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Magie et langage
Henri Lavondes

Note à propos de quelques faits malgaches

Partant des travaux de Frazer, et particulièrement de sa définition des lois sympathiques, Hubert et Mauss ont construit une théorie de la magie dont un aspect très important est d’avoir montré les rapports qui existent entre magie et langage. Leur apport en ce domaine se situe sur deux plans. Sur un plan très général, tout d’abord, la pensée magique apparaît comme une application particulière d’une « fonction symbolique » qui devient le dénominateur commun à de nombreux aspects de la culture : Nous réduisons donc le système des sympathies et des antipathies à celui des classifications de représentations collectives. Et plus loin : En somme, dès que nous en arrivons à la représentation des propriétés magiques, nous sommes en présence de phénomènes semblables à ceux du langage(1). Il est inutile de souligner la fécondité de ces vues et le rôle qu’elles ont joué dans l’élaboration d’une anthropologie structurale(2). Mais Mauss a également établi des rapports entre langage et magie en envisageant les phénomènes sous un angle plus restreint et concret. Mauss suggère que certaines pratiques magiques correspondent à des « incantations muettes » et que certains ingrédients figurant dans les compositions magiques ne sont que des « mots réalisés » agissant à la manière d’incantations(3). En effet, il ne suffit pas d’éclairer par des hypothèses générales la démarche de la pensée magique, encore faut-il tenter de rendre compte avec précision de l’emploi dans les rites magiques d’une collection hétéroclite d’objets et d’ingrédients qui semble un défi au bon sens. Notre propos est de montrer que la signification de certaines recettes magiques devient claire à partir du moment où l’on considère qu’elles sont un discours figuré à l’aide d’objets, grâce à une démarche qui opère en liaison étroite avec le langage. Nous ne prétendons pas, dans le cadre de cette note, aborder à la lumière de cette hypothèse la magie en général, ni même l’immense domaine qu’offrirait l’ensemble des faits malgaches. Nous avons seulement été tenté d’organiser en séquences significatives quelques faits qui ont attiré notre attention.

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Les rites de la fraternité de sang malgache (fatidrà) nous fournissent un premier exemple. Le fatidrà est le lien de parenté artificielle (et partielle) que sont susceptibles de créer volontairement deux individus non parents et la cérémonie qui permet de l’établir. Celle-ci comporte obligatoirement l’énoncé d’une formule d’imprécation et l’utilisation d’un certain nombre d’objets et d’ingrédients. Dans le recueil du missionnaire E. Birkeli(4), figure un texte d’imprécation accompagné de l’énoncé des ingrédients utilisés pour la cérémonie : une sagaie, de la suie, une balle de fusil, du sel et une assiette pleine d’eau. Les deux hommes qui vont s’unir par la fraternité de sang tiennent tous deux la sagaie, la pointe reposant sur l’assiette où les autres ingrédients mentionnés et un peu de sang prélevé sur une coupure faite à l’épigastre de l’un et de l’autre sont mêlés à l’eau. À la fin de la cérémonie, chacun des deux partenaires boit un peu du liquide contenu dans l’assiette. Dans la formule d’imprécation, les divers ingrédients sont seulement pris à témoin :

je vous annonce à vous sagaie, balle, suie et eau… qu’un tel et un tel veulent s’unir d’une amitié étroite…

Mais rien ne vient éclairer le rôle ou la signification de ces objets. C’est du reste la règle générale, au moins dans l’aire culturelle où a été établi le recueil de Birkeli. Dans les formules d’imprécation qu’a notées M. Faublée(5), comme dans celles que nous avons recueillies personnellement, les paroles de l’imprécation n’explicitent pas directement la signification des objets utilisés pour le rite.

