Qu’est-ce que l’ésotérisme ?
Jean Bièsⁱ
Il existe un certain nombre de mots complexes que tout le monde emploie sans que l’on sache exactement ce qu’ils veulent dire ; mais ils font bien dans le paysage de la conversation, ils prouvent qu’on est cultivé, et surtout, ils sont à la mode.
Ésotérisme fait partie de ces mots.On peut considérer aujourd’hui que relèvent de l’ésotérisme : un plat compliqué, un roman policier, un match de football avec mêlée générale.
Il arrive également que l’on confonde le terme avec d’autres.
Si vous me permettez un souvenir personnel, lorsque je fus nommé professeur dans un lointain lycée de province, - c’était en 1963, l’année où venait de paraître mon premier livre, consacré au Mont Athos et à l’Orthodoxie -, un journaliste local vint m’interviewer. Le lendemain, son article parut sous le titre : J. B., un grand spécialiste de l’érotisme. Je vous laisse à penser ma stupeur. Non seulement je ne me suis jamais considéré comme un grand spécialiste, ni même comme un spécialiste, mais je ressentis aussitôt l’effroi qui allait gagner les parents des élèves confiés à ce jeune professeur !..
Aujourd’hui, tous les voyages sont "initiatiques" : une croisière aux Caraïbes est donc empreinte d’ésotérisme ! On pouvait lire récemment dans le métro une affiche : "LES INITIES NE CHERCHENT PAS, ILS TROUVENT." Un vrai kôan ! Ainsi donc, sont des initiés tous ceux qui fréquentent les supermarchés. Mais au fond, Pascal n’a-t-il pas dit: "Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ?"..
En fait, disons-le clairement, pratiquement plus personne ne sait ce qu’est l’ésotérisme (si on l’a jamais su !) ; et il est temps de jeter un peu de lumière dans cette polysémie anarchique et buissonnante.
Le plus étrange est que la réponse que nous cherchons nous crève les yeux ! Il est bien vrai de dire que les Initiés ont trouvé avant même d’avoir cherché.
L’ésotérisme nous assaille en réalité de partout ; il nous manque seulement les yeux qui voient. Si vous vous promenez place de la Bastille et regardez la colonne de Juillet, vous remarquez à son sommet le globe terrestre surmonté du génie, ailé, de la Liberté. Augustin Dumont savait-il qu’il avait sculpté là une image présente dans les traités d’hermétisme pour représenter la conciliation du "fixe" (le globe terrestre) et du "volatil" (le génie ailé) ?
Voir sur l’ésotérisme de Paris, J. Phaure : Introduction à la géographie sacrée de Paris, Borrégo, 1988.
Cet ésotérisme, nous le retrouvons également dans l’architecture. Voir, par exemple, l’ornement de certains toits : une tige de métal : l’Axe du monde ; traversant trois boules représentant les trois mondes : la Terre, l’Espace intermédiaire et le Ciel. Voir de même les fêtes, par exemple, celles du Carnaval : la création d’un chaos en vue d’instaurer un nouvel ordre (comprendre un nouveau cycle) ; et l’usage de masques extériorisant l’"ombre" pour s’en défaire.
Voir également les contes populaires, les récits chevaleresques avec quête du trésor, combat contre les monstres, épreuves diverses qui ont abouti, sous une forme évidemment dégradée, parfois inversée, aux dessins animés et bandes dessinées ; parfois aussi à de grands films, Bergman.
Mais au fond, l’ésotérisme, nous le retrouvons aussi, tout simplement, dans le caractère d’imprimerie que nous lisons chaque jour. Il existe un ésotérisme des lettres dont l’origine est, chez nous, phénicienne, et reste apparentée aux hiéroglyphes.
Ainsi, le M = l’eau, le T = la croix, le O = la totalité, l’Y = l’embranchement des voies, le Z = l’éclair (Zeus).
Voir encore les emblèmes restés en usage ; tel celui des médecins, le caducée d’Hermès, le thyrse = l’axe du monde, les serpents enlacés = les dualités qui tantôt s’éloignent (opposés), tantôt se rapprochent (conciliés). On a pu également y voir les trois "artères subtiles" de l’anatomie hindoue, et la montée sinusoïdale de la kundalini.
Mais - c’est une extrapolation personnelle -, ces deux serpents ne pourraient-ils pas figurer l’exotérisme et l’ésotérisme, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant l’un de l’autre, mais reliés ensemble par le thyrse car il y a interdépendance des deux, et les deux sont nécessaires.
Ce ne sont là évidemment que des vestiges incompris d’ésotérisme. Nous allons essayer de mieux cerner cette notion en en parcourant les aspects essentiels, étant entendu que ce domaine reste inépuisable.
