et manifestes. Comprendre que l’évolution cosmique consiste pratiquement dans la succession des deux états de vie et de mort, voilà la clef de l’intelligence de la fantasmagorie. Nous sommes sujets à cette vicissitude, toi et moi, et pouvons constater ses effets en nous-mêmes. — Cette instruction reçue, Lao-Tch’eng-tzeu retourna chez lui, la médita durant trois mois, et trouva le secret du mystère, si bien qu’il devint maître de la vie et de la mort, put à volonté modifier les saisons, produisit des orages en hiver et de la glace en été, changea des volatiles en quadrupèdes et réciproquement. Il n’enseigna à personne la formule, que personne n’a retrouvée depuis, D’ailleurs, dit Lie-tzeu, pour qui posséderait la science des transformations, mieux vaudrait la garder secrète, mieux vaudrait ne pas s’en servir. Les anciens Souverains ne durent pas leur célébrité à des déploiements extraordinaires de science ou de courage. On leur sut gré d’avoir agi pour le bien de l’humanité sans ostentation.

C. L’application de l’esprit a huit effets, savoir : la délibération, l’action, le succès, l’insuccès, la tristesse, la joie, la vie, la mort ; tout cela tient au corps. L’abstraction de l’esprit a six causes, savoir : la volonté, l’aversion, la pensée intense, le sommeil, le ravissement, la terreur ; tout cela tient à l’esprit. Ceux qui ne savent pas l’origine naturelle des émotions, se préoccupent de sa cause, quand ils en ont éprouvé quelqu’une. Ceux qui savent que l’origine des émotions est naturelle, ne s’en préoccupent plus, puisqu’ils en savent la cause. Tout, dans le corps d’un être, plénitude et vacuité, dépense et augment, tout est en harmonie, en équilibre, avec l’état du ciel et de la terre, avec l’ensemble des êtres qui peuplent le cosmos. Une prédominance du yinn, fait qu’on rêve de passer l’eau à gué, avec sensation de fraîcheur. Une prédominance du yang, fait qu’on rêve de traverser le feu, avec sensation de brûlure. Un excès simultané de yinn et de yang, fait qu’on rêve de périls et de hasards, avec espoir et crainte. Dans l’état de satiété, on rêve qu’on donne ; dans l’état de jeûne, on rêve qu’on prend. Les esprits légers rêvent qu’ils s’élèvent dans l’air, les esprits graves rêvent qu’ils s’enfoncent dans l’eau. Se coucher ceint d’une ceinture, fait qu’on rêve de serpents ; la vue d’oiseaux qui emportent des crins, fait qu’on rêve de voler. Avant un deuil, on rêve de feu ; avant une maladie, on rêve de manger. Après avoir beaucoup bu, on fait des rêves tristes ; après avoir trop dansé, on pleure en rêve. — Lie-tzeu dit : Le rêve, c’est une rencontre faite par l’esprit ; la réalité (perception objective), c’est un contact avec le corps. Les pensées diurnes, les rêves nocturnes, sont également des impressions. Aussi ceux dont l’esprit est solide, pensent et rêvent peu, et attachent peu d’importance à leurs pensées et à leurs rêves. Ils savent que, et la pensée et le rêve, n’ont pas la réalité qui paraît, mais sont des reflets de la fantasmagorie cosmique. Les Sages anciens ne pensaient que peu quand ils veillaient, ne rêvaient pas quand ils dormaient, et ne parlaient ni de leurs pensées ni de leurs rêves, parce qu’ils croyaient aussi peu aux unes qu’aux autres. — À l’angle sud-ouest de la terre carrée, est un pays dont j’ignore les frontières. Il s’appelle Kou-mang. Les alternances du yinn et du yang ne s’y faisant pas sentir, il n’a pas de saisons ; le soleil et la lune ne l’éclairant pas, il n’a ni jours ni nuits. Ses habitants ne mangent pas, ne s’habillent pas. Ils dorment presque continuellement, ne s’éveillant qu’une fois tous les cinquante jours. ils tiennent pour réalité, ce qu’ils ont éprouvé durant leur sommeil ; et pour illusion, ce qu’ils ont éprouvé dans l’état de veille. — Au centre de la terre et des quatre mers, est le royaume central (la Chine), assis sur le Fleuve Jaune, s’étendant du pays de Ue jusqu’au mont T’ai-chan, avec une largeur est-ouest de plus de dix mille stades. Les alternances du yinn et du yang y produisent des saisons froides et chaudes, la lumière et l’obscurité alternant y produisent des jours et des nuits. Parmi ses habitants, Il y a des sages et des sots. Ses produits naturels et industriels sont nombreux et variés. Il a ses princes et ses fonctionnaires, ses rites et ses lois. On y parle et on y agit beaucoup. Les hommes y veillent et dorment tour à tour, tenant pour réel ce qu’ils ont éprouvé dans l’état de veille, et pour vain ce qu’ils ont éprouvé dans l’état de sommeil. — À l’angle nord-est de la terre carrée, est le pays de Fou-lao, dont le sol sans cesse brûlé par les rayons du soleil, ne produit pas de céréales. Le peuple se nourrit de racines et de fruits qu’ils mangent crus. Brutaux, ils prisent plus la force que la justice. Ils sont presque continuellement en mouvement, rarement au repos. Ils veillent beaucoup et dorment peu. Ils tiennent pour réel ce qu’ils ont éprouvé dans l’état de veille.

D. Un certain Yinn, officier des Tcheou, vivait luxueusement. Ses gens n’avaient aucun repos, depuis l’aube jusqu’à la nuit. Un vieux valet, cassé et infirme, n’était pas moins malmené que les autres. Or, après avoir durement peiné tout le jour, chaque nuit cet homme rêvait qu’il était prince, assis sur un trône, gouvernant un pays, jouissant de tous les plaisirs. À son réveil, il se retrouvait valet, et peinait comme tel le jour durant. Comme des amis plaignaient son sort, le vieux valet leur dit : Je ne suis pas si à plaindre. La vie des hommes se partage également en jour et nuit. Durant le jour, je suis valet et peine ; mais durant la nuit, je suis prince et m’amuse beaucoup. J’ai moitié de bon temps ; pourquoi me plaindrais-je ? — Cependant le maître de ce valet, après une journée de plaisir, rêvait chaque nuit qu’il était valet, surchargé de besogne, grondé et fustigé. Il raconta la chose à un ami. Celui-ci lui dit : Ce doit être que vous excédez, durant le jour, le lot de jouissance que le destin vous a assigné ; le destin se compense, par la souffrance de vos nuits. — L’officier crut son ami, modéra son luxe, traita mieux ses gens, et s’en trouva bien. (Du coup le vieux valet perdit aussi son plaisir nocturne, que le destin lui allouait en compensation de l’excès de ses fatigues diurnes.)

E. Un bûcheron de Tcheng qui faisait des fagots, rencontra un chevreuil égaré, qu’il tua et cacha dans un fossé sous des branchages, comptant revenir l’enlever en cachette. N’ayant pu retrouver l’endroit, il crut avoir rêvé, et raconta l’histoire. Un de ses auditeurs, suivant ses indications, trouva le chevreuil et le rapporta chez lui. Le rêve de ce bûcheron était réel, dit-il aux gens de sa maison. Réel pour toi, dirent ceux-ci, puisque c’est toi qui as eu l’objet. — Cependant, la nuit suivante, le bûcheron eut révélation, en songe, que son chevreuil avait été trouvé par un tel, qui le cachait dans sa maison. Y étant allé de grand matin, il découvrit en effet le chevreuil, et accusa un tel par devant le chef du village. — Celui-ci dit au bûcheron : Si tu as tué ce chevreuil étant en état de veille, pourquoi as-tu raconté que tu l’as tué en rêve ? Si tu as tué un chevreuil en rêve, ce ne peut pas être ce chevreuil réel. Donc, puisqu’il ne conteste pas que tu as tué la bête, je ne puis pas te l’adjuger. Par ailleurs, ton adversaire l’ayant trouvée sur les indications de ton rêve, et toi l’ayant retrouvée par suite d’un autre rêve, partagez-la entre vous deux. — Le jugement du chef de village ayant été porté à la connaissance du prince de Tcheng, celui-ci le renvoya à l’examen de son ministre. Le ministre dit : Pour décider de ce qui est rêve et de ce qui n’est pas rêve, et du droit en matière de rêve, Hoang-ti et K’oung-K’iou sont seuls qualifiés. Comme il n’y a actuellement ni Hoang-ti ni K’oung-K’iou pour trancher ce litige, je pense qu’il faut s’en tenir à la sentence arbitrale du chef de village.

F. À Yang-li dans la principauté Song, un certain Hoa-tzeu d’âge moyen, fit une maladie qui lui enleva complètement la mémoire. Il ne savait plus le soir qu’il avait fait telle acquisition le matin ; il ignorait le lendemain qu’il avait fait telle dépense le jour précédent. Dehors il oubliait de marcher, à la maison il ne pensait pas à s’asseoir. Tout souvenir du passé s’effaçait pour lui au fur et à mesure. — Un lettré de la principauté de Lou, s’offrit à traiter ce cas d’amnésie. La famille de Hoa-tzeu lui promit la moitié de sa fortune, s’il réussissait. Le lettré dit : Contre cette maladie, les incantations, les prières, les drogues et l’acuponcture, sont sans effet. Si j’arrive à restyler son esprit, il guérira ; sinon, non. — Ayant ensuite constaté expérimentalement, que le malade demandait encore des habits quand il était nu, des aliments quand il avait faim, et de la lumière en cas d’obscurité, il dit à la famille : Il y a espoir de guérison. Mais, mon procédé est secret ; je ne le communique à personne. … Sur ce, il s’enferma seul avec le malade, lequel, au bout de sept jours, se trouva guéri de cette amnésie vieille de plusieurs années. — Mais, ô surprise ! dès que la mémoire lui fut revenue, Hoa-tzeu entra dans une grande colère, fit de sanglants reproches à sa famille, prit une lance et mit le lettré en fuite. On se saisit de lui, et on lui demanda la raison de cette fureur. Ah ! dit-il, j’étais si heureux, alors que je ne savais même pas s’il y a un ciel et une terre ! Maintenant il me faudra de nouveau enregistrer dans ma mémoire, les succès et les insuccès, les joies et les peines, le mal et le bien passés, et m’en préoccuper pour l’avenir. Qui me rendra, ne fût-ce que pour un moment, le bonheur de l’inconscience ? — Tzeu-koung ayant appris cette histoire, en fut très étonné, et en demanda l’explication à Confucius.

— Tu n’es pas capable de comprendre cela (esprit trop pratique), dit Confucius ; Yen-Hoei (le contemplatif abstrait) comprendra mieux.

G. Un certain P’ang de la principauté Ts’inn, avait un fils. Tout petit, cet enfant parut intelligent. Mais, quand il grandit, sa mentalité devint fort étrange. Le chant le faisait pleurer, le blanc lui paraissait noir, les parfums lui paraissaient puants, le sucre amer, le mal bien. En un mot, pensées et choses, en tout et pour tout, il était le contraire des autres hommes. — Un certain Yang dit à son père : ce cas est bien extraordinaire, mais les lettrés de Lou sont très savants ; demandez-leur conseil. — Le père du déséquilibré, alla donc à Lou. Comme il passait par Tch’enn, il rencontra Lao-tan, et lui raconta le cas de son fils. Lao-tan lui répondit : c’est pour cela que tu tiens ton fils pour fou ? Mais les hommes de ce temps en sont tous là. Tous prennent le mal pour le bien, tenant leur profit pour règle des mœurs. La maladie de ton fils, est la maladie commune ; il n’est personne qui n’en souffre pas. Un fou par famille, une famille de fous par village, un village de fous par principauté, une principauté de fous dans l’empire, ce serait tolérable, à la rigueur. Mais maintenant, l’empire entier est fou, de la même folie que ton fils ; ou plutôt, toi qui penses autrement que tout le monde, c’est toi qui es fou. Qui définira jamais la règle des sentiments, des sons, des couleurs, des odeurs, des saveurs, du bien et du mal ? Je ne sais pas au juste si moi je suis sage mais je sais certainement que les lettrés de Lou (qui prétendent définir ces choses), sont les pires semeurs de folie. Et c’est à eux que tu vas demander de te guérir ton fils ? ! Crois-moi, épargne les frais d’un voyage inutile, et retourne chez toi par le plus court chemin.

H. Un enfant né dans la principauté de Yen (tout au nord), avait été transporté et élevé dans le royaume de Tch’ou (tout au sud de l’empire), où il passa toute sa vie. Vieillard, il retourna dans son pays natal. À mi-chemin, comme il approchait du chef-lieu de Tsinn, ses compagnons de voyage lui dirent, pour se moquer de lui : Voici le chef-lieu de Yen ta patrie. … Notre homme les crut, pâlit et devint triste. — Puis, lui montrant un tertre du génie du sol, ils lui dirent : Voici le tertre de ton village natal. … L’homme soupira douloureusement. — Puis ils lui montrèrent une maison et dirent : Voici la demeure de tes ancêtres. … L’homme éclata en pleurs. — Enfin, lui montrant des tombes quelconque, ils lui dirent : Et voilà leurs tombeaux. … À ces mots notre homme éclata en lamentations. — Alors ses compagnons se moquant de lui, lui découvrirent leur supercherie. Nous t’avons trompé lui dirent-ils. C’est ici Tsinn ; ce n’est pas Yen. — Notre homme fut très confus, et brida désormais ses sentiments. Si bien que, quand il fut arrivé à Yen, et vit vraiment son chef-lieu, le tertre de son village, la demeure de ses ancêtres et leurs sépultures, il n’éprouva que peu ou pas d’émotion.

Chap. 4. Extinction et union

A. Tchoung-ni méditait dans la retraite. Tzeu-koung étant entré pour le servir, le trouva triste. N’osant pas lui demander ce qui l’affligeait, il sortit et avertit Yen-Hoei (le disciple favori). Celui-ci prit sa cithare et se mit à chanter. Confucius l’entendit, l’appela et lui demanda : Pourquoi es-tu si joyeux ? — Et pourquoi êtes-vous triste ? demanda Yen-Hoei. — Dis-moi d’abord pourquoi tu es joyeux, fit Confucius. Yen-Hoei dit : Vous m’avez enseigné jadis, que faire plaisir au ciel et se soumettre au destin, chassait toute tristesse. Je fais cela. De là ma joie. — Confucius, l’air sombre, se recueillit un instant, puis dit : J’ai prononcé ces paroles, c’est vrai ; mais tu ne les as pas bien comprises. D’ailleurs moi-même j’ai dû en modifier l’interprétation depuis. … Toi, tu les as prises dans le sens restreint du travail de l’amendement personnel, de la patience dans la pauvreté et les vicissitudes, du repos de l’esprit en toute occurrence. Ayant réussi en cela, tu éprouves de la joie. … Moi, je les ai entendues dans un sens plus large. J’ai voulu, coopérant avec le ciel et le destin, amender par mes livres la principauté de Lou, l’empire tout entier, le temps présent et les âges à venir. Or les princes ne m’ont pas secondé. Mes doctrines n’ont pas été acceptées. Ayant échoué dans le présent et pour une seule principauté, quel espoir puis-je avoir de réussir dans l’avenir et pour l’empire tout entier ? D’abord je m’affligeai de cet insuccès de mes livres, le jugeant contraire aux vues du ciel et aux arrêts du destin. Mais depuis j’ai vu plus clair. J’ai compris que j’avais mal entendu les anciens textes, en les prenant au sens littéral. Intention du ciel, arrêt du destin, ce sont là des manières de dire, des figures oratoires. Cela étant, il n’y a rien qui vaille la peine d’être aimé, d’être désiré, d’être déploré, d’être fait. Peu m’importe désormais le succès ou l’insuccès de mes livres. — Yen-Hoei salua Confucius et dit : Maître, je pense comme vous. … Puis, étant sorti, il dit la chose à Tzeu-koung. Celui-ci faillit en perdre la tête. Il quitta Confucius, retourna chez lui, médita durant sept jours et sept nuits sans dormir et sans manger, devint maigre comme un squelette. Cependant Yen-Hoei étant allé lui parler, ébranla sa foi dans le sens littéral des anciens textes, mais sans arriver à l’élever jusqu’à l’indifférence taoïste. Tzeu-koung revint chez Confucius, et rabâcha sans y croire les Odes et les Annales jusqu’à la fin de ses jours.

B. Un officier de Tch’enn en mission dans la principauté de Lou, vit en particulier un certain Chousounn, qui lui dit : Nous avons ici un Sage. — Ne serait-ce pas K’oung-K’iou (Confucius) ? demanda l’officier. — C’est lui, dit Chousounn. — Comment savez-vous que c’est vraiment un Sage ? demanda l’officier. — Parce que, dit Chousounn, j’ai ouï dire à son disciple Yen-Hoei, que Koung-K’iou pense avec son corps. — Alors, dit l’officier, nous avons aussi un Sage, K’ang-ts’ang-tzeu, disciple de Lao-tan, qui voit avec ses oreilles et entend avec ses yeux. — Ce propos de l’officier de Tch’enn ayant été rapporté au prince de Lou, celui-ci très intrigué envoya un ministre de rang supérieur porter à K’ang-ts’ang-tzeu de riches présents et l’inviter à sa cour. K’ang-ts’ang-tzeu se rendit à l’invitation. Le prince le reçut avec le plus grand respect. D’emblée K’ang-ts’ang-tzeu lui dit : On vous a mal renseigné, en vous disant que je vois avec mes oreilles et que j’entends avec mes yeux ; un organe ne peut pas être employé pour un autre. — Peu importe, dit le prince ; je désire connaître votre doctrine. — Voici, fit K’ang-ts’ang-tzeu : Mon corps est intimement uni à mon esprit ; mon corps et mon esprit sont intimement unis à la matière et à la force cosmiques, lesquelles sont intimement unies au néant de forme primordial, l’être infini indéfini, le Principe. Par suite de cette union intime, toute dissonance ou toute consonance qui se produit dans l’harmonie universelle, soit à distance infinie soit tout près, est perçue de moi, mais sans que je puisse dire par quel organe je la perçois. Je sais, sans savoir comment j’ai su ! — Cette explication plut beaucoup au prince de Lou, qui la communiqua le lendemain à Confucius. Celui-ci sourit sans rien dire.

C. Le ministre de Song ayant rencontré Confucius, lui demanda : Êtes-vous vraiment un Sage ? — Si je l’étais, répondit Confucius, je ne devrais pas dire que oui. Je dirai donc seulement, que j’ai beaucoup étudié et appris. — Les trois premiers empereurs furent-ils des Sages ? demanda le ministre. … Ils ont bien gouverné, ils ont été prudents et braves ; je ne sais pas s’ils ont été des Sages, répondit Confucius. — Et les cinq empereurs qui leur succédèrent ? demanda le ministre. … Ceux-là, dit Confucius, ont aussi bien gouverné ; ils ont été bons et justes ; je ne sais pas s’ils ont été des Sages. — Et les trois empereurs qui suivirent ? demanda le ministre. … Ceux-là, dit Confucius, ont aussi bien gouverné, selon les temps et les circonstances ; je ne sais pas s’ils ont été des Sages. — Mais alors, dit le ministre très étonné, qui donc tenez-vous pour sage ? — Confucius prit un air très sérieux, se recueillit un instant, puis dit : Parmi les hommes de l’Ouest, il y en a dont on dit, qu’ils maintiennent la paix sans gouverner, qu’ils inspirent la confiance sans parler, qu’ils font que tout marche sans s’ingérer, si imperceptiblement, si impersonnellement, que le peuple ne les connaît même pas de nom. Je pense que ceux-là sont des Sages, s’il en est d’eux comme on dit. — Le ministre de Song n’en demanda pas davantage. Après y avoir pensé, il dit : K’oung-K’iou m’a fait la leçon.

