🔍
Bouton_Accueil

Illumination subite ou saisie simultanée
Rolf-Alfred Stein

Note sur la terminologie chinoise et tibétaine

On sait que l’école chinoise du bouddhisme qu’on appelle Tch’an (le Zen japonais) s’est affirmée à partir du VIIe siècle et qu’un siècle plus tard, elle s’est scindée en deux branches ou tendances opposées. Ces tendances, souvent localisées l’une dans le nord, l’autre dans le sud du fleuve Bleu, sont généralement caractérisées par les termes « gradualisme » (au nord) et « subitisme » au sud(1). On sait aussi que cette même opposition s’est manifestée au Tibet, à la fin du VIIIe siècle, sous la forme d’une violente controverse, non pas entre tenants et adversaires chinois de ces deux tendances, mais entre tenants chinois du « subitisme » et adversaires indiens, partisans du « gradualisme »(2). À cela il faut ajouter, fait également bien connu, que l’opposition de ces tendances remonte, en Chine, à des penseurs du IVe et du Ve siècle qui, tout en étant bouddhistes, s’intéressaient au taoïsme philosophique et s’imprégnaient d’un style, et parfois même d’un vocabulaire, qui en relèvent, Ce furent notamment Sie Ling-yun (385-433), Tchou Tao-cheng (ca. 360-134) et Seng-tchao (383-414), l’auteur du Tchan-louen(3). Ces penseurs, et d’autres au Ve siècle, insistent déjà sur l’opposition entre deux ou trois degrés, supérieur, moyen et inférieur, parmi les enseignements et les méthodes du Buddha que celui-ci aurait donnés aux hommes pour tenir compte de leurs capacités intellectuelles et morales(4). Ils emploient à ce propos les termes clés auxquels la présente note est consacrée, t’ouen-(wou), « (illumination) subite » comme méthode supérieure, et tsien (-wou). « (illumination) graduelle » connue méthode inférieure, pour suivre d’abord la traduction française adoptée par le meilleur connaisseur de tout ce mouvement de pensée, Paul Demiéville(5). Ces mêmes termes ont été repris par les historiens tibétains qui parlent de touen-men « école subite » et tsien-men « école graduelle ». Dès les textes tch’an en langue tibétaine conservés parmi les manuscrits de Touen-houang (VIIIe-Xe siècle), le terme t’ouen est traduit par čig-čhar (ou čhîg-čhar) et le terme tsien par rim-gyis, alors que le second élément auquel ces termes s’appliquent, wou chinois (« illumination ». compréhension intuitive, saisie directe, le japonais satori), est simplement rendu par ’ǰug-pa, « entrée », parce qu’on pense avant tout à une « porte » (’jugpa’i sgo) par laquelle on entre ou à un chemin qu’on emprunte(6).

Selon l’avis des plus grands spécialistes, le Tch’an et ses antécédents représentent un développement essentiellement, sinon purement chinois(7). La généalogie classique qui fait remonter ce Tch’an à des patriarches indiens, et, notamment à Bodhidharma, n’a été fabriquée que tardivement (au VIIe siècle) pour authentifier le mouvement. Quelques auteurs ont cependant fait remarquer les analogies avec certaines conceptions et pratiques du tantrisme indien, alors que les auteurs tibétains ont identifié les positions du Tch’an introduites au Tibet avec le courant de pensée du tantrisme indien connu sous le nom de Mahāmudrā(8). Mais une queslion chronologique se pose. Le tantrisme indien auquel il est fait allusion n’est guère attesté qu’au VIIe et même au VIIIe siècle. Si on se décidait à retenir les analogies, on devrait sans doute songer à des développements parallèles.

***

Les termes clés dont je viens de parler impliquent des notions philosophiques très subtiles dont la définition varie un peu selon les auteurs ou les écoles. Étant tout à fait novice en matière de bouddhisme, il ne m’appartient pas d’en discuter. Mais on me permettra peut-être de présenter quelques observations précises, purement linguistiques ou philologiques, concernant le champ sémantique du terme traduit par « subite » (le second terme se définissant simplement par opposition au premier). Ces observations se sont imposées au cours de mes lectures, quand j’ai voulu comprendre et traduire certaines phrases. Il m’est alors apparu que l’adoption, une fois pour toutes, de l’équivalent français choisi a parfois mené à des traductions inadéquates. Après une petite enquête il m’a semblé que le champ sémantique est plus large que ne l’indique le terme français « subite ». Et cette constatation purement linguistique éclaire, à mon sens, une notion philosophique importante qui ne me semble pas avoir été soulignée suffisamment. À ce sujet, je dois des enseignements précieux au lama qui m’a aidé à traduire un texte tibétain très difficile, l’incarné de Dags-po, Byams-pa rgya-mcho (désormais DR : Dags-po rin-po-čhe).

La question est donc de savoir si le mot chinois t’ouen et son équivalent tibétain čig-čhar signifient bien « subite ». Bien entendu, si de grands spécialistes ont adopté cette traduction, c’est que bien des textes la justifient. Mais il y a des nuances. Liebenthal traduit t’ouen-wou par « illumination instantanée » dans le contexte de Sie Ling-yun et de Tao-cheng, mais il note par ailleurs que T’ouen correspond au sanscrit yugapat ou sakṛt et ne signifie pas « subitement », « soudainement », mais « d’un seul coup » (in one glance) comme opposé à tsien = scr. anupūrvena ou kramaśaḥ, « par degrés »(9). Tucci, traduisant le tibétain čig-čhar ’ǰug-pa, écrit immediate entrance, mais dans son compte rendu, Wayman relève aussi la correspondance avec scr. yugapad qu’il traduit correctement par « simultanément ». Et il explique qu’au lieu d’être arrangés successivement ou d’être exposés les uns après les autres, les éléments sont exposés tous ensemble(10) (ceci remonte au Lañkāvalārasūtra qui était le texte de base du Tch’an à son début)(11).

Ces définitions sont confirmées par le dictionnaire Mahāvyuttpati, mais ses traductions chinoises tardives (de l’époque mandchoue) comportent un certain désordre. Dans l’édition de Sakaki (qui donne les équivalences chinoises tardives), on trouve, n° 4516, krama-yaugapadya[ṃ] traduit par tib. rim daṅ čig-čar. « successivement et d’un seul coup », et chin. hou ts’eu-ti, tsi-yu ts’eu-li, « ordre subit » et « ordre simultané » (il y a eu confusion). Au n° 6557, yugapat est traduit par tib. čig-čhar « d’un seul coup ». lan-čig « (en) une seule fois »(12) ou mñam-pa « égal, pareil » (cf. dus mñam-pa « au même moment », simultané). Les traductions chinoises suivantes sont proposées : hou-jan « brusquement, subitement », yi-tsouen « en une seule fois (?) », p’ing-teng « égal, sur le même plan », yi-ts’i ou yi-ts’ao « ensemble, au même moment ». L’édition de Wogihara, chap. 245, n° 155 et chap. 199, n° 111, donne de meilleures traductions (et permet de corriger la confusion de l’éd. Sakaki) : yugapat est traduit par yi-ts’i, yi-ts’ao « ensemble, en même temps » et p’ing-teng « égal », alors que krama-yaugapadyaṃ est traduit par ts’i-yu ts’eu-ti « ensemble, globalement, simultanément », et « successivement, dans l’ordre, l’un après l’autre ». Les termes tsien et t’ouen ont été ajoutés entre parenthèses. On voit que l’acception : « subit » est absente et que l’essentiel est la simultanéité (dans le temps, dans l’espace ou sur le plan de l’activité mentale). Une certaine ambiguïté est évidemment inhérente à ce concept et aux mots qui le formulent. Elle a pu avoir des conséquences au moment des discussions et des controverses philosophiques. Il suffit de considérer certaines expressions françaises pour se rendre compte de la proximité des notions ou de leur participation au même champ sémantique : « (tout) d’un coup », en une seule fois, mais « tout à coup », soudainement, et « sur le coup », tout de suite (cf. aussi « immédiat » dont le premier sens est : qui est ou se fait sans intermédiaire, alors que le sens actuel « tout de suite, instantané » n’est qu’un dérivé). Il va de soi que, si une opération doit se faire en passant successivement d’un élément à un autre (un calcul, par exemple, ou un exposé), elle demandera du temps et se fera lentement. Si, au contraire, on peut saisir tous les éléments in one glance. d’un seul coup, l’opération sera rapide, instantanée (mais l’instantané n’implique pas nécessairement le caractère subit). Les Tibétains ont bien souligné cet aspect. Lorsque Sa-skya paṇḍita discute de la doctrine indienne de Mahāmudrā. que les écoles tibétaines bKa’-brgyud-pa et rJogs-čhen-pa ont reçut ; de Nāropa et d’autres, il s’élève contre le fait que, selon lui, le concept de Mahāmudrā qui avait cours à son époque était plus ou moins la même chose que la position chinoise. Il pensait sûrement au Tch’an contemporain dans lequel on insistait sur le caractère paradoxal, imprévu, subit, de l’illumination. Voici ce qu’il écrit :

Dans la Mahāmudrā actuelle et dans le rJogs-čhen à la chinoise, « tomber d’en haut » et « grimper d’en bas », [d’une part et] « successivement » et « simultanément » [de l’autre] ne sont que des variantes de vocabulaire, mais pour le sens on n’y fait aucune distinction(13).

La chute d’en haut est rapide, alors que l’expression « grimper d’en bas » évoque la parabole célèbre d’une fourmi qui veut escalader une haute montagne. En tibétain, l’opposition est linguistiquement soulignée par l’alternance conso-nantique yas/mas « d’en haut »/« d’en bas ». L’expression se retrouve chez les Bon-po (dont les doctrines sont identiques à celles des rJogs-čhen-pa) appliquée, comme de juste, à l’opposition entre la compréhension ou la « vue » (immédiate) et la pratique morale (de progression par étapes, pas à pas). On lit, par exemple, la Vue tombe d’en haut, la Pratique grimpe de bas en haut, [mais] à la fin elles sont réunies dans la seule Goutte de Vérité Absolue (paramārtha)(14).