Il n’en est pas de même dans le rituel du fatidrà merina tel que le rapporte M. Decary. Outre la sagaie, les ingrédients sont de la bouse provenant d’un veau qui a perdu sa mère, une sauterelle dont la tête a été tordue et placée à l’envers, sept herbes sèches, de l’eau provenant d’une source en train de se tarir, une balle de fusil, un vieil os, quatre pincées de terre prises aux quatre points cardinaux. Ils sont associés à la formule imprécatoire suivante :

O Dieu, écoute-moi. Voici R. et R. qui veulent se faire fatidrà, se lier d’une amitié intime, se venir en aide, contribuer aux dépenses de leurs funérailles, se donner des soins quand ils seront malades, se réunir à jamais dans le bonheur commun comme dans le malheur. Voici sept racines d’herbe ; si l’un d’eux viole le pacte juré, que la mort s’abatte sept fois sur lui et sur les siens. Voici une sauterelle dont la tête a été tordue ; que celui qui se parjurera soit comme elle et ne puisse voir devant lui. Voici la bouse d’un veau qui n’a plus de mère ; que celui qui se parjurera ne laisse pas de postérité et que son corps devienne semblable à cette ordure. Voici l’eau d’une source qui est tarie ; que la vie et les biens de celui qui se parjurera se tarissent comme elle. Voici une balle de fusil ; qu’elle tue celui qui violera le pacte et que son cadavre soit la proie des bêtes sauvages. Voici un vieil os ; que le crâne et les ossements du parjure ne soient ensevelis par personne et soient dispersés de tous côtés. Voici un peu de terre ; que notre mère à tous lui refuse ses produits. Et qu’il soit percé de part en part par cette sagaie que je tiens à la main… (6).

Dans cet exemple merina, il y a correspondance terme à terme entre l’imprécation effectivement prononcée par le mpisisika (le maître de cérémonie) et les objets utilisés dans le rituel. Ceux-ci sont une imprécation figurée dont l’imprécation verbale n’est que la transcription littérale. Et par là se trouve également éclairé le rôle des ingrédients qui interviennent dans le rituel noté par Birkeli : au lieu de doubler les paroles ils les complètent par une imprécation figurée dont il n’est pas difficile de restituer le sens.

Le fatidrà n’est pas seulement la consécration de liens de sympathie, d’amitié entre deux individus. Il peut aussi constituer un véritable contrat comportant des engagements relatifs à des activités précises. La formule d’imprécation notée par Birkeli met en cause un cultivateur et le piroguier qui transportera et vendra en son nom ses productions. Elle comporte un engagement, qui dans ce cas particulier apparaît unilatéral, à se comporter loyalement dans l’exécution du contrat. Dans les sociétés sans écriture, il ne peut y avoir de texte que chaque partie garde par devers elle. Mais en absorbant l’eau de l’assiette, chacun des deux frères de sang emporte dans son propre corps un « texte » qui n’est pas écrit avec les signes d’une véritable écriture, mais qui est matérialisé par les objets avec lesquels l’eau a été en contact. Chacun de ces objets n’a en effet de sens que par rapport aux formules d’imprécations qu’il évoque immédiatement. Dans le rituel noté par Birkeli, le symbolisme, d’ailleurs transparent, de la sagaie et de la balle de fusil est parfaitement éclairé par le commentaire qu’en apporte l’imprécation merina notée par M. Decary. Restent le sel et la suie. À notre sens, le sel est le rappel du premier élément d’une formule de malédiction très courante : manjary sira, manjary talio,

« deviens sel, deviens tourbillon »(7). Pour la suie, nous n’avons pas d’explication à proposer, mais il est infiniment probable que cela ne tient qu’à une lacune dans notre documentation et que l’ensemble de ces objets assemblés doit se « lire » un peu comme un rébus.

Dans le sud-ouest de Madagascar, en pays sakalave masikoro, Mahakirinjo, un devin-guérisseur (ombiasa) de Bekoropoka, un village du delta du Mangoky, prononce l’incantation magique qui consacrera l’aoly kabaro, le charme pour favoriser la fructification des pois du Cap que lui a demandé un client. Il dit notamment : hatnpo foly miseke ñy hanaña ho azo, « que les richesses qu il obtiendra ressemblent aux moineaux qui se posent en bandes ». Par ailleurs, Mahakirinjo, comme beaucoup d’autres habitants de Bekoropoka, a planté au centre de son champ une tige de roseau bararata (8) dont il a enlevé les feuilles, ne laissant que la panicule touffue du sommet. Les tiges pourvues d’inflorescences du bararata figurent dans de nombreux rites religieux et magiques. La plupart de nos informateurs n’ont aucune explication à proposer du rôle du bararata, sinon de se référer au fomba, à la coutume qui veut que l’on en mette en de telles circonstances. Un instituteur masikoro pourtant a fait état du fait que le roseau était remarquable par la multiplicité de ses fleurs ou de ses graines et qu’en en piquant une tige au centre de son champ, on exprimait le souhait que les semences se multiplient comme sont innombrables les graines de la panicule.