Voir sur le sujet, L. Benoist : L’Ésotérisme, P.u.f., 1963, sv., et P. Riffard : L’Ésotérisme, Robert Laffont, 1990. Deux revues spécialisées : Atlantis (plus spécialement vers l’ésotérisme occidental), et Connaissance des Religions, Dervy ; dont deux numéros spéciaux récemment parus, Frithjof Schuon, 1999 ; René Guénon, 2002.
(Pour notre part, nous avons consacré un certain nombre de livres où nous faisons référence à l’Ésotérisme. Les deux plus importants, actuellement épuisés, doivent être réédités à L’Age d’Homme en 2003-2004 : Passeports pour des temps nouveaux, repris sous le titre Du bon Usage du monde moderne, et Retour à l’Essentiel. Quelle spiritualité pour l’homme d’aujourd’hui ?
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⟴ Les Définitions
L’Antiquité grecque : Pythagore, Platon, Aristote.
Division de leurs œuvres en :
- ta exotérika : les choses de l’extérieur, divulgables : anatomie, astronomie, géométrie, morale, psychologie, Écrit ;
- ta ésotérika : les choses de l’intérieur, secrètes, réservées à un petit nombre présentant les qualifications requises : arithmosophie, symbolique, métaphysique, devenir posthume, Oral = "acroamatique".
Ces deux termes sont donc anciens, et repris tels quels par l’Encyclopédie de Diderot au XVIIIe siècle.
On sait moins que le mot "ésotérisme" ne date que de 1840 (à partir de l’anglais). Il apparaît sous la plume de Pierre Leroux (De l’Humanité) : un socialiste utopique, ami de G. Sand, dissident de Proudhon, partisan d’une religion de l’humanité, de l’égalitarisme et de la palingénésie (réincarnation progressive), avant d’aboutir à l’occultisme de la fin du XIXe siècle. Par quoi l’on voit que le mot d’ésotérisme a une naissance et un début de parcours peu recommandables, voire suspects, subversifs !.. ; d’où la méfiance inconsciente à son endroit, de la part de beaucoup, qui seraient tentés de l’assimiler à la magie, à un fond luciférien, anti-religieux, sectaire.
Il faudra attendre le grand nettoyage opéré par René Guénon au début du XXe siècle pour dégager un sens nouveau, purifié, libéré à la fois de l’occultisme et du théosophisme, pour devenir synonyme de la gnôsis, au meilleur sens du terme, avant d’être de nouveau récupéré par le New Age, ce qui a occasionné un nouveau combat sémantique.
La distinction entre les deux niveaux : l’exotérique = les savoirs humains, l’épistémologie, et l’ésotérisme = la connaissance sacrée, l’herméneutique, se retrouve dans l’ensemble des traditions.
Elle est nette dans l’Antiquité classique. Elle l’est également dans la tradition hébraïque qui distingue la Torah écrite : "Le peuple voyait les flammes" (Exode, XX, 18) : allusion à la lecture et la Torah nonécrite : "et il voyait le son de la trompette" (admirable synesthésie !) : allusion à l’oralité. L’une donnera lieu au Talmud ; l’autre au Zohar et et à la Kabbale. Dans la tradition islamique : la shari’âh : la Loi révélée dans son aspect moral et rituel renvoyant à la "guerre sainte" extérieure et la haqîqah : l’interprétation symbolique du Koran : le soufisme (taçawwuf); renvoyant à la "guerre sainte" intérieure. Dans la tradition chinoise : le confucianisme : Kong-tseu ; d’ordre moral et social et le taoïsme : Lao-tseu : Tao-Te-King : l’identification au Principe par le "non-agir". Dans la tradition bouddhiste : le "Petit Véhicule" (hinayâna) : la religion formelle et le "Grand Véhicule" (mahâyâna tibétain) : la tradition complète.
Guénon insiste sur le fait que l’invisibilité de l’ésotérisme et le petit nombre des affiliés ne constituaient nullement une faiblesse. Au contraire, - et il prend l’exemple du taoïsme - : le fait d’être caché permet de traverser tous les aléas de l’histoire, les variations de la politique sans en être affecté puisque en se tenant au centre on se trouve au-delà des opposés.
L’influence est toujours là, mais inaperçue. Il s’agit d’une "action de présence". Le Christ demande d’une part : "Le Fils de l’Homme trouvera-t-il encore la foi sur terre à son retour ?" ; il énonce d’autre part : "Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde".
Dans d’autres traditions, on a plutôt affaire à des points de vue différents : dans l’hindouisme, les darshana : logique, yoga, cosmologie, étude du Vêda ; métaphysique (vedânta) ; ce qui n’exclut pas l’enseignement secret et individualisé de maître à disciple.