Cette opposition entre la rapidité d’un côté et la lenteur de l’autre était déjà expressément soulignée dans les documents chinois et tibétains de Touen-houang relatifs à la controverse sino-indienne. Dans l’un d’eux (p. 117), le sūtra qui explique la Porte d’entrée simultanée [qui est la méthode] du dhyāna (tch’an) de l’abbé Mahāyāna, « l’entrée simultanée » est qualifiée de « chemin court, raccourci » (ñe-lam tib., kin-tao chin.), de « porte secrète » (gsan-ba’i sgo) et de « porte du chemin de libération » (’grol thard-pa’i lam sgo)(15). De même, un auteur bon-po qualifie la méthode « simultanée » (gčig-čhar) de « voie rapide » (myur-lam)(16). De là on a vite fait de passer à une appréciation exaltante de la voie rapide et péjorative de la voie lente. Comme le dit le Blon-po bKa’-thaṅ (239 a = 21 b) : (l’école ston-mun = t’ouen-men [en chin.] ou čig-čar ’ǰug-pa [en tib.]), décidant que la Vérité Absolue (paramārtha), sans dualité, est Une, compare les tenants de la Simultanéité (čig-čar-pa) à l’entrée dans la voie du lion pour qui il n’y a aucun obstacle, ni crevasse, ni abîme, et elle compare les tenants du Gradualisme (rim-gyis-pa) à l’entrée dans la voie du renard [peureux qui avance avec précaution]. Ou encore (239 b = 22 a) : La connaissance [ou saisie] simultanée qui est exempte de pensées discursives [lesquelles sont caractérisées par des opérations logiques successives] est pareille au lion, roi des animaux sauvages, qui [étale] sa superbe(17). Cette « voie royale » qu’on exalte est la « voie profonde » (zab-lam) du tantrisme ou du Vajrayāna. On la retrouve, comme chacun sait, dans l’ésotérisme européen(18). Il ne m’appartient pas de m’étendre ici sur l’aspect proprement philosophique et moral de cette distinction. Mais je crois que, si la controverse a pris un tour violent et si le roi tibétain a décidé d’opter pour le gradualisme « indien », cela s’explique par le fait qu’on ne retenait avant tout que les conséquences pratiques de conduite morale qui résultent de l’appréciation des deux voies. Tous les textes associent en effet la voie directe et rapide à l’inutilité, et donc au rejet des bonnes œuvres ou d’une conduite morale(19). La distinction entre auditeurs ou fidèles de divers degrés d’aptitudes intellectuelles et psychiques et entre enseignements différents du Buddha, adaptés à ces différences — idée très répandue depuis une date ancienne — permettait cette attitude(20).

Ces quelques remarques suffiront, je pense, pour se faire une idée de l’importance que revêt l’ambiguïté du concept envisagé, celle-là même qui a mené à l’adoption du terme « subitisme ». Est-ce dû à l’imprécision du vocabulaire ? On verra que, pour le chinois t’ouen, c’est bien possible. Mais il n’en est pas de même de l’expression tibétaine qui est univoque. Ne sachant pas le sanscrit, je ne suis pas en mesure de me prononcer sur la valeur de yugapad. Mais je constate que Monier-Williams ne donne dans son dictionnaire que l’acception « simultanéité » (et dérive le mot de yuga, « le joug », le sens propre étant « être côte à côte sous le même joug », ce qui réfère au couple de bœufs jumelés à l’attelage sous un seul joug de part et d’autre du timon). Reste à envisager que le concept de simultanéité entraîne facilement certaines acceptions ou connotations.

***

Il est temps, alors, d’examiner de près l’emploi des mots incriminés dans des contextes autres que ceux du Tch’an et même, si possible, dans des cas concrets. Pour cela on restera, autant que faire se peut, sur le plan strictement philologique ou linguistique. On commencera par le tibétain qui n’offre aucune ambiguïté.

L’expression čig (ou čhig) -čar (ou čhar) se compose de deux mots. Le premier est une forme de l’adjectif numéral ou du nom de nombre gčig, « un ». L’étymologie du second est moins certaine. Avec l’initiale sourde, les dictionnaires indiquent un mot désuet čar, ča-re, čar-re et čar-mar qui signifierait « toujours, continuellement, se suivant sans fin », mais Čhos-grags donne aussi des exemples qui impliquent l’idée de « part » ou de « côté » : čar brduṅs « rendre plat en frappant », čar-la thebs-pa « distribuer, aligner en ordre par parts successives » et čar-leb « côtés plats » comme quand on parle des mains jointes en prière. D’un autre côté, avec l’aspirée, on considère čhar comme le locatif de čha « une part », mais on indique en même temps le sens « couple » et « à l’égal de, à égalité avec, à part égale ». Čhar est bien le locatif de čha, mais ce cas est à éliminer. En effet, on rencontre fréquemment (voir plus bas) la tournure čig-čar (čhar)-du, avec le locatif du, ce qui semble exclure un deuxième locatif en -r. Des locuteurs tibétains ont parfois assimilé čhar au verbe ’čhar (çar) « apparaître », mais il s’agit là plutôt d’un jeu de mots(21). Malgré l’impossibilité apparente(22) d’expliquer čhar comme un locatif, la comparaison avec les expressions composées de čar semble indiquer que l’acception « part » ↳ « distribution par parts » reste sous-jacente. C’est que čha existe aussi comme équivalent de zuṅ « couple », « paire » (čha-gčig = zuṅ-gčig, selon Čhos-grags)(23). Quoi qu’il en soit, čhar et čar s’emploient couramment avec des noms de nombres pour désigner un groupe unitaire ou un ensemble clos de plusieurs éléments, par exemple lṅa-čhar « all the five together », gñis-čhar « tous les deux ensemble », etc., (Jäschke)(24). Aussi gčig-car (ou čhar) signifie-t-il « en une seule fois », et Jäschke traduit bien par at the same time, simultaneously (opp. to one after the other, successively) en citant le mJaṅs-blun. Il est vrai qu’il ajoute l’acception « at once, on a sudden » (opp. to gradually) », en citant Mi-la ras-pa. Mais le passage qu’il avait en vue (malheureusement non précisé) réfère sans doute justement au système Mahāmudrā dont Mi-la ras-pa est un grand représentant. Jäschke a pu avoir un informateur tibétain influencé par l’équivalent de « voie rapide ». Mais Čhos-grags, excellent lexicographe, donne pour (g)čig-čar exclusivement le sens de « ensemble, en même temps » (cf. p. 14, n. 1). Il a certainement raison. Ni étymologiquement, ni pratiquement l’expression ne comporte l’acception « subite ». Tous les paradigmes concrets que j’ai pu trouver prouvent l’acception : « simultané ». Les voici :

1) Le grand traducteur Rva lo-ca-ba (ca. 1050-1100) eut (alors) quelque cent vingt-quatre disciples. En leur conférant une consécration (dbaṅ) et un enseignement, il les libéra tous en même temps (čig-čar du)… (25).

2) Dans cent myriades de continents, les douze actes (du Buddha Sâkyamuni) sont montrés simultanément (čig-čar du) sous cent myriades de formes(26).

3) Un saint, appelé rGyal-sras, se montra simultanément (čig-čhar du) avec trois corps [différents](27).

4) Un autre lama éminent, Ñaṅ Tiṅ-’jin bzaṅ-po, vit de son œil de chair les quatre continents (dvīpa) en même temps (simultanément, čig-čar du)(28).

5) Voici un autre miracle d’un saint ! Après sa mort, il se montra à nouveau, simultanément (gôig-car du) sous l’apparence de cinq corps illusoires (c’est-à-dire qu’il apparut aux fidèles en même temps à des endroits différents)(29).

Dans tous ces exemples, la traduction : « subit » n’a pas de sens, et la seule possible est : « simultané ». Une belle confirmation est fournie par un texte bilingue :

6) Le sūtra chinois apocryphe Pa-yang chen-tchou king a été traduit en tibétain. L’original et la traduction se trouvent parmi les manuscrits de Touen-houang. On y lit. en tibétain : ces huit bodhisattva dirent ensemble (en même temps čig-čhar, var. čig-čar) au Buddha…, et la traduction chinoise a aussi : dirent tous ensemble (kiu)… (30). On notera que, pas plus que dans le dictionnaire Mahāvyuttpali, la traduction n’emploie ici le mot t’ouen pour rendre čig-čar. Il en est de même dans un autre bilingue de Touen-houang, à savoir le récit de la transmission du Lankāvalārasātra qui concerne pourtant directement le Tch’an à ses débuts (original chinois et traduction tibétaine) :

7) Chinois : Principe et choses étant fondus ensemble (kiu), Vérité Absolue (paramārtha) et Vérité Conventionnelle (Relative, samvṛti) étant vues ensemble (saisies simultanément, ts’i), contamination (de la pensée) et pureté étant identiques (yi-jou), Buddha et tous les êtres vivants sont ab inilio à égalité et coïncident (p’ing-teng yi-tsi). Les termes employés sont ceux-là mêmes que la Mahāvyuttpali donne comme traductions de yugapad. La traduction tibétaine a réuni les deux premières phrases chinoises en une seule : Principe et affaires apparaissant simultanément (čig-čar) sans aucune dualité (advaya) ; contamination de la pensée et pureté, quoique deux (ne) sont (qu’)un ; Buddha et êtres vivants, étant à égalité, sont de même essence(31).