Y a-t-il une différence entre Mahakirinjo prononçant une incantation et Mahakirinjo plantant son roseau ? Ne peut-on penser que dans les deux cas l’ardent désir de voir fructifier les récoltes est exprimé par une métaphore ? Dans le premier cas, la métaphore est formulée verbalement, dans le deuxième, elle est figurée par un objet, mais dans les deux cas, nous nous trouvons en présence d’un langage, permettant la formulation d’un message.

Mais une objection s’impose. Dans le cas du roseau, il peut y avoir plus que la simple figuration d’une métaphore. La fécondité du bararata n’est-elle pas conçue comme un caractère qui, détaché de son support matériel, doit passer dans le sol où il est planté, en vertu de la règle similia similibus evocantur ? C’est évidemment l’objection fondamentale à laquelle se heurte l’ensemble de l’interprétation que nous proposons. Nous y reviendrons par la suite, mais nous voulons signaler dès à présent un cas, — qui est du reste un cas-limite —, où seule l’interprétation dans le sens d’un message nous paraît mériter d’être retenue.

Nous avons vu, placés bien en évidence au milieu d’un champ cultivé, une branche de laro (9), euphorbe dont le lait vénéneux est utilisé pour la pêche et un fruit jaune orangé (non identifié), ayant à peu près la taille et l’aspect d’un kaki, le saboatsihane, vénéneux lui aussi. Là encore, sans doute, on peut admettre que le caractère vénéneux de ces plantes est conçu comme une propriété susceptible de se détacher de ses supports matériels, pour passer dans les plantes cultivées et empoisonner le voleur. Mais la manière dont les plantes sont placées bien en vue fait que la fonction magique, si elle existe, est à notre sens secondaire. Les charmes protecteurs restent ordinairement cachés à la vue, comme le sont, par exemple, les toñe, charmes collectifs enterrés au départ des chemins conduisant au village qu’ils sont censés protéger contre tous les visiteurs malintentionnés : voleurs de bœufs, malfaiteurs et gendarmes. Ces plantes jouent le rôle d’un écriteau dont le texte serait quelque chose comme : Défense de voler sous peine d’empoisonnement. Le procédé sémantique qui permet de communiquer le message est du reste encore attesté dans notre culture, comme en témoigne l’usage d’envoyer un cercueil par paquet-poste aux personnes auxquelles on veut communiquer certains sentiments ou intentions.