Dans le christianisme, la distinction est plus floue, qu’expliquerait peut-être une certaine tendance égalitaire : "Ni maître, ni esclave, ni juif, ni grec".
Dans le christianisme existe une constante "concurrence" entre le caritatif et l’intellectif, la foi et la gnose, au profit des deux premiers ; d’où, aujourd’hui, le fait que la majorité des chrétiens, désinformés, nient l’existence d’un ésotérisme chrétien : une honte inavouable ! -, sans songer qu’une tradition sans ésotérisme n’a jamais existé, et que toute tradition privée de son ésotérisme est destinée à disparaître.
À la faveur de cette indistinction relative, les deux niveaux se mêlent plus volontiers dans le christianisme, à la façon du pain (l’exotérisme) et du vin (l’ésotérisme) dans la coupe eucharistique ; ou des deux "natures", divine et humaine, dans la personne du Christ.
Pour cerner d’un peu plus près la notion d’ésotérisme, il peut être bon de voir les caractères respectifs de l’exotérisme et de l’ésotérisme.
1. L’exotérisme se constitue d’une théologie pour l’esprit, d’une morale pour l’âme, d’un rituel pour le corps.
En dépit de cette tripartition, l’exotérisme ne s’en situe pas moins sous le signe de la dualité :
- un Créateur / une Création ;
- une âme-esprit / un corps ;
- le bien / le mal ;
- la Grâce / la Nature.
Ce bipolarisme a préparé de longue date le conflit entre théologie et métaphysique ; et également l’opposition Esprit/Matière. Le cartésianisme pouvait apparaître, puis toute la pensée moderne scientiste, qui finira par ne plus garder que la Matière, jusqu’à ce que s’opère une réaction de scientifiques de pensée non conformiste, et du meilleur aloi, à laquelle nous sommes en train d’assister chez les physiciens quantiques, en particulier, et présentée au public dans des enceintes comme l’Université Interdisciplinaire de Paris.
Même dualisme dans l’attitude par rapport aux autres traditions : l’exotérisme religieux, enfermé dans un système de dogmes rigidifiés, exclusivistes, admet mal ou pas du tout, l’existence d’autres approches de la Vérité ; d’où prosélytisme, intolérance, guerres de religion, surtout fréquents dans le monothéisme qui en n’admettant qu’un seul Dieu véritable et véridique, se condamne à refuser tout autre -, (alors que c’est toujours le même !..).
Il flatte par là l’élément sentimental, passionnel, volitif de l’âme humaine - ; ce qui, dans les pires moments, le conduit au fanatisme, et dans les meilleurs, à la voie dévotionnelle, au culte du Dieu personnel.
Il recourt à l’apologétique = la crédibilité des dogmes, à la casuistique = la subtilité excessive sur les cas de conscience, à l’éloquence sacrée (à tendance mondaine).
Il est le plus souvent littéraliste : il s’en tient au sens immédiat, historique, des Ecritures, négligeant ou excluant les registres supérieurs d’un symbolisme infiniment plus riche.
Avec le temps, des signes d’usure apparaissent, des déviations, des hérésies, des schismes. Affaibli, l’exotérisme se laisse imprégner par la mentalité ambiante, il pactise avec le siècle, peut en épouser les erreurs, capitule avec élégance. (On peut se demander ce qu’il en aurait été du christianisme si celui-ci avait suivi, dans les premiers siècles de son existence, les idéaux de l’Empire romain finissant.)
2. L’ésotérisme : autrement appelé "gnose" (à ne pas confondre avec "gnosticisme" : dualisme chrétien mêlé de mazdéisme et de philosophies orientales d’origines diverses), ou philosophia perennis (Augustin Steuco, XVIe siècle, puis Leibniz).
L’image est classique : il est à l’exotérisme ce que le noyau est à l’écorce, ou le centre au cercle.
Ayant une vue synthétique, - et systémique -, il n’oppose pas l’Esprit et la Matière, dépasse le règne des dualités. Des contradictoires, il fait des complémentaires.
Il ne considère pas les oppositions extérieures qui séparent les religions, mais il en retient ce qui les conjoint au plus haut : la "Tradition primordiale" ; - à l’inverse du prosélytisme, puisque toutes, pour l’essentiel, dispensent le même enseignement.
Il favorise l’élément intellectuel, mais aussi intellectif, c’est-à-dire supramental ; l’intuition intellective, où l’on cesse de savoir par son entendement, pour être ce que l’on connaît par identification du sujet humain et de l’Objet divin.
Enfin, l’ésotérisme a une lecture symbolique des textes sacrés ; il en explore les différents niveaux de signification.