D. Tzeu-hia demanda à Confucius : Yen-Hoei vous vaut-il ? … Comme bonté, dit Confucius, il me dépasse. — Et Tzeu-koung ? demanda Tzeu-hia. … Comme discernement, dit Confucius, Tzeu-koung me dépasse. — Et Tzeu-lou ? demanda Tzeu-hia. … Comme bravoure, dit Confucius, Tzeu-lou me dépasse. — Et Tzeu-tchang ? demanda Tzeu-hia. … Comme tenue, dit Confucius, Tzeu-tchang me dépasse. — Très étonné, Tzeu-hia se leva et demanda : Mais alors, pourquoi ces quatre hommes restent-ils encore à votre école ? — Voici pourquoi, dit Confucius. Yen-Hoei, si bon, ne sait pas résister. Tzeu-koung, si clairvoyant, ne sait pas céder. Tzeu-lou, si brave, manque de prudence. Tzeu-tchang, si digne, n’a pas d’entregent. S’ils me dépassent chacun par quelque qualité, ils me sont tous inférieurs par quelque défaut. C’est à cause de ce défaut, qu’ils restent à mon école, et que j’accepte de les traiter en disciples.

E. Devenu maître à son tour, Lie-tzeu le disciple de maître Linn de Hou-K’iou, l’ami de Pai-hounn-ou-jenn, demeurait dans le faubourg du sud, (où demeurait aussi le célèbre taoïste dont on ne connaît que l’appellatif Nan-kouo-tzeu, maître du faubourg du sud). Lie-tzeu disputait chaque jour avec quiconque se présentait, sans même se préoccuper de savoir à qui il avait affaire. Pour ce qui est de Nan-kouo-tzeu, il fut son voisin durant vingt ans sans lui faire visite, et le rencontra souvent dans la rue sans le regarder. Les disciples en conclurent, que les deux maîtres étaient ennemis. Un nouveau-venu de Tch’ou, demanda naïvement à Lie-tzeu pourquoi ? Lie-tzeu lui dit : Il n’y a, entre Nan-kouo-tzeu et moi, aucune inimitié. Cet homme cache la perfection du vide sous une apparence corporelle. Ses oreilles n’entendent plus, ses yeux ne voient plus, sa bouche ne parle plus, son esprit ne pense plus. Il n’est plus capable d’aucun intérêt ; donc inutile d’essayer d’avoir avec lui aucun rapport. Si vous voulez, nous allons en faire l’expérience. — Suivi d’une quarantaine de disciples, Lie-tzeu alla chez Nan-kouo-tzeu. Celui-ci était de fait si perdu dans l’abstraction, qu’il fut impossible de nouer avec lui aucune conversation. Il jeta sur Lie-tzeu un regard vague, sans lui adresser une seule parole ; puis, s’adressant aux derniers des disciples, il leur dit : Je vous félicite de ce que vous cherchez la vérité avec courage. … Ce fut tout. — Les disciples rentrèrent très étonnés. Lie-tzeu leur dit : de quoi vous étonnez-vous ? Quiconque a obtenu ce qu’il demandait, ne parle plus. Il en est de même du Sage, qui se tait, quand il a trouvé la vérité. Le silence de Nan-kouo-tzeu est plus significatif qu’aucune parole. Son air apathique couvre la perfection de la science. Cet homme ne parle et ne pense plus, parce qu’il sait tout. De quoi vous étonnez-vous ?

F. Jadis quand Lie-tzeu était disciple, il mit trois ans à désapprendre de juger et de qualifier en paroles ; alors son maître Lao-chang l’honora pour la première fois d’un regard. Au bout de cinq ans, il ne jugea ni ne qualifia plus même mentalement ; alors Lao-chang lui sourit pour la première fois. Au bout de sept ans, quand il eut oublié la distinction du oui et du non, de l’avantage et de l’inconvénient, son maître le fit pour la première fois asseoir sur sa natte. Au bout de neuf ans, quand il eut perdu toute notion du droit et du tort, du bien et du mal, et pour soi et pour autrui ; quand il fut devenu absolument indifférent à tout, alors la communication parfaite s’établit pour lui entre le monde extérieur et son propre intérieur. Il cessa de se servir de ses sens, (mais connut tout par science supérieure universelle et abstraite). Son esprit se solidifia, à mesure que son corps se dissolvait ; ses os et ses chairs se liquéfièrent (s’éthérisèrent) ; il perdit toute sensation du siège sur lequel il était assis, du sol sur lequel ses pieds appuyaient ; il perdit toute intelligence des idées formulées, des paroles prononcées ; il atteignit à cet état, où la raison immobile n’est plus émue par rien.

G. Quand il était jeune disciple, Lie-tzeu aimait à se promener. Son maître Hou-K’iou-tzeu lui faisant rendre compte, lui demanda : Qu’aimes-tu dans la promenade ? … Lie-tzeu dit : En général, c’est une détente reposante ; beaucoup y cherchent le plaisir de considérer ; moi j’y trouve le plaisir de méditer ; il y a promeneurs et promeneurs ; moi je diffère du commun. — Pas tant que tu crois, dit Hou-K’iou-tzeu ; car, comme les autres, tu t’amuses. Eux s’amusent visuellement, toi tu t’amuses mentalement. Grande est la différence, entre la méditation extérieure, et la contemplation intérieure. Le méditatif tire son plaisir des êtres, le contemplatif le tire de soi. Tirer de soi, c’est la promenade parfaite ; tirer des êtres, c’est la promenade imparfaite. — Après cette instruction, Lie-tzeu crut bien faire en renonçant absolument à se promener. Ce n’est pas ainsi que je l’entends, lui dit Hou-K’ioutzeu ; promène-toi, mais parfaitement. Le promeneur parfait marche sans savoir où il va, regarde sans se rendre compte de ce qu’il voit. Aller partout et regarder tout dans cette disposition mentale (abstraction totale, vue globale, rien en détail), voilà la promenade et la contemplation parfaites. Je ne t’ai pas interdit toute promenade ; je t’ai conseillé la promenade parfaite.

H. Loung-chou dit au médecin Wenn-tcheu : Vous êtes un diagnosticien habile. Je suis malade. Pourrez-vous me guérir ? — S’il plaît au destin, je le pourrai, dit Wenn-tcheu. Dites-moi ce dont vous souffrez. — Je souffre, dit Loung-chou, d’un mal étrange. La louange me laisse froid, le dédain ne m’affecte pas ; un gain ne me réjouit pas, une perte ne m’attriste pas ; je regarde avec la même indifférence, la mort et la vie, la richesse et la pauvreté. Je ne fais pas plus de cas des hommes que des porcs, et de moi que des autres. Je me sens aussi étranger dans ma maison que dans une hôtellerie, et dans mon district natal que dans un pays barbare. Aucune distinction ne m’allèche, aucun supplice ne m’effraye ; fortune ou infortune, avantage ou désavantage, joie ou tristesse, tout m’est égal. Cela étant, je ne puis me résoudre à servir mon prince, à frayer avec mes parents et amis, à vivre avec ma femme et mes enfants, à m’occuper de mes serviteurs. Qu’est-ce que cette maladie-là ? Par quel remède peut-elle être guérie ? — Wenn-tcheu dit à Loung-chou de découvrir son buste. Puis, l’ayant placé de manière que le soleil donnât en plein sur son dos nu, il se plaça devant sa poitrine, pour examiner ses viscères, par transparence. Ah ! dit-il soudain, j’y suis ! Je vois votre cœur, comme un petit objet vide, d’un pouce carré. Six orifices sont déjà parfaitement ouverts, le septième va se déboucher. Vous souffrez de la sagesse des Sages. Que peuvent mes pauvres remèdes contre un mal pareil ?

I. N’ayant pas eu de cause, vivre toujours, c’est une voie, (celle du Principe seul). Étant né d’un vivant, ne pas cesser d’être après une longue durée, c’est une permanence (celle des génies). Après la vie, cesser d’être, serait le grand malheur. — Ayant eu une cause, être mort toujours, serait l’autre voie. Étant mort d’un mort, cesser d’être de bonne heure, serait l’autre permanence (celle du néant). Après la mort, revivre, c’est le grand bonheur. — Ne pas agir, et vivre, c’est une voie. Obtenir ainsi d’être longtemps, c’est une permanence. — Agir et mourir, c’est l’autre voie. Obtenir par elle de n’être plus, c’est l’autre permanence. — Ki-leang étant mort, Yang-tchou alla à son domicile et chanta (parce que Ki-leang avait vécu content jusqu’au bout de ses jours). Soei-ou étant mort, Yang-tchou caressa son cadavre en pleurant (comme pour le consoler, parce qu’après une dure vie, Soei-ou était mort prématurément). Il fit mal dans les deux cas, tout étant changé après la mort. Sur les vies et les morts, le vulgaire chante ou pleure, sans savoir pourquoi, à tort et à travers. — Pour durer longtemps, il faut ne rien faire, ne rien pousser à l’extrême. C’est un fait d’expérience, que, peu avant de s’éteindre, la vue devient pour un temps plus perçante, ce qui achève de l’user. Entendre le vol des moucherons, est signe qu’on va devenir sourd (même raison). Il en est de même, pour le goût et pour l’odorat. Un excès d’agitation précède et amène la paralysie. Une excessive pénétration, précède et introduit la folie. Tout apogée appelle la ruine.

J. Dans la principauté de Tcheng, à P’ou-tchai il y avait beaucoup d’hommes d’esprit (théoriciens), à Tong-li il y avait beaucoup d’hommes de talent (praticiens). Un certain Pai-fong-tzeu de P’ou-tchai (théoricien) passant par Tong-li avec ses disciples, rencontra Teng-si (praticien) avec les siens. Celui-ci dit à ses disciples : Si nous nous amusions de ceux-là ? … Allez ! dirent les disciples. — S’adressant à Pai-fong-tzeu, Teng-si lui dit : À propos d’élevage. … on élève les chiens et les porcs pour s’en servir. Pour quel usage élèves-tu tes disciples ? — Un des disciples qui accompagnaient Pai-fong-tzeu répliqua illico : Dans les pays de Ts’i et de Lou, les hommes de talent sortis de votre école abondent. Il y a des artistes en argile, en bois, en métal, en cuir ; des musiciens, des écrivains, des mathématiciens ; des tacticiens, des cérémoniaires, tant et plus. Il ne manque que les hommes d’esprit, pour diriger ces gens-là. C’est à cela qu’on nous destine. Faute de théoriciens, les praticiens ne servent à rien. — Teng-si ne trouva rien à répondre. Des yeux il fit signe à ses disciples de se taire, et se retira penaud.

K. Koung-i-pai était célèbre pour sa force. Un grand seigneur, T’anghi-koung, le vanta devant l’empereur Suan-wang des Tcheou. L’empereur le fit inviter à venir à sa cour. Koung-i-pai dut obéir. Or il avait un extérieur assez chétif. Etonné, l’empereur lui dit : On vante ta force ; qu’es-tu capable de faire ? — Koung-i-pai dit : Je puis casser la patte d’une sauterelle, et arracher l’aile d’une cigale. — L’empereur ne fut pas content. Moi, dit-il, j’appelle fort, un homme qui peut déchirer une peau de buffle, ou retenir neuf bœufs en les tirant par la queue. Si tu n’es capable que des exploits que tu viens de dire, pourquoi vante-t-on ta force ? — Voilà une question sage, dit Koung-i-pai, en soupirant et reculant modestement ; aussi vais-je vous répondre en toute franchise. Je fus disciple de Chang-K’iou-tzeu (taoïste), qui n’eut pas son égal, comme force, dans l’empire, mais qui fut ignoré même de sa famille, parce qu’il ne se produisit jamais. J’assistai mon maître à sa mort. Il me laissa cette instruction : Ceux qui cherchent la renommée, ne l’obtiennent que par des actions extraordinaires. À ne faire que des choses ordinaires, on ne devient même pas célèbre dans sa famille. C’est pourtant le parti que j’ai jugé le meilleur, et je te conseille de m’imiter. … Or si maintenant un grand seigneur a pu vanter ma force devant votre Majesté, c’est que, manquant aux recommandations suprêmes de mon maître mourant, j’en aurai laissé entrevoir quelque chose. Le fait que je me suis trahi, montre que je suis sans force. Car plus fort est celui qui sait cacher sa force, que celui qui sait l’exercer.

L. Le prince Meou de Tchoung-chan était la forte tête de Wei. Il aimait à s’entretenir avec les habiles gens, s’occupait peu d’administration, et avait une affection déclarée pour Koungsounn-loung le sophiste de Tchao. Ce faible fit rire le maître de musique Tzeu-u. Meou lui demanda : Pourquoi riez-vous de mon affection pour Koungsounn-loung ? … Tzeu-u dit : Cet homme-là ne reconnaît pas de maître, n’est l’ami de personne, rejette tous les principes reçus, combat toutes les écoles existantes, n’aime que les idées singulières, et ne tient que des discours étranges. Tout ce qu’il se propose, c’est d’embrouiller les gens et de les mettre à quia. À peu près comme jadis Han-Van (sophiste inconnu) et consorts. — Mécontent, le prince Heou dit : N’exagérez-vous pas ? tenez-vous dans les bornes de la vérité. — Tzeu-u reprit : Jugez vous-même. Voici ce que Koungsounn-loung dit à K’oungtch’oan : Un bon archer, lui dit-il, doit pouvoir tirer coup sur coup, si vite et si juste, que la pointe de chaque flèche suivante s’enfonçant dans la queue de la précédente, les flèches enfilées forment une ligne allant depuis la corde de l’arc jusqu’au but. … Comme K’oung-tch’oan s’étonnait ; oh ! dit Koungsounn-loung, Houng-tch’ao, l’élève de P’eng-mong, a fait mieux que cela. Voulant faire peur à sa femme qui l’avait fâché, il banda son meilleur arc et décocha sa meilleure flèche si juste, qu’elle rasa ses pupilles sans la faire cligner des yeux, et tomba à terre sans soulever la poussière. Sont-ce là des propos d’un homme raisonnable ? — Le prince Meou dit : Parfois les propos des Sages, ne sont pas compris des sots. Tout ceux que vous venez de citer, peuvent s’expliquer raisonnablement. — Vous avez été l’élève de Koungsounn-loung, dit Tzeu-u, voilà pourquoi vous croyez devoir le blanchir. Moi qui n’ai pas vos raisons, je continuerai à le noircir. Voici quelques échantillons des paradoxes qu’il développa en présence du roi de Wei : On peut penser sans intention ; on peut toucher sans atteindre ; ce qui est, ne peut pas finir ; une ombre ne peut pas se mouvoir ; un cheveu peut supporter trente mille livres ; un cheval n’est pas un cheval ; un veau orphelin peut avoir une mère ; et autres balivernes. — Le prince Meou dit : C’est peut-être vous qui ne comprenez pas ces paroles profondes. Penser sans intention, peut s’entendre de la concentration de l’esprit uni au Principe ; toucher sans atteindre, s’entend du contact universel préexistant ; que ce qui est ne peut finir, qu’une ombre ne peut se mouvoir, sont des titres pour introduire la discussion des notions de changement et de mouvement ; qu’un cheveu supporte trente mille livres, sert à introduire la question de ce que sont le continu et la pesanteur ; qu’un cheval blanc n’est pas un cheval, appelle la discussion de l’identité ou de la différence de la substance et des accidents ; un veau orphelin peut avoir une mère, s’il n’est pas orphelin ; etc. — Vous avez, dit Tzeu-u, appris à siffler la note unique de Koungsounn-loung. Il faudra que d’autres vous apprennent à vous servir des autres trous de votre flûte intellectuelle. Sous le coup de cette impertinence, le prince se tut d’abord. Quand il se fut ressaisi, il congédia Tzeu-u en lui disant : Attendez, pour reparaître devant moi, que je vous y invite.

M. Après cinquante ans de règne, Yao voulut savoir si son gouvernement avait eu d’heureux effets, et si le peuple en était content. Il interrogea donc ses conseillers ordinaires, ceux de la capitale et ceux du dehors ; mais aucun ne put lui donner de réponse positive. Alors Yao se déguisa, et alla flâner dans les carrefours. Là il entendit un garçon fredonner ce refrain : Dans la multitude du peuple, plus de méchants, tout est au mieux. Sans qu’on le leur dise, sans qu’ils s’en rendent compte, tous se conforment aux lois de l’empereur. — Plein de joie, Yao demanda au garçon, qui lui avait appris ce refrain ? … Le maître, dit-il. — Yao demanda au maître, qui avait composé ce refrain ? … Il vient des anciens, dit le maître. — (Heureux de ce que son règne avait conservé le statu quo antique, de ce que son gouvernement avait été si peu actif que les gouvernés ne s’en étaient même pas aperçu), Yao s’empressa d’abdiquer et de céder son trône à Chounn, (de peur de ternir sa gloire avant sa mort).

N. Koan-yinn-hi (Koan-yinn-tzeu) dit : À qui demeure dans son néant (de forme intérieur, état indéterminé), tous les êtres se manifestent. Il est sensible à leur impression comme une eau tranquille ; il les reflète comme un miroir ; il les répète comme un écho. Uni au Principe, il est en harmonie par lui, avec tous les êtres. Uni au Principe, il connaît tout par les raisons générales supérieures, et n’use plus, par suite, de ses divers sens, pour connaître en particulier et en détail. La vraie raison des choses est invisible, insaisissable, indéfinissable, indéterminable. Seul l’esprit rétabli dans l’état de simplicité naturelle parfaite, peut l’entrevoir confusément dans la contemplation profonde. Après cette révélation, ne plus rien vouloir et ne plus rien faire, voilà la vraie science et le vrai talent. Que voudrait encore, que ferait encore, celui à qui a été révélé le néant de tout vouloir et de tout agir. Se bornât-il à ramasser une motte de terre, à mettre en tas de la poussière, quoique ce ne soit pas là proprement faire quelque chose, il aurait cependant manqué aux principes, car il aurait agi.

Chap. 5. Le continu cosmique.