Nous sommes ainsi revenus à la philosophie où le terme en question s’emploie très souvent, et cela dans des écoles autres que celle du Tch’an. Voici un exemple de Mahāmudrā :

8) À la fin, quand il (un saint) se fut placé en équanimité (samāhitā) dans l’état de Mahāmudrā [qui est] lumière éclatante, il foula (franchit) d’un seul coup (simultanément, gčig-čar, yugapal) les voies de toutes les « terres ». De ce fait il eut réalisé le statut de grand Vajradhara dans lequel sont simultanément présents (yuganaddha), de façon spontanée, les Quatre Corps et les Cinq Gnoses(32).

Il est difficile d’imaginer une marche, impliquant normalement des pas successifs, qui se réalise en une seule fois dans le temps et dans l’espace. On verra qu’on a eu recours à une autre image, celle du dépassement par un saut.

9) C’est le dernier exemple qui m’a paru justifier la présente note parce que la traduction, pourtant d’un excellent spécialiste, m’a semblé inadéquate. Il s’agit des phénomènes qui sont simultanément résorbés en lumière éclatante. L’auteur de la traduction avait dit « instantaneously »(33).

On le voit, le terme tibétain čig-čar ne comporte pas d’ambiguïté. Indépendamment des notions philosophiques qui, elles, impliquent parfois la rapidité, il n’a pas l’acception « subit ». Il n’en est pas de même du terme chinois t’ouen qui lui correspond dans les textes tch’an. En prenant d’abord des paradigmes concrets, on peut dire tout de suite que t’ouen a effectivement souvent le sens de : « subitement », tout en signifiant par ailleurs « simultanément » (de même en japonais ton-to « entirely » ; mais le même caractère est aussi lu tomi-ni, niwaka ni « suddenly, in a hurry, immediately »). Comme l’acception : « subit » n’est ni discutée ni discutable, un ou deux exemples suffiront.

10) Lorsque, inquiets, ils se sont renseignés, ils apprirent que votre fils avait brusquement (t’ouen) contracté une légère maladie…(34).

11) Dans un milieu taoïste, un malade doit, pour guérir, réciter des formules. Dès qu’il les eut prononcées, il était guéri de ce dont il souffrait(35). Il semble bien qu’il faille entendre « d’un coup, tout de suite », mais l’expression so-tsi, « (tout ce) dont il souffrait », implique peut-être aussi l’idée de guérison globale. On voit en tout cas la possibilité du passage d’une acception à l’autre : le malade est guéri en même temps que, simultanément avec la récitation. Passons donc à des exemples où t’ouen ne peut signifier que « simultanément », sans aucune nuance de rapidité, d’instantanéité ou de soudaineté.

12) Dans l’ouvrage taoïste qu’on vient de citer, il est question des conditions de transmission de certains ouvrages sacrés, réservés à des personnes prédestinées : Il est permis de transmettre (ce texte, king) à une seule personne tous les quatre mille ans. (Mais) s’il n’y a pas la personne voulue (prédestinée), il est (aussi) permis de le transmettre simultanément (t’ouen) à deux personnes tous les huit mille ans(36).

13) Ce genre de préceptes est très courant à l’époque (IVe-VIe siècle). Tel autre livre peut être transmis trois fois (c’est-à-dire à trois personnes) en sept mille ans. (Mais) s’il y a (des hommes) dont les noms sont inscrits en or et les surnoms en jade dans les registres du Dieu Suprême, il est permis de procéder à la transmission simultanément (t’ouen, en même temps aux trois hommes) dans le laps de sept cents ans(37).

14) Parlant d’une drogue d’immortalité, Ko Hong (IVe siècle) dit qu’on trouve une matière jaune dans certaines pierres. Quand on a brisé une pierre, on y trouve au plus une pinte (cheng) et pour le moins quelques dixièmes de pinte (ho). Il convient d’avaler (tout) à la fois (t’ouen). Même si on ne peut en obtenir beaucoup, on peut en avaler successivement. Quand le compte de ce qu’on a avalé atteint en tout trois pintes, on obtient une longévité de mille ans. On pourrait à la rigueur traduire « avaler immédiatement », mais je crois que t’ouen « à la fois » s’oppose ici à « successivement »(38).

15) S’agissant de méditation taoïste, qui consiste essentiellement à visualiser des divinités, T’ao Hong-king (VIe siècle) dit d’abord, à propos des vingt-quatre divinités des trois fois huit king (luminosités) : On fixe (médite) les trois fois huit simultanément (t’ouen) en même temps (yi-che ; pléonasme dans le texte). Plus loin, il explique comment il faut faire si l’on fixe (médite) les Cinq Planètes simultanément (t’ouen) après avoir auparavant parlé de la manière de les fixer individuellement, une à une(39).

16) Un règlement taoïste du VIIe siècle énumère cinq espèces de souillures qu’un taoïste risque de contracter (provoquées volontairement, contractées par hasard, etc.), et il stipule qu’il n’est pas permis de les éliminer simultanément (t’ouen)(40). On verra (p. 22) qu’une idée analogue est attestée chez les bouddhistes tibétains.

17) Une recette médicale bouddhiste (manuscrit de Touen-houang) prescrit de réduire en poudre six ingrédients différents et de les mélanger avec du miel pour en faire une boule. Si on les avale ensemble (t’ouen), on n’a plus jamais ni faim ni soif(41).

18) Dans un ouvrage bouddhique des Yuan (XIIIe siècle), on déclare : Le Buddha apparaît simultanément, en même temps (yi-che t’ouen) en cent myriades de corps illusoires dans les grands chiliscosmes(42).

19) Un autre ouvrage bouddhique du VIIe siècle dit que : Fa-tch’ang, Houci-tsing, Fa-lin, etc., une dizaine de personnes (moines) adressèrent alors simultanément (tous ensemble, t’ouen) un rapport à l’empereur, en bravant la mort pour lui demander l’autorisation(43).

20) En passant maintenant à la philosophie, autre que Tch’an, on peut citer un exemple de la tradition indienne des Upaniṣad combattue par le bouddhisme. Toutes les choses ne sont pas causées par Dieu (Iśvara) parce que toutes les choses sont produites successivement (krameṇa). Si on disait que le monde entier a été fait par la création de Dieu, toutes les choses devraient être produites simultanément (yugapad, chin. t’ouen)(44).

21) Enfin, voici l’exemple qui m’a incité à écrire cet article parce que la traduction, due à un des meilleurs spécialistes, m’a parue inadéquate. Il fait partie du dossier chinois de la controverse sur le Tch’an au Tibet, dont l’auteur cite le Lankāvatārasātra, chap. II (texte un peu corrompu) : De plus, le dharmakâya est alors révélé simultanément (t’ouen) avec le sambhogakāya et le nirmanakâya. La traduction de M. Demiéville : « révèle aussitôt et d’un seul coup » me paraît peu heureuse, d’autant plus qu’elle est accompagnée de la note : « de façon subite (t’ouen, yugapat)(45). Selon DR, la simultanéité des Trois Corps est caractéristique de l’état de buddha. On a vu un exemple de ce concept ci-dessus, n° 8, où le Quatrième Corps (sahajakāya, etc.) est un raffinement supplémentaire du tantrisme. On y parle aussi d’un « corps secret et précieux » (rin-po-čhe gsaṅ-ba’i lus) dans lequel se trouvent réunis les Trois Corps d’un buddha(46).

***

Je crois que ces quelques exemples suffisent pour montrer que l’essentiel du concept en cause est la simultanéité. Le caractère subit de l’opération ne ressort pas linguistiquement du terme tibétain (ni de l’indien). Il apparaît cependant avec le terme chinois. Au-delà du vocabulaire, la notion de simultanéité implique la rapidité et l’instantanéité ou l’immédiateté (plus que la soudaineté).

Dans les exemples 15 et 18, t’ouen s’ajoutant à yi-che « en même temps » prend peut-être déjà l’acception « instantanément ». Ces implications-là sont cependant généralement indiquées par des termes particuliers tels que tib. skad-čig = scr. ekakṣana, « en un instant »(47).

On peut croire que l’ambiguïté est plus forte en chinois et a pu avoir des conséquences sur le plan des discussions philosophiques. Des historiens chinois l’ont pensé. Parlant de la pensée de Tchou Tao-cheng, l’auteur de sa biographie (VIe siècle) écrit : Or les signes servent à (indiquer) totalement le sens, mais une fois le sens obtenu, les signes sont [devraient être] oubliés. Les paroles servent à expliquer le Principe, mais une fois le Principe pénétré, les paroles cessent [devraient cesser]. (Cependant) depuis l’introduction des sūtra en Chine, les traducteurs ont accumulé les obstacles, ont souvent trop adhéré à la lettre et ont rarement vu le Sens Parfait… Alors on a établi (la doctrine que) « les bonnes œuvres ne sont pas récompensées », et que c’est par une « illumination subite » (t’ouen-wou) qu’on devient buddha(48). Gomme je l’ai dit, je m’abstiendrai de discuter les nuances des diverses écoles philosophiques. On trouvera des exemples intéressants dans le livre de M. Liebenthal en ce qui concerne le chinois. J’ajouterai seulement quelques notes relatives au domaine tibétain pour contrebalancer l’impression qu’on a pu avoir que l’ambiguïté est le seul fait du vocabulaire. Elle est impliquée dans le concept même ; pour suggérer aussi que les deux tendances, « subitisme » ou « simultanéité » et « gradualisme » ou « saisie successive », continuent à coexister au Tibet.

