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La Métaphysique de la guerre {Metafisica della guerra}
Julius Evola

Le principe général, auquel il serait possible d’en appeler pour justifier la guerre sur le plan de l’humain, c’est « l’héroïsme ». La guerre – dit-on – offre à l’homme l’occasion de réveiller le héros qui sommeille en lui. Elle casse la routine de la vie commode, et, à travers les épreuves les plus dures, favorise une connaissance transfigurante de la vie en fonction de la mort. L’instant où l’individu doit se comporter en héros, fut-il le dernier de sa vie terrestre, pèse, infiniment plus dans la balance que toute sa vie vécue monotonement dans l’agitation des villes. C’est ce qui compense, en termes spirituels, les aspects négatifs et destructifs de la guerre que le matérialisme pacifiste met, unilatéralement et tendancieusement, en évidence. La guerre, en posant et faisant réaliser la relativité de la vie humaine, en posant et faisant aussi réaliser le droit d’un « plus que la vie », a toujours une valeur anti-matérialiste et spirituelle.
Ces considérations ont un poids indiscutable et coupent court à tous les bavardages de l’humanitarisme, aux pleurnicheries sentimentales et aux protestations des paladins des « principes immortels » et de l’Internationale des héros de la plume. Cependant, il faut reconnaître que pour bien définir les conditions par quoi la guerre se présente réellement comme un phénomène spirituel, il faut procéder à un examen ultérieur, esquisser une sorte de « phénoménologie de l’expérience guerrière », en distinguer les différentes forme et les hiérarchiser ensuite pour donner tout son relief au point absolu qui servira de référence à l’expérience héroïque.
Pour cela, il faut rappeler une doctrine qui n’a pas la portée d’une construction philosophique particulière et personnelle, mais qui est à sa manière une donnée de fait positive et objective. Il s’agit de la doctrine de la quadripartition hiérarchique et de l’histoire actuelle comme descente involutive de l’un à l’autre des quatre grades hiérarchiques. La quadripartition, dans toutes les civilisations traditionnelles – ne l’oublions pas – donna naissance à quatre castes distinctes : serfs, bourgeois, aristocratie guerrière et détenteurs de l’autorité spirituelle. Ici, il ne faut pas entendre par caste – comme le font la plupart – une division artificielle et arbitraire, mais le « lieu » qui rassemblait les individus ayant une même nature, un type d’intérêt et de vocation identique, une qualification originelle identique. Normalement, une « vérité » est une fonction déterminée définissent chaque caste, et non le contraire. Il ne s’agit donc pas de privilèges et de modes de vie érigés en monopole et basés sur une constitution sociale maintenue plus ou moins artificiellement. Le véritable principe d’où procédèrent ces institutions, sous formes historiques plus ou moins parfaites, est qu’il n’existe pas un mode unique et générique de vivre sa propre vie, mais un mode spirituel, c’est-à-dire de guerrier, de bourgeois, de serf et, quand les fonctions et les répartitions sociales correspondent vraiment à cette articulation, on se trouve – selon l’expression classique – devant une organisation « procédant de la vérité et de la justice ».
Cette organisation devient « hiérarchique » quand elle implique une dépendance naturelle – et avec la dépendance, la participation – des modes inférieurs de vie à ceux qui sont supérieurs, étant considérée comme supérieure toute expression ou personnalisation d’un point de vue purement spirituel. Seulement dans ce cas, existent des rapports clairs et normaux de participation et de subordination, comme l’illustre l’analogie offerte par le corps humain : là où il n’y a pas de conditions saines et normales, quand d’aventure l’élément physique ( serfs ) ou la vie végétative ( bourgeoisie ) ou la volonté impulsive et non-contrôlée ( guerriers ) assume la direction ou la décision dans la vie de l’homme, mais quand l’esprit constitue le point central et ultime de référence pour les facultés restantes, auxquelles il n’est pas pour autant dénié une autonomie partielle, une vie propre et un droit afférent dans l’ensemble de l’unité.
Si l’on ne doit pas génériquement parler de hiérarchie, mais il s’agit de la « véritable » hiérarchie, où celui qui est en haut et qui dirige est réellement supérieur, il faut se référer à des systèmes de civilisation basée sur une élite spirituelle et où le mode de vivre du serf, du bourgeois et du guerrier finit par s’inspirer de ce principe pour la justification suprême des activités où il se manifeste matériellement. Par contre on se trouve dans un état anormal quand le centre se déplace et que le point de référence, n’est plus le principe spirituel, mais celui de la classe servile, ou bourgeoise, ou simplement guerrière. Dans chacun de ces cas, s’il y a également hiérarchie et participation, elle n’est plus naturelle. Elle devient déformante, subversive et finit par excéder les limites, se transformant en un système où la division de la vie, propre à un serf, oriente et compénètre tous les autres éléments de l’ensemble social. Sur le plan politique, ce processus involutif est particulièrement sensible dans l’histoire de l’Occident jusqu’à nos jours. Les Etats de type aristocratico-sacral ont été remplacés par des Etats monarchicoguerriers, largement sécularisés, eux-mêmes supplantés par des Etats reposant sur des oligarchies capitalistes ( caste des bourgeois ou des marchands ) et finalement par des tendances socialistes, collectivistes et prolétaires qui ont trouvé leur épanouissement dans le bolchevisme russe ( caste des serfs ). Ce processus est parallèle au passage d’un type de civilisation à un autre, d’une signification fondamentale de l’existence à une autre, si bien que dans chaque phase particulière de ces concepts, chaque principe, chaque institution prend un sens différent, conforme à la note prédominante.

C’est également valable pour la « guerre ». Et voici comment nous allons pouvoir aborder positivement la tâche que nous proposions au début de cet essai : spécifier les diverses significations que peuvent assumer le combat et la mort héroïques. Selon qu’elle se déclenche sous le signe de l’une ou l’autre caste, la guerre a un visage différent. Alors que dans le cycle de la première caste, la guerre se justifiait par des motifs spirituels et mettait en valeur une voie de réalisation surnaturelle et d’immortalisation pour le héros ( c’est le thème de la « guerre sainte » ), dans celui des aristocraties guerrières on se battait pour l’honneur et pour le principe avec un loyalisme qui s’associait volontiers au plaisir de la guerre pour la guerre. Avec le passage du pouvoir aux mains de la bourgeoisie, on a une profonde transformation. Le concept même de nation se matérialise et se démocratise ; il se crée une conception anti-aristocrate et naturelle de la patrie, et le guerrier donne naissance au soldat et au « citoyen » qui se bat simplement pour défendre ou pour conquérir une terre ; les guerres n’étant plus, en général, que frauduleusement guidées par des raisons ou des primautés d’ordre économique et industriel. Enfin, là où le dernier stade a pu se réaliser ouvertement – dans une organisation aux mains des serfs, dans le bolchevisme – nous avons encore une autre signification de la guerre, parfaitement exprimée par ces mots de Lénine : « La guerre entre les nations est un jeu puéril, une survivance bourgeoise qui ne nous regarde pas. La véritable guerre, notre guerre c’est la révolution mondiale pour la destruction de la bourgeoisie et pour le triomphe du prolétariat ».