Le fanintsina (littéralement : ce qui rafraîchit, ce qui donne la santé, substantif dérivé de manintsy : frais, froid) est un liquide magique aux multiples utilisations. En particulier, on en répand sur le sol, on s’en oint, on en boit avant l’accomplissement de toute cérémonie religieuse, de tout sacrifice, pour se prémunir contre les risques (maladie, mort) qu’entraîne l’intrusion dans le domaine du surnaturel. Le fanintsina est préparé par le devin-guérisseur dans une petite marmite, généralement en terre cuite, contenant de l’eau à laquelle sont mêlés divers ingrédients : du fasintsikily, sable qui a été en contact avec les graines utilisées pour la divination (sikily), des feuilles de la plante non identifiée appelée tombokalike (littéralement : patte de chien), des feuilles de la liane appelée bokabè (10), de la boue (fotaka) mêlée avec cette espèce de mucus verdâtre qui se forme dans les eaux croupissantes (lomotse). C’est un exemple parmi tant d’autres de cette bizarrerie qui contribue tant à déshumaniser la pensée magique et qui donne au témoin européen l’impression d’un dépaysement total. Dans ce cas encore la plupart des informateurs déclarent ignorer le sens de la composition dont ils ne peuvent justifier l’emploi que par référence à la coutume. Cependant, le commentaire d’un notable de Morondava, pourvu d’une solide formation scolaire, permet de dégager la signification de cette collection d’ingrédients. Le but du fanintsina est d’anéantir le malheur, la maladie qui menacent les participants à la cérémonie. La boue et la vase se situent au niveau le plus bas de l’échelle des valeurs : on souhaite que le malheur devienne inconsistant, inoffensif comme cette vase. Ce n’est pas le seul cas où l’absence de cohésion de la boue est utilisée pour signifier la notion de chose inerte, inoffensive : le possesseur d’un charme pour l’utilisation de la foudre doit s’abstenir de prononcer les mots varatra (tonnerre) et helatra (foudre) et leur substituer le mot fotaka (boue)(11). L’emploi des ingrédients végétaux est justifié par de véritables calembours. La plante appelée tombokalike est désignée également par un autre nom : tsitindry, dont le sens littéral est « qui n’est pas écrasé, que rien n’opprime ». La présence des feuilles de bokabè s’explique également en raison du nom de cette plante. Pour le mot boka, le dictionnaire des RR. PP. Abinal et Malzac donne le sens « très rugueux », le nom de la plante est donc probablement justifié par une propriété physique de Marsdenia verrucosa. Mais cette espèce n’aurait pas plus de raison de figurer dans la composition du fanintsina que n’importe quelle autre plante, si, dans le sud-ouest de Madagascar, boka ne signifiait pas aussi « fade » (sakafo boka : nourriture sans goût, rano boka : eau saumâtre) et, par extension, « sans valeur », « sans effet ».

On voit la démarche qui a présidé à la composition du remède. Ce n’est pas telle propriété attachée à chacun des ingrédients qui en justifie le choix, mais certaines significations qui leur sont prêtées par l’intermédiaire du langage dans le cas des feuilles de bokabè et de tsitindry, par référence à un système de classification des choses dans une échelle de valeurs dans le cas de la boue et des algues fangeuses. Le résultat est un message qui utilise ces objets comme signes, comme il aurait pu utiliser les mots du langage articulé, pour formuler une prière muette dont le thème général est : que le surnaturel ne nous cause aucun mal. Les véritables jeux de mots qui opèrent cette transmutation de choses matérielles en langage n’ont pas échappé à Mauss : D’autre part, si nous admettons parfaitement qu’il y a des choses qui sont investies de certains pouvoirs en vertu de leur nom (reseda morbos reseda), nous constatons que ces choses agissent plutôt à la façon d’incantations que d’objets à propriété, car elles sont des sortes de mots réalisés (12).

On voit que nous étendons la méthode d’interprétation suggérée par Mauss non seulement aux ingrédients dont la présence dans les compositions magiques est justifiée par leur nom, mais aussi à d’autres ingrédients qui tiennent leur aptitude à figurer dans des messages incantatoires d’une valeur symbolique que l’analyse du contexte culturel permet de dégager. Il est possible d’appliquer la même démarche à des faits pour lesquels elle s’impose avec moins d’évidence. Le sable mis en contact avec les graines utilisées pour la divination, dont nous avons mentionné la présence dans le fanintsina, entre également dans la composition de toutes les formules magiques que nous avons notées. Nous sommes donc tenté de l’interpréter comme un signe ayant une valeur générale, comme le symbole qui dans le message magique figure la puissance, l’efficacité que l’on attend de la préparation. Et ne peut-on aller plus loin encore et formuler l’hypothèse que, de même que le fasintsikily joue le rôle de signe de puissance dans les compositions magiques, de même la poussière prélevée sur l’empreinte des pas est le signe indiquant le destinataire d’un maléfice ? Si nous aventurons ces hypothèses, dont la fragilité ne nous échappe pas, pour interpréter des faits qui servent habituellement d’illustration type à l’exposé des lois sympathiques, c’est que, croyons-nous, elles paraissent plus conformes à ce que nous savons désormais de la « pensée sauvage ».