Selon DR, les dGe-lugs-pa distinguent deux voies pour « rejeter les souillures » (inhérentes à la pensée discursive, sgrib-pa spoṅ-chul), la voie « successive » (rim-gyis-pa) et la voie « simultanée » (čig-čar-ba). Dans la première, on rejette successivement, l’une après l’autre, les souillures propres à chacun des Trois Mondes (du désir, de la forme, d’absence de forme, ’dod-khams, gzugs-khams, gzugs-med khams). Par surcroît on distingue dans chaque « monde » ou domaine (khams) trois degrés de rejet successif : grand, moyen, petit. Dans la seconde, on rejette en même temps, simultanément (čig-čar = lhan-čig, mais pas brusquement), ensemble et en une seule fois, les trois grands degrés, puis ensemble les trois degrés moyens, puis ensemble les trois degrés petits (où « grand » et « petit » ne se rapportent pas à l’importance des péchés, mais à la nature plus ou moins grossière ou subtile de la contamination). Si on peut recourir à cette méthode, c’est qu’on a de la sapience (çes-rab = prajñā) ou une grande puissance intellectuelle (blo-stobs čhen-po). Mais même dans cette voie, on ne peut pas rejeter les souillures des Trois Mondes en même temps. Ceci pour les dGe-lugs-pa. Mais les bKa’-brgyud-pa admettent cette possibilité en supposant que les autres étapes précédentes ont été franchies dans des vies antérieures (voie ordinaire : lam Ihun-moṅ-pa). La voie directe (thun-moṅ ma-yin-pa) de la simultanéité (čig-čar-ba) implique alors un chemin direct et rapide.

On conçoit que les auteurs tibétains ont volontiers assimilé les doctrines bKa’-brgyud-pa au Tch’an chinois. Ils auraient pu aussi bien lui comparer les doctrines de l’école rÑiṅ-ma-pa, et surtout de sa branche des rJogs-čhen-pa. Ceux-ci ont eu recours à un vocabulaire différent (mais pas entièrement nouveau par rapport aux textes indiens classiques) qui souligne la rupture « subite » en comparant le moment critique à un saut. Ils ont utilisé les deux termes techniques thod-rgal et khregs-čhod. Étant donné qu’on a jusqu’ici à peine étudié les doctrines et la terminologie de ces écoles, les traductions que quelques rares tibétisants ont tentées récemment sont restées inadéquates. M. V. Guenther a d’abord pensé à deux types d’approches : Khregs-čhod désignerait une décision, un acte d’un moment et thod-rgal quelqu’un qui arrive à une décision graduellement(49). D. S. Ruegg a eu recours à une traduction assez vague qu’il reste à préciser : çes-rab thod-rgal-pa, « supreme knowledge »(50). La définition de Jäschke, dans son dictionnaire, est tout à fait erronée : thod-rgal čhe-ba, « according to context : angry, wrathful », avec renvoi à Mi-la ras-pa. J’ignore de quel passage il s’agit. Mais un exemple tiré du mGur-’bum de Mi-la ras-pa a été publié :Tout le monde est ivre de la bière de Dharmatā (« l’Absolu ») et s’adonne au jeu de l’état du saut (état de joie, de chant, de grâce, de félicité, comme l’indique la suite du poème)(51). Heureusement les nouveaux dictionnaires tibétains définissent bien le terme thod-rgal. Čhos-grags le définit : go-rim ’čhol-ba’am steṅ-nas brgal-zin-pa « renverser ou troubler l’ordre de succession ou passer au-dessus ». Les traducteurs chinois l’ont rendu par « sauter les degrés, sauter des marches, ordre de succession renversé ou troublé, sauter ou passer au-dessus »(52). Le dictionnaire de Che-tan źabs-druṅ(53) cite un commentaire (rnam-bçad) de l’Entrée dans le Saut (?)(54) qui explique que thod-rgal équivaut, dans la terminologie ancienne, à snrel-źi et signifie « ordre renversé ou troublé »(55). Ce mot snrel-źi se trouve dans la Mahāvyullpati, n° 798, où il sert à traduire scr. vyalyasia (Jäschke cite Schmidt : « confusedly, pellmell »). Čhos-grags confirme que snrel-źi = thod-rgal-ba. On voit du coup que les rJogs-čhen-pa n’ont pas inventé le terme. Il dénote une notion classique qui a été étudiée en détail par M. l’abbé E. Lamotte(56).

Bien entendu, la définition philosophique du concept couvert par le terme thod-rgal nécessiterait une étude approfondie, d’autant plus que des divergences d’école sont possibles dans le détail. Je ne suis pas en mesure de le faire et me borne à indiquer les quelques renseignements dont je dispose. C’est M. H. V. Guenther qui connaît le mieux la question. Il a bien voulu me communiquer (lettre du 24-3-1966) à ce sujet un extrait très intéressant d’un ouvrage bka’-brgyud-pa de Padma dKar-po (1527-1592). Cet auteur affirme que les hommes sont divisés en trois catégories, selon leurs capacités intellectuelles, chacune étant caractérisée par une façon particulière de compréhension directe ou « illumination » (rtogs-chul rnam-pa gsum). Ce sont celles de la (voie) simultanée (čig-car), de la (voie) du « saut » (thod-brgal) et de la (voie) « successive (graduelle) » (rim-skyes-pa). Dans un autre ouvrage, le même auteur définit les mêmes catégories par la façon dont ils « croissent » vers la Mahāmudrā (phyag-rgya čhen-po la’aṅ skye-lugs gsum yod-pas). La première catégorie de la voie « simultanée » est illustrée par le siddha gLiṅ-ras-pa (1128-1188) : la compréhension directe (l’illumination) des quatre yoga naît en même temps (čig-čar-pa ni rnal-’byor bźi-ka’i rtogs-pa dus-gčig la skyes-pa). On laisse de côté les subdivisions (en quatre) des quatre yoga et les réduisent (?) au seul état « sans méditation » (bsgom-med).

Dans la seconde catégorie du « saut », grâce aux capacités plus ou moins grandes obtenues dans des vies passées, on entre dans les trois yoga autres que le quatrième (celui de l’état « sans méditation »), mais sans qu’on soit sûr de la fermeté de l’expérience (mystique). Aussi le yogin (’khrul-źig) Nam-mkha’i rnal-’byor a-t-il expliqué l’expression thod-brgal de la façon suivante : « en ordre incertain, passer au-dessus » (comme on peut, n’importe comment, go-rims ṅes-pa med-par gaṅ-thod thod-du brgal-pas thod-brgal źes bya-ba yin-no).

Enfin, la troisième catégorie de la voie « successive » ou « graduelle » consiste à commencer par (le yoga) de la « petite concentration » (rce-gčig čhuṅ-ṅu) ou par une des subdivisions de ce yoga pour avancer ensuite successivement (rim-pa ji-lta-ba bźin-du rgyud-la skye-ba)(57).

C’est à cause de cette classification que M. Guenther a rangé la catégorie thod-rgal avec les « gradualistes » (ci-dessus, p. 23, n. 1). La classification de Pad-ma dkar-po montre en effet que cette « voie » est moins élevée que celle de la simultanéité. Les rÑiṅ-ma-pa et les rJogs-čhen-pa semblent lui donner un statut plus élevé et l’assimiler pratiquement à la simultanéité (čig-čar). C’est du moins ce que me paraissent suggérer les quelques paradigmes que j’ai pu recueillir :

22) (Un religieux) ayant entendu (la doctrine du) Grand Achèvement (rjogs-pa čhen-po) chez Gu-ru J̌o-’bar, une compréhension directe (illumination) naquit en lui (à la manière) du « saut » (thod-rgal du, spontanément, directement, immédiatement ?)(58).

23) Chez un autre « la gnose (ye-çes, jnâna) de Grande Félicité (bde-ba čhen-po = mahā-sukha) exempte de souillure mentale (zag-mad = anāsrava) s’alluma (brûla, en lui) (à la manière) du saut » (thod-rgal-du ’bar)(59).

24) (Un religieux) fut violemment la proie de maladies et autres troubles des sens, mais il n’éprouva pas la moindre sensation d’affliction (douleur). Jour et nuit, constamment, lui apparurent des visions (apparitions) « du saut » (thod-rgal gyi snaṅ-ba) qui étaient exclusivement (uniquement) des apparitions de rayons d’arc-en-ciel, de la Goutte, du Corps et du Domaine (paradis)… »(60). L’emploi de thod-rgyal (du) avec les verbes « produire » (skyes) ou « apparaître » ’čhar-ba) est identique à celui de čig-čar (du) avec les mêmes verbes. Dans les deux cas le terme s’applique à la suprême expérience (ñams-rlogs ou rlogs-pa) de saisie directe(61).

Deux autres paradigmes font intervenir le second terme mal défini, khregs-čhod « décision ferme » (?), qui ne semble pas s’opposer à thod-rgal, mais lui être associé.

25) Quelqu’un pratique la méthode méditative rjogs-rim (« procédé d’achèvement », niṣpanna-krama) qui unit pensée et corps par un procédé psychophysiologique et aboutit à l’état d’achèvement, c’est-à-dire de buddha. On dit à ce propos : En particulier, il se basa alors sur le yoga du « saut » spontané (lhun-grub thod-rgal gyi rnal-byor) et de la « décision ferme » (?) ab initio pure (ka-dag khregs-čhod) (qui caractérisent) le Grand Achèvement (rJogs-pa čhen-po). De ce fait le Principe même (čhos-ñid = dharmatā) devint réellement présent dans l’activité mentale et devant tous les sens sans exception, et il (le religieux) fut initié (consacré, doué du pouvoir) à (l’état où) les activités des phénomènes (choses et pensées) sont le jeu de Corps et de Gnose. Dans cet état, le saint en question devient « inventeur » d’un « trésor de Pensée » (dgoṅs-gler), c’est-à-dire d’un « texte » révélé qu’on extrait de la Pensée même(62).

26) Un autre saint « fit (en méditation) l’expérience de la « décision ferme » (?) et, l’ayant réduite en son essence, il fit également l’expérience du « saut » et celle de « l’Union et du Vent » (expérience psychophysiologique de l’Union dans l’artère centrale), etc. »(63). Ici khregs-čhod, « la décision ferme (?) », apparaît comme une étape préliminaire au « saut » qui, lui, va de pair avec l’expérience suprême de saisie simultanée du nouménal et du phénoménal. Ce dernier état semble ici, chez des rÑiṅ-ma-pa, être identique au degré čig-čar, et non pas lui être inférieur comme dans la classification de Padma dkar-po, auteur bKa’-bgrgyud-pa.