Ceci établi, il est évident que le « héros » peut être un dénominateur commun, embrassant les types et les significations les plus divers. Mourir, sacrifier sa vie, peut être valable seulement sur le plan technique et collectif, mais sur le plan de ce que l’on appelle aujourd’hui, un peu brutalement, « le matériel humain ». Evidemment, ce n’est pas sur ce plan que la guerre peut revendiquer une authentique valeur spirituelle pour l’individu, quand celui-ci se présente non comme « matériel » – à la manière romaine – mais comme personnalité. Cela ne peut se produire que s’il existe un double rapport de moyen et de fin, quand l’individu est moyen par rapport à la guerre et à ses fins matérielles, mais, simultanément, quand la guerre à son tour devient moyen par rapport à l’individu, occasion ou voie ayant pour fin sa réalisation spirituelle, favorisée par l’expérience héroïque. Alors il y a synthèse, énergie et maximum d’efficacité.

Si l’on entre dans cet ordre d’idée et en fonction de ce que nous avons dit plus haut, il est évident que toutes les guerres n’offrent pas les mêmes possibilités. Et ceci en raison d’analogies, nullement abstraites mais positivement actives, selon des voies, invisibles pour la plupart, qui existent entre le caractère collectif prédominant dans les différents cycles de civilisation et l’élément qui correspond à ce caractère dans le tout de l’entité humaine. Si l’ère des marchands et des serfs est celle où prédominent des forces correspondantes aux énergies qui définissent dans l’homme l’élément pré-personnel, physique, instinctif, « tellurique » et simplement organico-vitale, dans l’ère des guerriers et celle des chefs spirituels s’expriment des forces qui correspondent, respectivement, dans l’homme au caractère et à la personnalité, spiritualisée, réalisée selon sa destination surnaturelle. Selon tout ce qu’elle déchaîne de transcendant chez l’individu, il est évident que dans une guerre la majorité ne peut que subir collectivement le réveil correspondant, plus ou moins, à l’influence prédominante dont par ailleurs dépendent les causes qui pesèrent dans la déclaration de cette guerre. En fonction de chaque cas, l’expérience l’héroïque aboutit à des points divers, et, surtout, de « trois » sortes.
Au fond, ils correspondent aux trois types possibles de rapport qui peuvent se vérifier pour la caste guerrière et son principe, par rapport aux autres articulations déjà examinées. Il peut se vérifier l’état normal d’une subordination au principe spirituel, d’où l’héroïsme comme déchaîne ment conduisant à la super-vie et à la superpersonnalité. Mais le principe guerrier peut être une fin en soi, se refusant à reconnaître quoique ce soit de supérieur à lui, l’expérience héroïque donnera alors un type « tragique », arrogant, trempé comme l’acier, mais sans lumière. La personnalité reste, est même renforcée, comme le sera la limite de son côté naturaliste et humain. Toutefois ce type de « héros » offre une certaine grandeur et, naturellement, pour les types hiérarchiquement inférieurs, « bourgeois » ou « serfs », cet héroïsme et cette guerre signifient dépassement, élévation, réalisation. Le troisième cas se réfère au principe guerrier dégradé, au service d’éléments hiérarchiquement inférieurs (dernière caste). Ici, l’expérience héroïque s’allie presque fatalement à une évocation, un déchaîne ment des forces instinctives, personnelles, collectivistes, irrationnelles, provoquant finalement une lésion et une régression de la personnalité de l’individu, qui ravalé à un tel niveau, est conditionné à vivre l’événement d’une manière passive ou sous la suggestion de mythes et d’impulsions passionnelles. Par exemple, les célèbres romans d’Erich Maria Remarque ne reflètent que des possibilités de ce genre : gens poussés à la guerre par de faux idéalismes et qui constatent que la réalité est toute autre chose. Ils ne deviennent pas déserteurs ou lâches, mais au cœur de leurs terribles épreuves, ils ne sont soutenus que par des forces élémentaires, impulsions, instincts, réactions à peine humaines, sans plus connaître un instant de lumière.
Pour préparer une guerre sur le plan matériel, mais aussi spirituel, il faut voir clairement et fermement tout cela, afin de pouvoir orienter âmes et énergies vers la solution la plus haute, la seule qui convienne aux idéaux traditionnels.
Puis il faudrait ensuite spiritualiser le principe guerrier. Le point de départ pourrait être le développement virtuel d’une expérience héroïque dans le sens de la plus haute des trois possibilités que nous avons envisagées.
Montrer comment cette possibilité plus haute, spirituelle, a été pleinement vécue dans les plus grandes civilisations qui nous ont précédés, illustrant ainsi son aspect constant et universel, ne relève pas de la simple érudition. C’est ce que nous nous proposons de faire, à partir des traditions propres à la romanité antique et médiévale.

Nous venons de voir comment le phénomène de l’héroïsme guerrier a pu revêtir plusieurs formes et obéir à différentes significations qui, quand on veut en fixer les valeurs d’authentique spiritualité, le différencient profondément. C’est pourquoi nous allons commencer par examiner certaines conceptions relatives aux anciennes traditions romaines.

On n’a, en général, qu’un concept laïc de la valeur du Romain de l’antiquité. Le Romain n’aurait été qu’un soldat au sens le plus étroit du mot, et, grâce à ses vertus militaires unies à un heureux concours de circonstances, il aurait conquis le monde. Fallacieuse opinion, s’il en fut.