Ainsi donc, cette comparaison permet de voir qu’il y a dans l’exotérisme quelque chose d’insuffisant, quoiqu’il soit tout à fait suffisant pour beaucoup, et qu’il fournisse tout ce qui est nécessaire au "salut".
Il y a en lui quelque chose de relatif, de réducteur ; ce qui trahit une faiblesse interne : il prête le flanc aux attaques de l’athéisme, lui résiste mal.
Exemples de réductionnisme : • Genèse : "Au commencement…" Comment parler d’un commencement alors que le temps n’existe pas encore ?..
La version ésotérique donne : "Dans le Principe" (grec en archè, hébreu Bereshit), c’est-à-dire dans le Projet, le Dessein divin ; à l’état de potentialité. De même, le monde n’est pas créé ex nihilo (= du néant) mais à partir du Non-Être (= la Possibilité universelle).
• Évangiles : Dans le "Notre Père", la version de : - saint Luc donne "pain quotidien", la subsistance, la vie matérielle. - saint Matthieu : "pain supra substantiel" = le Saint Esprit. (En grec, les deux textes portent épiousion, "sur-essentiel".) On pourrait établir toute une liste de comparaisons entre exotérisme/ésotérisme allant dans le même sens.
Ainsi, d’un côté :
- l’image pieuse,
- la Vierge céleste,
- la lutte des anges et des démons et le rejet du mal,
- l’homme Jésus mort sur la croix,
- le "salut",
- le paradis.
de l’autre côté :
- l’icône, portrait d’un Archétype,
- la Vierge noire (sise dans les profondeurs chthoniennes),
- le mal intégré au bien,
- le Christ ressuscité,
- la Libération finale,
- l’au-delà de l’enfer et du paradis.
* * *
⟴ Trois questions à préciser :
1. La Loi du secret.
L’ésotérisme est obligé de se cacher des instances exotériques (pas toujours) ; - car en savoir plus excite la jalousie et l’hostilité. L’ésotérisme dérange ; et l’on n’aime pas être dérangé dans son sommeil. Il s’agit donc là d’une attitude de prudence.
De plus, le respect révérenciel que l’on doit à la chose transmise exige qu’on n’en dise rien afin de ne pas la profaner, l’alourdir d’erreurs et de bavardages.
Voir l’adage hindou : "Ne révèle pas le nom de ton maître, de crainte de lui faire honte."
Au reste, la loi du secret existe ailleurs. On parle du secret de la confession, du secret médical, du secret militaire, etc…
Les maîtres eux-mêmes peuvent se trouver partagés entre deux attitudes contradictoires : transmettre ou non les secrets. Un jour, Rabbi Simeon bar Yochaï s’assit et pleura : "Malheur à moi, si je révèle ces secrets, et malheur à moi si je ne les révèle pas !.."
Si je les révèle : ils seront profanés, répandus parmi des ignorants, qui ne les comprendront pas, et ils se rassembleront contre moi.
Si je ne les révèle pas : certains disciples dignes de les recevoir en seront injustement privés.
2. L’Initiation.
Du latin Initium, "commencement".
L’initiation n’est pas un aboutissement, une apothéose finale ; elle est un début, une mise en marche. L’initié est celui qui fait ses premiers pas sur la voie.
Dans toute société traditionnelle où le profane n’est pas séparé du sacré, il existe plusieurs sortes d’initiations : la transmission d’un savoir ou d’un pouvoir, toujours accompagnée de rites. Initiations des enfants, des femmes. Initiations artisanales (voir l’art des cathédrales et les secrets de fabrication ; le Compagnonnage et la Franc- Maçonnerie opérative). Initiations chevaleresques, royales, sacerdotales, monastiques.
Contrairement à ce que l’on croit, il n’y a pas le petit nombre des élus et la masse des méprisés, mais il y a initiation spécifique en fonction de sa place dans la société, de son rôle et du métier qu’on y exerce. Seuls en sont exclus les malades mentaux et les criminels.
D’une façon plus spécifique, l’Initiation d’ordre spirituel est la transmission d’une influence spirituelle héritée du fondateur d’une religion et transmise de génération en génération, de maître à disciple.
C’est la "chaîne initiatique". Chaîne de transmission ininterrompue, assurant le rattachement à une source non-humaine par un lien organique et vivant. On parle dans le judaïsme de la shelshelect, des Hassidim ; dans l’islâm, de la sîlsîla, remontant au Prophète ; dans le christianisme, de la succession apostolique depuis le Christ ; dans l’hindouisme du parampâra hérité des rishi.
Un germe est déposé, qu’il s’agira de développer à l’aide des pratiques d’intériorité requises : jeûne, prière, méditation, etc… Ainsi passera-t-on d’une initiation "virtuelle" à une initiation "effective".