Tout récemment, G. Tucci (Die Religionen Tibeis, p. 103, 105) a pu donner des éclaircissements importants basés sur un ouvrage tibétain jusqu’ici inconnu. L’état du « saut » (thod-rgal) y est dit supérieur à celui de khregs-čhod. Le premier est une Vue où Gnose (ye-çes) et Lumière (’od-gsal) se fondent dans « L’Espace » (dbyiṅs, « Existentialität »). Tout est dissous en lumière, même les particules grossières, et le corps physique devient corps d’arc-en-ciel. Dans le khregs-čhod, le corps peut être transformé en atome ou grain de poussière, mais ne se dissout pas en lumière.

Quoi qu’il en soit, on voit que le caractère « subit », « instantané » ou paradoxal qu’implique le terme čig-čar, « simultané », a incité certaines écoles à rechercher un terme qui marque davantage la rupture en insistant sur le saut et le renversement(64).

***

Qu’elle soit subite (instantanée) ou non, la saisie « simultanée » désigne l’expérience suprême. Elle est définie, par opposition au « graduel » ou « successif », comme le contraire de la pensée discursive (tib. rnam-rlog ou rtog-pa, scr. vikalpa), c’est-à-dire comme une « illumination », une « intuition » au sens strict du mot, une saisie directe (rtogs-pa = vibodha ?). Pour les adhérents de la doctrine Mahāmudrā, ceux de la « voie simultanée » (čig-čar-ba) sont capables de garder (un état) sans aucune pensée discursive parce qu’ils ont depuis le début même laissé (spontanément, sans intervenir, intellect et Pensée ensemble) dans la nature même de la Pensée. Par contre ceux de la « voie successive » (rim-gyis-pa) ont besoin de chercher la nature même de la Pensée par la méditation (en procédant méthodiquement par étapes) »(65). On a vu d’autres exemples où čig-čar, « simultané », caractérise la pensée égale, la saisie directe (ñams-rtogs, cf. p. 14, n. 1 et p. 27, n. 2).

Il me semble, pour terminer, que ces concepts et leur expression linguistique sont d’autant plus intéressants à étudier qu’ils s’appliquent au problème très actuel de la synchronie et de la diachronie. Roger Caillois a bien souligné l’opposition entre les « arts plastiques » (peinture, etc.) qu’il appelle « arts de l’instantané, où tout est donné à voir d’un seul coup » et les « arts discursifs », tels que la narration ou la musique, qui « se développent nécessairement dans la durée » ou qui « impliquent une succession d’événements »(66).

Mais dans le récit aussi, et même dans tout énoncé ou message linguistique on peut parler de la « transformation de la succession en simultanéité »(67). À la lecture, les mots se composent de lettres successives (même en chinois le caractère est presque toujours composé d’éléments juxtaposés) et les phrases de mots successifs. L’enfant qui apprend doit les égrener comme un chapelet, mais le lecteur expérimenté saisit un ensemble plus ou moins étendu simultanément ou globalement. De même pour le langage parlé. Si les bouddhistes veulent se libérer de la « pensée discursive », c’est que celle-ci procède, comme le « discours » (dont elle tire son nom en français), par démarches successives. Le Sens suprême leur apparaît, par opposition, comme lié à la simultanéité dans l’espace (ubiquité), dans le temps (synchronie) ou dans la pensée (cognilio intuiliva, saisie directe et immédiate de l’Unicité dans la multiplicité, du Dharma dans les dharma).


séparateur

Notes de Rolf-Alfred Stein

1. Cf. Paul Demiéville, résumé des cours dans l’Annuaire du Collège de France, LVI (1956), LVII (1957), LVIII (1958), LIX (1959), etc. ; Fung Yu-Lan (trad. D. Bodde), A history of chinese philosophy, Princeton, 1953, vol. II, p. 386 suiv. ; Kenneth S. Ch’en, Buddhism in China, Princeton, 1964, p. 350 suiv. Naturellement, la bibliographie comprend beaucoup d’autres ouvrages. Je me borne à quelques indications.

2. Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, I, Paris, 1952 (ouvrage fondamental dont le vol. II n’a pas encore paru) ; G. Tucci, Minor buddhist texts, II, Rome, 1958 et le compte rendu de cet ouvrage par A. Wayman in JAOS, 1958, p. 215 ; Jao Tsong-yi, Chen-houei menhia Mo-ho-yen tche jou-Tsang, in Symposium on chinese studies, Univ. of Hongkong, I, 1964, p. 173-182 ; Ueyama Daishun, Don-kō to Tonkō no bukkyō-gaku, in Tōhō gakuhō de Kyōtō, 35, 1964, p. 141-217 et les comptes rendus de Yamaguchi Zuihō, in Tōhō gakuhō, 47, 4, 1965, p. 112-122 et in Shigaku zasshi, 74, 5, p. 261-264. L’opposition entre « subitistes » et « gradualistes » chinois pouvait d’autant plus facilement être transposée en une opposition entre Chinois « subitistes » et Indiens « gradualistes » que ce genre de dichotomie ethnique avait été imaginé depuis longtemps en Chine même. Pour Sie Ling-yun (385-433), les Chinois ont des facilités pour « voir (directement) le Principe » et des difficultés pour « assimiler un enseignement », alors que c’est l’inverse pour les Indiens. Aussi les premiers répugnent-ils à « l’apprentissage graduel » (lei-hiue) et s’ouvrent au « total ultime » (yi ki), alors que les seconds répugnent à la « compréhension immédiate » (t’ouen-leao) et s’ouvrent à « l’éveil graduel » (tsien-wou ; Pien-tsong louen, in Kouang-hong-ming-tsi, 18. Taishô, n° 2103, p. 221 e).

3. Cf. W.Liebenthal, The Book of Chao, Peking, 1948 ; réédition corrigée, The Treatises of Chao, 1968 ; les auteurs cités p. 3, n. 1 ; T’ang Yung-T’ung, Notes on the history of chinese buddhism (en chinois), in Yenching J. of Chin. Studies, XXII, déc. 1937, p. 18, 24 ; Kimata Tokuo, A study on Pientsunglun of Hsieh Ling-yun (en chin.). in Tōhō Shukyō, XXX, 1967. À la même époque on connaît l’opposition entre « subit » et » graduel », non pas comme un choix inéluctable entre deux positions doctrinales inconciliables, mais comme deux moments successifs de la carrière du bodhisattva. Les sept premières « terres » de cette carrière sont caractérisées par l’avancement « graduel », mais une rupture se situe à la septième « terre » où s’opère « l’illumination subite » (t’ouen-wou ; opinion de Tche Touen, 314-366 ; cf. Zürcher, The buddhist conquest of China, Leiden, 1959, p. 383, n. 157 à chap. III). Cf. Paul Demiéville, La Yogācārabhūmi de Sangaraksa, in BEFEO, XLIV, 2, 1954. Au cours de la controverse sino-tibétaine, le Chinois affirme : L’adepte de l’Kntrée Simultanée est comme (le bodhisattva) des Dix Terres » (sBa-bźed, Paris, éd. Stein, 1961, p. 58 : gčig-čar’ǰug-pa ni sa-běu-pa daṅ dra’o).

4. Cf. K. S. Ch’en, op. cit., p. 181, enseignement de Houei-kouan (mort entre 424 et 453) et de Lieou K’ieou (438-495) et, p. 305, classification de l’école T’ien-t’ai (cf. aussi Sekiguchi Shindai, Tendai shikan no kenkyū, Tokyo, 1969, p. 72 suiv.

5. Egalement K. S. Ch’en et Zürcher.

6. Mais « entrer » signifie aussi « comprendre, atteindre, réaliser » Encyclopedia of Buddhism, II, 634 b). Cette acception reste sans doute sous-jacente. Elle découle de l’emploi du même verbe pour traduire le terme scr. yugunaddha, une sorte de coincidentia oppositorum ou simultanéité de deux aspects opposés et complémentaires (comme les deux « artères » de droite et de gauche réunies dans l’« artère » centrale). La traduction de ce terme sanscrit, chinois chouang-jou et tibétain zuṅ-’ǰug signifie littéralement « entrée (en formant) couple ». Elle utilise ainsi le même verbe « entrer » que les Tibétains accolent au terme « subit » ou plutôt « simultané » ; or celui-ci correspond à yugapad.

7. P. Demiéville, cours de 1955-1956) (Annuaire, 1956, p. 284) ; K. S. Ch’en, Buddhism in China, p. 213 ; Liebenthal, Book of Chaos, p. 177.