Avant tout, le Romain nourrissait l’intime conviction que la grandeur de Rome, son imperium et son aeternitas étaient dus à des forces divines. Pour considérer cette conviction romaine sous un angle uniquement « positif », il suffit de substituer à cette croyance un mystère : mystère, qu’une poignée d’hommes, sans aucune nécessité, de « terre » ou de « patrie », sans être poussés par un de ces mythes ou une de ces passions auxquels recourent si volontiers les modernes pour justifier une guerre et soulever l’héroïsme, mais sous une impulsion étrange et irrésistible aient été entraînés, toujours plus loin, de pays en pays, entant tout à une « ascèse de la puissance ». D’après les témoignages de tous les classiques, les premiers Romains étaient très religieux – nostri maiores religiosissimi mortales, rappelle Salluste et répètent Cicéron et Aulu-Gelle – mais cette religiosité ne restait pas dans une sphère abstraite et isolée, elle débordait dans la pratique, dans le monde de l’action et par conséquent dans celui de l’expérience guerrière.
Un collège sacré formé par les Fétiaux présidait à Rome à un système bien déterminé de rites, servant de contrepartie mystique à toute guerre, de sa déclaration jusqu’à sa conclusion. D’une manière plus générale, il est certain que l’un des principes de l’art militaire des Romains était d’éviter de livrer bataille avant que des signes mystiques n’en aient, pour ainsi dire, indiqué le « moment ».
Avec les déformations et les préjugés de l’éducation moderne, on ne voudra voir en cela qu’une superstructure extrinsèque faite de superstitions.
Quant aux plus bienveillants, ils n’y verront qu’un fatalisme extravagant. Ce n’est ni l’un ni l’autre. L’essence de l’art augural pratiqué par le patriciat romain, comme d’autres disciplines analogues, aux caractères plus ou moins identiques dans le cycle des plus grandes civilisations indo-européennes, n’était pas de découvrir des « destins » à suivre avec une superstitieuse passivité. Il s’agissait davantage de découvrir les points de jonction avec des influences invisibles, pour y greffer les forces des hommes afin de les rendre puissantes, de les multiplier et les engager à agir également sur un plan supérieur dans le but de balayer – quand la concordance était parfaite – tous les obstacles et toutes les résistances sur le plan à la fois matériel et spirituel. Il est donc difficile, à partir de cela, de douter que la valeur romaine, l’ascèse romaine de la puissance n’ait eu sa contrepartie spirituelle et sacrée, instrument de sa grandeur militaire et temporelle, mais aussi contact et lien avec les forces supérieures.
Si c’en était le lieu ici, nous pourrions citer une nombreuse documentation pour confirmer cette thèse. Nous nous limiterons à rappeler que la cérémonie du triomphe eut à Rome un caractère beaucoup plus religieux que laïco-militaire, et que de nombreux éléments permettent de déduire que le Romain attribuait la victoire de ses duces davantage à une force transcendante qui se manifestait réellement et efficacement à travers eux, leur héroïsme et parfois même leur sacrifice ( comme dans le rite de la devotio où les chefs s’immolaient ) qu’à leurs qualités simplement humaines. Ainsi le vainqueur, en revêtant les insignes du Dieu capitolin suprême, lors du triomphe, s’assimilait à lui, en était une image, et allait déposer dans les mains de ce Dieu le laurier de sa victoire, hommage au véritable vainqueur.
Enfin, l’une des origines de l’apothéose impériale, le sentiment que sous l’apparence de l’Empereur se cachait un numen immortel, est incontestable-ment dérivée de l’expérience guerrière : l’imperator, originellement, était le Chef militaire acclamé sur le champ de bataille au moment de la victoire : mais à cet instant, il apparaissait aussi comme transfiguré par une force venue du haut, terrible et merveilleuse, qui donnait l’impression du numen. Cette conception d’ailleurs n’est pas seulement romaine, on la trouve dans toute l’antiquité classicoméditerranéenne, et elle ne se limitait pas aux généraux vainqueurs, mais s’étendait parfois aux champions des jeux olympiques et des sanglants jeux du cirque. Dans l’Hellade le mythe des Héros se confond avec des doctrines mystiques, comme l’Orphisme, identifiant le guerrier vainqueur à l’initié, vainqueur de la mort.

Témoignages précis sur un héroïsme et une valeur qui deviennent plus ou moins consciemment des voies spirituelles, bénies non seulement par la conquête matérielle et glorieuse où elles conduisent, mais aussi par leur aspect d’évocation rituelle et de conquête immatérielle. Passons à d’autres témoignages de cette tradition qui, par sa nature, est métaphysique, et où, par conséquent, l’élément « race » ne peut avoir qu’une part secondaire et contingente. Nous disons cela, car plus avant, nous traiterons de la « guerre sainte » qui fut pratiquée dans le monde guerrier du Saint Empire Romain Germanique. Cette civilisation se présentait comme un point de confluence créatrice de plusieurs éléments : un romain, un chrétien et un nordique.
Au sujet du premier, nous y avons déjà fait allusion dans le cadre qui nous intéresse. L’élément chrétien se manifestera sous les traits d’un héroïsme chevaleresque supranational avec les croisades. Reste l’élément nordique. Afin que nul ne s’allarme à ce sujet, nous tenons à souligner que celui dont il s’agit a un caractère essentiellement supraracial, donc incapable de valoriser ou dénigrer un peuple par rapport à un autre. Pour faire allusion à un plan, auquel en ce moment nous tenons à rester étranger, nous nous bornerons à dire que dans les évocations nordiques plus ou moins frénétiques qui se célèbrent aujourd’hui ad usum delphini dans l’Allemagne nazie,pour aussi surprenant que cela puisse paraître, on assiste à une déformation et à une dépréciation des authentiques traditions nordiques telles qu’elles furent, originellement, et telles qu’elles se perpétuèrent chez des Princes qui tenaient pour un grand honneur de pouvoir se dire Romains, bien que de race teutonique. Par contre, pour de nombreux écrivains « racistes » aujourd’hui « nordique » ne signifierait plus que « anti-romain » et « romain » aurait plus ou moins la signification de « juif ».
Ceci dit, il est intéressant de reproduire cette significative formule d’exhortation guerrière de l’antique tradition celte : « Combattez pour votre terre et acceptez la mort s’il le faut : car la mort est une victoire et une libération de l’âme ». C’est le même concept qui correspond dans nos traditions classiques à l’expression : mors triumphalis. Quant à la tradition réellement nordique, nul n’ignore la part qu’y a le Walhalla, lieu de l’immortalité céleste réservé, non seulement aux « hommes libres » de souche divine, mais aussi aux Héros morts au champ d’honneur (Walhalla signifie littéralement : « le royaume des élus »). Le Seigneur de ce lieu symbolique, Odhin-Wodan, nous apparaît, d’après la Ynglingasaga, comme celui qui, par son sacrifice symbolique à « l’arbre du monde », aurait indiqué aux Héros comment atteindre le divin séjour où l’on vit éternellement sur une cime lumineuse et resplendissante, au-delà des nuées. Selon cette tradition aucun sacrifice, aucun culte n’étaient autant agréables au Dieu suprême, ni plus riches de récompenses dans l’autre monde que celui accompli par le guerrier qui combat et meurt en combattant. Mais il y a quelque chose de plus. L’armée des Héros morts sur le champ de bataille doit renforcer la phalange des « héros célestes » qui lutte contre le ragna-rôkkr, c’està- dire contre le destin « d’obscurcissement du divin » qui selon ces enseignements, comme d’ailleurs selon les grecs ( Hésiode ), pèse sur le monde depuis les âges les plus reculés.
Nous retrouverons ce thème sous une forme différente dans les légendes moyenâgeuses concernant la « dernière bataille » que livrera l’empereur jamais mort. Ici, pour préciser l’élément universel, nous tenons à mettre en lumière la concordance des antiques conceptions nordiques (que, disons-le en passant, Wagner a rendu méconnaissables par son romantisme fumeux, boursouflé et teutonique) avec les antiques conceptions iraniennes et perses. Certains s’étonneront peutêtre d’apprendre que les fameuses Walkyries qui choisissent les âmes des guerriers destinés au Walhalla ne sont que la personnification de la part transcendantale de ces guerriers, dont l’équivalent exact sont les fravashi qui, dans les traditions irano-perses, sont représentées comme femmes de lumière et vierges emportées des batailles. Elles personnifient plus ou moins les forces surnaturelles en qui les forces humaines des guerriers « fidèles au Dieu de Lumière » peuvent se transfigurer et produire un effet terrible et bouleversant dans les actions sanglantes. La tradition iranienne a également la conception symbolique d’une figure divine – Mithra conçu comme « le guerrier sans sommeil » – qui, à la tête des fravashi de ses fidèles, combat contre les émissaires du dieu des ténèbres, jusqu’à l’apparition de Saoshyant, seigneur d’un règne à venir de paix « triomphale ».