A. L’empereur T’ang de la dynastie Yinn (d’abord Chang ; TH page 67 ) demanda à Hia-ko : Jadis, tout au commencement, y eut-il des êtres ? — Hia-ko dit : S’il n’y en avait pas eu, comment y en aurait-il maintenant ? Si nous doutions qu’il y en ait eu jadis, les hommes futurs pourraient douter qu’il y en ait eu maintenant (notre présent devant être un jour leur passé), ce qui serait absurde. — Alors, dit T’ang, dans le temps, y a-t-il division ou continuité ? qu’est-ce qui détermine l’antériorité et la postériorité ? — Hia-ko dit : On parle, depuis l’origine, de fins et de commencements d’êtres. Au fond, y a-t-il vraiment commencement et fin, ou transition successive continue, qui peut le savoir ? Étant extérieur aux autres êtres, et antérieur à mes propres états futurs, comment puis-je savoir (si les fins, les morts, sont des cessations ou des transformations) ? — En tout cas, dit T’ang, selon vous le temps est infini. Que tenez-vous de l’espace ? Est-il également infini ? — Je n’en sais rien, dit Hia-ko. — T’ang insistant, Hia-ko dit : Le vide est infini, car au vide on ne peut pas ajouter un vide ; mais comme, aux êtres existants, on peut ajouter des êtres, le cosmos est-il fini ou infini, je n’en sais rien. — T’ang reprit : Y a-t-il quelque chose en dehors des quatre mers (de l’espace terrestre connu) ? — Hia-ko dit : Je suis allé à l’est jusqu’à Ying, et j’ai demandé, au delà qu’y a-t-il ? On m’a répondu, au delà, c’est comme en deçà… Puis je suis allé vers l’ouest jusqu’à Pinn, et j’ai demandé, au delà qu’y a-t-il ? On m’a répondu, au delà, c’est comme en deçà… J’ai conclu de cette expérience, que les termes, quatre mers, quatre régions, quatre pôles, ne sont peut-être pas absolus. Car enfin, en ajoutant toujours, on arrive à une valeur infinie. Si notre cosmos (ciel-terre) est fini, n’est-il pas continué sans fin par d’autres cosmos (ciel-terre) limitrophes ? Qui sait si notre monde (ciel-terre) est plus qu’une unité dans l’infinité ? — Jadis Niu-wa-cheu (TH page 24) ferma avec des pierres des cinq couleurs, la fente qui subsistait à l’horizon entre le pourtour de la calotte céleste et le plateau terrestre (délimitant ainsi ce monde). Il immobilisa la tortue (qui porte la terre), en lui coupant les quatre pattes, rendant ainsi fixe la position des quatre pôles (points cardinaux). Ainsi tout, dans ce monde, fut en équilibre stable. Mais plus tard, dans sa lutte contre l’empereur Tchoan-hu, Koung-koung-cheu brisa Pou-tcheou-chan la colonne céleste (du nord-ouest), et rompit les attaches de la terre (avec le firmament au sud-est). Il s’ensuivit que le ciel s’inclina vers le nord-ouest, et que la terre baissa en pente vers le sud-est. Depuis lors, le soleil, la lune, les constellations, glissent toutes vers l’ouest (leur coucher) ; tous les fleuves (de la Chine) coulent vers l’est.

B. T’ang demanda encore : Les êtres sont-ils naturellement grands ou petits, longs ou courts, semblables ou différents ?. … Mais, continuant son développement, Hia-ko dit : Très loin à l’est (sud-est) de la mer de Chine, (à l’endroit où le ciel est décollé de la terre), est un abîme immense, sans fond, qui s’appelle la confluent universel, où toutes les eaux de la terre, et celles de la voie lactée (fleuve collecteur des eaux célestes), s’écoulent sans que jamais son contenu augmente ou diminue. Entre ce gouffre et la Chine, il y a (il y avait) cinq grandes îles, Tai-u, Yuan-kiao, Fang-hou, Ying tcheou, P’eng-lai. — À leur base, ces îles mesurent chacune trente mille stades de tour. Leur sommet plan, a neuf mille stades de circonférence. Elles sont toutes à soixante-dix mille stades l’une de l’autre. Les édifices qui couvrent ces îles, sont tous en or et en jade ; les animaux y sont familiers ; la végétation y est merveilleuse ; les fleurs embaument ; les fruits mangés préservent de la vieillesse et de la mort. Les habitants de ces îles, sont tous des génies, des sages. Chaque jour ils se visitent, en volant à travers les airs. — Primitivement les îles n’étaient pas fixées au fond, mais flottaient sur la mer, s’élevant et s’abaissant avec la marée, vacillant au choc des pieds. Ennuyés de leur instabilité, les génies et les sages se plaignirent au Souverain. Craignant qu’elles n’allassent de fait un jour s’échouer contre les terres occidentales, le Souverain donna ordre au Génie de la mer du nord, de remédier à ce danger. Celui-ci chargea des tortues monstrueuses de soutenir les cinq îles sur leur dos, trois par île. Elles devaient être relayées tous les soixante mille ans. Alors les îles ne vacillèrent plus. Mais voici qu’un jour un des géants du pays de Loung-pai (au nord), arriva dans ces régions à travers les airs, et y jeta sa ligne. Il prit six des quinze tortues, les mit sur son dos, s’en retourna comme il était venu, et prépara leurs écailles pour la divination. Du coup les deux îles Tai-u et Yuan-kiao (soutenues par ces six tortues), s’abîmèrent dans l’océan, (et les îles des génies se trouvèrent réduites aux trois de la légende). Le Souverain fut très irrité de cette aventure. Il diminua l’étendue du pays de Loung-pai, et la stature gigantesque de ses habitants. Cependant, au temps de Fou-hi et de Chenn-noung, ceux-ci avaient encore plusieurs dizaines de toises de haut. — À quatre cent mille stades à l’est de la Chine, dans le pays de Ts’iao-Yao, les hommes ont un pied cinq pouces. — À l’angle nord-est de la terre, les Tcheng-jenn n’ont que neuf pouces. — Ceci soit dit des dimensions.

C. Parlons maintenant des durées. Au sud de la Chine, croit l’arbre Ming-ling, dont la période feuillue (printemps et été) est de cinq siècles, et la période nue (automne et hiver) aussi de cinq siècles, (l’année de mille ans, par conséquent). Dans l’antiquité, le grand arbre Tch’ounn, avait une année de seize mille ans. Sur les fumiers pousse un champignon, qui, éclos le matin, est mort le soir. En été, les éphémères naissent durant la pluie, et meurent dès que le soleil paraît. À l’extrême nord, dans les eaux noires du lac céleste, il y a un poisson large de plusieurs milliers de stades, et long en proportion, qu’on appelle le K’ounn ; et un oiseau nommé P’eng, dont les ailes déployées obscurcissent le ciel comme des nuages, ses autres dimensions étant proportionnées. Ces êtres nous sont connus par le grand U qui les vit, par Pai-i qui les dénomma, par I-kien qui les nomenclatura… Au bord des eaux naissent les tsiao-ming, si petits qu’ils peuvent percher en nombre sur les antennes d’un moustique, sans que celui-ci s’en aperçoive ; invisibles même pour les yeux de Li-tchou et de Tzeu-u, imperceptibles aux oreilles même de Tchai-u et de Cheu-k’oang. Mais Hoang-ti, après son jeûne de trois mois sur le mont K’oung-t’oung en compagnie de Joung-Tch’eng-tzeu, quand son esprit fut comme éteint et son corps comme mort, les voyait de son regard transcendant aussi nettement que le mont Song-chan, les entendait par son ouïe intime aussi clairement qu’un coup de tonnerre. — Dans les pays de Ou et de Tch’ou (sud), croit un grand arbre, le You-pi, qui produit en hiver des fruits rouges d’une saveur acide ; transplanté au nord du Hoai, il se change en une broussaille épineuse et stérile (citrus spinosa). La grive ne passe pas la rivière Tsi, le blaireau ne peut plus vivre au sud de la Wenn. La nature des lieux paraissant être la même, la vie des uns s’y accommode, tandis que celle des autres ne s’y accommode pas, sans qu’on puisse découvrir pourquoi. Si nous ne pouvons pas nous rendre compte de ces choses concrètes, que voulez-vous que je vous dise des choses abstraites, comme le grand et le petit, le long et le court, les ressemblances et les différences ? (Retour à la question posée B).

D. Le massif des monts T’ai-hing et Wang-ou avait sept cent stades carrés d’étendue, et quatre-vingt mille pieds de haut. Un nonagénaire de Pei-chan lui en voulait, de ce qu’il interceptait les communications entre le Sud et le Nord. Ayant convoqué les gens de sa maison, il leur dit : Mettons-nous-y ! Aplanissons cette hauteur ! Mettons le Nord en communication avec la vallée de la Han ! .. À l’œuvre, fit le chœur. … Mais la vieille femme du nonagénaire objecta : où mettrez-vous les terres et les pierres de ces montagnes ? .. Nous les jetterons à la mer, fit le chœur. … L’ouvrage commença donc. Sous la direction du vieillard, son fils et ses petits-fils capables de porter quelque chose, attaquèrent les rochers, creusèrent la terre, portèrent les débris panier par panier jusqu’à la mer. Leur enthousiasme se communiqua à tout leur voisinage. Il n’y eut pas jusqu’au fils de la veuve d’un fonctionnaire, un bambin en train de faire ses secondes dents, qui ne courût avec les travailleurs, quand il ne faisait ni trop chaud ni trop froid. — Cependant un homme de Ho-K’iu qui se croyait sage, essaya d’arrêter le nonagénaire en lui disant : Ce que tu fais là, n’est pas raisonnable. Avec ce qui te reste de forces, tu ne viendras pas à bout de ces montagnes. … Le nonagénaire dit : C’est toi qui n’es pas raisonnable ; moins que le bambin de la veuve. Moi je mourrai bientôt, c’est vrai ; mais mon fils continuera, puis viendront mes petits-fils, puis les enfants de mes petits-fils, et ainsi de suite. Eux se multiplieront sans fin, tandis que rien ne s’ajoutera jamais plus à la masse finie de cette montagne. Donc ils finiront par l’aplanir. — La constance du nonagénaire épouvanta le génie des serpents, qui supplia le Souverain d’empêcher que ses protégés ne fussent expropriés par ce vieillard obstiné. Celui-ci ordonna aux deux géants fils de K’oa-no, de séparer les deux montagnes T’ai-hing et Wang-ou. Ainsi fut produite la trouée, qui fait communiquer les plaines du Nord avec le bassin de la Han. ( :Morale, compter sur l’effet du temps).

E. Jadis le père des deux géants susdits, ayant voulu lutter de vitesse avec le soleil, courut jusqu’à U-kou. Altéré, il but le Fleuve, puis avala la Wei. Cela ne suffisant pas, il courut vers le grand lac, mais ne put l’atteindre, étant mort de soif en chemin. Son cadavre et son bâton devinrent le Teng-linn, étendu de plusieurs milliers de stades.

F. Le grand U dit : Dans les six régions, entre les quatre mers, éclairés par le soleil et la lune, réglés par le cours des astres, ordonnés par la succession des saisons, régis par le cycle duodénaire de Jupiter, les êtres vivent dans un ordre que le Sage peut pénétrer. — Hia-ko dit : D’autres êtres vivent dans d’autres conditions dont le Sage n’a pas la clef. Exemple : Alors que le grand U canalisait les eaux pour assécher les terres, il s’égara, contourna la mer du nord, et arriva, très loin, tout au septentrion, dans un pays sans vent ni pluie, sans animaux ni végétaux d’aucune sorte, un haut plateau bordé de falaises abruptes, avec une montagne conique au centre. D’un trou sans fond, au sommet du cône, jaillit une eau d’une odeur épicée et d’un goût vineux, qui coule en quatre ruisseaux jusqu’au bas de la montagne, et arrose tout le pays. La région est très salubre, ses habitants sont doux et simples. Tous habitent en commun, sans distinction d’âge ni de sexe, sans chefs, sans familles. Ils ne cultivent pas la terre, et ne s’habillent pas. Très nombreux, ces hommes ne connaissent pas les joies de la jeunesse, ni les tristesses de la vieillesse. Ils aiment la musique, et chantent ensemble tout le long du jour. Ils apaisent leur faim en buvant de l’eau du geyser merveilleux, et réparent leurs forces par un bain dans ces mêmes eaux. Ils vivent ainsi tous exactement cent ans, et meurent sans avoir jamais été malades. Jadis, dans sa randonnée vers le Nord, l’empereur Mou des Tcheou visita ce pays, et y resta trois ans. Quand il en fut revenu, le souvenir qu’il en conservait, lui fit trouver insipides son empire, son palais, ses festins, ses femmes, et le reste. Au bout de peu de mois, il quitta tout pour y retourner. Koan-tchoung étant ministre du duc Hoan de Ts’i, l’avait presque décidé à conquérir ce pays. Mais Hien-p’eng ayant blâmé le duc de ce qu’il abandonnait Ts’i, si vaste, si peuplé, si civilisé, si beau, si riche, pour exposer ses soldats à la mort et ses feudataires à la tentation de déserter, et tout cela pour une lubie d’un vieillard, le duc Hoan renonça à l’entreprise, et redit à Koan-tchoung les paroles de Hien-p’eng. Koan-tchoung dit : Hien-p’eng n’est pas à la hauteur de mes conceptions. Il est si entiché de Ts’i, qu’il ne voit rien au-delà. — Les hommes du midi coupent leurs cheveux ras et vont nus ; ceux du nord s’enveloppent la tête et le corps de fourrures ; les Chinois se coiffent et s’habillent. Dans chaque pays, selon ses circonstances particulières et selon ses conditions naturelles, les habitants ont imaginé le meilleur, en fait de culture, de commerce, de pêche, de vêtements, de moyens de communication, etc. — Sans doute, il y a, chez certains peuples, des pratiques déraisonnables ou barbares ; mais celles-là sont artificielles ; il faut chercher à les réformer, mais non s’en choquer. Ainsi, à l’est de Ue, les Tchee-mou dévorent tous les premiers nés, pour le bien, disent-ils, des enfants qui viendront ensuite. Quand leur aïeul est mort, ils chassent l’aïeule, parce que, disent-ils, étant la femme d’un mort, elle leur attirerait des malheurs. — Au sud de Tch’ou, les Yen-jenn raclent les chairs de leurs parents morts et les jettent, puis enterrent pieusement leurs os. Quiconque, parmi eux, ne ferait pas ainsi, ne serait pas réputé fils pieux. — À l’ouest de Ts’inn, chez les I-k’iu, dans le pays de Wenn-k’ang, les parents morts sont brûlés, afin qu’ils montent au ciel avec la fumée. Quiconque ne ferait pas ainsi, serait tenu pour impie. —

G. Soyons réservés dans nos jugements, car même le Sage ignore bien des choses, et des choses qui se voient tous les jours. … Confucius voyageant dans l’est, vit deux garçons qui se disputaient, et leur demanda la raison de leur dispute. Le premier dit : moi je prétends que, à son lever, le soleil est plus près, et que, à midi, il est plus loin. Le second dit : moi je prétends que, à son lever, le soleil est plus loin, et que, à midi, il est plus près. Le premier reprit : à son lever, le soleil paraît grand ; en plein midi, il paraît petit ; donc il est plus près le matin, et plus loin à midi ; car l’éloignement rapetisse les objets. Le second dit : à son lever, le soleil est frais ; en plein midi, il est ardent ; donc il est plus loin le matin et plus près à midi ; car l’éloignement d’un foyer diminue sa chaleur. Confucius ne trouva rien à dire pour décider cette question, à laquelle il n’avait jamais pensé. Les deux garçons se moquèrent de lui et dirent : alors pourquoi dit-on de vous, que vous êtes un savant ?

H. Le continu (la continuité) est la plus grande loi du monde. Il est distinct de la cohésion, du contact. Soit un cheveu. On y suspend des poids. Il y a rupture. C’est le cheveu qui est rompu, pas le continu. Le continu ne peut pas être rompu. Certains ne croient pas cela. Je vais leur prouver, par des exemples, que le continu est indépendant du contact. — Tchan-ho pêchait avec une ligne faite d’un seul filament de soie naturel, une aiguille courbée lui servant d’hameçon, une baguette de gaule, la moitié d’un grain de blé d’amorce. Avec cet appareil rudimentaire, il retirait des poissons énormes d’un gouffre profond, sans que sa ligne se rompît, sans que son aiguille se redressât, sans que sa baguette pliât. Le roi de Tch’ou l’ayant appris, lui demanda des explications. Tchan-ho lui dit : Jadis le célèbre archer P’ou-ts’ie-tzeu, avec un arc très faible et une flèche munie d’un simple fil, atteignait les grues grises dans les nuages, grâce à son application mentale qui établissait le continu de sa main à l’objet. Je me suis appliqué durant cinq ans à arriver au même résultat dans la pêche à la ligne. Quand je jette mon hameçon, mon esprit entièrement vide de toute autre pensée, va droit au poisson, par ma main et mon appareil, établissant continuité, et le poisson est pris sans défiance ni résistance. Et si vous, ô roi, appliquiez le même procédé au gouvernement de votre royaume, le résultat serait le même. … Merci ! dit le roi de Tch’ou. … Donc la volonté fait le continu, entre l’esprit et son objet.

I. Le cœur fait le continu, entre l’homme et sa famille. Koung-hou de Lou, et Ts’i-ying de Tchao, étant malades, demandèrent à Pien-ts’iao, le célèbre médecin, de les guérir. Il le fit, puis leur dit : ceci n’a été qu’une crise passagère ; la prédisposition constitutionnelle reste, vous exposant à des rechutes certaines ; il faudrait autre chose que des médicaments, pour enlever celle-là. — Que faudrait-il ? demandèrent les deux hommes. … Toi, dit Pien-ts’iao à Koung-hou, tu as le cœur fort et le corps faible, et par suite tu t’épuises en projets impraticables. Toi, Ts’i-ying, tu as le cœur faible et le corps fort, et par suite tu t’épuises en efforts irréfléchis. Si je changeais vos deux cœurs, vos deux organismes se trouveraient en bon état. — Faites ! dirent les deux hommes. — Pien-ts’iao leur ayant fait boire du vin contenant une drogue qui les priva de toute connaissance durant trois jours, ouvrit leurs deux poitrines, en retira leurs deux cœurs, les changea, et referma les deux incisions avec sa fameuse pommade. À leur réveil, les deux hommes se trouvèrent parfaitement sains. — Mais voici que, quand ils eurent pris congé, Koung-hou alla droit au domicile de Ts’i-ying, et s’installa avec sa femme et ses enfants, qui ne le reconnurent pas. Ts’i-ying alla de même droit au domicile de Koung-hou, et s’installa avec sa femme et ses enfants, qui ne le reconnurent pas davantage. Les deux familles faillirent en venir à un litige. Mais quand Pien-ts’iao leur eut expliqué le mystère, elles se tinrent tranquilles.