L’initiation peut, selon les cas, conférer à l’initiable un autre nom, un autre vêtement, un mantra, un signe de reconnaissance ; ou rien de tel. Seule compte l’influence spirituelle transmise.
On a pu toutefois donner récemment au mot initiation un sens élargi, tel celui d’un "approfondissement de l’intériorité" (M. M. Davy).
Les initiés sont souvent des marginaux pouvant passer outre les conventions sociales, voire les prescriptions canoniques : les "Fols en Christ" (vourodivye) de l’ancienne Russie, les "Gens du blâme" (malamâtiyah), les madjhûb, "fous de Dieu", de l’islam : des errants qui attiraient sur eux la réprobation des bien-pensants.
Ils pouvaient dissimuler la plus profonde sagesse sous le masque de la folie. Ainsi certains jongleurs du moyen-âge. Voir aussi Rabelais usant du masque de la grossièreté.
Ils pouvaient au contraire se fondre dans le milieu où ils vivaient : les Rose-Croix. "Avoir le don des langues" était épouser les moeurs des pays où l’on vit ; mais aussi, parler avec chacun le langage qui correspond à son degré de conscience. Ou encore disparaître totalement dans quelque solitude : les "Immortels" de la Chine taoïste.
Existaient aussi des organisations initiatiques : les Fidèles d’Amour, héritiers de l’Ordre du Temple ; la Fede Santa, fraternité secrète à laquelle Dante était affilié, et d’où est probablement issue la Rose-Croix; - sans doute en relation avec des milieux soufis : le voyage de Dante, dans la Divine Comédie, ressemble étrangement aux "Révélations mecquoises" d’Ibn Arabî.
Bien des œuvres littéraires, mêmes profanes, recèlent d’ailleurs des traces d’ésotérisme. Voir J. de Maistre, Shakespeare, W. Blake, Yeats, Goethe, Novalis, Hugo, Nerval, Baudelaire, Balzac ; plus près de nous Daumal et Breton (mais échec du surréalisme).
Variable le sort des initiés condamnés pour leur maximalisme : Maître Eckhart ("Il voulait en savoir trop") ; Marguerite Porrete ; Madame Guyon. Mais avant eux, les Pythagoriciens, les Templiers brûlés, les Soufis : al-Hâllaj crucifié. Ou vivant au contraire en bonne intelligence avec la communauté religieuse : les hassidim, les kabbalistes ; les hésychastes ; les taoïstes. Si Maître Eckhart a été condamné, ses disciples : Silésius, Tauler, Suso, curieusement, ne l’ont pas été ; non plus que Nicolas de Cuse. Le principal reproche qui leur est adressé : l’orgueil. Depuis saint Paul : "la gnose enfle".
Le danger est incontestable : en savoir plus peut induire un sentiment de domination.
Mais comme le fait remarquer Guénon, le gnostique s’étant totalement séparé de son "moi", il se situe au-delà des passions égotiques. Il reste qu’une certaine inflation peut mettre en son pouvoir des intellectuels épris d’ésotérisme, et qui ne sont pas encore parvenus au terme de l’évolution intérieure.
3. Cyclologie.
Comment se fait-il que l’Ésotérisme, qui a toujours été un dépôt secret - ou discret -, connaît aujourd’hui une énorme diffusion, une divulgation (d’ordre le plus souvent mercantile d’ailleurs) ?
- Cette divulgation sert d’équilibre compensatoire à la descente cyclique. Plus en effet le matérialisme est puissant, plus puissants doivent être les arguments contraires ; ces arguments figurent dans l’ésotérisme. Plus s’ouvrent les portes de l’Enfer, plus s’ouvrent parallèlement les portes du Ciel. La Miséricorde contrebalance la Rigueur ; le Divin consent à se laisser profaner en répandant ses trésors.
À chacun d’y puiser ce qu’il pourra, avec le discernement nécessaire - ; discernement qui ne s’acquiert qu’avec la formation doctrinale, et non pas seulement par simple subjectivisme et bonne volonté.
* * *
Mais dans l’ordre des questions, la plus importante est certainement celle-ci :
Y a-t-il un ésotérisme chrétien ?
Les quelques allusions précédentes le laissent déjà amplement supposer.
Mais il y faut aussi des preuves, et ces preuves se trouvent dans les Evangiles canoniques, dans les Pères de l’Eglise, chez des commentateurs contemporains
• Les Evangiles.
"Ne jetez pas les perles devant les porcs ; ils pourraient bien les piétiner, puis se retourner contre vous pour vous déchirer." Par effet de boomerang, quand une vérité est trop forte, on ne peut la supporter ; d’où mouvement de révolte, pulsion de mort à l’égard de l’instructeur.