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Le caractère commun aux différents rites magiques que nous avons examinés est qu’ils concourent à l’expression de messages. Une partie des messages formulés par la magie sont verbaux et directement exprimés en termes du langage articulé : ce sont les incantations, les prières de consécration, les imprécations. D’autres sont des messages figurés à l’aide d’objets qui prennent valeur de signes selon deux voies différentes (13). Le plus simple des procédés par lesquels ils y parviennent est le calembour. Le calembour a du reste joué un rôle considérable dans l’élaboration de cet autre système de signes qu’est l’écriture, au moins sous sa forme idéographique. Les feuilles de bokabè dans le fanintsina sont un bon exemple, comme du reste on pourrait en trouver beaucoup d’autres dans le domaine malgache (14). Un objet peut aussi signifier en évoquant immédiatement à l’esprit une formule du langage courant : c’est le cas du sel dans le rituel de la fraternité de sang. En second lieu, d’autres objets acquièrent une signification d’une manière plus indépendante du langage articulé, en vertu de certaines associations d’idées choisies plus ou moins arbitrairement parmi l’ensemble des associations d’idées possibles (exemple de la balle de fusil, du roseau, de la boue etc.). À ce titre, et dans la limite des exemples que nous avons proposés, avant d’être « une gigantesque variation sur le principe de causalité » (15), la magie nous apparaît comme une gigantesque métaphore. La métaphore joue en effet un rôle immense dans l’élaboration des systèmes symboliques et en particulier dans le langage articulé lui-même (la lecture de n’importe quel traité de sémantique historique apporte une moisson d’exemples de phénomènes très comparables aux faits magiques que nous avons étudiés).

Une composition magique nous paraît donc pouvoir être interprétée comme une collection de choses matérielles auxquelles une valeur de signes est conférée par divers procédés et dont l’ensemble constitue un message qui pourrait être exprimé en termes de langage articulé et qui l’est en fait dans quelques rares cas privilégiés, comme celui du rituel du fatidrà merina (16). Dans la plupart des cas, l’incantation, qui est le message exprimé en termes de langage articulé, et le rite, qui est le message exprimé à l’aide d’objets, ont des contenus indépendants. Car les possibilités des deux types de message sont différentes. Le message verbal est susceptible de davantage de précision que le message figuré. Mais le second a sur le premier l’avantage de sa permanence et de sa matérialité, qui font qu’il reste toujours disponible et qu’il est possible de s’en pénétrer et de le répandre par d’autres voies que celles du langage articulé (par absorbtion, par onction, par aspersion).

Il ne nous échappe pas que notre interprétation encourt de graves objections. Il est bien certain que nous ne saurions rendre compte par ce type d’explication de toutes les compositions figurant dans la magie malgache. C’est que dans bien des cas, le code qui permettrait de déchiffrer le message est irrémédiablement perdu et que, même avec l’aide de ses informateurs, l’ethnographe est incapable de retracer la chaîne d’associations d’idées par lesquelles les fondateurs des rites sont arrivés à ces notions (17) De plus, les opérations mentales qui nous sont apparues sous-jacentes aux faits que nous avons tentés d’interpréter se situent à un niveau en grande partie inconscient. Le fait que ce sont nos informateurs qui, ajoutant à leur connaissance du contexte culturel une bonne formation scolaire, nous ont mis sur la voie des interprétations que nous avançons est une indication en ce sens.