J. La musique fait le continu entre l’homme et la nature entière. Quand P’ao-pa touchait sa cithare, les oiseaux dansaient, les poissons sautaient. Désirant acquérir le même talent, Cheu-wenn (qui devint plus tard chef de la musique de Tcheng) quitta sa famille, pour s’attacher à Cheu-Siang. Il passa d’abord trois années entières, à s’exercer au doigté et à la touche, sans jouer aucun air. Le jugeant peu capable, Cheu-Siang finit par lui dire : vous pourriez retourner chez vous. … Déposant sa cithare, Cheu-wenn dit en soupirant : non, je ne suis pas incapable ; mais j’ai un but, un idéal plus haut que le jeu classique ordinaire ; je n’ai pas encore ce qu’il faut, pour communiquer aux êtres extérieurs l’influence issue de mon cœur ; voilà pourquoi je n’ose pas faire résonner ma cithare ; elle ne rendrait pas encore les sons que je voudrais. Puisqu’il faut que je parte, je pars ; mais ce ne sera qu’une absence ; nous verrons bientôt. — De fait, pas lien longtemps après, Cheu-wenn revint chez Cheu-Siang. Où en est votre jeu ? lui demanda celui-ci. J’ai réalisé mon idéal, dit Cheu-wenn ; vous allez voir. … On était alors en plein printemps. Cheu-wenn toucha la corde Chang, qui répond au tuyau Nan et à la saison d’automne ; aussitôt un vent frais souffla, et les fruits mûrirent. Quand, en automne, il toucha la corde Kiao, qui répond à la cloche Kia et à la saison du printemps, un vent chaud souffla, et les plantes fleurirent. Quand, en été, il toucha la corde U, qui répond à la cloche Hoang et à la saison d’hiver, la neige se mit à tomber et les cours d’eau gelèrent. Quand, en hiver, il toucha la corde Tcheng, qui répond au tuyau Joei-pinn et à la saison d’été, les éclairs brillèrent et la glace fondit. Enfin quand il toucha simultanément les quatre cordes, produisant l’accord parfait, une douce brise souffla, de gracieux nuages flottèrent dans l’air, une rosée sucrée tomba du ciel, et des sources vineuses jaillirent de la terre. … Frappant sa poitrine et bondissant (marques de regret), Cheu-Siang dit : Quel jeu vous possédez ! Il égale ou surpasse en puissance celui de Cheu-k’oang et de Tseou-yen. En votre présence, ces maîtres devraient déposer la cithare, et prendre le flageolet, pour vous accompagner. —

K. Autre exemple de la mystérieuse correspondance établie par la musique. Lorsque Sue-t’an apprenait le chant sous Ts’inn-ts’ing, il se découragea et déclara à son maître qu’il s’en allait. Ts’inn-ts’ing ne lui dit pas de rester ; mais, à la collation d’usage au moment du départ, il lui chanta une complainte si attendrissante, que Sue-t’an tout changé s’excusa de son inconstance, et demanda qu’il lui fût permis de rester. — Alors Ts’inn-ts’ing raconta à son ami l’histoire suivante : Jadis Han-no allant à Ts’i et ayant épuisé son viatique, chanta à Young-menn pour gagner son repas. Après son départ, les poutres et les chevrons de l’auberge où il avait chanté, continuèrent à redire son chant durant trois jours entiers, si bien que les gens accouraient, croyant qu’il n’était pas parti, ne voulant pas croire l’aubergiste qui les congédiait. … Quand ce Han-no chantait une complainte, à un stade à la ronde jeunes et vieux s’affligeaient, au point que, durant trois jours, ils ne prenaient plus de nourriture. Puis, Han-no leur ayant chanté un gai refrain, à un stade à la ronde jeunes et vieux, oubliant leur chagrin, dansaient de joie, et comblaient le chanteur de leurs dons. Encore de nos jours, les gens de Young-menn expriment leur joie ou leur douleur d’une manière particulièrement gracieuse. C’est de Han-no qu’ils ont appris cela. —

L. Autre exemple du continu mystique. Quand Pai-ya touchait sa cithare, Tchoung-tzeu-K’i percevait l’intention qu’il avait en jouant. Ainsi, une fois que Pai-ya cherchait à exprimer par ses accords l’idée d’une haute montagne : Bien, bien, fit Tchoung-tzeu-K’i ; elle s’élève, comme le mont T’ai-chan. … Une autre fois, comme Pai-ya cherchait à rendre le flux d’une eau : Bien, bien, dit Tchoung-tzeu-K’i ; elle coule comme le Kiang ou le Fleuve. … Quelque idée que Pai-ya formât dans son intérieur, Tchoung-tzeu-K’i la percevait par le jeu de sa cithare. Un jour que les deux amis passaient au nord du mont T’ai-chan, surpris par une averse, ils se réfugièrent sous un rocher. Pour charmer les ennuis de l’attente, Pai-ya toucha sa cithare, et essaya de rendre, d’abord l’effet d’une pluie, puis, l’écroulement d’un rocher. Tchoung-tzeu-K’i devina aussitôt ces deux intentions successives. … Alors Pai-ya déposant sa cithare, soupira et dit : Votre ouïe est merveilleuse. Tout ce que je pense dans mon cœur, se traduit en image dans votre esprit. Où irai-je, quand je voudrai garder un secret ? —

M. Autre exemple du continu par l’intention. L’empereur Mou des Tcheou étant allé chasser à l’ouest, franchit les monts K’ounn-lunn, alla jusqu’à Yenchan, puis revint vers la Chine. Sur le chemin du retour, on lui présenta un artiste nommé Yen-cheu. Que sais-tu faire ? lui demanda l’empereur. … Que Votre Majesté daigne me permettre de le montrer, dit l’artiste. … Je te donnerai un jour, dit l’empereur. — Quand le jour fut venu, Yen-cheu se présenta devant l’empereur, avec une escorte. Qui sont ceux-ci ? demanda l’empereur. … Ce sont mes créatures, dit Yen-cheu ; elles savent jouer la comédie. … L’empereur les regarda stupéfait. Les automates de Yen-cheu marchaient, levaient et baissaient la tête, se mouvaient comme des hommes véritables. Quand on les touchait au menton, ils chantaient, et fort juste. Quand on leur prenait la main, ils dansaient, en cadence. Ils faisaient tout ce qu’on peut imaginer. — L’empereur décida de les donner en spectacle à son harem. Mais voici que, tout en jouant la comédie, les automates tirent des œillades aux dames. Furieux, l’empereur allait faire mettre Yen-cheu à mort, croyant qu’il avait frauduleusement introduit des hommes véritables. ¦ Alors celui-ci ouvrit ses automates, et montra à l’empereur qu’ils étaient faits de cuir et de bois peint et verni. Cependant tous les viscères étaient formés, et Yen-cheu démontra à l’empereur, que, (conformément à la physiologie chinoise), quand on enlevait à un automate son cœur, sa bouche devenait muette ; quand on lui enlevait le foie, ses yeux ne voyaient plus ; quand on lui enlevait les reins, ses pieds ne pouvaient plus se mouvoir. — C’est merveilleux, dit l’empereur calmé ; tu es presque aussi habile que le Principe auteur de toutes choses ; … Et il ordonna de charger les automates sur un fourgon, pour les rapporter à sa capitale. — Depuis lors on n’a plus rien vu de semblable. Les disciples de Pan-chou l’inventeur de la fameuse tour d’approche employée dans les sièges, et de Mei-ti le philosophe inventeur du faucon automatique, pressèrent vainement ces deux maîtres de refaire ce que Yen-cheu avait fait. Ils n’osèrent même pas essayer (la force de volonté capable de produire la continuité efficace leur manquant). —

N. Autre exemple du continu par l’intention. Quand Kan-ying le fameux archer bandait son arc, bêtes et oiseaux venaient se livrer à lui, sans attendre sa flèche. Il eut pour disciple Fei-wei, qui le surpassa. Fei-wei eut pour disciple Ki-tch’ang. Il commença par lui dire : d’abord apprends à ne plus cligner de l’œil, puis je t’apprendrai à tirer de l’arc. — Ki-tch’ang s’avisa du moyen suivant. Quand sa femme tissait, il se couchait sur le dos sous le métier, fixant les fils qui s’entre-croisaient, et la navette qui passait et repassait. Après deux années de cet exercice, ses yeux devinrent si fixes, qu’un poinçon pouvait les toucher sans les faire cligner. Alors Ki-tch’ang alla trouver Fei-wei, et lui dit qu’il était prêt. Pas encore, dit Fei-wei. Il te faut encore apprendre à fixer le point. Quand tu le verras grossi (par la force de ton intention) au point de ne pouvoir être manqué, alors reviens et je t’apprendrai à tirer de l’arc. — Ki-tch’ang suspendit à sa fenêtre un long crin de yak, auquel il fit grimper un pou, puis s’exerça à fixer le pou, quand le soleil passant derrière l’objet, lui donnait en plein dans les yeux. De jour en jour, le pou lui parut plus grand. Au bout de trois ans d’exercice, il le vit énorme, et distingua son cœur. Quand il fut arrivé à percer à coup sûr le cœur du pou, sans que la flèche tranchât le crin, il alla trouver Fei-wei. Maintenant, dit celui-ci, tu sais tirer de l’arc ; je n’ai plus rien à t’apprendre. — Cependant Ki-tch’ang se dit qu’il n’avait au monde d’autre rival que son maître, et résolut de se défaire de lui (dans une de ces luttes d’adresse, comme les archers s’en livraient en ce temps-là). S’étant rencontrés dans une plaine, les deux hommes prirent position, et tirèrent simultanément l’un contre l’autre, le nombre de flèches étant déterminé. À chaque coup, les deux flèches se heurtaient à mi-chemin, et tombaient mortes, sans soulever la poussière. Mais Ki-tch’ang avait mis dans son carquois une flèche de plus, qu’il tira en dernier lieu, comptant percer son maître désarmé. Fei-wei para la flèche avec un rameau épineux (qu’il eut le temps de ramasser, et ne se douta pas de la perfidie). Alors, ayant déposé leur arc, les deux hommes se saluèrent sur le terrain, pleurant d’émotion et se promettant d’être l’un pour l’autre comme père et fils. Ils se jurèrent aussi, avec effusion de leur sang, de ne révéler à personne le secret de leur art (continu mental). —

O. Autre exemple de l’efficace de la volonté. Tsao-fou apprit de T’ai-teou l’art de conduire un char. Quand il entra chez son maître comme disciple, il commença par le servir très humblement. Durant trois ans, T’ai-teou ne lui adressa pas la parole. Tsao-fou redoubla de soumission. Enfin T’ai-teou lui dit : D’après un adage antique, l’apprenti archer doit être flexible comme un osier, et l’apprenti fondeur souple comme une fourrure. Tu as maintenant à peu près ce qu’il faut. Regarde ce que je vais te montrer. Quand tu sauras en faire autant, tu seras capable de tenir les rênes d’un char à six chevaux. — Bien, dit Tsao-fou. — Alors T’ai-teou ayant posé horizontalement une perche à peine assez épaisse pour qu’on y posât le pied, se mit à marcher pas à pas, posément, d’un bout de la perche à l’autre, allant et revenant sans faire un seul faux pas. — Trois jours plus tard, Tsao-fou en fit autant. Surpris, T’ai-teou lui dit : Comme vous êtes habile ! que vous avez vite réussi ! Vous possédez maintenant le secret de conduire un char. La concentration de vos facultés intérieures sur le mouvement de vos pieds, vous a permis de marcher sur la perche, aussi sûrement que vous faites. Concentrez de même avec intensité vos facultés sur les rênes de votre attelage. Que, par votre main, votre esprit agisse sur les mors de vos chevaux, et votre volonté sur la leur. Alors vous pourrez décrire des circonférences et tracer des angles droits parfaits, faire marcher votre attelage sans l’épuiser. Encore une fois, que votre esprit ne fasse qu’un avec les rênes et les mors ; c’est là tout le secret. Cela obtenu, vous n’aurez besoin d’user, ni de vos yeux, ni du fouet. L’attelage étant entièrement en votre puissance, les vingt-quatre sabots de vos six chevaux se poseront en cadence, et leurs évolutions seront mathématiquement précises ; vous passerez en sûreté, là où le chemin n’aura que tout juste la largeur de l’écartement de vos roues, là où le sentier suffira tout juste aux pieds de vos chevaux. Je n’ai plus rien à vous apprendre ; vous en savez maintenant aussi long que moi.

P. Hei-loan de Wei ayant perfidement assassiné K’iou-pingtchang, le fils de celui-ci, Lai-tan, chercha à venger la mort de son père. Lai-tan était brave mais débile. Hei-loan était un colosse, qui n’avait pas plus peur de Lai-tan que d’un poussin. — Chenn-t’ouo, un ami de Lai-tan, lui dit : Vous en voulez à Hei-loan ; mais il vous est si supérieur ; qu’y faire ? — Conseillez-moi, dit Lai-tan, éclatant en sanglots. — J’ai ouï dire, fit Chenn-t’ouo, que dans la principauté de Wei, dans la famille K’oung-tcheou, se conservent trois épées merveilleuses ayant appartenu au dernier empereur des Yinn, avec lesquelles un enfant pourrait arrêter une armée. Empruntez-les. — Lai-tan étant allé à Wei, se rendit chez K’oung-tcheou, s’offrit à lui comme esclave avec sa femme et ses enfants, puis lui dit ce qu’il attendait en échange. — Je vous prêterai une épée, dit K’oung-tcheou ; laquelle des trois désirez-vous ? La première lance des éclairs. La seconde est invisible. La troisième pourfend tout. Voilà treize générations que ces trois épées dorment dans ma famille. Laquelle désirez-vous ? — La troisième, dit Lai-tan. — Alors K’oung-tcheou accepta Lai-tan comme client de son clan. Au bout de sept jours, ayant donné un festin en son honneur, il lui remit l’épée désirée, que Lai-tan reçut prosterné. Muni de cette arme, Lai-tan chercha Hei-loan. L’ayant trouvé qui dormait ivre-mort, il le pourfendit trois fois, depuis l’épaule jusqu’à la ceinture, sans qu’il se réveillât. Étant sorti, il rencontra le fils de Hei-loan, et le pourfendit également trois fois. Tous ses coups traversaient les corps, sans éprouver plus de résistance que dans l’air ; mais la section se ressoudait après le passage de la lame. Voyant que son épée merveilleuse ne tuait pas, Lai-tan s’enfuit navré. — Cependant Hei-loan s’étant réveillé, gronda sa femme de ce qu’elle ne l’avait pas mieux couvert durant son sommeil. J’ai pris froid, dit-il ; j’ai le cou et les reins comme engourdis. — Sur ces entrefaites, son fils étant entré, dit : Lai-tan aura aussi passé par ici. Il m’a donné dehors trois coups, qui ont produit sur moi précisément le même effet.

Q. Lors de sa randonnée dans l’Ouest, les Joung, tribu de ces régions, offrirent à l’empereur Mou des Tcheou, une épée extraordinaire et du tissu d’asbeste. L’épée longue de dix-huit pouces, traversait le jade comme de la boue. Le tissu sali mis au feu, en sortait blanc comme neige. On a essayé de révoquer ces faits en doute, mais ils sont certains.

Chap. 6. Fatalité.

A. L’Énergie dit à la Fatalité : tu ne me vaux pas. — Pourquoi pas ? demanda la Fatalité. — Parce que, dit l’Énergie, la longévité, le succès, la noblesse, la richesse, c’est moi qui les procure aux hommes. — Ah ! fit la Fatalité, si cela était, y aurait-il vraiment lieu que tu t’en fasses gloire ? P’eng-tsou vécut huit siècles, bien plus longtemps que Yao et Chounn, sans avoir plus de mérite qu’eux. Yen-yuan, si sage, mourut à trente-deux ans, tandis que bien des sots atteignent un âge avancé. Tchoung-ni qui valut les princes de son temps, éprouva de grandes infortunes à Tch’enn et à Ts’ai. L’empereur Tcheou des Yinn ne valut pas les trois parangons Wei-tzeu, Ki-tzeu, Pi-kan, et occupa pourtant un trône, tandis qu’eux furent malheureux. Ki-tcha de Ou, qui aurait mérité les plus grands honneurs, n’en obtint aucun ; tandis que T’ien-heng, absolument indigne, obtint le royaume de Ts’i. Pai-i et Chou-ts’i, si nobles, moururent de faim à Cheou-yang, tandis que Ki-cheu devint riche à Tchan-k’inn. Si c’est toi qui as fait ces répartitions-là, pourquoi les as-tu faites aussi à l’aveugle. — Si ce n’est pas moi, dit Énergie, c’est toi Fatalité qui les as faites, et ton blâme retombe sur toi. — Pardon, dit Fatalité ; moi je ne fais rien. Je pousse (je fais tourner la roue), puis laisse aller. Fatalement l’un vit longtemps et l’autre pas, fatalement l’un réussit et l’autre non, fatalement l’un devient illustre et l’autre pas, fatalement l’un est riche et l’autre pauvre. Moi je ne fais rien de tout cela ; je n’en sais même rien ; cela vient de soi.

B. Pei-koung-tzeu dit à Si-menn-tzeu : Je suis né dans le même temps et issu du même lignage que vous ; comme visage, langage, démarche, il n’y a guère de différence entre nous deux ; et cependant, vous réussissez, vous êtes honoré, vous êtes aimé, vous êtes goûté, vous êtes loué, tandis qu’il m’arrive tout le contraire. Nous avons employé les mêmes moyens pour tenter la fortune ; vous avez réussi en tout, et moi à rien. Je suis mal vêtu, mat nourri, mal logé, et marche à pied ; tandis que vous vivez dans le luxe et l’abondance, et ne sortez qu’en quadrige. Et dans la vie privée et dans la vie publique, vous primez tellement, que je n’ose plus me comparer avec vous. — Je conjecture, dit Si-menn-tzeu, que la différence de nos conditions, tient à la différence de nos conduites. Tu te seras moins bien conduit que moi. — Très humilié, Pei-koung-tzeu ne sut que répondre, et s’en alla tout déconfit. Dans la rue il rencontra le Maître du faubourg de l’est, qui lui demanda : où allez-vous, de ce pas, et avec cette mine ? — Pei-koung-tzeu lui ayant conté sa déconfiture : Retournons ensemble, dit le Maître ; je laverai votre affront. — Quand ils furent arrivés chez Si-menn-tzeu, le Maître lui demanda : quelle avanie avez-vous faite à Pei-koung-tzeu ? — Je lui ai dit, dit Si-menn-tzeu, que j’estimais que la différence de nos conditions, devait provenir de la différence de nos conduites. — Il n’en est rien, dit le Maître. Voici comme il faut expliquer la chose. Bien doué, Pei-koung-tzeu a un mauvais destin. Mal doué, toi Si-menn-tzeu, tu as un bon destin. Ta réussite n’est pas due à tes qualités ; ses insuccès ne sont pas dus à son incapacité. Ce n’est pas vous qui vous êtes faits ce que vous êtes ; c’est la fatalité qui vous a faits ce que vous êtes. Si donc toi, le fortuné, tu l’as humilié ; si lui, le bien doué, en a eu honte ; c’est que, tous deux, vous ignoriez ce qui en est de vous. — N’en dites pas davantage, Maître, dit Si-menn-tzeu ; je ne le ferai plus. — Quand Pei-koung-tzeu fut revenu chez lui, il trouva sa robe de grosse toile plus chaude que fourrure de renard ou de blaireau ; ses grossiers aliments lui semblèrent délicieux ; sa masure lui parut un palais, et sa claie un char. Illuminé intérieurement, jusqu’à sa mort il ne fit plus aucune attention aux distinctions sociales. — Le Maître du faubourg de l’est l’ayant appris, dit : Après un bien long sommeil (ignorance), un mot a suffi pour éveiller cet homme, et le changer d’une manière durable.