"À vous il est donné de connaître les mystères du Royaume des Cieux, tandis qu’à ceux-là, ce n’est pas donné" ; d’où le recours aux paraboles.
"Malheur à vous, légistes, parce que vous avez enlevé la clé de la Connaissance (gnôsis) ; vous n’êtes pas entré, et ceux qui voulaient entrer, vous les en avez empêché" : refus des littéralistes de laisser les gnostiques accéder au plan de la gnose. (Noter l’importance du mot "clé".)
Il est vrai que le Christ, tout en préconisant la loi du secret, demande ailleurs de ne pas cacher la lampe sous le boisseau, de proclamer son enseignement sur les toits.
Faut-il parler de contradiction ?
Non point. Tout est toujours question d’opportunité et de circonstance. D’une part, garder les choses saintes pour les saints, par respect envers le sacré ; d’autre part, répandre les choses saintes devant tous, car le moment privilégié, le kaïros, est venu d’un renouvellement de la Parole.
• Les Pères de l’Eglise
Sans doute, "ésotérique", ni "ésotérisme" ne figurent dans la patrologie.
Cependant, Clément d’Alexandrie (IIe siècle) reprend la distinction ésoterika/exoterika ; et il fait allusion à une gnose laissée par les Apôtres à un petit nombre de fidèles, "sans traces écrites". Il s’agit d’une transmission orale. Cet enseignement oral et secret est réservé aux pneumatikoï, aux "détenteurs de l’Esprit".
L’énigmatique Denys l’Aréopagite distingue une "Théologie commune", et une "Théologie mystique" ayant ses "Traditions secrètes". Il renoue avec la langue des Mystères d’Eleusis : myésis, "initiation" ; mystis, "initié", mysterion, "secret".
Initiés, selon le contexte, l’évêque, le prêtre, le diacre, le moine, et tout baptisé communiant au Christ.
Origène (IIIe siècle) pratique l’exégèse rabbinique ; il distingue les simples croyants des "parfaits", sans jamais toutefois dire que seuls les parfaits seront sauvés, ni que le sens littéral des textes est négligeable.
On peut considérer que toute la lignée des Pères grecs transmet tel ou tel élément ou aspect de l’ésotérisme. Denys l’Aréopagite : l’apophase, (théologie négative). Maxime le Confesseur : l’Homme cosmique, l’Adam Kadmon démembré en quatre parts ; (héritage d’Isis ; voir de même Prajâpati). Grégoire Palamas : les "Énergies divines" et incréées reliant Terre et Ciel. Syméon le Nouveau Théologien : la participation du corps physique à la vie spirituelle. Jean Damascène : la théologie de l’icône, la matière salvifique.
Il y avait eu avant eux la lignée des Pères du Désert, les "pneumatophores", premiers maîtres de l’oraison perpétuelle, ou "prière du coeur".
Plus récemment, plusieurs penseurs orthodoxes se sont inscrits dans le même courant ésotérisant : V. Soloviev : la transfiguration de la Matière dans l’Esprit ; l’éternel Féminin, la Théotokos, en tant que Sophia, "complément" de la Trinité. N. Berdiaev à la suite de Jacob Böhme : le Mal en tant que face obscure de la divinité. (Dont se souviendra C. G. Jung : Réponse à Job. Voir Isaie, 4, 5, 7 : "Le formateur de la lumière ; le créateur de la ténèbre ; le faiseur de la paix, le créateur du mal ; Moi, Iahvé, l’auteur de tout cela".) Il importe peu que le mot "ésotérisme" n’apparaisse pas sous la plume de ces auteurs, puisque la chose y est. Et il a des substituts : "gnôsis", "épignôsis" (saint Paul) ; - "Théologie mystique", "mystagogie", "tradition" (paradosis anagramme de paradisos, "paradis").
En Occident, même idée d’une tradition secrète et orale chez Irénée de Lyon (IIe siècle). Jean Scot Erigène (IXe siècle) donne des Evangiles une interprétation ésotérique jusque dans les moindres détails. Le monde comme théophanie. Les "docteurs" du XIIe siècle : les Chartreux, fidèles successeurs des Pères du Désert et de l’érémitisme. Hugues de Saint-Victor : les deux livres sont la Bible et la Nature, qui, visible, révèle l’invisible. Bernard de Clairvaux : la connaissance de soi précède toute autre connaissance. Marie : la Mère divine, la Sagesse antérieure à la Création du monde ; le féminin de Dieu.
Malheureusement, la scolastique issue du thomisme a remplacé l’intellectif par l’intellectuel, a mentalisé la connaissance, s’est même tournée vers les sciences profanes. Aristote l’emporte dès lors sur Platon et Plotin, comme on verra dans l’islam, le rationaliste Averroës remplacer le visionnaire Avicenne. Abélard (XIIe siècle) s’éloigne des symboles au profit de la dialectique. Guillaume d’Occam (XIVe siècle) ne reconnaît plus comme seul réel que le monde phénoménal. C’est ce que l’on appelle le nominalisme.