Déjà ces éléments des antiques traditions indo-européennes, où reviennent toujours les thèmes de la sacralité de la guerre et du héros qui ne meurt pas réellement, mais devient soldat de l’armée mystique dans une lutte cosmique, interfèrent visiblement avec des éléments du christianisme : du moins de ce christianisme qui put assumer concrètement la devise Vita est militia super terram et reconnaître que non seulement avec l’humilité, la charité, l’espérance et le reste, mais aussi avec une sorte de violence – l’affirmation héroïque, ici – il est possible d’accéder au « Royaume des Cieux ». C’est précisément de cette confluence de thèmes que naquit la conception spirituelle de la « Grande Guerre » propre au Moyen Age des Croisades, et que nous allons analyser en nous penchant davantage sur l’aspect intérieur individuel toujours actuel de ces enseignements.
Examinons à nouveau les formes de la tradition héroïque, qui permettent à la guerre d’assumer la valeur d’une voie de réalisation spirituelle, au sens le plus rigoureux du terme, donc aussi d’une justification et d’une finalité transcendantes. Nous avons déjà parlé des conceptions qui, à cet égard, furent celles du monde romain antique. Nous avons ensuite jeté un coup d’œil sur les traditions nordiques et le caractère immortalisant de toute mort réellement héroïque sur le champ de bataille. Nous devions nous référer à ces conceptions, pour arriver au monde médiéval, au Moyen Age comme civilisation résultant de la synthèse des trois éléments : d’abord romain, ensuite nordique, et enfin chrétien.

Nous nous proposons maintenant d’examiner l’idée de la « sacralité de la guerre », telle que la connut et la cultiva le Moyen Age. Évidemment nous devrons nous référer aux Croisades, prises dans leur signification la plus pro-fonde, sans les réduire à des déterminismes économiques et ethniques, comme le font les historiens matérialistes, et encore moins à un phénomène de superstition et d’exaltation religieuse, comme le veulent les esprits « avancés », enfin, pas davantage à un phénomène simplement chrétien. Sur ce dernier point, il ne faut pas perdre de vue le juste rapport de moyen et de fin. On dit : dans les Croisades, la foi chrétienne se servit de l’esprit héroïque de la chevalerie occidentale. C’est plutôt le contraire qui est vrai. La foi chrétienne et ses buts relatifs et contingents de lutte religieuse contre « l’infidèle », de « libération du Temple » et de la « Terre Sainte », ne furent que les moyens qui permirent à l’esprit héroïque de se manifester, de s’affirmer, de se réaliser dans une sorte d’ascèse, distincte de la contemplation, mais non moins riche de fruits spirituels. La majeure partie des chevaliers qui donnèrent leurs forces et leur sang pour la « guerre sainte » n’avaient qu’une idée et une connaissance théologale des plus vagues de la doctrine pour laquelle ils se battaient.
D’autre part, le cadre des Croisades était riche d’éléments susceptibles de leur conférer une signification symbolique spirituelle supérieure. À travers les voies du subconscient, des mythes transcendantaux réaffleuraient dans l’âme de la chevalerie occidentale : la conquête de la « Terre Sainte » située « au-delà des mers » présenta en effet infiniment plus de rapports réels que ne pouvaient le supposer les historiens avec l’antique saga selon laquelle « dans le lointain Orient, où se lève le Soleil, se trouve la ville sacrée où la mort ne règne pas mais les bienheureux héros qui savent l’atteindre jouissent d’une céleste sérénité et d’une vie éternelle ». Par ailleurs, la lutte contre l’Islam eut, de par sa nature, dès le début, la signification d’une épreuve ascétique. « Il ne s’agissait pas de combattre pour les royaumes de la terre – écrivit Kugler, le célèbre historien des Croisades – mais pour le royaume des cieux : les Croisades n’étaient pas du ressort des hommes, mais de Dieu -on ne devait donc point les considérer comme les autres événements humains ». La guerre sainte devait, selon l’expression d’un ancien chroniqueur, se comparer « au baptême semblable à feu de purgatoire avant la mort ». Les Papes et les prédicateurs comparaient symboliquement ceux qui étaient morts aux Croisades à de « l’or trois fois essayé et sept fois purifié par le feu », et pouvant conduire au Dieu suprême. « N’oubliez jamais cet oracle – écrivait Saint Bernard – que nous vivions ou que nous mourrions, nous appartenons au Seigneur. Quelle gloire pour vous de sortir de la mêlée tous couverts de lauriers. Mais quelle joie plus grande pour vous est celle de gagner sur le champ de bataille une couronne immortelle… 0 condition fortunée, où se peut affronter la mort sans crainte, même la désirer avec impatience et la recevoir d’un cœur ferme ! ». La gloire absolue était promise au Croisé – glorie asolue, en provençal – donc, en dehors de la figuration religieuse, la conquête de la supra-vie, de l’état surnaturel de l’existence. Ainsi, Jérusalem, but convoité de la conquête, se présentait-elle sous le double aspect d’une ville terrestre et d’une ville symbolique, céleste et immatérielle, et la Croisade prenait une valeur intérieure, indépendante de tous ses apparats, ses supports, et de toutes ses motivations apparentes.

Du reste, ce furent les ordres de chevalerie qui fournirent le plus grand tribut aux Croisades, comme ceux des Templiers et des Chevaliers de Saint-Jean,composés d’hommes qui, comme le moine ou l’ascète chrétien, « avaient appris à mépriser la vanité de cette vie ; dans ces ordres se retrouvaient guerriers fatigués par le monde, qui avaient tout vu et goûté à tout », prêts à une action totale, que ne soutenait aucun des intérêts de la vie temporelle et de la politique ordinaire, au sens le plus strict. Urbain II s’adressa à la chevalerie comme à la communauté supranationale de ceux « prêts à accourir partout où éclatait une guerre pour y porter la terreur de leurs armes afin de défendre l’honneur et la justice », à plus forte raison devaientils entendre l’appel à la « guerre sainte » ; guerre qui, d’après l’un des écrivains de l’époque, n’a pas pour récompense un fief terrestre, toujours révocable et contingent, mais un « fief céleste ».
Mais le déroulement même des Croisades, en couches plus vastes et sur le plan d’idéologie générale, provoqua une purification et une intériorisation de l’esprit de l’initiative. Après la conviction initiale que la guerre pour la « vraie » foi ne pouvait avoir qu’une issue victorieuse, les premiers revers militaires essuyés par les armées des croisés furent une source de, surprise et d’étonnement, mais à la fin ils servirent cependant à mettre en lumière l’aspect le plus haut de la « guerre sainte ». Le sort désastreux d’une Croisade fut comparé par les clercs de Rome à celui de la vertu malheureuse qui n’est jugée et récompensée qu’en fonction d’une autre vie. Et cela annonçait la reconnaissance de quelque chose de supérieur aussi bien à la victoire qu’à la défaite, à la mise au premier plan de l’aspect propre à l’action héroïque accomplie indépendamment des fruits visibles et matériels, presque comme une offrande transformant l’holocauste viril de toute la partie humaine en « gloire absolue » immortalisante.
Il est évident qu’ainsi on devait finir par atteindre un plan, pour ainsi dire, supratraditionnel, je prends le mot « tradition » dans son sens le plus étroit, le plus historique et religieux. La foi religieuse particulière, les buts immédiats, l’esprit antagoniste devenaient donc des éléments aussi contingents que l’est la nature variable d’un combustible destiné seulement à produire et à alimenter une flamme. Le point central restait la valeur sainte de la guerre. Mais il se préfigurait également la possibilité de reconnaître ceux qui, adversaires du moment, semblaient attribuer au combat la même signification traditionnelle.