C. Koan-i-ou et Pao-chou-ya, tous deux de Ts’i, étaient amis intimes. Koan-i-ou s’attacha au prince Kiou, Pao-chou-ya adhéra au prince Siao-pai. Par suite de la préférence accordée par le duc Hi de Ts’i à Ou-tcheu le fils d’une concubine favorite, une révolution éclata, quand il fallut pourvoir à la succession du duc défunt. Koan-i-ou et Tchao-hou se réfugièrent à Lou avec le prince Kiou, tandis que Pao-chou-ya fuyait à Kiu avec le prince Siao-pai. Ensuite ces deux princes, devenus compétiteurs au trône, s’étant déclaré la guerre, Koan-i-ou combattit du côté de Kiou quand celui-ci marcha sur Kiu, et décocha à Siao-pai une flèche qui l’aurait tué, si elle n’avait été épointée par la boucle de sa ceinture. Siao-pai ayant vaincu, exigea que ceux de Lou missent à mort son rival Kiou, ce qu’ils firent complaisamment. Tchao-hou périt, Koan-i-ou fut emprisonné. — Alors Pao-chou-ya dit à son protégé Siao-pai devenu le duc Hoan : Koan-i-ou est un politicien extrêmement habile. — Je le veux bien, dit le duc ; mais je hais cet homme, qui a failli me tuer. — Pao-chou-ya reprit : Un prince sage doit savoir étouffer ses ressentiments personnels. Les inférieurs doivent faire cela continuellement à l’égard de leurs supérieurs ; un supérieur doit le faire parfois pour quelqu’un de. ses inférieurs. Si vous avez l’intention de devenir hégémon, Koan-i-ou est le seul homme capable de faire réussir votre dessein. Il vous faut l’amnistier. — Le duc réclama donc Koan-tchoung, soi-disant pour le mettre à mort. Ceux de Lou le lui envoyèrent lié. Pao-chou-ya sortit au-devant de lui dans le faubourg, et lui enleva ses liens. Le duc Hoan le revêtit de la dignité de premier ministre. Pao-chou-ya devint son inférieur. Le duc le traita en fils, et l’appela son père. Koan-tchoung le fit hégémon. — Il disait souvent en soupirant : Quand, dans ma jeunesse, je faisais le commerce avec Pao-chou-ya, et que je m’adjugeais la bonne part, Pao-chou-ya m’excusait, sur ma pauvreté. Quand, plus tard, dans la politique, lui réussit et moi j’eus le dessous, Pao-chou-ya se dit que mon heure n’était pas encore venue, et ne douta pas de moi. Quand je pris la fuite à la déroute du prince Kiou, Pao-chou-ya ne me jugea pas lâche, mais m’excusa sur ce que j’avais encore ma vieille mère, pour laquelle je devais me conserver. Quand je fus emprisonné, Pao-chou-ya me conserva son estime, sachant que pour moi il n’y a qu’un déshonneur, à savoir de rester oisif sans travailler au bien de l’État. Ah ! si je dois la vie à mes parents, je dois plus à Pao-chou-ya qui a compris mon âme. — Depuis lors, c’est l’usage d’admirer l’amitié désintéressée de Pao-chou-ya pour Koan-i-ou, de louer le duc Hoan pour sa magnanimité et son discernement des hommes. En réalité, il ne faudrait, en cette affaire, parler, ni d’amitié, ni de discernement. La vérité est qu’il n’y a eu, ni intervention de la part des acteurs, ni revirement de la fortune. Tout fut jeu de la fatalité aveugle. Si Tchao-hou périt, c’est qu’il devait périr. Si Pao-chou-ya patronna Koan-i-ou, c’est qu’il devait le faire. Si le duc Hoan pardonna à Koan-i-ou, c’est qu’il devait lui pardonner. Nécessités fatales, et rien de plus. — Il en fut de même, à la fin de la carrière de Koan-i-ou. Quand celui-ci eut dû s’aliter, le duc alla le visiter et lui dit : Père Tchoung, vous êtes bien malade ; il me faut faire allusion à ce qu’on ne nomme pas (la mort) ; si votre maladie s’aggravait (au point de vous emporter), qui prendrai-je comme ministre à votre place ? — Qui vous voudrez, dit le mourant. — Pao-chou-ya conviendrait-il ? demanda le duc. — Non, fit Koan-i-ou ; son idéal est trop élevé ; il méprise ceux qui n’y atteignent pas, et n’oublie jamais une faute commise. Si vous le preniez pour ministre, et vous, et le peuple, s’en trouveraient mal. Vous ne le supporteriez pas longtemps. — Alors qui prendrai-je ? fit le duc. — S’il me faut parler, dit Koan-i-ou, prenez Hien-p’eng, il fera l’affaire. Il est également souple avec les supérieurs et les inférieurs. L’envie chimérique d’égaler la vertu de Hoang-ti l’absorbe. Le coup d’œil transcendant est le propre des Sages du premier ordre, la vue pratique est le propre des Sages du second rang. Faire sentir sa sagesse indispose les hommes, la faire oublier fait aimer. Hien-p’eng n’est pas un Sage du premier ordre ; il a, du Sage de second rang, l’art de s’effacer. De plus, et sa personne, et sa famille, sont inconnues. C’est pourquoi je juge qu’il convient pour la charge de premier ministre. — Que dire de cela ? Koan-i-ou ne recommanda pas Pao-chou-ya, parce que celui-ci ne devait pas être recommandé ; il patronna Hien-p’eng, parce qu’il devait le patronner. Fortune d’abord et infortune ensuite, infortune d’abord et fortune ensuite, dans toutes les vicissitudes de la destinée, rien n’est de l’homme (voulu, fait par lui) ; tout est fatalité aveugle.

D. Teng-si savait discuter le pour et le contre d’une question, en un flux de paroles intarissable. Tzeu-tch’an ayant fait un code nouveau pour la principauté de Tcheng, beaucoup le critiquèrent, et Teng-si le tourna en dérision. Tzeu-tch’an sévit contre ses détracteurs, et fit mettre à mort Teng-si. En cela il n’agit pas, mais servit la fatalité. Teng-si devait mourir ainsi. Teng-si devait tourner Tzeu-tch’an en dérision, et provoquer ainsi sa mise à mort. Naître et mourir à son heure, ces deux choses sont des bonheurs. Ne pas naître, ne pas mourir à son heure, ces deux choses sont des malheurs. Ces sorts divers échoient aux uns et aux autres, non pas de leur fait, mais du fait de la fatalité. Ils sont imprévisibles. Voilà pourquoi, en en parlant, on emploie les expressions, mystère sans règle, voie du ciel qui seule se connaît, obscurité inscrutable, loi du ciel se mouvant d’elle-même, et autres analogues. Cela veut dire, que le ciel et la terre, que la science des Sages, que les mânes et les lutins, ne peuvent rien contre la fatalité. Selon son caprice, celle-ci anéantit ou édifie, écrase ou caresse, tarde ou prévient.

E. Ki-leang, un ami de Yang-tchou, étant tombé malade, se trouva à l’extrémité, au bout de sept jours. Tout en larmes, son fils courut chez tous les médecins des alentours. Le malade dit à Yang-tchou : tâche de faire entendre raison à mon imbécile de fils. … Yang-tchou récita donc au fils la strophe : ce que le ciel ne sait pas (l’avenir), comment les hommes pourraient-ils le conjecturer ? Il n’est pas vrai que le ciel bénit, ni que personne soit maudit. Nous savons, toi et moi, que la fatalité est aveugle et inéluctable. Qu’est-ce que les médecins et les magiciens y pourront ? — Mais le fils ne démordit pas, et amena trois médecins, un Kiao, un U, et un Lou. Tous trois examinèrent le malade, l’un après l’autre. — Le Kiao dit : dans votre cas, le froid et le chaud sont déséquilibrés, le vide et le plein sont disproportionnés ; vous avez trop mangé, trop joui, trop pensé, trop fatigué ; votre maladie est naturelle. et non l’effet de quelque influx malfaisant ; quoiqu’elle soit grave, elle est guérissable. … Celui là, dit Ki-leang, récite le boniment des livres ; qu’on le renvoie sans plus ! — Le U dit au malade : voici votre cas. Sorti du sein maternel avec une vitalité défectueuse, vous avez ensuite tété plus de lait que vous n’en pouviez digérer. L’origine de votre mal, remonte à cette époque-là. Comme il est invétéré, il ne pourra guère être guéri complètement. … Celui-là parle bien, dit Ki-leang ; qu’on lui donne à dîner ! — Le Lou dit au malade : ni le ciel, ni un homme, ni un spectre, ne sont cause de votre maladie. Né avec un corps composé, vous êtes soumis à la loi de la dissolution, et devez comprendre que le temps approche ; aucun médicament n’y fera rien. … Celui-là a de l’esprit, dit Ki-leang ; qu’on le paye libéralement. — Ki-leang ne prit aucune médecine, et guérit parfaitement (fatalité). — Le souci de la vie ne l’allonge pas, le défaut de soin ne l’abrège pas. L’estime du corps ne l’améliore pas, le mépris ne le détériore pas. Les suites, en cette matière, ne répondent pas aux actes posés. Elles paraissent même souvent diamétralement contraires, sans l’être en réalité. Car la fatalité n’a pas de contraire. On vit ou on meurt, parce qu’on devait vivre ou mourir. Le soin ou la négligence de la vie, du corps, n’y font rien, ni dans un sens ni dans l’autre. — Voilà pourquoi U-hioung dit à Wenn-wang : « L’homme ne peut ni ajouter ni retrancher à sa stature ; tous ses calculs ne peuvent rien à cela. … Dans le même ordre d’idées, Lao-tan dit à Koan-yinn-tzeu : quand le ciel ne veut pas, qui dira pourquoi ? c’est-à-dire, mieux vaut se tenir tranquille, que de chercher à connaître les intentions du ciel, à deviner le faste et le néfaste. (Vains calculs, tout étant régi par une fatalité aveugle, imprévisible, inéluctable).

F. Yang-pou le frère cadet de Yang-tchou dit à son aîné : Il est des hommes tout semblables pour l’âge, l’extérieur, tous les dons naturels, qui différent absolument, pour la durée de la vie, la fortune, le succès. Je ne m’explique pas ce mystère. — Yang-tchou lui répondit : Tu as encore oublié l’adage des anciens que je t’ai répété si souvent : le mystère qu’on ne peut pas expliquer, c’est la fatalité. Il est fait d’obscurités impénétrables, de complications inextricables, d’actions et d’omissions qui s’ajoutent au jour le jour. Ceux qui sont persuadés de l’existence de cette fatalité, ne croient plus à la possibilité d’arriver, par efforts, à prolonger leur vie, à réussir dans leurs entreprises, à éviter le malheur. Ils ne comptent plus sur rien, se sachant les jouets d’un destin aveugle. Droits et intègres, ils ne tendent plus dans aucun sens ; ils ne s’affligent ni ne se réjouissent plus de rien ; ils n’agissent plus, mais laissent aller toutes choses. … Les sentences suivantes de Hoang-ti, résument bien la conduite à tenir par l’illuminé : Que le sur-homme reste inerte comme un cadavre, et ne se meuve que passivement, parce qu’on le meut. Qu’il ne raisonne pas, sur son inertie, sur ses mouvements. Qu’il ne se préoccupe jamais de l’avis des hommes, et ne modifie jamais ses sentiments d’après les leurs. Qu’il aille son chemin à lui, suive sa voie propre personnelle. Car personne ne peut lui nuire, (la fatalité seule disposant de lui.)

G. Quatre hommes vécurent ensemble durant toute leur vie, sans s’occuper des sentiments les uns des autres. Quatre autres passèrent de même leur vie, sans se communiquer aucun dessein. Quatre autres, sans se rien manifester. Quatre autres, sans jamais discuter. Quatre autres, sans même se regarder. … Tous ceux-là marchèrent comme il convient à des hommes régis par la fatalité. — Ce qui paraissait devoir être favorable, se trouve ensuite avoir été funeste. Ce qui paraissait devoir être funeste, se trouve ensuite avoir été favorable. Que d’hommes passent leur vie en efforts insensés, pour discerner des apparences confuses, pour pénétrer des obscurités mystérieuses. Ne vaudrait-il pas mieux, ne pas craindre le malheur, ne pas désirer le bonheur, se mouvoir ou rester tranquille selon la nécessité, avec la conviction profonde que la raison n’y entend rien et que la volonté n’y peut rien. Quiconque a bien compris cela, doit l’appliquer à autrui comme à soi-même. S’il gouverne les hommes d’après d’autres principes, c’est un aveugle et un sourd volontaire, qui se jettera avec eux dans un fossé. — Récapitulons : La vie et la mort, la fortune et l’infortune, dépendent de la fatalité, de l’horoscope. Quiconque se plaint de devoir mourir jeune, d’être pauvre ou affligé, montre qu’il ignore la loi. Quiconque regarde la mort en face sans crainte, et supporte la misère sans plainte, montre qu’il connaît la loi. Les conjectures des prétendus sages, sur le plus et le moins, sur le vide et le plein, sur la chance et la malechance, ne donnent jamais aucune certitude ; après tous leurs calculs, le résultat sera positif ou négatif, sans qu’on sache pourquoi. Qu’on calcule ou qu’on ne calcule pas, il en adviendra de même. Le salut et la ruine ne dépendent en rien de la connaissance préalable. On est sauvé parce qu’on devait l’être, on périt parce qu’on devait périr.

H. Le duc King de Ts’i étant allé se promener au nord du mont Niou-chan, revenait vers sa capitale. Quand il la vit de loin, touché jusqu’aux larmes, il s’écria : Oh ! ma belle ville, si bien peuplée ! Pourquoi faut-il que, insensiblement, approche le moment où je devrai la quitter ?.. Ah ! si les hommes pouvaient ne pas mourir ! — Cheu-k’oung et Leang-k’iou-kiu, de l’escorte du duc, pleurèrent aussi, pour lui complaire, et dirent : Si à nous qui ne sommes que des écuyers, hommes de condition bien modeste, la pensée de la mort est pénible, combien plus doit-elle l’être pour vous, Seigneur ! — Le lettré Yen-tzeu qui accompagnait aussi le duc, éclata de rire. — Le duc le vit. Essuyant ses larmes, il fixa Yen-tzeu et lui demanda : alors que je pleure, et que ces deux hommes pleurent avec moi, qu’est-ce qui peut bien vous faire rire, vous ? — Je pense, dit Yen-tzeu, que si, conformément à votre désir, les hommes ne mouraient pas, les sages ducs Tai-koung et Hoan-koung, les braves ducs Tchoang-koung et Ling-koung, vos ancêtres, vivraient encore. S’ils vivaient encore, le plus ancien occuperait le trône, et vous, son descendant lointain, seriez sans doute occupé à garder quelque métairie. Ne devez-vous pas le trône au fait que, étant morts, vos ancêtres ne sont plus ici ? Par leur disparition successive, le trône a fini par vous échoir. N’y a-t-il pas dans vos regrets de ce que les hommes meurent, quelque ingratitude envers ceux qui vous ont rendu le service de mourir ? et les deux écuyers qui ont pleuré avec vous pour vous complaire, ne sont-ils pas de sots flatteurs ? Ce sont ces pensées-là, qui m’ont fait rire. — Honteux de son accès de sentimentalité déraisonnable, le duc but un plein rhyton pour pénitence, puis infligea aux deux écuyers de vider deux rhytons chacun.

I. À Wei, un certain Tong-menn Ou, ayant perdu son fils, ne le pleura pas. Quelqu’un qui demeurait avec lui, lui dit : vous aimiez pourtant votre fils ; comment se fait-il que, maintenant qu’il est mort, vous ne le pleuriez pas ? — Tong-menn Ou dit : jadis, durant bien des années, avant sa naissance, je vécus sans ce fils, sans me chagriner. Maintenant qu’il est mort, je me reporte à ce temps-là, me figure que je ne l’ai jamais eu, et ne me chagrine pas davantage. D’ailleurs, à quoi bon ? !. Les agriculteurs se soucient de leurs récoltes, les marchands de leur commerce, les artisans de leur métier, les officiers de leur emploi. Or tout cela dépend de circonstances indépendantes de leur volonté. À l’agriculteur il faut de la pluie, au marchand de la chance, à l’artisan de l’ouvrage, à l’officier une occasion de se distinguer. Or c’est de la fatalité uniquement, que dépendent les circonstances et les occasions.

Chap. 7. Yang-tchou

A. Yang-tchou voyageant dans le pays de Lou, séjourna dans la famille Mong. Maître Mong lui demanda : Ne suffit-il pas d’être un homme (la plus noble des créatures) ? faut-il encore s’agiter pour devenir célèbre (comme vous faites) ? — Le renom, dit Yang-tchou, appelle la fortune. — Et puis ? — Puis vient la noblesse. — Et puis ? — Puis vient la mort. — Alors c’est pour mourir, que l’on s’agite ? dit maître Mong. — Non pas, dit Yang-tchou ; c’est pour transmettre sa réputation, après sa mort, à ses descendants. — Est-il bien sûr qu’ils en hériteront ? fit maître Mong. N’arrive-t-il pas que ceux qui ont peiné et souffert pour devenir célèbres, ne transmettent rien à leurs descendants ; tandis que ceux dont la vie a été médiocre ou mauvaise, élèvent leur famille ? Ainsi Koan-tchoung, ministre du duc de Ts’i, qui servit son maître avec la plus extrême servilité, jusqu’à faire siens ses vices, ne laissa rien à sa famille. Tandis que T’ien-cheu, autre ministre de Ts’i, qui prit toujours et en tout le contre-pied du duc son maître, arriva à léguer à ses descendants le duché usurpé par lui. Dans ces deux cas parallèles, la réputation méritée de Koan-tchoung ne rapporta à ses descendants que la pauvreté, tandis que la réputation imméritée de T’ien-cheu fit la fortune de sa famille. — Trop souvent le renom s’attache à une fausse supposition, à un faux semblant. On fait gloire à Yao et à Chounn d’avoir abdiqué en faveur de Hu-you et de Chan-kuan. En réalité leur abdication ne fut qu’un vain simulacre. Ils jouirent des avantages de la dignité impériale jusqu’à leur mort. Leur gloire est une fausse gloire. — Tandis que Pai-i et Chou-ts’i qui renoncèrent vraiment au fief paternel et moururent de faim au mont Cheou-yang pour cause de loyalisme, sont plaints par les uns, moqués par les autres, glorifiés par personne. Qui distinguera, en cette matière, le vrai du faux ?

B. Yang-tchou dit : Sur mille hommes, pas un ne vit jusqu’à cent ans. Mais mettons que, sur mille, il y ait un centenaire. Une grande partie de sa vie aura été passée dans l’impuissance de la première enfance et la décrépitude de l’extrême vieillesse. Une grande partie aura été consumée, par le sommeil de la nuit, par les distractions du jour. Une grande partie aura été stérilisée par la tristesse ou la crainte. Reste une fraction relativement bien faible, pour l’action et pour la jouissance. — Mais qu’est-ce qui le décidera à agir ? de quoi jouira-t-il ?.. Sera-ce la beauté des formes et des sons ? Ces choses-là, ou lassent, ou ne durent pas. … Sera-ce la loi, avec ses récompenses et ses châtiments, ses distinctions et ses flétrissures ? Ces motifs-là sont trop faibles. Un blâme est-il si redoutable ? Un titre posthume est-il si enviable ? Y a-t-il lieu, pour si peu, de renoncer au plaisir des yeux et des oreilles, d’appliquer le frein moral à son extérieur et à son intérieur ? Passer sa vie ainsi, dans la privation et la contrainte, est-ce moins dur que de la passer en prison et dans les entraves ? Non sans doute. Aussi les anciens qui savaient que la vie et la mort sont deux phases alternatives et passagères, laissaient-ils leurs instincts se manifester librement, sans contraindre leurs appétits naturels, sans priver leur corps de ses plaisirs. Peu leur importait l’éloge ou le blâme durant la vie ou après la mort. Ils donnaient à leur nature ses satisfactions, et laissaient les autres prendre les leurs.