8. Tucci (Minor buddhist texts) a comparé les positions tch’an à celles des siddha, et Wayman, dans son compte rendu, a relevé une forte influence des Mahāsamghika. A. W. Watts. The way of Zen, New York, 1957, a comparé le Tch’an et le tantrisme de Saraha (p. 78-79). M. Demiéville (Concile…, p. 41 a signalé que le dossier chinois du Tch’an au Tibet mentionne deux moines « tibétains » connaisseurs du Tch’an, dont l’un était Pi-mo-lo. Cette transcription répond an sanscrit Vimala, et M. Demiéville a pensé à Vima-lamitra (n. 3). Or un moine indien de ce nom est bien connu des historiens tibétains. Il a vécu au VIIIe siècle ou vers l’an 800 et fut invité par le roi Khri-sroṅ lde-bcan à bSam-yas. Il aurait visité la Chine, y aurait passé une grande partie de sa vie et y serait mort au Wou-t’ai-chan. Pour les Tibétains, il est le maître de l’école rjogs-čhen-pa ou rñiṅ-ma-pa du sÑiṅ-thig, enseignement qui fut transmis à Kloṅ-čhen rab-’byams-pa (1308-1363) et ensuite à ’J̌igs-med-gliṅ-pa (1729-1798). Il ne portait pas de robe monastique, mais s’habillait en yogin (cf. Deb-ther sṅon-po, trad. Roerich, The Blue Annals, I, 106-107, 191-192 ; rÑiṅ-ma čhos-’byuṅ, p. 155, 206-208 ; Tucci, op. cit., p. 119, note). S. V. Guenther définit sa philosophie comme Yogācāra-mādhyamika-svātantrika et donne des références nouvelles (Indian buddhist thought in tibetan perspective…, in History of Religion, III, 1, 1963, p. 85 et Some aspects of tibetan religious thought, ibid., VI, 1, 1966, p. 82). Vimalamitra est l’auteur d’un ouvrage sur le « simultané », Čig-čhar’ǰug-pa rnam-par mi-rlog-pa’i bsgom-don (Tanjur, Tōhoku, 3910 ; Cordier, mdo, XXX, 3, p. 316), « Sens de la méditation sans pensée discursive de l’Entrée simultanée » (cité Blue Annals, I, 192), d’un « Sens de la méditation de l’Entrée successive » (rim-gyis ’ǰug-pa’i sgom-don, Tôh., 3938) et d’un sGyu-’phrul phyag-rgya bsam-gtan (Cordier, rgyud, LXXV, 17). — Hadano Hakuyu a pensé qu’Atiśa (XIe siècle) aussi aurait transmis un enseignement du type « illumination subite », à cause de sa transmission de dohā et de son Dran-pa gčig-pa’i man-ṅag (Tôh., 3929) ; cf. Hadano, Ei-e no Atiśa shōsei, in Mikkyō-gaku mikkyō-shi rombunshū, volume commémoratif de la fondation de Kōyasan, 1965, p. 421.

9. Op. cit., p. 178.

10. Tucci, Minor buddh. texts, II, trad., p. 81 ; Wayman, p. 215. Cf. Tucci, Die Rieligionen Tibets, p. 101, 106, « unmittelbare (Enthüllung) », révélation immédiate, directe.

11. Cf. Demiéville, Concile…, p. 59, n. 3. La filiation des maîtres du Tch’an était attachée à la transmission du Laṅkāvatārasūtra (voir la traduction de Suzuki, The Lankavalara Sutra, London, 1932 ; réédition photographique, 1968). Elle était bien connue au Tibet, sans doute au moment de la controverse, puisqu’un texte qui l’expose se trouve parmi les manuscrits de Touen-houang, à la fois en chinois et en traduction tibétaine : le Leng-kie che-tseu ki (Taishō, n° 2037) et le manuscrit P. 710 (cf. plus loin, p. 16, ex. n° 7). Demiéville noie (Concile…, p. 18) que, dans le Laṅkāvatārasūtra, chap. II, chin. tsien et tib. rim correspondent à scr. krama, « graduellement », et chin. t’ouen, tib. gčig-čha à scr. yugapat, « d’un seul coup » (cf. aussi ibid., p. 14-15, note où la même équivalence est relevée). Suzuki (p. 49-50) traduit cependant par gradual et instantaneously.

12. C’est peu I-être une erreur pour lhan-čig, « ensemble ». On doit penser à l’expression lhan-cig shyes-pasahaja qui désigne une idée analogue de saisie simultanée de deux ou plusieurs aspects (cf. II. V. Guenther, The life and teachings of Nāropa, Oxford, 1963, p.25, n.3.

13. Da-lla’i phyag-rgya čhen-po daṅ // rGya-nag lugs-kyi rjogs-čhen la // yas-’bab daṅ ni mas-’ jegs gṅis // rim-gyis-pa daṅ čig-čar-par // min-’dogs bsgyar-ba ma-glogs-pa // don-la khyad-par dbye-ba med //
Sa-skya paṇ-chen (1182-1251), sDoni-gsum rab-dbye, fol. 25 b, éd. Sa-skya bKa’-’ bum, Tōkyō, 1968, vol. V, p.309.) Cette citation a été reprise dans un ouvrage dge-lugs-pa sur les doctrines des diverses écoles tibétaines, le Byaglon sṅan-sgron de dPal-maṅ d Kon-mčhog rgyal-mchan (XIXe siècle), chap. III, fol. 43 a. Elle a dû être très célèbre, car elle est aussi citée bien plus tôt, par ’Brug-pa Kun-legs (fin XIVe, début xve siècle) dans son autobiographie (fol.69 b). On sait que Sa-skya paṇḍita a été en Chine et que le Tch’an jouait un rôle important à la cour mongole des Yuan, à côté du lamaïsme (cf. Iwai, Nichi-Shi bukkyō-shi ron-kō, Tokyo, 1957). Un exposé sur le Tch’an fut fait devant, le lama tibétain Yang Lien-tchen-kia, commissaire au bouddhisme du sud-est de la Chine en 1288 (Fo-tsou li-tai t’ong-tai, Taishō, 2036, p. 720-721). Ln important ouvrage de vinaya tch’an, le Po-tchang ts’ing-kouei (Taishō, 2025) fut refondu sur ordre impérial entre 1335 et 1338 et comporte une préface d’un lama tibétain. Plus tard, sous les Mandchous, on voit à nouveau un empereur, Yong-tcheng (1723-1735) patronner à la fois le Tch’an et le lamaïsme (en la personne de son maître IČaṅ-skya qutuqtu). comme le montrent, ses préfaces au Yu-siuan yu-lou et à la traduction du Leng-yen king (Lankāvalārasūtra) reproduites au début du Wei-Tsang l’ong-tche (Monographie du Tibet ; cf. K. S. Ch’en, op. cit., p. 450-451 ). Pour revenir à la violente critique de Sa-skya paṇḍita, celui-ci la complète par un bref historique de la controverse sino-tibétaine. Le « bodhisattva » Zi-ba-’cho (Śantarakṣita) aurait prédit au roi Khri-sroṅ lde-bcan qu’après sa mort un moine chinois viendra enseigner la « Voie de la Simultanéité (ou du Subitisme) » (čig-čhar-pa-yi lam) qu’on appelle « Le Blanc capable d’agir seul (en une seule fois ?) » (dKar-po čhig-thub). Il faudra alors inviter son disciple Kamalaśila qui détruira cette doctrine chinoise et donnera celle du « gradualisme ». Mais plus tard, à la chute de la royauté, on prendra pour base quelques écrits de la doctrine des maîtres chinois et, en cachant le nom de cette doctrine, on le changera en Mahāmudrā. La Mahāmudrā actuelle est en majeure partie la doctrine chinoise (rgya-nag mkhan-po’i gźuṅ-lugs kyi // yi-ge cam-la brlen-nas kyaṅ // de-yi miṅ-’dogs gsaṅ-nas ni // phyag-rgya čhen-por miṅ bsgyur-nas // da-lta’i phyag-rgya čhen-po ni // phal-čher rgya-nag čhos-lugs yin). Je ne comprends pas pourquoi Sa-paṇ attribue l’enseignement du dKar-po čhig-thub à un moine chinois. En effet, ce nom désigne une des doctrines de la Mahāmudrā attribuée au siddha indien Maitripa (XIe siècle, maître de Mar-pa et d’Atiśa ; cf. Roerich, The Blue Annals, p. 866 et Grub-mtha’ çel-gyi me-loṅ, 68 a). Cependant, en citant la critique de Sa-paṇ, le Grub-mtha’ çel-gyi me-loṅ dit ailleurs (66 b) que Sa-paṇ évoque la doctrine Phyag-čhen dkar-po čhig-thub de Źaṅ ’Ghal-pa (xne siècle). Sa-paṇ voulait peut-être laisser croire que cette Mahāmudrā-là était au fond chinoise. Bien plus tard encore, ’Brug-pa Kun-legs (vers 1500) parle de « Mahāmudrā, vue des moines chinois » (phyag-rgya ha-çaṅ gi lta-ba, Œuvres, Kha, 14 a). II. V. Guenther (Some aspects of tibetan religious thought, p. 71, n. 2) a montré que d’autres auteurs tibétains ont eu une attitude nuancée envers ces « doctrines (chinoises) de Ha-çaṅ ».

14. gZi-brǰid, Kha, p. 521 = lta-ba yas-phub [erreur pour phab], spyod-pa mas yar ’jeg / mthar ni don-dam lhig-le gčig-la bsdu.

15. P. Démiéville, Concile…, p. 14-15, note (mkhan-po Ma-hā-yan gyi bsam-brtan čhag [= čhig]-čhar’ǰug-pa’ i sgo daṅ bçad-pa’i mdo). Le moine tch’an Mahāyāna (chin. Mo-ho-yen) est attesté dans des documents chinois dont l’un est daté de 730 A. D. (Jao Tsongyi, op. cit., p. 174 [ici p. 3, n. 2]). I.’un de ses disciples était le traducteur tibétain de textes chinois rGya Me-mgo, « le chinois Tête [brûlée au] feu » (ce sobriquet s’explique par l’ascétisme qui caractérise le Tch’an à son début : coucher dans la neige, se couper des doigts et même un bras) ; cf. Yamaoguchi Zuihô, in Tōyōgakuhō, 47, 4 (1965), p. 118-119 (ici p. 3, n. 2).

16. bsTan-’byuṅ, p. 163 a suiv. : myur-lam gčig-čhar bkod-don. L’ouvrage est tardif (XIXe siècle), mais résume les positions philosophiques antérieures. La même expression myur-lam se retrouve chez les dGe-lugs-pa (cf. Mi-dbaṅ rlogs-brǰod, 67 a-b).