C’est un des éléments grâce auquel les Croisades servirent, malgré tout, à faciliter un échange culturel entre l’Occident gibelin et l’Orient arabe ( point de rencontre, à son tour, d’éléments traditionnels plus antiques ) dont la portée va bien plus loin que la plupart des historiens ne l’ont vu jusqu’à présent. De même que les ordres de chevalerie des croisés se trouvèrent devant des ordres de chevalerie arabe, qui leur étaient presque analogues sur le plan de l’éthique, des moeurs, parfois même des symboles, de même la « guerre sainte » qui avait dressé les deux civilisations l’une contre l’autre au nom de leurs religions respectives, permit également leur rencontre et que, tout en partant de deux croyances différentes, chacune finit par donner à la guerre une valeur de spiritualité, analogue et indépendante. C’est d’ailleurs ce qu’il ressortira quand nous étudierons comment, fort de sa foi, l’antique chevalier arabe s’éleva au même point supratraditionnel, que le chevalier-croisé par son ascétisme héroïque.
Ici, c’est un autre point que nous voudrions effleurer. Ceux qui jugent les Croisades de haut, les ramenant à un des épisodes les plus extravagants du « sombre » Moyen Age, ne soupçonnent pas que ce qu’ils appellent « fanatisme religieux » est la preuve tangible de la présence et de l’efficacité d’une sensibilité et d’un type de décision dont l’absence caractérise la barbarie authentique. Car enfin, l’homme des Croisades savait encore se dresser, combattre et mourir pour un motif qui, dans son essence, était suprapolitique et suprahumain. Il adhérait ainsi à une union basée non plus sur le particulier mais sur l’universel. Et ceci reste une valeur, un point de repère inébranlable.

Naturellement il ne faut pas se méprendre, et penser que la motivation transcendante puisse être une excuse pour rendre le guerrier indifférent, pour lui faire négliger les devoirs inhérents à son appartenance à une race et à une patrie. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit au contraire, essentiellement, de significations profondément différentes selon lesquelles actions et sacrifices peuvent être vécus et qui, vus de l’extérieur, peuvent être absolument les mêmes. Il y a une différence radicale entre qui fait simplement la guerre et qui, par contre, dans la guerre fait aussi la « guerre sainte », en vivant une expérience supérieure, désirée et désirable pour l’esprit.
Il faut ajouter que si cette différence est avant tout intérieure, sous l’impulsion de tout ce qui a intérieurement une puissance, se traduisant aussi à l’extérieur, des effets en découlent sur d’autres plans et, plus particulièrement, dans les termes suivants. Avant tout, termes d’une « irréductibilité » de l’impulsion héroïque : Qui vit spirituellement l’héroïsme est chargé d’une tension métaphysique, stimulé par un élan dont l’objet est « infini », dépassera toujours ce qui anime celui qui se bat par nécessité, par métier ou sous la poussée d’instincts naturels ou de suggestions.
En second lieu, qui se bat dans une « guerre sainte » se situe spontanément au-delà de tout particularisme, vit dans un climat spirituel qui, à un moment donné, peut fort bien donner naissance à une unité supranationale dans l’action. C’est précisément ce qui s’est vérifié dans les Croisades, où Princes et Chefs de tous pays se rassemblèrent pour l’entreprise héroïque et sainte, au-delà de leurs intérêts particuliers et utilitaires et des divisions politiques, réalisant pour la première fois une grande unité européenne conforme à leur civilisation commune et au principe même du Saint Empire Romain Germanique.

Or, si nous savons abandonner le « prétexte », si nous savons isoler l’essentiel du contingent, nous trouvons un élément précieux qui ne se borne pas à une période historique déterminée. Réussir à ramener l’action héroïque sur un plan « ascétique », à la justifier aussi en fonction de ce plan, signifie déblayer la voie pour une nouvelle et possible unité de civilisation. Cela signifie aussi écarter’ antagonisme conditionné par la matière, préparer la place pour les grandes distances et les vastes fronts, pour dimensionner peu à peu les buts extérieurs de l’action à sa nouvelle signification spirituelle : comme cela se vérifie quand ce n’est plus seulement pour un pays et pour des ambitions temporelles que l’on se bat, mais au nom d’un principe supérieur de civilisation, d’une tentative de ce qui, pour être métaphysique, nous fait aller de l’avant, au-delà de toutes limites, audelà de tous dangers, au-delà de toute destruction.

Il ne faut pas trouver étrange, qu’après avoir examiné un ensemble de traditions occidentales relatives à la guerre sainte, c’està- dire à la guerre comme valeur spirituelle, nous nous proposions maintenant d’examiner ce concept tel qu’il a été formulé par la tradition islamique. En effet, notre but, comme nous l’avons souligné plusieurs fois, est de mettre en relief la valeur objective d’un principe par la démonstration de son universalité, de sa conformité au quod ubique, quod ab omnibus et quod semper. Seulement ainsi, on peut avoir la sensation que certaines valeurs ont une portée absolument différente de ce que peuvent penser les uns ou les autres, mais aussi que dans leur essence elles sont supérieures aux formes particulières qu’elles ont assumées pour se manifester dans les deux traditions historiques. Plus on reconnaîtra la correspondance interne de ces formes, et leur principe unique, plus on pourra approfondir sa propre tradition, jusqu’à la posséder intégralement et la comprendre en partant de son point originel et métaphysique.