C. Yang-tchou dit : Les êtres diffèrent dans la vie, mais non dans la mort. Durant la vie, les uns sont sages et les autres sots, les uns sont nobles et les autres vils ; à la mort, tous sont également une masse de charogne fondante. Ces différences dans la vie, cette égalité dans la mort, sont l’œuvre de la fatalité. Il ne faut pas considérer comme des entités réelles, la sagesse et la sottise, la noblesse et la vulgarité, qui ne sont que des modalités réparties au hasard sur la masse des hommes. Quelle qu’ait été la durée et la forme de la vie, elle est terminée par la mort. Le bon et le sage, le méchant et le sot, meurent tous également. À la mort des empereurs Yao et Chounn, des tyrans Kie et Tcheou, il ne resta que des cadavres putrides, impossibles à distinguer. Donc, vivre la vie présente, sans se préoccuper de ce qui suivra la mort.

D. Yang-tchou dit : C’est par excès de loyalisme, que Pai-i se laissa mourir de faim ; c’est par excès de continence, que Tchan-ki éteignit sa lignée. Voilà où l’ignorance des vrais principes, conduit les meilleures gens. — Yang-tchou dit : Yuan-hien fut pauvre à Lou, Tzeu-koung fut riche à Wei. La pauvreté de Yuan-hien abrégea sa vie, la richesse de Tzeu-koung l’usa de soucis. Mais alors, si la pauvreté et la richesse sont également nuisibles, que faire ? Voilà : vivre joyeux, bien traiter son corps, voilà ce qu’il faut faire. Au joyeux, même la pauvreté ne peut nuire (parce qu’il ne s’en afflige pas). À celui qui traite bien son corps, la richesse ne nuira pas non plus (parce qu’il ne s’usera pas de soucis). — Yang-tchou dit : s’aider durant la vie, cesser à la mort ; j’aime cette parole des anciens. J’entends par aider, procurer les aises de la vie, les aliments et le chauffage, tous les secours de la vie. J’entends par cesser à la mort, non la suppression des lamentations d’usage, mais celle des gaspillages tels que la perle ou le jade mis dans la bouche du cadavre, les riches habits, les victimes immolées, les objets offerts au mort.

E. Yen-p’ingtchoung disciple de Mei-ti ayant demandé à Koan-i-ou politicien penchant au taoïsme, comment il fallait traiter les vivants, celui-ci lui répondit : il faut favoriser leurs penchants naturels, il ne faut pas les gêner. — Veuillez détailler davantage, dit Yen-p’ingtchoung. — Voici, dit Koan-i-ou : il faut leur laisser toute liberté d’écouter, de regarder, de flairer, de goûter ; toute licence pour les aises du corps et le repos de l’esprit. Toute restriction mise à quelqu’une de ces facultés, afflige la nature, est une tyrannie. Être libre de toute contrainte, pouvoir satisfaire tous ses instincts, au jour le jour, jusqu’à la mort, voilà ce que j’appelle vivre. Se contraindre, se morigéner, être toujours souffrant, à mon avis, cela n’est pas vivre. Et maintenant que je vous ai dit comment traiter les vivants, veuillez me dire comment traiter les morts. — Les morts, dit Yen-p’ingtchoung, peu importe comment on les traite, (le corps n’étant qu’une défroque usée). Qu’on les brûle, qu’on les immerge, qu’on les enterre, qu’on les expose, qu’on les lie dans de la paille et les jette à la rivière, qu’on les habille richement et les dépose dans un sarcophage ou dans une bière, tout cela revient au même. — Regardant ses amis qui avaient assisté à cet entretien, Koan-i-ou dit : celui-là et moi entendons ce qui en est de la vie et de la mort.

F. Tzeu-tch’an étant ministre de la principauté Tcheng, fit durant trois années des innovations, qui furent bénies du bon peuple, mais qui firent nombre de mécontents dans l’aristocratie. Or Tzeu-tch’an avait deux frères, un aîné Tchao, un cadet Mou. Tchao était un ivrogne, Mou était un débauché. On sentait le vin et la lie, à cent pas de la porte de Tchao, à qui l’ivrognerie habituelle avait fait perdre tout sens de pudeur et de prudence. Le harem de Mou formait tout un quartier, que son propriétaire peuplait par tous les moyens, et dont il ne sortait guère. Très morfondu de l’inconduite de ses deux frères, thème à railleries pour ses ennemis, Tzeu-tch’an consulta secrètement Teng-si. Je crains, lui dit-il, qu’on ne dise de moi, que, ne venant pas à bout de réduire mes frères, je n’ai pas ce qu’il faut pour gouverner l’État. Conseillez-moi, je vous prie. — Vous auriez dû intervenir plus tôt, dit Teng-si. Faites-leur comprendre le prix de la vie, l’importance du décorum et de la morale. — Tzeu-tch’an fit donc à ses deux frères un discours sur les trois points suivants : que, ce par quoi l’homme diffère des animaux, ce sont, la raison, les rits et la morale ; que l’assouvissement des passions bestiales, use la vie et ruine la réputation ; que, s’ils se réhabilitaient, ils pourraient recevoir des charges. — Bien loin d’être attendris par ces arguments, Tchao et Mou répondirent : Il y a beau temps que nous savons tout cela ; il y a beau temps aussi, que notre parti est pris de n’en tenir aucun compte. La mort terminant tout fatalement, l’important, à notre avis, c’est de jouir de la vie. Nous ne sommes nullement disposés, à faire de la vie comme une mort anticipée, par les contraintes rituelles, morales, et autres. Assouvir ses instincts, épuiser tous les plaisirs, voilà qui est vraiment vivre. Nous regrettons seulement que la capacité de nos ventres soit inférieure à notre appétit, et que les forces de nos corps ne soient pas à la hauteur de nos convoitises. Que nous importe, que les hommes parlent mal de nous, et que nos vies s’usent. Ne croyez pas que nous soyons hommes à nous laisser intimider ou gagner. Nous avons de tout autres goûts que vous. Vous réglementez l’extérieur, faisant souffrir les hommes, dont les penchants intérieurs se trouvent ainsi comprimés. Nous laissons à tous les instincts leur libre cours, ce qui rend les hommes heureux. Vous arriverez peut-être à imposer par la force votre système à une principauté. Notre système à nous est spontanément admis par les princes et les sujets de tout l’empire. Merci de vos avis. Nous sommes heureux qu’ils nous aient donné l’occasion de vous exprimer les nôtres. — Tout à fait ahuri, Tzeu-tch’an ne trouva rien à répondre. Il consulta encore Teng-si, qui lui dit : Vous avez tort de ne pas comprendre que vos frères voient plus clair que vous. Comment se trouve-t-il des hommes pour vous admirer ? Quel bien êtes-vous capable de faire à la principauté de Tcheng ?

G. Toan-mouchou de Wei, riche contemporain de Tzeu-koung, employa la grande fortune amassée par ses ancêtres, à faire plaisir à soi et aux autres. Bâtiments, jardins, mets, costumes, musique, harem, pour tout cela il éclipsa les princes de Ts’i et de Tch’ou. Il satisfit, pour lui et pour ses hôtes, tous les désirs du cœur, des oreilles, des yeux, de la bouche, faisant venir à cette fin les objets les plus rares des pays les plus lointains. Il voyageait avec le même luxe et les mêmes commodités. Les hôtes affluaient chez lui par centaines, le feu ne s’éteignait jamais dans ses cuisines, la musique ne cessait jamais de retentir dans ses salles. Il répandit le surplus de ses richesses, sur ses parents, sur ses concitoyens, sur son pays. Il soutint ce train durant soixante années. Alors sentant ses forces l’abandonner et la mort approcher, en un an il distribua en cadeaux toutes ses possessions, n’en donnant rien à ses enfants. Il se dépouilla si bien, que, dans sa dernière maladie, il manqua des médicaments nécessaires, et plus, après sa mort, l’argent pour ses funérailles fit défaut. Ceux lui avaient bénéficié de ses largesses, se cotisèrent alors, l’ensevelirent, et constituèrent un pécule à ses descendants. … Que faut-il penser de la conduite de cet homme ?.. K’inn-kou-li jugea qu’il se conduisit en fou, et déshonora ses ancêtres. Toan-kan-cheng jugea qu’il se conduisit en homme supérieur, et fut beaucoup plus sage que ses économes ancêtres. Il agit contrairement au sens vulgaire, mais conformément au sens supérieur. Ce prodigue fut plus sage que tous les princes de Wei morigénés. (Ainsi juge l’épicurien Yang-tchou).

H. Mong-sounn-yang demanda à Yang-tchou : Un homme qui veille sur sa vie et qui soigne son corps, peut-il arriver à ne jamais mourir ? — Il arrivera certainement à vivre plus longtemps, dit Yang-tchou. Mais, vivre plus longtemps, est-ce un résultat qui vaille qu’on se donne tant de mal, que l’on fasse tant d’efforts ? Le monde a toujours été, et sera toujours, plein de passions, de dangers, de maux, de vicissitudes. On y entend, on y voit toujours les mêmes choses ; les changements même n’y aboutissent à rien de nouveau. Au bout de cent ans d’existence, ceux qui ne sont pas morts de douleur, meurent d’ennui. — Alors, dit Mong-sounn-yang, d’après vous, l’idéal serait le suicide ? — Du tout, dit Yang-tchou. Il faut supporter la vie tant qu’elle dure, en s’ingéniant à se procurer toutes les satisfactions possibles. Il faut accepter la mort quand elle vient, en se consolant par la pensée que tout va être fini. On peut ne pas prolonger sa vie, mais on ne doit pas hâter sa mort.

I. Yang-tchou dit : Pai-Tch’eng Tzeu-kao n’aurait pas sacrifié un poil, pour l’amour de qui que ce fût. Il quitta la capitale, et se fit laboureur dans un recoin ignoré. Le grand U au contraire se dépensa et s’usa tout entier pour les autres. — Les anciens ne donnaient pas un poil à l’État, et n’auraient pas accepté qu’on se dévouât pour eux au nom de l’État. C’est dans ces temps-là, alors que les particuliers ne faisaient rien pour l’État, et que l’État ne faisait rien pour les particuliers ; c’est dans ces temps-là, que l’État se portait bien. — Et vous, demanda K’inn-kou-li à Yang-tchou, sacrifieriez-vous un poil de votre corps, pour le bien de l’État ? — Un poil, dit Yang-tchou, ne lui profiterait guère. — Mais enfin, s’il lui profitait, le sacrifieriez-vous ? insista K’inn-kou-li. Yang-tchou ne répondit pas. — — K’inn-kou-li sortit et rapporta à Mong-sounn-yang la conversation qu’il venait d’avoir avec Yang-tchou. Vous n’avez peut-être pas compris la portée de sa pensée, dit Mong-sounn-yang. Si on vous offrait une forte somme pour un morceau de votre peau, le donneriez-vous ?.. Oui, dit K’inn-kou-li. — Et si on vous offrait une principauté pour un de vos membres, le donneriez-vous ?… K’inn-kou-li hésitant à répondre, Mong-sounn-yang dit : un poil, c’est moins qu’un morceau de peau ; un morceau de peau, c’est moins qu’un membre. Mais, additionnés, beaucoup de poils vaudraient un morceau de peau, beaucoup de morceaux de peau vaudraient un membre. Un poil, c’est une partie du corps, donc quelque chose de précieux. — K’inn-kou-li dit : Maître je ne suis pas assez fort en dialectique, pour pouvoir répondre à votre argument ; mais je sens que, si je leur déférais nos propositions, Lao-tan et Koan-yinn-tzeu approuveraient la vôtre (et celle de Yang-tchou), le grand U et Mei-ti approuveraient la mienne. — Mong-sounn-yang parla d’autre chose.

J. Yang-tchou dit : On ne dit que du bien de Chounn, de U, de Tcheou-koung, et de Confucius ; ou ne dit que du mal de Kie (dernier empereur des Hia) et de Tcheou (dernier empereur des Yinn). Or Chounn fut laboureur à Ho-yang, potier à Lei-tchai, usant ses forces (péché taoïste), privant son ventre, inquiétant ses parents, déplaisant à ses frères et sœurs. À trente ans seulement il se maria, et sans permission. Quand Yao lui céda l’empire, il était vieux et ramolli. Puis, son fils Chang-kiunn étant incapable, il dut céder l’empire à U, et acheva sa vie dans une vieillesse morose ; toutes choses que les hommes qui vivent selon la nature évitent. — Kounn n’ayant pas réussi à faire écouler les eaux, fut mis à mort à U-chan. Son fils U servit celui qui avait ainsi traité son père, au point de ne pas rentrer chez lui pour voir et nommer son fils nouveau-né. Il travailla et peina, au point d’user son corps, au point que ses mains et ses pieds furent tout couverts de callosités. Enfin quand Chounn lui eut cédé l’empire, il brilla médiocrement, et finit dans une vieillesse morose, ce que les hommes qui vivent selon la nature évitent. — Après la mort de l’empereur Ou-wang, durant la jeunesse de l’empereur Tch’eng-wang, Tcheou-koung (le duc de Tcheou, frère du défunt, oncle du successeur) chargé de la régence, ne s’entendit pas avec le duc de Chao, fut fortement critiqué, dut s’éclipser durant trois ans, mit à mort deux de ses frères, eut du mal à conserver sa propre vie, et finit dans une vieillesse morose, ce que les hommes qui vivent selon la nature évitent. — Confucius se dévoua à la tâche d’illustrer les enseignements des anciens empereurs, et de les faire agréer aux princes de son temps. Pour prix de ses efforts, on abattit à Song l’arbre sous lequel il s’abritait, on l’obligea de déguerpir de Wei, on le traqua à Chang de Tcheou, on le bloqua entre Tch’enn et Ts’ai. Il fut vexé par Ki-cheu, outragé par Yang-hou, et finit par s’éteindre dans une vieillesse morose, ce à quoi ceux qui vivent selon la nature échappent. — Ces quatre Sages n’eurent pas, durant leur vie, un seul jour de vrai contentement. Après leur mort, leur réputation grandit d’âge en âge. Ce vain renom posthume est-il une compensation pour les vrais plaisirs dont ils se privèrent durant leur vie ? Maintenant on les loue, on leur fait des offrandes, sans qu’ils en sachent rien, pas plus qu’un soliveau ou une motte de terre. — Tandis que Kie, riche, puissant, savant, redouté, jouit de tous les plaisirs, satisfit tous ses appétits, fut glorieux jusqu’à sa mort, eut tout ce que les hommes qui vivent selon la nature désirent. — Tcheou lui aussi se moqua des rits, et s’amusa jusqu’à sa mort, sort que les hommes qui vivent selon la nature préfèrent. — Ces deux hommes eurent, durant leur vie, tout ce qu’ils voulurent. Maintenant, sans doute, on les appelle sots, méchants, tyrans ; mais qu’est-ce que cela peut leur faire ? ils n’en savent rien, pas plus qu’un soliveau ou une motte de terre. — Les quatre Sages ont souffert tous les maux, sont morts tristement, et n’ont pour toute compensation que leur vaine renommée. Les deux Tyrans ont joui de tous les biens jusqu’à la mort, et ne souffrent pas maintenant de leur mauvaise réputation. (Epicurisme de Yang-tchou.)

K. Yang-tchou ayant été reçu par le roi de Leang, lui dit que, avec sa recette, gouverner l’empire serait aussi facile que de retourner la main. Le roi de Leang lui dit : Maître, vous avez une épouse et une concubine, deux personnes, que vous n’arrivez pas à faire tenir tranquilles ; vous possédez trois arpents de jardin, que vous ne savez pas cultiver ; et vous osez me dire que, avec votre recette, gouverner l’empire serait aussi facile que de retourner la main. Est-ce que vous voulez vous moquer de moi ? — Yang-tchou dit : Avez-vous jamais vu un pastoureau conduire un troupeau de cent moutons, marchant derrière tranquillement avec son fouet, et laissant aller les moutons où il leur plaît ? (Voilà mon système, abandonner chacun à son instinct.) Tandis que (avec leur système de la coercition artificielle) Yao tirant et Chounn poussant, n’arriveraient pas à deux à faire marcher un seul mouton. Et pour ce qui est de mes affaires domestiques (femmes et jardin) auxquelles vous venez de faire allusion, je dirai seulement ceci. Les poissons grands à avaler un bateau, ne se trouvent pas dans les rigoles ; les cygnes au vol puissant, ne fréquentent pas les mares. La cloche fondamentale et le tuyau majeur, ne servent pas à faire de la musiquette. Ceux qui sont aptes à gouverner les grandes choses, n’aiment pas à s’occuper de vétilles. Je pense que vous m’aurez compris.

L. Yang-tchou dit : Les choses de la plus haute antiquité ont si bien disparu, que personne ne pourra plus les conter. Les affaires des trois Augustes, sont à peu près oubliées. Celles des cinq Souverains, sont confuses comme un rêve. Celles des trois Empereurs, on en sait la cent-millième partie. Des affaires contemporaines, on sait la dix-millième partie. De ce qu’on a vu soi-même, on retient la millième partie. La haute antiquité est si loin de nous ! Fou-hi régna il y a plus de trois cent mille ans, et depuis lors, dans le monde, il y a des sages et des sots, des choses belles et d’autres laides, des succès et des insuccès, du bien et du mal. Tout cela se suit sans cesse, en chaîne continue, tantôt plus lentement, tantôt plus vite. Est-ce bien la peine de fatiguer son esprit et son corps, pour obtenir une réputation posthume de bon prince, laquelle durera quelques siècles, et dont on n’aura même pas connaissance ? Cela coûte le plaisir de toute la vie, et ne rafraîchit pas les os après la mort.

M. Yang-tchou dit : L’homme tient du ciel et de la terre. Il y a en lui quelque chose des cinq éléments. C’est le plus transcendant de tous les êtres doués de vie. Il n’a ni griffes ni dents pour se défendre, ni peau impénétrable aux traits, ni pieds agiles pour fuir, ni poil ni plumes qui le protègent contre les intempéries. Il tire sa subsistance des autres êtres, qu’il domine tous non par sa force, mais par son intelligence. C’est son intelligence, qui fait la noblesse de l’homme, et sa supériorité sur des êtres qui lui sont inférieurs, quoique beaucoup plus forts que lui. À proprement parler, son corps n’est pas à lui (pas domaine absolu) ; le fait qu’il ne peut pas préserver son intégrité, le prouve. Les êtres ne sont pas non plus à lui (même sens) ; le fait qu’il ne peut pas se préserver de ceux qui lui sont nuisibles, le prouve. L’homme dépend de son corps pour la vie, et des êtres pour l’entretien de la vie. Impossible, pour l’homme, de se donner la vie ; et pour les êtres, de se donner l’être. Celui qui asservit les hommes et les êtres à sa domination ou à sa jouissance personnelles, celui-là n’est pas un Sage. Celui qui fraternise avec les hommes et les êtres, cherchant et laissant chacun chercher son bien naturel, celui-là est un sur-homme, le plus supérieur de tous les hommes.