Cependant, tel un fil rouge, l’ésotérisme continue de circuler en arrière-fond : Saint Bonaventure (XIIIe siècle) : le monde porte, inscrites en lui, les "signatures" de Dieu (l’exemplarisme), comme autant de reflets du Verbe sur le miroir de la Création ; reflets signifiants qui ne sont pas sans rappeler les "Idées" platoniciennes. Maître Eckhart (XIIIe siècle) : Exempte de tout nom, la Déité au-dessus de Dieu ; son au-delà: "L’homme noble devra se libérer de Dieu même, pour que le seul Vide absolu règne en lui". Nicolas de Cuse (XVe siècle) : Dieu est "conciliation des contraires". Chaque concept coïncide à la limite avec son opposé ; la "docte ignorance" réalise leur dépassement.
Relèvent également de cet ésotérisme certains alchimistes et kabbalistes chrétiens ; et des esprits indépendants. Par exemple Guillaume Postel qui soupçonne une unité des traditions ; L. Cl. De Saint-Martin : l’"homme de désir". Les théosophes comme Swedenborg, qui retrouve le monde imaginal des platoniciens de Perse (H. Corbin). Les tenants de l’illuminisme : Novalis, Schlegel, Eckhartshausen, Oetinger, Schelling, Baader ; autant d’isolés, mais authentiques témoins de la gnose chrétienne. Voir A. Faivre, Accès à l’ésotérisme occidental, 2 vol., Gallimard, 1996 ; et Fabre d’Olivet, l’auteur de la Langue hébraïque restituée.
• Enfin, les chrétiens, nos contemporains, qui s’opposent à ceux qui, comme Maritain et les néo-thomistes, combattaient farouchement la notion d’ésotérisme : le cardinal Jean Daniélou, pourtant toujours circonspect, a pu écrire que, pour saint Paul, la "gnose (gnôsis) prolonge la foi (pistis)". Il admet l’existence d’un enseignement secret et oral des Apôtres, réservé à une élite juive. Il établit une double succession : celle des évêques, qui s’adressent à l’ensemble des fidèles, et celle des maîtres de gnose, ou maîtres spirituels.
Elie Lemoine (trappiste) : Theologia sine metaphysica nihil, Éditions Traditionnelles, 1991, cite une phrase de Paul VI à propos de l’ostension du Suaire de Turin. : "Nous repensons à ce saint Visage qui (…) a ébloui les regards des disciples, dans l’apparition inoubliable, en quelque sorte ésotérique, théologique, que Jésus leur découvrait". Résurgence totalement inattendue !.. Mais le mot figure avant "théologique", ce qui laisse malheureusement à penser qu’il était jugé moins important;
L’Abbé Henri Stéphane : Introduction à l’Ésotérisme chrétien, I, Dervy, 1979. Le symbolisme de la Croix ; l’art sacré ; la prière ; l’Eucharistie.
Ces chrétiens ne vont pas jusqu’à admettre l’idée guénonienne d’une organisation secrète, réservée, à l’intérieur même de l’Eglise. De fait, l’Eglise est une communauté ouverte et fermée à la fois : tous y sont admis, mais il y a, comme le dit Berdiaev excellemment, des "degrés de révélation".
Jean Borella a explicité la question dans Ésotérisme guénonien et Mystère chrétien, L’Age d’Homme, 1997. Sa thèse : le christianisme possède un "ésotérisme de la Révélation". Ce qui constitue essentiellement l’ésotérisme chrétien, ce sont le baptême, la chrismation et la communion. Il a existé un Enseignement secret et oral issu de l’ésotérisme hébraïque, mais cet enseignement fut livré ensuite à l’ensemble de l’Eglise sous forme de "clés herméneutiques". Il n’y a pas deux catégories de croyants, mais il y a les baptisés et les non-baptisés (ou catéchumènes). Le baptême : la "naissance divine" par triple immersion. La chrismation : l’onction d’huile parfumée ; sceau de l’Esprit sur différentes parties du corps pour le consacrer. L’eucharistie : la communion au Corps et au Sang du Christ préparant la participation à la réalité de l’Un.
Le baptême est initiatique en ce sens qu’il n’est donné qu’une seule fois et une fois pour toutes. Il inaugure la transmutation des éléments subtils de l’individualité humaine.