17. Cf. Tucci, Minor tibetan texts, II, p. 70, 72, 73.

18. Pour DR, la saisie « simultanée » (čig-čar) des hva-çaṅ chinois (le Tch’an) consiste à pouvoir méditer tout de suite et directement la Vacuité (śūnyatā) ou la sixième et dernière des paramitā, alors que les « gradualistes » (rim-gyis-pa) méditent d’abord successivement les cinq premières paramitā avant de pouvoir aborder la sixième. La première méthode est pour lui « la façon de méditer immédiatement [ = tout de suite et sans intermédiaire] la voie profonde » (zab-lam lam-saṅ sgom-chul), alors que la seconde est appelée « la voie large » (rgya-čhe-ba’i lam). Par ailleurs, par exemple chez les bKa’-brgyud-pa, les deux voies sont aussi appelées « usuelle, ordinaire, commune » (lam thun-moṅ-pa) et « extraordinaire » (thun-moṅ ma-yin-pa), cette dernière étant une voie directe et rapide.

19. Aux indications déjà données par P. Demiéville et G. Tucci, ajoutons un exemple postérieur. À l’époque de Bla-čhen, le moine qui était au centre du renouveau du bouddhisme après la chute de la dynastie royale (fin du IXe, début du Xe siècle), à Dan-tig (dans la région de Si-ning), des tenants de « l’entrée simultanée » (čig-čhar’ǰug-pa) niaient l’utilité de la vertu et des bonnes œuvres (Amdo čhos-’byuṅ, 21 b ; ouvrage du XIXe siècle, mais qui se base sur des chroniques anciennes). C’est, effectivement l’époque où les historiens tibétains signalent des mouvements « sauvages » de moines (d’inspiration tantrique, mais celle-ci rejoint le Tch’an) qui volaient et tuaient, violaient les femmes et se livraient à la débauche (cf. H. A. Stein, La civilisation tibétaine, Paris, 1962, p. 49). Le tantrisme et le Tch’an ont en commun plusieurs attitudes qui s’expliquent comme conséquences de la voie « directe » : mépris des livres et des études intellectuelles, activités poétiques, de danse, et de chants, comportement non conventionnel et paradoxal, attitudes dites de « fous » (cf. H. Hoffmann, Die Polaritätslehre des späten Buddhismus, in Eranos Jahrbuch, XXXVI, 1967, p. 37-375 ; et pour les abus analogues des adeptes contemporains du Zen, en Amérique — satori par l’alcool, la drogue et le coït —, cf. L. Stryk, An exchange on Zen, in France-Asie, XX, 1, 1965, p. 36-37, 39-40).

20. Cf. p. 4, n. 2. Au Tibet aussi, chez les bKa’-brgyud-pa, on assigne le « graduel » ou « successif » et le « simultané » à deux catégories différentes de personnes de niveau intellectuel différent ; cf. Grub-mtha’ çel-gyi me-loṅ, 69 a : sGam-po-pa (1079-1153) a combiné l’enseignement des Six Doctrines profondes de Nāropa et l’enseignement de Purification de la pensée des bKa’-gdams-pa (Atiśa et ses disciples). Il les a donnés à ses disciples selon qu’ils étaient prédisposés à (la voie) graduelle (rim-gyis) ou immédiate (čig-čhar).

21. En parlant de Cā-ri, lieu saint des rJogs-čhen-pa et des bKa’-brgyud-pa, situé à l’extrémité sud-est du Tibet, on le qualifie de « domaine [paradis] où la « transe » [ou l’expérience mystique, la compréhension directe] apparaît en simultanéité » (ñams-rtogs čig-tu [ = lhan-čig-tu] ’čhar-ba’i źiṅ ; cf. Œuvres de Padma dKar-po, na, p. 4, biographie d’Avadhatipa ; le dictionnaire de Čhos-Grags explique gčig-lu exactement comme čig-čar par « ensemble » [lhan-du], « en même temps » [dus-gčig-lu ou dus-mn̄am-du]). A Câ-ri (-tra) se trouvent une montagne et un monastère appelés čig-čhar.

22. Je pense qu’on pourrait trouver des exemples de double locatif dans les textes, surtout quand le mot qui se termine avec le locatif en -r est devenu plus ou moins indépendant.

23. Cf. čig-čar ’ǰug = yugapad et Zuṅ-’ǰug = yuganaddha.

24. Pour un exemple de gn̄is-čhar, voir Amdo čhos-’byuṅ, fol. 274 a : quelqu’un ayant demandé un enseignement religieux à quelques lamas et bon-po pratiqua simultanément les deux religions, celle du tantrisme et celle du Bon (bla-ma daṅ bon-po ’ga’-źig-la čhos źus-pas sṅags bon-gyi čhos gñis-čhar spyod-pa). Cf. p. 15, n. 5.

25. Sa biographie, 124 b : slob-ma lṅa-brgya daṅ n̄i-çu-rca-bźi cam byun-ba la dbaṅ daṅ gdams-pa gnaṅ-bas lhams-čad čig-čar grol-le.

26. F. D. Lessing et A. Wayman, mKhas grub rje’s Fundamentals of the buddhist tantras, La Haye, 1968, p. 22-23 : simultaneously demonstrated 100 myriads of times (mjad-pa bču-gnis kyi chul bye-ba phrag-brgya čig-čar du slon-no, répété deux fois).

27. A mdo chos-’byun, 67 a (sku’i bkod-pa gsum čig-čar du bstan) ; cf. exemple n° 5.

28. rÑiṅ-ma čhos-’byuṅ, p. 207 (ça’i spyan-gyis glin-bźi čig-čar-du gzigs-pa).

29. Ibid., p. 639 (slar-yaṅ… sprul-pa’i sku’i bkod-pa lṅa gčig-čar du snaṅ-bar mjad-pas) ; cf. exemple n° 3. On peut ajouter deux exemples analogues tirés du même ouvrage. P. 506, N̄aṅ-ral, en mourant, prédit qu’il se manifesterait à nouveau simultanément en trois incarnations, une du Corps, une de la Parole et une de la Pensée (slar sku gsuṅ thugs-kyi sprul-pa gsum gčig-čar du byuṅ-bar luṅ-bslan). Et p. 523, quelqu’un se montre simultanément en six corps (sku’i bkod-pa drug gčig-čar du ston-pa) et fait d’autres miracles. Ces exemples semblent prouver que les termes comme gn̄is-čar, lṅa-car (deux en même temps, cinq en même temps), etc. (cf. ci-dessus, p. 14, n. 4) s’expliquent comme une contraction de gn̄is, lṅa, etc., gčig-čar « deux, cinq, etc., en une seule fois, en même temps », comme ici gsum gčig-čar ou drug°.

30. Taishō, 2897, p. 1424 b […]. Ms.P.746 et 747 : byaṅ-čhub sems-dpa’ ’di-brgyad-kyis čig-čhar (čig-čar) saṅs-rgyas la gsol-pa.

31. Taishō, 2837, p. 1284 […] = Ms. P. 710, fol. 20 b : gn̄is-su med-pa’i gźuṅ daṅ don čig-čar byuṅ-ste / yid-la gos-pa (21 a) daṅ gcaṅ-ma gñis-kyaṅ gčigste / saṅs-rgyas daṅ sems-čan kyaṅ mñam sn̄omste mdo gčig-go //. Pour l’égalilé (p’ing-lengsamatā) du Buddha et des êtres, la coïncidence de l’absolu et du phénoménal, etc., dans les écoles chinoises T’ien-t’ai et Houa-yen, voir rapidement K. S. Ch’en, op. cit., p. 307-308, 311-312, 317. Sur la fixation simultanée de corps et « esprit », sur leur « égalité » (sama), etc., dans le dhyāna classique, cf. Demiéville, op. ciy. [ici, p. 4, n. 1], BEFEO, LIV, 2, 1954, p. 380, n. 4, 404, 410-411 (comme lait et eau mêlés). On trouve d’innombrables exemples tibétains et chinois de cette affirmation de simultanéité et d’unité, et cela dans bien des écoles différentes. L’idée de l’unité foncière de, l’état de buddha (pureté) et de celui des êtres vivants (impureté) est liée au concept de Tathāgatagarbha (cf. D. S. Ruegg, La théorie du Tathāgatagarbha et du Gotra, Paris, 1969). Cette position est justement celle de Tchou Tao-cheng ; dans son T’ouen-wou tch’eng-fo louen, « Traité sur la réalisation de l’état de buddha par « l’illumination simultanée ». »

32. D. Snellgrove, Four Lamas of Dolpo, Oxford, 1967, II, 92 : ’od-gsal phyag-rgya chen-po’i ṅaṅ-la mn̄am-par bźag-pa’i mthar / sa-lam thams-čad gčig-čar du bgrod-nas / sku-bźi ye-çes Iṅa’i bdag-ñid zuṅ-’ǰug rdo-rǰe-’chaṅ čhen-po’i go-’phaṅ mṅon-du mjad-do. Traduction correcte, I, p. 178, he traversed at one go all the stages of the way. Sur ces « terres » du bodhisattva, cf. ci-dessus p. 4, n. 1. Pour la simultanéité des trois ou quatre « Corps » qui caractérise l’état de buddha, voir un autre exemple plus loin, n° 21.

33. D. S. Ruegg, The life of Buston…, Rome, 1966, p. 103, note : čig-čar du snaṅ-ba rnams ’od-gsal du sdud-pa.

34. T’ai-p’ing yu-lan, k. 522, citant une lettre de l’époque des Trois Royaumes (IVe siècle ; d’après le Dictionnaire de Morohashi) : […].

35. Tao-siue tchouan (IVe-VIe siècle) cité par Tch’en Kouo-fou, Tao-tsang yuan-lieon k’ao, 2e éd., t. II, p. 462) : […].

36. Ibid., p. 480 […].

37. T’ai-tchen yu-li sseu-ki ming-k’o king (Tao-tsang, 77), k. 2, 6 b […] (de même ibid., 7 a, tel texte est transmis une seule fois en dix mille kalpa. (Mais) s’il y a des « hommes réalisés » il est permis de le transmettre trois fois en sept cents ans, […] ; le mot t’ouen est omis).