N. Yang-tchou dit : Quatre désirs agitent les hommes, au point de ne leur laisser aucun repos ; à savoir, le désir de la longévité, celui de la réputation, celui d’une dignité, celui de la richesse. Ceux qui ont obtenu ces choses, craignant qu’on ne les leur enlève, ont peur des morts, des vivants, des princes, des supplices. Ils tremblent toujours, en se demandant s’ils mourront ou s’ils vivront, parce qu’ils n’ont rien compris à la fatalité, et croient que les choses extérieures ont pouvoir sur eux, Il est au contraire des hommes, qui, s’en remettant au destin, ne se préoccupent pas de la durée de la vie ; qui dédaignent la réputation, les dignités, les richesses. Toujours satisfaits, ceux-là jouissent d’une paix incomparable, parce qu’ils ont compris que, tout étant régi par la fatalité, rien n’a pouvoir sur eux. — L’idéal taoïste, c’est l’exercice de l’agriculture dans l’obscurité, produisant ce qu’il faut pour vivre, pas davantage. Les anciens l’ont fort bien dit : l’amour cause une moitié des troubles des hommes, et le désir du bien-être cause le reste. L’adage des Tcheou, que les agriculteurs sont, dans leur condition, les plus heureux des hommes, est aussi fort juste. Ils travaillent depuis l’aube jusqu’à la nuit, fiers de leur endurance. Ils trouvent que rien n’est savoureux, comme leurs grossiers légumes. Leurs corps endurcis ne sentent pas la fatigue. Si on les obligeait à passer un jour seulement dans le luxe et la bonne chère des citadins, ils en tomberaient malades ; tandis qu’un noble ou un prince périrait, s’il devait vivre un jour en paysan. Les barbares, eux, trouvent que rien dans l’empire ne vaut ce qu’eux possèdent et aiment. La nature est satisfaite, quand elle a le nécessaire ; tous les besoins qui dépassent, sont superfétation, civilisation artificielle. — Jadis, dans la principauté Song, un campagnard absolument ignare des choses de la ville, avait passé l’hiver dans des guenilles à peine capables de le garantir de la gelée. Quand le printemps fut venu, il les ôta, pour se chauffer tout nu au soleil. Il trouva la chaleur si bonne, qu’il dit à sa femme : on a peut-être oublié d’en offrir à notre prince ; si nous le faisions, nous obtiendrions peut-être une bonne récompense. … Un riche du pays lui dit alors : jadis un paysan offrit du cresson à un prince. Celui-ci en ayant mangé, en fut fort incommodé. Le pauvre paysan fut moqué par les uns, grondé par les autres. Prends garde qu’il ne t’arrive mésaventure pareille, si tu apprends au prince à se chauffer nu au soleil.

O. Yang-tchou dit : Un logement luxueux, de beaux habits, de bons aliments, de belles femmes, quand on a tout cela, que désirerait-on de plus ? qui désirerait davantage, serait un insatiable. Or les insatiables usent leur vie, comme bois ou papier rongé par les vers. Ils ne sont pas loyaux envers leurs princes, ni bons pour les êtres, étant égoïstes et malcontents. Ou s’ils le sont, ce n’est qu’en apparence, pour l’amour d’un vain renom de loyauté ou de bonté. — L’enseignement transmis par les anciens, c’est la paix entre les supérieurs et les inférieurs, et la concession mutuelle par tous des avantages congrus. — U-tzeu dit : supprimez l’amour de la réputation, et il n’y aura plus de chagrins. Lao-tzeu a dit : la réputation ne vaut pas la vérité, et cependant on court après elle plus qu’après la vérité. La réputation ne devrait, ni être cherchée, ni être évitée. Car les efforts faits pour l’acquérir usent, mais sa paisible possession réconforte. Le déshonneur userait aussi, par la tristesse qu’il engendre. Donc, ne pas chercher, ne pas éviter. Ce qu’il faut éviter, c’est de se faire un tort réel, par l’acquisition d’un faux renom, par la perte d’une vraie gloire. Sans doute, l’idéal serait d’être également insensible à l’honneur et au déshonneur ; mais cet idéal, peu y atteignent.

Chap. 8. Anecdotes

A. Alors que Lie-tzeu était disciple de maître Linn de Hou-K’iou, celui-ci lui dit un jour : quand tu auras saisi ce qui est derrière toi, je t’apprendrai à te saisir toi-même. — Et qu’y a-t-il derrière moi ? demanda Lie-tzeu. — Ton ombre, dit maître Linn de Hou-K’iou ; examine-la. Lie-tzeu examina donc son ombre. Il constata que quand son corps se courbait, l’ombre devenait courbe ; que quand son corps se dressait, l’ombre devenait droite. Il se dit que, d’elle-même, l’ombre n’était donc ni courbe ni droite, mais qu’elle dépendait entièrement de la forme du corps. Et il tira, de cette considération, cette conséquence, que l’homme doit s’adapter en tout, rien ne dépendant de lui. C’est là le sens de la formule : après avoir saisi ce qui est derrière, se tenir immobile devant. — Koan-Yinn-tzeu dit à Lie-tzeu : selon que le son fut beau ou laid, l’écho est beau ou laid ; quand l’objet croît, son ombre croît ; quand l’objet diminue, son ombre diminue. La réputation est l’écho de l’homme, la conduite est l’ombre de l’homme. L’adage dit : veillez sur vos paroles et sur votre conduite, car vos paroles seront redites et votre conduite sera imitée. Le Sage juge de l’intérieur d’après l’extérieur ; c’est là sa manière de pronostiquer. Il impute à l’homme, ce qu’il a remarqué dans ses manières. — Chacun aime qui l’aime, et hait qui le hait. Les empereurs T’ang et Ou régnèrent, parce que, ayant aimé le peuple de l’empire, celui-ci les paya de retour. Les tyrans Kie et Tcheou périrent, parce que, ayant haï le peuple de l’empire, celui-ci le leur rendit. C’est là la grande loi, le résumé de l’histoire. Depuis Chenn-noung, Chounn, les trois dynasties, toutes les fortunes, toutes les infortunes, ont eu ces deux raisons. — Yen-k’oei dit : à quoi bon tant de théories ? Moi je pense qu’il suffit de profiter des occasions. … Lie-tzeu dit : je n’admets pas votre opinion. Eût-on plus que l’occasion, eût-on la chose, on la perd par une conduite déréglée, comme il arriva à Kie et à Tcheou. Ceux qui s’adonnent à la gourmandise, ne valent pas mieux que les poules et les chiens. Ceux qui ne savent que se battre, sont des animaux. Personne ne respecte ces hommes, qui ne sont pas des hommes. Leur déshonneur cause leur perte.

B. Lie-tzeu désirant apprendre à tirer de l’arc, s’adressa à Koan-yinn-tzeu, et le pria de vouloir bien l’enseigner. Celui-ci lui demanda : sais-tu le but du tir à l’arc ? — Non dit Lie-tzeu. — Alors va l’apprendre, dit Koan-yinn-tzeu, puis tu reviendras. — Trois ans plus tard, Lie-tzeu revint. — Sais-tu le but ? demanda Koan-yinn-tzeu. — Oui, dit Lie-tzeu. — Bien, dit Koan-yinn-tzeu ; conserve-le bien présent à ta mémoire ; garde-toi de l’oublier. C’est la règle de tout progrès, qu’avant d’entreprendre, il faut savoir pourquoi. Le Sage ne calcule pas s’il réussira ou échouera, les chances pour et contre. Il fixe le but, puis y tend.

C. C’est en vain qu’on parlerait du Principe, aux arrogants et aux violents ; ils n’ont pas ce qu’il faut pour comprendre ; leurs vices les empêchent de pouvoir être enseignés et aidés. Pour être enseignable, il faut croire qu’on ne sait pas tout. C’est là la condition sine qua non. L’âge n’est pas un obstacle, l’intelligence n’est pas toujours un moyen, la soumission d’esprit est l’essentiel. — Un artiste de Song mit trois années à découper, dans du jade, pour son prince, une feuille de mûrier, au naturel. Lie-tzeu l’ayant su, dit : si la nature y mettait le même temps, il y aurait bien peu de feuilles aux arbres. De même, pour la propagande doctrinale, le Sage s’en remet au pouvoir inhérent à la vérité, non à l’art factice.

D. Lie-tzeu était extrêmement pauvre. Les souffrances de la faim se lisaient sur sa figure amaigrie. Un étranger venu pour visiter le ministre Tzeu-yang, dit à celui-ci : Lie-tzeu est un Sage ; si vous le laissez dans cette misère, on dira que vous n’estimez pas les Sages. — Tzeu-yang ordonna à un officier de porter du grain à Lie-tzeu. Celui-ci sortit de sa maison, vit l’officier, salua, remercia et refusa. L’officier s’en retourna, remportant son grain. — Quand Lie-tzeu fut rentré dans sa maison, sa femme le regarda tristement, se frappa la poitrine de chagrin, et dit : Je croyais que la femme et les enfants d’un Sage, avaient quelque droit à vivre heureux. Or nous sommes exténués de misère. Longtemps indifférent, le prince s’est enfin souvenu de vous, et voilà que vous avez refusé ses dons. Nous faudra-t-il mourir de faim ? — Non, dit Lie-tzeu en riant, le prince ne s’est pas souvenu de moi. Il m’a fait ce don, à la prière d’autrui ; tout comme il m’aurait envoyé ses sbires, si on lui avait mal parlé de moi. Je n’accepte pas un don fait pour un pareil motif. (Cela ne devait pas être. De plus Lie-tzeu ne voulait rien devoir à Tzeu-yang. Celui-ci fut massacré par le peuple de Tcheng, peu après.)

E. Un certain Cheu de Lou avait deux fils, l’un savant, l’autre valeureux. Le savant alla s’offrir au marquis de Ts’i, qui l’agréa et le nomma précepteur de ses enfants. Le valeureux alla s’offrir au roi de Tch’ou, lui plut, et fut par lui nommé général, enrichi et anobli. — Or un voisin du Cheu, nommé Mong, avait aussi deux fils, l’un savant, l’autre valeureux. Comme il était très pauvre, la fortune des Cheu le tenta d’envie, et il s’informa comment ils s’y étaient pris. Les Cheu le lui dirent bien simplement. Aussitôt le Mong savant alla s’offrir au roi de Ts’inn. Celui-ci dit : en ce temps de guerres, je n’ai besoin que de soldats ; ce lettré qui enseigne la bonté et l’équité, fera tort à mon royaume. … et il ordonna de lui faire subir le supplice de la castration, puis le renvoya. — Le Mong valeureux s’offrit au marquis de Wei. Celui-ci dit : mon État petit et faible, a de grands et redoutables voisins, auxquels il me faut me garder de déplaire. Il me faut me tenir en paix. Toute apparence de velléité guerrière, pourrait me coûter mon marquisat. Je ne puis pas employer cet habile homme, sans risquer des aventures. D’un autre côté, si je le renvoie sans en avoir fait un invalide, il ira s’offrir à un autre prince et me ruinera. … Il ordonna donc de lui couper un pied, puis le renvoya. — Quand le vieux Mong eut vu revenir ses deux fils mutilés, se frappant la poitrine de douleur, il alla faire des reproches au père Cheu. Celui-ci lui dit : À l’heure de la fortune, on réussit ; à l’heure de l’infortune, il n’arrive que des malheurs. Vos fils et les miens ont fait les mêmes démarches exactement. Le résultat a été absolument différent. Cela tient uniquement au destin (à l’heure néfaste), et nullement aux procédés employés. La fortune et l’infortune ne sont pas régies par des règles mathématiques. Ce qui réussit hier, ratera aujourd’hui. Ce qui rata aujourd’hui, réussira peut-être demain. Le succès tient à ce que l’on s’y est pris au bon moment, mais il n’y a pas de règles qui permettent de déterminer ce moment. Les plus sages s’y trompent parfois. Même un K’oung-k’iou, un Lu-chang, connurent l’insuccès. — Quand ils eurent reçu ces explications, le Mong et ses fils se rassérénèrent et dirent : merci ! n’en dites pas davantage, nous avons compris.

F. Le duc Wenn de Tsinn ayant décidé une attaque contre Wei, son fils le prince Tch’ou se mit à rire. De quoi riez-vous ? demanda le duc. Je ris, dit le prince, de la mésaventure arrivée à un de mes voisins. Cet homme allait à la ville, pour y accuser sa femme d’infidélité. En chemin, il rencontra une personne qui lui plut, et lui fit des propositions. Un instant après, il reconnut en elle son épouse, et constata qu’il y avait des témoins apostés. On lui avait rendu la monnaie de sa pièce. Cette histoire n’est-elle pas risible ? … Le duc comprit que son fils l’avertissait qu’on l’attaquerait pendant que lui attaquerait Wei. Il renonça à son expédition, et ramena soudain son armée. Il n’était pas encore revenu à sa capitale, qu’il apprit qu’un ennemi avait de fait déjà envahi sa frontière septentrionale. — Les voleurs pullulaient dans la principauté de Tsinn. Or un certain Hi-Young, doué d’un don de seconde vue particulier, reconnaissait les voleurs à leur figure. Le marquis le chargea de découvrir les voleurs pour son compte, et de fait Hi-Young en fit capturer des centaines. Très satisfait, le marquis dit à Tchao-wenn-tzeu : Un seul homme a presque nettoyé ma principauté des voleurs qui l’infestaient. … Croyez bien, répondit Tchao-wenn-tzeu, qu’avant d’avoir achevé son nettoyage, cet homme mourra de male mort. … Et de fait, exaspérés, les voleurs qui restaient se dirent : nous périrons tous, si nous ne nous défaisons pas de ce Hi-Young. … S’étant donc tous réunis, ils massacrèrent Hi-Young. Quand le marquis l’eut appris, il fut très saisi, appela Tchao-wenn-tzeu et lui dit : ce que vous avez prédit, est arrivé ; Hi-Young a été assassiné ; comment ferai-je maintenant, pour prendre le reste des voleurs ?… Tchao-wenn-tzeu dit : Souvenez-vous de l’adage des Tcheou, vouloir voir les poissons au fond de l’eau est néfaste, vouloir savoir les choses cachées porte malheur. Il ne faut jamais y regarder de trop près. Pour vous défaire des voleurs, il suffira que vous mettiez en charge de bons officiers, qui administrent bien, et inculquent au peuple une bonne morale. … Le marquis fit ainsi, et bientôt, étant devenus l’objet de la réprobation publique, tous les voleurs qui restaient dans ses États, s’enfuirent dans le pays de Ts’inn.

G. Confucius revenant de Wei à Lou, s’arrêta pour contempler la cascade de Ho-leang, laquelle tombant de deux cent quarante pieds de haut, produit un torrent qui bouillonne sur quatre-vingt-dix stades de longueur, si fort qu’aucun poisson ni aucun reptile n’y peut séjourner. Or, sous les yeux de Confucius, un homme traversa ces eaux tumultueuses. Confucius le fit féliciter par ses disciples, puis il lui dit lui-même : vous êtes très habile ; avez-vous une formule qui vous permette de vous confier ainsi à ces eaux ? — Avant d’entrer dans l’eau, dit l’homme, j’examine si mon cœur est absolument droit et loyal, puis je me laisse aller. Ma rectitude unit mon corps aux flots. Comme je fais un avec eux, ils ne peuvent pas me nuire. — Retenez ceci, dit Confucius à ses disciples. La rectitude gagne même l’eau, combien plus les hommes.

H. Le prince héritier Kien, fils du roi P’ing-wang de Tch’ou, ayant été calomnié par Fei-ouki, avait fui à Tcheng, où il avait été assassiné. Son fils Pai-koung méditait de le venger. Il demanda à Confucius : Y a-t-il des chances pour qu’un complot ne soit pas découvert ? — Confucius perça son intention et ne répondit pas. — Pai-koung reprit : une pierre jetée au fond de l’eau, peut-elle être découverte ? — Oui, dit Confucius ; par un plongeur du pays de Ou. — Et de l’eau mêlée à de l’eau, peut-elle être découverte ? — Oui, dit Confucius. I-ya discerna qu’il y avait, dans un mélange, de l’eau de la rivière Tzeu, et de l’eau de la rivière Cheng. — Alors, dit Pai-koung, à votre avis, une conjuration ne peut pas ne pas être découverte ? — Elle ne le sera pas, dit Confucius, si l’on n’en a pas parlé. Pour réussir, et à la pêche, et à la chasse, il faut le silence. La parole la plus efficace, est celle qui ne s’entend pas ; l’action la plus intense, est celle qui ne paraît pas. L’imprudence et l’agitation ne produisent rien de bon. Vous trahissez vos projets, par vos discours et votre attitude. — Pai-koung ne tint pas compte de cet avertissement. Il provoqua une émeute, dans laquelle il périt.

I. Tchao-siang-tzeu ayant chargé Mou-tzeu le chef de ses meutes, d’attaquer les Ti (peuplade nomade), celui-ci remporta une victoire, et leur prit deux douars en un jour. Mou-tzeu en envoya la nouvelle à Tchao-siang-tzeu. Celui-ci l’ayant reçue pendant son repas, devint triste. — Qu’avez-vous ? demandèrent les assistants. Deux douars pris en un seul jour, c’est là une bonne nouvelle. Qu’est-ce qui vous afflige ? — Je pense, dit Tchao-siang-tzeu, que les crues des fleuves ne durent que trois jours, que les tempêtes ne durent qu’une fraction d’un jour. Ma maison est à l’apogée de sa fortune. Sa ruine va peut-être venir. — Confucius ayant appris cette parole, dit : — Le prince de Tchao prospérera. — En effet, c’est la tristesse (avec la prudence qui en résulte) qui fait prospérer, tandis que la joie (imprudente) ruine. Remporter une victoire est assez facile, mais en conserver les fruits est difficile, et seul un souverain sage y réussit. Ts’i, Tch’ou, Ou et Ue, ont remporté bien des victoires, sans rien conserver de l’avantage acquis. Seul un prince imbu de sages doctrines, conservera ce qu’il a conquis. C’est la sagesse qui agrandit, ce n’est pas la force. … Confucius était si fort, qu’il pouvait enlever à lui seul l’énorme barre qui fermait la porte de la capitale de Lou, mais il ne fit jamais montre de sa force. Mei-ti très entendu à construire des machines de guerre défensives et offensives, ne se fit jamais gloire de ce talent. C’est en s’effaçant, qu’on conserve le mieux ce que l’on a acquis.

J. Un homme de Song pratiquait l’humanité et la justice. Il en était ainsi, dans sa famille, depuis trois générations. — Un jour, sans qu’on pût en découvrir la cause, sa vache noire mit bas un veau tout blanc. Notre homme envoya demander à Confucius ce que ce phénomène présageait. — C’est faste, dit Confucius ; ce veau doit être sacrifié au Souverain d’en haut. — Au bout d’un an, sans cause connue, le père de famille devint aveugle. Peu après, sa vache noire mit bas un second veau tout blanc. Le père envoya de nouveau son fils demander a Confucius ce que cela lui présageait. Le fils dit : après la consultation précédente, vous avez perdu la vue ; a quoi bon recommencer ? … Vas-y ! dit le père. Les paroles des Sages paraissent parfois contraires, mais elles se vérifient en leur temps. Croyons que le temps n’est pas encore venu. Vas-y ! — Le fils interrogea donc Confucius, qui dit encore : c’est faste, offrez-le encore au Souverain d’en haut. … Le fils rapporta la réponse au père, qui lui ordonna de l’exécuter. — Un an après, le fils aussi devint aveugle. Or soudain ceux de Tch’ou envahirent le pays de Song et assiégèrent sa capitale. La famine devint telle, que les familles échangeaient leurs enfants pour les manger, et broyaient les ossements des morts pour en faire une sorte d’aliment. Tous les hommes valides durent défendre le rempart. Il en périt plus de la moitié. Dans cette extrémité, les deux aveugles étant incapables de rendre aucun service, furent exemptés de toute charge. Quand le siège fut levé, soudain ils recouvrèrent la vue. Le destin les avait fait devenir aveugles, pour leur salut.