On peut d’autre part nous reprocher de n’avoir pas assez tenu compte de ce que, dans la pensée de ceux qui les utilisent, les compositions magiques que nous décrivons sont efficaces. Or, certes, la croyance du magicien et de ses clients en l’efficacité de ses préparations est le fait de base de la magie. Mais, sauf dans des magies tardives apparaissant dans des cultures complexes et hautement différenciées, les modalités de l’efficacité magique ne sont pas un objet de réflexion. L’efficacité magique apparaît comme un objet de croyance et même comme une donnée de l’expérience sur laquelle il n’y a pas plus lieu de s’interroger que sur le fait que l’eau bout quand on la met sur le feu. On a beaucoup spéculé à propos de la notion de hasina (à laquelle correspond dans les dialectes l’adjectif masy) dont le champ sémantique englobe les notions de sacré et d’efficace, et que l’on a assimilée au mana (18). Nous voudrions, à ce propos, donner sur l’emploi de ce mot quelques observations personnelles qui en montrent les acceptions profanes, ou plus exactement non spécifiquement mystiques. À la question « qu’est-ce qui rend masy tel remède magique ? », au lieu de la réponse attendue : « tel ingrédient », ou « la formule de consécration », un informateur répond : « mahamasy aze fa mitaha olo » : « ce qui le rend masy, c’est qu’il guérit les gens ». Question d’un Masikoro me voyant refermer le magnétophone après une tentative de réparation : « est-il de nouveau masy ? ». Réflexion d’un Masikoro à propos de son vélo dont il venait de réparer une crevaison : « il est de nouveau masy ». Si l’on peut admettre à la rigueur qu’un Masikoro voit quelque chose de magique dans le fonctionnement d’un magnétophone, il n’en est certainement pas de même pour un vélo, appareil très répandu avec lequel il est depuis longtemps familiarisé. Ces emplois très terre à terre du mot masy montrent qu’il est très près d’exprimer quelque chose d’aussi familier et d’aussi concret que notre emploi du verbe « marcher » appliqué à tout appareil ou procédé dont on obtient l’effet attendu. Le hasina, c’est ce qui fait qu’un charme « marche », sans que l’on se préoccupe de savoir pourquoi et comment.

Cette parenthèse sur la notion de hasina doit nous mettre en garde contre la tendance de l’ethnologue à prêter aux gens qu’il étudie une mentalité complexe qui est moins le reflet de leurs véritables conceptions que de l’idée que l’ethnologue s’en fait. On ne peut qu’approuver cette opinion désenchantée de G. Lienhardt : Quand nous vivons avec les autochtones et parlons leur langue, en apprenant à nous représenter leur expérience à leur manière, nous arrivons aussi près qu’il est possible de penser comme eux sans cesser d’être nous-mêmes. À l’occasion, nous essayons de nous représenter leurs conceptions d’une manière systématique à l’aide des constructions logiques que notre éducation nous a appris à utiliser ; et nous espérons au mieux concilier ainsi ce qui peut être exprimé dans leurs langues et ce qui peut l’être dans les nôtres. Nous opérons une médiation entre leurs habitudes de pensée, que nous avons acquises avec eux, et celles de notre propre société ; en agissant ainsi, ce n’est finalement pas quelque mystérieuse « philosophie primitive » que nous explorons, mais les potentialités extrêmes de notre propre pensée et de notre propre langage (19).

C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit de rendre compte de faits aussi déroutants que la croyance en l’efficacité de tel remède magique, nous pensons qu’on doit viser avant tout à économiser au maximum les spéculations gratuites (car eux-mêmes n’en font guère) sur les opérations mentales qui la fondent aux yeux de ceux qui l’utilisent, et se borner à l’hypothèse minimum que suggèrent les faits. Les lois de sympathie bien connues nous paraissent précisément être le fruit de l’extension arbitraire à l’ensemble de la magie de tous les temps et de tous les pays de spéculations apparues dans des cultures différenciées où la magie tient dans la société une place qui n’est pas celle qu’elle occupe dans les groupes humains qu’étudie l’ethnographe. Si nous nous en tenons à l’enseignement qui se dégage des faits que nous avons commentés, nous devons nous borner à deux constatations : un remède magique est conçu comme efficace, sa composition peut s’interpréter comme un message figuré à l’aide d’objets. Une composition magique a pour but d’entraîner la réalisation d’un désir précis : punir le parjure qui manquera au serment de la fraternité de sang, obtenir la fructification des récoltes, écarter le malheur qui menace les participants à une cérémonie. Le contenu des messages figurés par les compositions magiques est précisément la représentation à l’aide de signes de ce but à atteindre. Ceci n’exclut pas la possibilité que pour l’interprétation des faits de magie que nous avons cités, il faille faire appel à la notion de propriété. Mais ce qui nous paraît important, c’est que telle propriété n’est conférée à un objet que dans la mesure où il est à même de la signifier. Mais qu’est-ce qu’un message dont le contenu exprime un désir précis et qu’on croit efficace, sinon une prière ?