38. Pao-p’ou-tseu (nei-pien), 11, p. 46 (éd. Tchou-tseu tsi-tch’eng) […]

39. Tchen-kao (éd. Hio-tsin t’ao-ynan), k. p. 2 a-b : […]

40. Tong-hiuan ling-puo tao-hiue k’o-yi (Tao-tsang, 761), k. chang, p15 a : […].

41. Taishō, 2906, p. 758c : […].

42. Pien-wei lou (Taishō, 2116, p. 758 c : […].

43. Tsi kon-kin fo-lao louen-heng (Taishō, 2104, p. 383 a) : […].

44. H. Nakamura, Upaniṣadic tradition and the early school of Vedānta as noticed in buddhist scripture, in HJAS, 18, 1955, p.85, cilant le Mahāribhāsāsāstra = Tattvasaṅgraha de Śāntahaksita, chap. « Puruṣaparīkṣā » (Taishō, 1545, p.993 b-c) […]. Cf. Ganganatha Jha. trad. The Tattvasaṅgraha of Śāntahaksita… vol. I, Barode, 1937, chap. VI : otherwise all things would come into existence simultaneously, et p. 95 : yet the producing of things is not simultaneous. Cf. Louis de La Vaée-Poussin, L’Abidharmakośa de Vasubandhu, Paris, 1923, I. p. 311 : Si les choses étaient produites par une cause unique, elles naîtraient toutes en même temps. Or, chacun sait qu’elles naissent successivement, etc.

45. Concile…, p. 59, n. 2 et 3 […]

46. H. V. Guenther, Tantra and revelation, in Hist. of Religion, VII, 4, 1968, p. 296. Cf. G. Tucci, Die Religionen Tibets, p. 81, les trois corps réalisés ensemble.

47. Cf. Liebenthal, op. cit., p. 177.

48. Fung Yu-lan, op. cit., p. 270 = Kao-seng tchouan, Taishō, 2059, p. 366 c.

49. Some aspects of tibetan religions thought, in Hist. of Religions, VI, 1, 1966, p. 79, n. 26.

50. Life and lime of Buston…, p. 76.

51. Hoffmann, Quellen zur Geschichte der libetischen Bon Religion, Wiesbaden, 1950, texte p. 394, trad. p. 291 (inadéquate) : čhos-n̄id čhaṅ-gis thams-čad bzi, thod-rgal n̄ams-kyi reed-mo rce. Ñams n’est pas simplement « la pensée » (comme traduit Hoffmann), mais un état de félicité dans lequel on appréhende directement « l’Absolu » (cf. Dict. de Čhos-grags : n̄ams-khrid, n̄ams-dga’-ba, n̄ams-mgur). L’accent est sur l’expérience mystique.

52. P. 377 : […]

53. Dag-yig thon-mi’i dgoṅs-rgyan, éd. Sining, 1935 (avec traductions chinoises}.

54. Thod-rgal ni ’ǰug-pa’i rnam-bçad las. Je ne sais de quel ouvrage il s’agit, mais on trouve dans le Aṣṭādaśa sāhasrika-prajn̄āparamilā-sūtra (Kanjur, Ōtani, vol. 20, n° 732) le chapitre 62 intitulé « Thod-rgal du sn̄oms-par’ǰug-pa », chinois […] « entrée par saut ».

55. Thod-rgal źes-pa ni brda rn̄iṅ-ba las snrel-źi źes-kyaṅ ’byuṅ-bas rim-par ’čhol-ba la zer.

56. Et. Lamotte, Yamaka-vyatyasta-āhara, in Artibus Asiae, XXIV, 3-4, 1961, p. 307-310 : vyatyastasnrcl-źi, « piacé à l’envers », est le nom d’une concentration et désigne un procédé de style (chiasme : mots inversés). L’auteur fait ressortir l’attitude contradictoire du bodhisattva : « se joindre au monde tout en lui tournant le dos ». C’est justement ia simultanéité.

57. Padma dKar-po, rNat-’byor bźi’i ṅes-pa rab-tu dbye-ba phyag-rgya čhen-po’i bçad-pa thams-čad kyi bla-ma, fol. 2 a, et Phyag-rgya čhen-po rnal-’byor bźi bçad-pa ṅes-don lta-ba’i mig, fol. 5 b.

58. RÑiṅ-ma čhos-byuṅ de bDud-’ǰoms rin-po-čhe (écrit en 1964, mais répétant des documents anciens), p. 218 : rJogs-pa čhen-po thos-pas rlogs-pa thod-rgal du skyes.

59. Ibid., p. 520 ; pour zag-med kyi bde-ba, cf. Ruegg, Bu-ston…, p. 58, n. 2.

60. Ibid., p. 671 ; ’du-’khrugs kyi nad-sogs drag zin-pas sdug-bsṅal gyi chor-ba gtan-nas med/n̄in-mchan thams-čad-du thod-rgal gyi snaṅ-ba ’ǰa’-zer thig-le sku daṅ źiṅ-khams kyi snaṅ-ba’ba’-źig ’čhar-gyin-’dug.

61. Cf. l’exemple ci-dessus n° 21 et le cas d’un saint qui, en dansant et en chantant, « produit (fait naître en lui) la compréhension directe (illumination) simultanée (čig-čar-ba’i rtogs-pa skyes ; Chronique de dPa’o gcug, chap. Na, 18 b).

62. rÑiṅ-ma čhos-’byuṅ, p. 668 : khyad-par rjogs-pa čhen-po ka-dag khregs-čhod daṅ/thun-grub thod-rgal gyi rnal-’byor la brten-nas čhos-n̄id yid-dpyod du ma-lus-par mṅon-sum-chad la phebs-le snaṅ-spyod sku dan ye-çes kyi rol-pa la dbaṅ-bsgyur.

63. Ibid., p. 594, rjogs-pa čhen-po khregs-čhod kyi n̄ams-bźes la sn̄iṅ-por dril-nas (595) thod-rgal daṅ rluṅ-sbyor sogs-kyaṅ… thugs-ṅams-su bźes-pas.

64. Cf. dans le Tch’an (et dans le taoïsme) le terme qui désigne un saint « inspiré », un « fou » à conduite paradoxale, à savoir lien […] qui signifie « renversé, sens dessus dessous ». Pour Tao-tsi ou « Tsi le fou », moine tch’an (1150-1209), cf. Liu Guan Ying, Der Heilige als Eulenspiegel…, Basel-Stuttgart, 1958 et le compte rendu de P. Demiéville dans Orientalislische Lileraturzeilung, 1961, nos 1-2, p. 92. On l’appelle aussi « l’illuminé ivre » (tsouei p’ou-t’i) et « Grande Joie » (ta houan-hi). M. Demiéville traduit ce dernier nom par « le grand bouffon », mais ce n’est qu’une paraphrase. Comme le montre la divinité du tantrisme sino-japonais Houan-hi t’ien (jap. Kanki-ten), lequel est un couple de deux éléphants (Ganeśa), un mâle et une femelle, qui s’embrassent, la «joie » fait allusion à l’Union des Contraires et correspond à Mahāsukha, « la Grande Félicité » du tantrisme tibétain (cf. ci-dessus, paradigme de la p. 24, n. 2). Que le « fou », le « renversé » Tao-tsi s’appelle aussi « Grande Joie » est d’autant plus remarquable que celle-ci caractérise chez les rJogs-čhen-pa et les bKa’bgyud-pa l’illumination « simultanée » ou du « saut » (renversement). C’est là un élément parmi d’autres qui permet de comparer le Tch’an et le Vajrayāna (cf. p. 5, n. 4).

65. Bya-glon sn̄an-sgron [ici, p. 9, n.1], p. 43 a : 1° daṅ-po-n̄id nas sems-kyi ṅo-bo steṅ-du bźag-nas čir-yaṅ mi-rlog-par skyoṅ nus-pa ; 2° sems-ṅo bcal-nas sgom-dgos-pa ; cf. ici p. 11, n. 4.

66. Cases d’un échiquier, Paris, 1970, p. 259.

67. Greimas, Sémantique structurale, Paris, 1966, p. 127. Cf. aussi, par exemple, Merleau-Ponty, Essais philosophiques (De Mauss à Claude Lévi-Strauss), Paris, p. 163-164 ; Henri Delacroix, Le langage et la pensée, Paris, p. 39 : La compréhension (de la phrase) exige la présence simultanée du début à la fin, la simultanéité du tout, et p. 231 : C’est l’essence même de la pensée discursive, opposée à la pensée intuitive, de ne pas opérer instantanément une liaison… mais de progresser d’un objet à l’autre. Enfin on retrouve bien entendu cette opposition chez M. Foucault, Les mots et les choses, p. 96-97, qui présente les idées de Condillac (Grammaire) et de ses contemporains. Le langage analyse la représentation selon un ordre nécessairement successif, mais tous les éléments d’une représentation sont donnés en un instant, etc.

séparateur

Notes

Rolf-Alfred Stein, article : « Illumination subite ou saisie simultanée », publ. in Revue de l’histoire des religions, 179 (1971), pp. 3-30.

► Le pertinent tibétologue et spécialiste de l’Épopée du roi Gesar, Rolf-Alfred Stein, à produit une bibliographie que nous vous suggérons volontiers afin de consulter d’autres articles de cette qualité sur le monde oriental.

■ Le document d’origine étant passablement corrompu, certaines lettres et diacritique sont difficilement lisibles ce qui pose problème dans les passages en hanyu pinyin dans la mesure où nous ne comptons pas d’orientaliste dans nos rangs. Si un de nos aimables lecteur remarque des erreurs de retranscription ayant échappé à notre vigilance, nous le remercions d’avance de bien vouloir prendre un moment pour nous en faire part ! Quant aux sinogrammes, pour certains illisibles, nous ne les avons simplement pas reproduits et remplacés par l’indication suivante : "[…]". Référez vous au document d’origine pour les consulter.