Historiquement, il faut souligner que la tradition islamique, en ce qui nous intéresse, est en quelque sorte l’héritière de la tradition perse, l’une des plus hautes civilisations indo-européennes. La conception mazdéenne originelle de la religion comme militia sous le signe du « Dieu de Lumière », et de l’existence sur la erre comme une lutte incessante pour arracher êtres et choses au pouvoir d’un anti-dieu, est le centre de la vision perse de la vie. Il faut lai considérer comme la contrepartie métaphysique et le fond spirituel des exploits guerriers dont l’apogée fut l’édification perse de l’empire du « Roi des rois ». Après la chute de la grandeur perse, certains échos de cette tradition subsistèrent dans le cycle de la civilisation arabe médiévale, sous des formes plus matérielles et parfois exaspérées, mais sans jamais annuler effectivement le motif originel de spiritualité.

Ici nous nous référerons à des traditions de ce genre surtout parce qu’elles mettent en relief un concept très utile pour éclairer ultérieurement l’ordre des idées que nous nous proposons d’exposer. Il s’agit du concept de la grande guerre sainte, distincte de la « petite guerre », mais en même temps liée à cette dernière selon une correspondance spéciale. La distinction se base sur un hadith du Prophète, qui, revenant d’une expédition guerrière aurait déclaré : « Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte ».

La petite guerre, ici, correspond à la guerre extérieure, à la guerre sanglante qui se fait avec des armes matérielles contre l’ennemi, contre le « barbare », contre une race inférieure devant laquelle on revendique un droit supérieur ou, enfin,quand l’entreprise est dirigée par une motivation religieuse, contre « l’infidèle ». Pour aussi terribles et tragiques qu’en puissent être les accidents, pour aussi monstrueuses qu’en puissent être les destructions, il n’en reste pas moins que cette guerre, métaphysiquement, est toujours la « petite guerre ». La « grande guerre sainte » est au contraire d’ordre intérieur et immatériel, c’est le combat qui se mène contre l’ennemi, ou le « barbare », ou « l’infidèle » que chacun abrite en soi et qu’il voit surgir en soi au moment où il veut assujettir tout son être à une loi spirituelle. En tant que désir, tendance, passion, instinct, faiblesse et lâcheté intérieure ennemi qui est dans l’homme doit être vaincu, brisé ans sa résistance, enchaîné, soumis à l’homme spirituel : telle est la condition pour atteindre la libération intérieure, la « paix triomphale » qui permet de participer à ce qui est au-delà de la vie comme de la mort.
C’est simplement l’ascétisme – dira-t-on. La grande guerre sainte est l’ascèse de tous les temps. Et quelqu’un sera tenté d’ajouter : c’est la voie de ceux qui fuient le monde et qui, avec l’excuse de la lutte intérieure, se trans-forment en un troupeau de poltrons pacifistes. Ce n’est rien de tout cela. Après la distinction entre les deux guerres, leur synthèse. C’est le propre des traditions héroïques que de prescrire la « petite guerre », c’est-à-dire la guerre vraie, sanglante, comme instrument pour la « grande guerre sainte » ; au point que, finalement, les deux ne deviennent qu’une seule et même chose.
C’est ainsi que dans l’Islam « guerre sainte » – jihâd et « voie de Dieu » – sont indifféremment utilisés l’un pour l’autre. Qui se bat est sur la « voie de Dieu ». Un célèbre hadith très caractéristique de cette tradition, dit :
« Le sang des Héros est plus près du Seigneur que l’encre des sages et les prières des dévots » Ici aussi, comme dans les traditions dont nous avons déjà parlé comme dans l’ascèse romaine de la puissance et dans la classique mors triumphalis, l’action assume l’exacte valeur d’un dépassement intérieur et d’accès à une vie délivrée de l’obscurité, du contingent, de l’incertitude et de la mort. En d’autres termes, les situations, les risques, les épreuves inhérentes aux exploits guerriers provoquent l’apparition de « l’ennemi » intérieur, qui, en tant qu’instinct de conservation, lâcheté ou cruauté, pitié ou fureur aveugle, surgit comme ce qu’il faut vaincre dans l’acte même de combattre l’ennemi extérieur. Ceci montre que le point décisif est constitué par l’orientation intérieure, la permanence inébranlable de ce qui est esprit dans la double lutte : sans précipitation aveugle, ni transformation en une brute déchaînée, mais, au contraire, domination des forces les plus profondes, contrôle pour n’être jamais entraîné intérieurement, mais rester toujours maître de soi, et cette maîtrise permet de s’affirmer au-delà de toutes limites. Nous aborderons plus avant une autre tradition où cette situation est représentée par un symbole très caractéristique : un guerrier et un être divin impassible, qui, sans combattre, soutient et conduit le soldat, à côté duquel il se trouve sur le même char de combat. C’est la personnification de la dualité des principes que le véritable héros, dont les émanations ont toujours quelque chose de ce sacré dont il est porteur.