Il resterait à s’interroger sur les démarches mentales qui fondent la prière, mais ceci dépasserait le cadre de cette note. Nous ne prétendons pas non plus que notre hypothèse rende compte de tous les aspects de la pensée magique. Il faudrait aussi, évidemment, voir dans quelle mesure elle peut aider à rendre compte d’autres magies que la magie malgache. Nous espérons seulement qu’en montrant que certaines recettes magiques peuvent s’interpréter comme des prières figurées à l’aide d’objets, nous contribuons à combler le fossé creusé à tort entre magie et religion. Car, comme le montre par d’autres voies M. Lévi-Strauss, Il n’y a pas plus de religion sans magie, que de magie qui ne contienne au moins un grain de religion (20).


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Notes de Auteur

1. M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, 1950, pp. 71-72.

2. Cl. Lévi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, in M. Mauss, op. cit., pp. XXXL et passim.

3. M. Mauss, op. cit., pp. 50, 53, 70.

4. E. Birkeli, « Folklore sakalave recueilli dans la région de Morondava », Bulletin de l’Académie malgache, 1922-1923, p. 359.

5. J. Faublée, La cohésion des sociétés Bara, Paris, 1954, p. 109.

6. R. Decary, Mœurs et coutumes des Malgaches, Paris, 1951, p. 49.

7. Il est attaché au sel un pourvoir néfaste. Les Masikoro, ethnie du sud-ouest de Madagascar, mangent des aliments extraordinairement peu salés. Dans bien des cas, ils ne sont pas salés du tout. La viande que l’on cuit à l’occasion des sacrifices ne doit pas être salée. On ne peut pas mettre de sel dans les aliments cuits avec du lait : cela ferait apparaître des stries sur les trayons de la vache. Lors de la castration, le propriétaire du bœuf consomme le testicule bouilli sans sel : le saler causerait la mort de l’animal. Quant à l’intervention du tourbillon dans les formules d imprécation, elle semble liée aux croyances relatives au destin de l’âme qui, après la mort, devient tourbillon.

8. Phragmites communis. Les charmes magiques comportent d’autres signes de la fécondité. Certains Masikoro arrosent de bouillon de pieuvre (orita) les champs dont ils veulent obtenir la fructification. Mme Dominjoud décrit également une amulette comportant des « racines d’une plante se multipliant par rejets autour du pied » (M. Dominjoud, « Amulettes malgaches ody », Bulletin annuel du Musée et de l’Institut ethnographique de la ville de Genève, n° 4, 1961, pp. 4, 10)-

9. Euphorbia laro.

10. Marsdenia verrucosa (Asclépiadacée).

11. J. Ruud, Taboo. A Study of Malagasy Customs and Beliefs, Oslo, 1960, p. 208.

12. M. Mauss, Op. cit., p. 70.

13. Mentionnons ici pour mémoire le langage des perles, dont le rôle est considérable dans la confection des amulettes, et qui témoigne d’un progrès dans le sens d’une plus grande convention. Sur ce sujet cf. S. Bernard-Thierry, « Perles magiques à Madagascar », Journal de la Société des Africanistes, t. XXXIV, fasc. I.

14. Cf. notamment J. Ruud, op. cit., chap. XII.

15. M. Mauss, op. cit., p. 56.

16. M. Faublée donne un autre exemple {op. cit., p. 117) : un homme qui ramasse et pile des choses cassées, les met dans de l’eau et en asperge ses bêtes en disant :
Ils seront brisés, ceux qui voleront ces bœufs, ils seront comme des choses cassées, ils mourront.

17. M. Mauss, op. cit., p. 68.

18. Ibid., p. 106.

19. G. Lienhardt, « Modes of thought », in The Institutions of Primitive Society, A Series of Broadcast Talks, Oxford, 1954, pp. 96-97.

20. Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, 1962, p. 293.

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Notes

Henri Lavondes, article : « Magie et langage », publ. in Homme (L’), 3 3 (1963), pp. 109-117.