K. À Song, un aventurier demanda à montrer son savoir-faire au prince Yuan. En ayant obtenu la permission, il se mit à marcher sur deux échasses plus hautes que son corps, en jonglant avec sept épées, dont cinq volaient dans l’air, pendant que ses mains recevaient ou lançaient les deux autres. Plein d’admiration pour son adresse, le prince Yuan ordonna qu’on le récompensât libéralement. — Un autre aventurier l’ayant appris, se présenta aussi pour égayer le prince. Celui-ci s’offensa de sa demande. Ce gaillard-là, ne vient que parce que j’ai bien traité le précédent. … et il le fit emprisonner et maltraiter durant un mois.

L. Le duc Mou de Ts’inn dit à Pai-Yao son pourvoyeur de chevaux : Vous vous faites vieux. Avez-vous un fils ou un autre parent qui puisse vous remplacer dans votre charge ? — Pai-Yao dit : un bon cheval se reconnaît par l’examen des os et des tendons, et mes fils seraient capables de cela. Mais reconnaître un cheval digne du prince, c’est plus difficile, et mes fils n’en seraient pas capables. Mais, parmi mes palefreniers, il y a un certain Kao de Kiou-fang, qui en sait aussi long que moi. Essayez celui-là. — Le duc Mou fit appeler le palefrenier, et le chargea de lui trouver un cheval princier. Kao revint au bout de trois mois, annonçant que le cheval était trouvé, à Cha-k’iou. — Quel cheval est-ce ? demanda le duc. — C’est une jument alezane, dit le Kao. — Le duc ayant donné ordre qu’on lui amenât la bête, il se trouva que c’était un étalon bai. — Le duc Mou ne fut pas content. Ayant fait appeler Pai-Yao, il lui dit : l’affaire est manquée. Celui que j’ai envoyé à votre recommandation, ne sait même pas distinguer le sexe et la robe des chevaux ; que peut-il entendre à leurs qualités ? — Pai-Yao dit : distinguer le sexe et la robe, tout le monde est capable de cela. Ce Kao va toujours droit au fond des choses, sans s’occuper des détails accessoires. Il ne considère que l’intérieur, que ce qui importe, négligeant tout le reste. S’il a choisi un cheval, c’est certainement un animal de haute valeur. — Le cheval ayant été amené, il se trouva que c’était de fait une monture digne d’un prince.

M. Le roi Tchoang de Tch’ou demanda à Tchan-ho : que dois-je faire pour bien gouverner ? — Je ne m’entends qu’au gouvernement de moi-même, non à celui de l’État, dit Tchan-ho. — Alors, demanda le roi, dites-moi comment je dois faire pour conserver le temple de mes ancêtres, les tertres du Patron de la terre et du Patron des moissons ? — Tchan-ho dit : le domaine de l’homme bien ordonné, est toujours en bon ordre ; celui de l’homme désordonné, est toujours en désordre. La racine est intérieure. Veuillez faire vous-même l’application. — Le roi de Tch’ou dit : vous avez bien parlé.

N. Hou-k’iou tchang-jenn dit à Sounn-chou-nao : trois choses attirent l’envie, la haine et le malheur ; à savoir, une haute dignité, un grand pouvoir, un revenu considérable. — Pas nécessairement, dit Sounn-chou-nao. Plus ma dignité s’est élevée, plus je me suis conduit humblement. Plus mon pouvoir a grandi, plus j’ai été discret. Plus mes richesses ont augmenté, plus j’ai fait de largesses. Ainsi je n’ai encouru, ni l’envie, ni la haine, ni le malheur. — — Quand ce Sounn-chou-nao fut près de mourir, il dit à son fils : Le roi a essayé plusieurs fois de me faire accepter un fief. J’ai toujours refusé. Après ma mort, il t’offrira probablement une dotation. Je te défends d’accepter aucune bonne terre. S’il te faut accepter quelque chose, entre Tch’ou et Ue se trouve la colline de Ts’inn-k’iou au nom néfaste, où ceux de Tch’ou et de Ue vont évoquer les morts ; demande cette terre-là ; personne ne te l’enviera. — De fait, quand Sounn-chou-nao fut mort, le roi offrit un beau fief à son fils, qui le pria de vouloir bien lui donner plutôt la colline de Ts’inn-k’iou. Ses descendants la possèdent encore de nos jours.

O. Niou-k’ue était un lettré famé de Chang-ti. Étant descendu vers Han-tan, en pleine campagne, il fut assailli par des brigands qui le dépouillèrent de tout, même de ses vêtements, sans qu’il se défendît. Il s’en alla ensuite, sans manifester aucune tristesse. Etonné, un brigand courut après lui, et lui demanda pourquoi il n’était pas affligé. C’est, dit Niou-k’ue, que le Sage préfère la vie aux biens. Ah ! fit le brigand, vous êtes un Sage. Quand il eut rapporté ce mot aux autres brigands, ceux-ci dirent : Si c’est un Sage, il doit aller voir le prince de Tchao. Il va nous accuser et nous perdre. Tuons-le à temps. … Ils coururent après Niou-k’ue et le tuèrent. — Or un homme de Yen ayant appris cette histoire, réunit ses parents et leur dit : si vous rencontrez jamais des brigands, ne vous laissez pas faire, comme fit Niou-k’ue de Chang-ti. … À quelque temps de là, le frère cadet de cet homme allant à Ts’inn, rencontra des brigands près des passes. Se souvenant de l’instruction de son frère aîné, il fit toute la résistance possible. Quand les voleurs furent partis, il courut après eux, réclamant ce qu’ils lui avaient pris, avec force injures. C’en fut trop. Nous t’avions laissé la vie, contre l’usage, lui dirent-ils. Mais puisque, en nous poursuivant, tu nous exposes à être pris, il nous faut te tuer. Quatre ou cinq personnes qui l’accompagnaient, furent tuées avec lui. Morale, ne pas se vanter ; s’effacer.

P. Un certain U, gros richard de Leang, ne savait que faire de ses richesses. Ayant fait bâtir une terrasse près de la grande route, il y établit un orchestre, et passa son temps à boire et à jouer aux échecs, avec des hôtes de tout acabit, aventuriers ou spadassins pour la plupart. Un jour qu’un de ces hôtes fit un beau coup au jeu, le U dit en riant et sans penser à mal : oh ! voilà qu’une buse a ramassé un mulot crevé ! (c’est un coup de hasard). Les joueurs le prirent mal. Cet U, dirent-ils entre eux, est riche depuis trop longtemps. Cela le rend arrogant. Mettons-y ordre ! Nous avons été insultés ; lavons notre honneur. — Ils prirent jour, se réunirent en armes, et détruisirent la famille U, par le fer et l’incendie. Morale, le luxe et l’arrogance perdent.

Q. Dans l’Est, un certain Yuan-tsing-mou qui voyageait, défaillit d’inanition sur le chemin. Un brigand de Hou-fou, nommé K’iou, qui passa par là, lui versa des aliments dans la bouche. Après la troisième gorgée, Yuan-tsing-mou revint à lui. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il. — Je suis le nommé K’iou de Hou-fou, dit l’autre. — Oh ! fit Yuan-tsing-mou, n’es-tu pas un brigand ? Et tu m’as fait avaler de tes aliments ? Je suis un honnête homme, je ne les garderai pas ! … Et, s’appuyant sur ses deux mains, notre homme se mit à faire, pour vomir, des efforts si violents, qu’il expira sur place. — Il agit sottement. Si K’iou de Hou-fou était un brigand, ses aliments n’avaient rien du brigand. En appliquant aux aliments ce qui revenait au brigand, ce Yuan-tsing-mou montra qu’il manquait de logique.

R. Tchou-li-chou servait le duc Nao de Kiu. Trouvant que celui-ci le traitait trop froidement, il le quitta, et alla vivre en ermite au bord de la mer, mangeant des macres en été, des glands et des châtaignes en hiver. Quand le duc Nao eut péri, Tchou-li-chou fit ses adieux à ses amis, et leur déclara qu’il allait se suicider. — Ses amis lui dirent : vous avez quitté le duc parce qu’il vous traitait froidement, et maintenant vous voulez vous tuer parce qu’il est mort ; vous manquez de logique. — Non pas, dit Tchou-li-chou. J’ai quitté le duc, parce qu’il me témoignait trop peu de faveur. Je me tue, parce qu’il ne pourra jamais plus me témoigner de faveur. Je veux enseigner aux maîtres de l’avenir à traiter convenablement leurs officiers, et laisser aux officiers l’exemple d’un dévouement plus qu’ordinaire. — Ce Tchou-li-chou sacrifia vraiment sa vie à un idéal élevé.

S. Yang-tchou dit : quand le bien s’en va, le mal arrive. Les sentiments intérieurs, se répercutent au dehors. Aussi les Sages veillent-ils sur tout ce qui émane d’eux.

T. Le voisin de Yang-tchou ayant perdu un mouton, réunit tous ses gens, et appela même les domestiques de Yang-tchou, pour l’aider à le chercher. — Yang-tchou dit : pour un seul mouton, est-il besoin de tant de monde ? — C’est que, dit l’autre, dans la montagne, les sentiers sont très nombreux. — Quand les chercheurs furent revenus, Yang-tchou demanda : le mouton est-il retrouvé ? — Non, dirent-ils. — Pourquoi pas ? — Parce que les sentiers se subdivisant à l’infini, impossible de les battre tous. — Yang-tchou devint triste. Il cessa de parler et de rire. — Après plusieurs jours, étonnés de cette mélancolie, les disciples lui dirent : perdre un mouton, ce n’est pas une perte ; et puis, ce n’était pas votre mouton ; pourquoi vous affecter à ce point ? — Yang-tchou ne répondit pas. Les disciples n’y comprirent rien. — Mong-sounn-yang étant sorti, dit la chose à Sinn-tou-tzeu. À quelques jours de là, Sinn-tou-tzeu entra avec Mong-sounn-yang chez Yang-tchou, et lui parla en ces termes : Dans le pays de Lou, trois frères étudièrent la bonté et l’équité sous le même maître. Quand ils furent revenus à la maison, leur père leur demanda : Qu’est-ce que la bonté et l’équité ?.. C’est, dit l’aîné, sacrifier sa réputation pour le bien de sa personne. C’est, dit le puîné, sacrifier sa personne pour acquérir de la réputation. C’est, dit le cadet, avoir soin de sa personne et de sa réputation. … Ainsi ces trois élèves d’un même lettré soutenaient trois thèses différentes. À qui la faute ? au maître ou à eux ? — Yang-tchou répondit : parmi les riverains des fleuves et des rivières, beaucoup sont bateliers ou passeurs. Ces hommes ont des apprentis, auxquels ils apprennent à manier barques et bacs. Près de la moitié de ces apprentis se noie. À qui la faute ? au maître ou à eux ? Le maître leur a-t-il appris à se noyer ? — Sinn-tou-tzeu sortit sans rien dire. Dehors, Mong-sounn-yang mécontent lui dit : pourquoi avez-vous ainsi jasé ? nous n’en savons pas plus que devant. — Vous n’y entendez rien, dit Sinn-tou-tzeu. Ne voyez-vous pas que j’ai fait dire au maître son secret ? Le mouton égaré dans les sentiers si nombreux de la montagne, l’avait fait penser aux disciples égarés dans l’infinie diversité des écoles. C’est sur les esprits égarés qu’il s’attriste. Somme toute, la science est une et vraie, mais, parmi les multiples déductions qu’on en tire, il en est d’erronées. Le maître qui se trompe, égare ses élèves ; les disciples qui se trompent, s’égarent malgré leur maître.

U. Yang-pou, frère de Yang-tchou, étant sorti en habits de toile blanche, fut mouillé par la pluie, changea, et rentra en habit de toile noire. Le chien de la maison qui l’avait vu sortir en blanc, aboya contre lui quand il rentra en noir. Irrité, Yang-pou allait le battre. Ne le bats pas, lui dit Yang-tchou. Tu as passé du blanc au noir. Comment pouvait-il te reconnaître ? (Morale profonde : Le changement de l’être moral, par exemple du bien au mal, rompt ses rapports habituels avec les autres êtres ; il n’est plus le même.)

V. Yang-tchou dit : quoiqu’il n’en ait pas l’intention, celui qui fait du bien à autrui, s’attire de la réputation, cette réputation lui attire la fortune, et la fortune lui attire des ennemis. Aussi les Sages y regardent-ils à plusieurs fois, avant de faire du bien à autrui.

W. Jadis quelqu’un prétendit avoir la recette pour ne pas mourir. Le prince de Yen envoya un député pour la lui demander. Quand le député arriva, l’homme à la recette était mort. Le prince en voulut au député d’être arrivé trop tard, et allait le faire punir, quand un de ses favoris lui dit : Si cet homme avait vraiment eu la recette pour ne pas mourir, il ne se serait certainement pas privé d’en faire usage pour lui-même. Or il est mort. Donc il n’avait pas la formule. Il ne vous aurait donc pas procuré l’immortalité. … Le prince renonça à punir le député. — — Un certain Ts’i qui avait aussi grande envie de ne pas mourir, se désola pareillement de la mort de cet homme. Un certain Fou se moqua de lui, disant que, l’homme étant mort, regretter son secret inefficace était agir déraisonnablement. Un certain Hou dit que le Fou avait mal parlé ; car, dit-il, il arrive que celui qui possède un secret, ne sait pas s’en servir ; comme il arrive que quelqu’un produise tel résultat (par hasard ou invention), sans en avoir eu la formule. — Un homme de Wei était incantateur habile. Quand il fut près de mourir, il enseigna ses formules à son fils. Celui-ci récita parfaitement les formules, qui n’eurent aucun effet. Il les enseigna à un autre, qui les récita avec le même effet que feu son père. … Un vivant ayant pu agir efficacement avec la formule d’un mort, je me demande (dit Lie-tzeu) si les morts ne pourraient pas agir efficacement avec les formules des vivants ? (Mort et vie, deux formes du même être.)

X. Pour le jour de l’an, le peuple de Han-tan offrait des pigeons à Kien-tzeu. Celui-ci les recevait avec plaisir et les payait bien. Un de ses hôtes lui ayant demandé pourquoi. C’est, dit-il, pour montrer, en les lâchant le jour de l’an, combien je suis bon. — L’hôte dit : le peuple les prend, pour que vous puissiez les lâcher. Or, en les prenant, il en tue beaucoup. Si vous vouliez leur vie, vous feriez mieux d’interdire qu’on les prenne. Vous montreriez ainsi bien mieux, combien vous êtes bon. — Vous avez raison, dit Kien-tzeu.

Y. T’ien-cheu de Ts’i ayant fait des offrandes à ses ancêtres, donna un grand banquet à un millier de convives, lesquels apportèrent selon l’usage, chacun son présent. Un des invités offrit des poissons et des oies sauvages. À leur vue, T’ien-cheu soupira pieusement et dit : Voyez comme le ciel traite bien les hommes ; il ne fait pas seulement croître les diverses céréales ; il fait encore naître les poissons et les oiseaux, pour que les hommes en usent. … Tous les convives firent servilement chorus. Seul le fils de Pao-cheu, un garçon de douze ans, s’avança et dit à T’ien-cheu : Ce que vous venez de dire là, n’est pas exact. Même le ciel et la terre, sont des êtres comme tous les êtres. I1 n’y a pas d’êtres supérieurs, il n’y en a pas d’inférieurs. C’est un fait que les plus ingénieux et les plus forts mangent les plus sots et les plus faibles, mais il ne faut pas dire pour cela que ceux-ci aient été faits ou soient nés pour l’usage de ceux-là. L’homme mange les êtres qu’il peut manger, mais le ciel n’a pas fait naître ces êtres pour que l’homme les mangeât. Autrement il faudrait dire aussi que le ciel a fait naître les hommes, pour que les moustiques et les cousins les sucent, pour que les tigres et les loups les dévorent.

Z. Dans la principauté de Ts’i, un pauvre mendiait toujours sur le marché de la ville. Ennuyés de ses instances, les gens finirent par ne lui plus rien donner. Alors le pauvre se mit au service du vétérinaire de la famille princière T’ien, et gagna ainsi de quoi ne pas mourir de faim. On lui dit que servir un vétérinaire était une honte. Il répondit : être réduit à mendier passe pour la pire des hontes. Or j’étais mendiant. Comment servir un vétérinaire peut-il être honteux pour moi ? C’est un avancement dans l’échelle. Un homme de Song trouva sur la route la moitié d’un contrat découpé, que son propriétaire avait perdu. Il le serra précieusement, compta soigneusement les dents de la découpure, et confia à son voisin que la fortune allait venir pour lui. Il se trompa en pensant que le sort, qui lui avait donné une moitié d’un contrat, devrait lui donner aussi l’autre moitié. — Un homme avait dans son jardin un arbre mort. Son voisin lui dit : un arbre mort, c’est un objet néfaste. L’homme abattit l’arbre. Alors le voisin lui demanda de lui en céder le bois. L’homme soupçonna alors que le voisin lui avait fait abattre son arbre dans cette intention, et se tint pour offensé. Il se trompa. La demande qui suivit ne prouve pas qu’il y eut intention précédente. — Un homme ayant perdu sa hache, soupçonna le fils de son voisin de la lui avoir dérobée. Plus il y pensa, plus il le crut. À force d’y penser, la démarche, la mine, les paroles, tous les faits et gestes de ce garçon, lui parurent être d’un voleur. Or, ayant vidé sa fosse à fumier, il y retrouva sa hache. Le lendemain, quand il revit le fils de son voisin, il lui trouva l’air du plus honnête garçon qui fût. (Autosuggestion.) — Lorsque Pai-koung tramait sa vengeance (ci-dessus H), il fit une chute dans laquelle l’aiguillon fixé au manche de sa cravache lui perça le menton, sans qu’il sentit rien. Le peuple de Tcheng l’ayant su, dit : s’il n’a pas senti cela, que sentira-t-il ? Faut-il qu’il soit absorbé par ses projets de vengeance, pour ne s’être pas aperçu de sa chute et de sa blessure ! (Transport.) — Un homme de Ts’i fut pris soudain d’un tel désir d’avoir de l’or, qu’il se leva de grand matin, s’habilla, se rendit au marché, alla droit à l’étalage d’un changeur, saisit un morceau d’or et s’en alla. Les gardes le saisirent et lui demandèrent : comment as-tu pu voler, dans un endroit si plein de monde ? — Je n’ai vu que l’or, dit-il ; je n’ai pas vu le monde. (Transport.)





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Maj : 29/11/2024