Dans la tradition islamique, on lit dans un de ses textes les plus importants : « combat dans la voie de Dieu (c’est-à-dire dans la guerre sainte) celui qui sacrifie la vie terrestre pour celle de l’audelà : car à celui qui combat dans la voie de Dieu et sera tué, ou vainqueur, nous donnerons une immense récompense ». La prémisse métaphysique selon laquelle il est prescrit : « Combattez selon la guerre sainte ceux qui vous feront la guerre ». « Tuez-les partout où vous les trouverez et écrasez-les. Ne vous montrez pas faibles et n’invitez pas à la paix » car « la vie terrestre est seulement un jeu et un passe-temps » et « qui se montre avare, n’est avare qu’avec soi-même ». Ce dernier principe est évidemment à prendre comme un fac-similé de l’évangélique : « Qui veut sauver sa propre vie la perdra et qui la perdra la rendra réellement vivante », confirmé par cet autre passage : « Et que, vous qui croyez, quand il vous fut dit : ’Descendez à la bataille pour la guerre sainte’ vous êtes restés immobiles ? Vous avez préféré la vie de ce monde à la vie future », puisque : « vous attendez de nous une chose, et non les deux suprêmes, victoire ou sacrifice ? ».
Cet autre passage est digne d’attention : « La guerre vous a été ordonnée, bien qu’elle vous déplaise. Mais quelque chose qui est bon pour vous peut-il vous déplaire, et vous plaire ce qui est mauvais pour vous : Dieu sait, alors que vous vous ne savez pas », qui est très proche de : « Ils préférèrent être parmi ceux qui restèrent : une marque est incisée dans leur cœur, aussi ne comprennent-ils pas. Mais l’Apôtre et à eux qui croient avec lui combattent avec ce qu’ils ont et avec leur propre personne : à eux récompenses – et ce sont eux qui prospéreront – dans la grande félicité ».
Ici nous avons une sorte d’amor fati, une intuition mystérieuse, évocation et accomplissement héroïque du destin, dans l’intime certitude que, quand il y a « intention juste », quand l’inertie et la lâcheté sont vaincues, l’élan va au-delà de la propre vie et de celle des autres, au-delà de la félicité et de l’affliction, guidé dans le sens d’un destin spirituel et d’une soif d’existence absolue, donnant alors naissance à une force qui ne pourra manquer le but absolu. La crise d’une mort tragique et héroïque devient contingence sans intérêt, ce qui, en termes religieux, est exprimé ainsi : « Ceux qui seront tués dans la voie de Dieu (ceux qui mourront en combattant la guerre sainte) leur réalisation ne sera pas perdue. Dieu les guidera et disposera de leur âme. Il les fera entrer dans le paradis qu’il leur a révélé ».
Ainsi le lecteur se trouve-t-il ramené aux idées exposées plus haut qui sont basées sur les traditions classiques ou nordico-médiévales, concernant une immortalité privilégiée réservée aux héros, les seuls qui, selon Hésiode, habitent les îles symboliques où se déroule une existence lumineuse et intangible à l’image de celle des Olympiens. Dans la tradition islamique il y a de fréquentes allusions au fait que certains guerriers, morts dans la « guerre sainte », ne seraient en vérité jamais morts, assertion nullement symbolique, et encore moins à rapprocher de certains états surhumains séparés des énergies et des destinées des vivants. Il n’est pas possible d’entrer dans ce domaine, qui est plutôt mystérieux, et exige des références qui n’intéressent pas la nature de cette étude. Il est certain qu’aujourd’hui encore, et précisément en Italie, les rites par lesquels une communauté guerrière déclare « présents » les camarades morts au champ d’honneur, ont retrouvé une force singulière. Qui part de l’idée que tout ce qu’un processus d’involution a, de nos jours, doté d’un caractère allégorique et au maximum éthique, avait à l’origine une valeur de réalité (et tout rite était action et non simple cérémonie) doit penser que les rites guerriers actuels peuvent être matière à méditation et à rapprocher du mystère contenu dans l’enseignement dont nous avons parlé : l’idée de héros qui ne sont pas vraiment morts, comme celle de vainqueurs qui, à l’image du César romain, restent « vainqueurs perpétuels » au centre d’une lignée.
Nous achèverons cette rapide étude, consacrée à la guerre comme valeur spirituelle, en nous référant à une dernière tradition du cycle héroïque indo-européen, celle de la Bhagavad-Gîtâ, le plus célèbre texte peut-être de l’antique sagesse hindoue, essentiellement écrit pour la caste guerrière.
Son choix n’est pas arbitraire et ne doit rien à l’exotisme. Comme la tradition islamique nous a permis de formuler, dans l’universel, l’idée de la « grande guerre » intérieure, contrepartie possible et âme d’une guerre extérieure, la tradition transmise par le texte hindou nous permettra d’encadrer définitivement notre sujet dans une vision métaphysique.
Sur un plan plus extérieur, cette référence à l’Orient hindou, le grand Orient héroïque et non celui des théosophes, des panthéistes humanitaires et des vieilles dames en extase devant les Gandhi et les Rabindranath Tagore, nous parait également utile pour rectifier les opinions et la compréhension supratraditionelle qui ne sont les moindres buts que nous recherchons. On est resté trop longtemps esclave des antithèses artificielles Orient / Occident : artificielles parce que basées sur le dernier Occident moderniste et matérialiste, qui finalement a bien peu de commun avec celui qui l’a précédé, avec la véritable et grande civilisation occidentale. L’Occident moderne est aussi opposé à l’Orient qu’il l’est à l’antique Occident. Dès qu’on en revient aux temps anciens, nous nous trouvons effectivement devant un patrimoine ethnique et culturel largement commun, qui correspondait déjà à une unique dénomination « indo-européen ». Les formes originelles de vie, de spiritualité, d’institutions des premiers colonisateurs de l’Inde et de l’Iran ont beaucoup de points de contact avec celles des peuples helléniques et nordiques, mais aussi des antiques Romains. Nous allons aborder maintenant des traditions qui nous donnent un exemple de ces affinités de conception spirituelle commune du combat, de l’action et de la mort héroïque, contrairement à l’idée reçue qui veut, dès qu’on parle de civilisation hindoue, ne penser que nirvâna, fakirisme, évasion du monde, négation des valeurs « occidentales » de la personnalité, etc.
La Bhagavad Gîtâ est rédigée sous forme de dialogue entre un guerrier, Arjuna et un dieu, Krishna son maître spirituel. Le dialogue a lieu à l’occasion d’une bataille où Arjuna hésite à se lancer, arrêté par des scrupules humanitaires. Interprétées en clef de spiritualité, les deux figures d’Arjuna et de Krishna ne sont, en réalité, qu’une seule et même personne car elles représentent les deux parties de l’être humain : Arjuna le principe de l’action, Krishna celui de la connaissance transcendante. Le dialogue se transforme en une sorte de monologue, d’abord clarification intérieure, puis résolution héroïque autant que spirituelle du problème de l’action guerrière qui s’était imposé à Arjuna au moment de descendre sur le champ de bataille.
Or, la pitié qui retient le guerrier quand, au moment de combattre, il découvre dans les rangs ennemis les amis de jadis et certains de ses parents, est qualifiée par Krishna ( le principe spirituel ) de « trouble indigne des Aryas qui ferme le ciel et procure la honte » (B.G. II, 2, Burnouf). Ainsi revient le thème que nous avons déjà si souvent rencontré dans les enseignements traditionnels de l’Occident : « tué, tu gagneras le ciel ; vainqueur, tu posséderas la terre. Lève-toi donc, fils de Kunti pour combattre bien résolu » (op. cit., II, 37). En même temps se dessine le thème d’une « guerre intérieure » guerre qu’il faut mener contre soi-même : « sachant donc que la raison est la plus forte, affermis-toi en toi-même, et tue un ennemi aux formes changeantes, à l’abord difficile ». (op. cit., III, 43 ). L’ennemi extérieur a pour pendant un ennemi intérieur, qui est la passion, la soif animale de la vie. Voici comment est définie la juste orientation : « Rapporte à moi toutes les œuvres, pense à l’Âme suprême ; et sans espérance, sans souci de toi-même, combats et n’aie point de tristesse ». op. cit., III, 30).
Il faut noter l’appel à une lucidité, supraconsciente et suprapassionnée d’héroïsme, comme il ne faut pas négliger ce passage qui souligne le caractère de pureté, d’absolu que doit avoir l’action et qu’elle peut avoir en termes de « guerre sainte » : « Tiens pour égaux plaisir et pleine, gain et perte, victoire et défaite, et sois tout entier à la bataille : ainsi tu éviteras le péché » (op. cit., 11,38). Ainsi s’impose l’idée d’un « péché », qui ne se réfère qu’à l’état de volonté incomplète et d’action, intérieurement encore éloignée de l’élévation, par rapport à laquelle la vie signifie si peu, la sienne comme celle des autres, et où aucune mesure humaine n’a plus cours.

Si l’on reste sur ce plan, ce texte offre des considérations d’un ordre absolument métaphysique, visant à montrer comment, à un tel niveau, finit par agir sur le guerrier une force plus divine qu’humaine. L’enseignement que Krishna (principe de « connaissance ») dispense à Arjuna (principe « d’action ») pour mettre fin à ses hésitations, vise surtout à réaliser la distinction entre ce qui est incorruptible comme spiritualité absolue, et ce qui existe seulement d’une manière illusoire comme élément humain et naturel : « Celui qui n’est pas ne peut être, et celui qui est ne peut cesser d’être. (…) Sache-le il est indestructible, Celui par qui a été développé cet univers (…) Celui qui croit qu’elle tue ou qu’on la tue (l’Ame) se trompe ; elle ne tue pas, elle n’est pas tuée (…) elle n’est pas tuée quand on tue le corps (…) Combats donc, ô Bharata. » (op. cit., II 16 17, 19, 20 et 18).
Mais ce n’est pas tout. À la conscience de l’irréalité métaphysique de ce que l’on peut perdre, ou faire perdre, comme vie caduque et corps mortel (conscience qui trouve son équivalence dans l’une des traditions que nous avons déjà examinées, où l’existence humaine est définie comme « jeu et frivolité »), s’associe l’idée que l’esprit, dans son absolu, sa transcendance devant tout ce qui est limité et incapable de dépasser cette limite, ne peut apparaître que comme une force destructrice. C’est pourquoi se pose le problème de voir en quels termes dans l’être, instrument nécessaire de destruction et de mort, le guerrier peut évoquer l’esprit, justement sous cet aspect, au point de s’y identifier.
La Bhagavad Gitâ nous le dit exactement. Non seulement le Dieu déclare : « Je suis… la vertu des forts exempte de passion et de désir (…) ; dans le feu la splendeur ; la vie dans tous les êtres ; la continence dans les ascètes (…) la science des sages ; le courage des vaillants » (op. cit., VII, 11, 9, 10).
Puis, le Dieu se manifeste à Arjuna sous sa forme transcendantale, terrible et fulgurante lui offrant une vision absolue de la vie tels des lampes soumises, à une lumière trop intense, des circuits investis d’un potentiel trop haut, les êtres vivants tombent et trépassent seulement parce qu’en eux brûle une puissance qui transcende leur perfection, qui va au-delà de tout ce qu’ils peuvent et veulent. C’est pour cela qu’ils deviennent, atteignent un sommet et, comme entraînés par les ondes auxquelles ils s’étaient abandonnés et qui les avaient portés jusqu’à un certain point, ils enfoncent, se dissolvent, meurent, retour-vent dans le non-manifesté. Mais celui qui ne redoute pas la mort, sait assumer sa mort devenant par là tout ce qui le détruit, l’engloutit, le brise, il finit par franchir la limite parvient à se maintenir sur la crête des ondes, n’enfonce pas, au contraire ce qui est au-delà de la vie se manifeste en lui. C’est pourquoi, Krishna, la personnification du « principe esprit », après s’être révélé dans sa totalité à Arjuna, peut dire : « Excepté toi, il ne restera pas un seul des soldats que renferment ces deux armées. Ainsi donc, lève-toi, cherche la gloire ; triomphe des ennemis et acquiers un vaste empire. J’ai déjà assuré leur perte : sois-en seulement l’instrument ; (…) tue-les donc ; ne te trouble pas ; combats et tu vaincras tes rivaux. » (op. cit., XI, 32, 33, 34).
On retrouve donc l’identification de la guerre avec la « voie de Dieu », dont nous avons parlé dans les pages précédentes. Le guerrier cesse d’agir en tant que personne. Une grande force non-humaine, à ce niveau, en transfigure l’action, la rend absolue et « pure » là précisément où elle doit être extrême. Voici une image très éloquente, appartenant à cette tradition : « La vie, comme un arc ; l’âme, comme une flèche ; l’esprit absolu comme cible à atteindre. S’unir à cet esprit comme la flèche décochée se plante dans la cible ». C’est une des plus hautes formes de la justification métaphysique de la guerre, une des images les plus complètes de la guerre comme « guerre sainte ».
Pour terminer cette digression sur les formes de la tradition héroïque telles que nous les ont présentées époques et peuples si divers, nous n’ajouterons que quelques mots en guise de conclusion.
Cette excursion dans un monde qui pourra sembler, à certains, insolite et n’ayant guère à voir avec le nôtre, nous ne l’avons pas faite par curiosité ou pour étaler notre érudition. Nous l’avons faite, au contraire, dans le but précis de démontrer le sacré de la guerre, car la possibilité de justifier la guerre spirituellement et sa nécessité, constitue, au sens le plus haut du terme, une tradition. C’est quelque chose qui s’est toujours et partout manifesté, dans le cycle ascendant de toutes les grandes civilisations. Alors que la névrose de la guerre, les déprécations humanitaires et pacifistes, les concessions à la guerre comme « triste nécessité » et phénomène uniquement politique ou naturel – tout ceci ne correspond à aucune tradition, n’est qu’une invention moderne, récente, en marge de la décomposition qui caractérisait la civilisation démocratique et matérialiste, contre laquelle se dressent aujourd’hui de nouvelles forces révolutionnaires. Dans ce sens, tout ce que nous avons recueilli, de sources si différentes, avec le souci constant de séparer l’essentiel du contingent, l’esprit de la lettre, peut servir à une confortation intérieure, à une confirmation, à une certitude décuplée. Non seulement l’instinct viril est justifié en termes supérieurs, mais la possibilité de cerner les formes de l’expérience héroïque qui correspond à notre vocation la plus haute, se dévoile brusquement.
Ici nous devons revenir à ce que nous écrivions au début de cette étude, en montrant qu’il y a plusieurs manières d’être « héros », (voire animale et sub-personnelle). Donc ce qui compte n’est pas tant la possibilité vulgaire de se lancer dans une bataille et de se sacrifier, mais l’esprit selon lequel on peut vivre une aventure de ce genre. Nous avons désormais tous les éléments pour préciser, parmi les différents aspects de l’expérience héroïque, celui que l’on peut considérer comme absolu, qui peut véritablement identifier la guerre avec la « voie de Dieu », et chez le héros, peut laisser entrevoir réellement une manifestation divine.
Mais il faut rappeler aussi qu’en disant que le point où la vocation guerrière atteint réellement une hauteur métaphysique, reflétant la plénitude de l’universel, il ne peut, dans une race, que tendre à une manifestation et à une finalité également universelles, ce qui signifie : il ne peut que prédestiner cette race à l’empire. Car seul l’empire, tel un ordre supérieur où règne la pax triumphalis, reflet terrestre de la souveraineté du « supra-monde » est comparable aux forces qui, dans le domaine de l’esprit, manifestent les mêmes caractères de pureté, de puissance, d’inéluctabilité, de transcendance par rapport à tout ce qui est pathos, passion et limitation humaine, qui se reflète dans les grandes et libres énergies de la nature.

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Notes

► Il s’agit d’un célèbre article d’Evola paru en Mai 1935 dans le quotidien Il Regime fascista de Roberto Farinacci. Il y tenait la rubrique Diorama filosofico où il étudiait les problèmes spirituels dans l'éthique fasciste, invitant d’autres penseurs comme Guénon ou Paul Valéry.

Texte et traduction : de l’italien au français, H.J. Maxwell, .