Aujourd’hui encore, dans la Liturgie orthodoxe, avant la Consécration, l’on prie les catéchumènes de quitter l’église (demande seulement formelle). Souvenir des siècles où tant qu’ils n’étaient pas initiés par le baptême, ils ne pouvaient assister au déroulement des "saints et redoutables Mystères". Quant à l’iconostase, elle dérobe au regard des fidèles les phases les plus sacrées de la Liturgie, tout en reliant la nef et l’autel par les Portes Royales.
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⟴ Les Domaines
Les domaines de l’ésotérisme concernent les trois mondes ainsi résumés par saint Paul (Eph. IV, 6) :
"Il n’y a qu’un Dieu et Père de tout" = l’Unité divine ;
"qui est au-dessus de tout" = la transcendance, le Ciel ;
"qui agit à travers tout" = les Energies, les Archétypes ; l’Espace intermédiaire.
"qui vit au-dedans de tout" = l’Immanence, la Terre.
Ce sont là les trois Niveaux de l’ésotérisme :
- le Non-Etre, (ou Sur-Etre) = la Métaphysique proprement dite ;
- l’Etre, ou Dieu = l’Ontologie ;
- l’Existence, ou Manifestation cosmique = la Cosmologie.
Ces trois Niveaux ne sont pas séparés ; mais il y a interdépendance, où chaque grain énergétique communique avec tous les autres, irradie sa puissance et sa lumière à travers l’Infini.
Le drame philosophique de l’Occident est d’avoir oublié le niveau supérieur du Non-Etre et retenu les deux autres : le dualisme était né.
1. Le Non-Etre : sûrement pas le "néant" des nihilistes ; mais le Vide, ou Vacuité qui est absolue Plénitude.
Autrement dit : le Non-manifesté ; la Possibilité universelle, où se tiennent les possibles destinés à se manifester, aussi bien que les possibles qui ne se manifesteront jamais.
Le Non-Etre est au-delà de toute dualité et il est au-delà de l’Unité comme de la multiplicité.
Il est l’Absolu, l’Infini, le Principe suprême ; la Déité, où "Ténèbre lumineuse" en ce sens qu’elle est obscure par excès d’éclat. Il échappe à toute définition ; la seule chose qu’on en puisse dire étant qu’on n’en peut rien dire.
La voie apophatique, laquelle dit ce qu’il n’est pas, a pour ultime aboutissement le Silence.
2. L’Etre : Dieu, le principe de la manifestation ; la première détermination du Principe suprême ; le monde des archétypes (Platon) ; celui des "dieux" du polythéisme ; ou celui des "anges" du monothéisme = les circuits énergétiques divins qui se manifestent en mode subtil. Si l’Etre est déterminé, il est aussi déterminant en tant que source de tous les modes de manifestation.
À la fois il reflète le Non-Etre et il projette sa réflexion sur le monde manifesté. Interface.
Il peut être "surpris", cerné dans ses polarités, à travers ses Attributs et Qualités. Voir :
- les 10 Sephiroth dans le judaïsme ; les 99 Noms de Dieu dans l’islam ;
- les Noms divins du christianisme : Vie, Lumière, Vérité, Sagesse, Intelligence, etc…
Le Nom anonyme contient tous les noms qu’énumère la voie cataphatique.
Deux noms présideront plus spécialement à la manifestation, tant dans l’économie cosmique que dans la destinée humaine :
- la Rigueur (Dîn), (al-Jalâl) et
- la Clémence (Hesed), (ar-Ramah).
Deux polarités entre lesquelles oscille perpétuellement toute chose en une série de resserrements et d’expansions ; de "malédictions" et de "bénédictions". Voir dans le christianisme, le Dieu armé du glaive et le Dieu miséricordieux ; restant entendu que la Miséricorde l’emporte toujours sur la Rigueur.
Il faut tout ensemble aimer Dieu et craindre Dieu.
Ces polarités, ces "émanations", s’entrecroisent, s’opposent, se relient, s’harmonisent. Ainsi chacune des sephiroth, contient son contraire. Voir de même dans le taoïsme, le yang inclus dans le yin, et inversement. Chaque chose ou créature contient la totalité des sephiroth. Chaque événement a ses parts d’ombre et de lumière, différentes pour chacun.
Tout est question d’infléchissements toujours changeants, d’équilibres toujours menacés.
3. L’Existence = la Création = la Manifestation cosmique, ayant pour base la Substance, qui rend visible par un certain nombre de "modalités" matérialisant les essences, les actualisant, qui projette toute forme dans le domaine de l’existence sensible, concrète, contingente, où règnent l’espace, la durée, le mouvement.
Autrement dit, la Cosmogonie, où se déploient les quatre éléments ou "états" de la matière, réunis par un cinquième, l’Ether plus les tendances fondamentales (les guna de l’Inde), ascendantes (sattva), neutres (rajas) et descendantes (tamas), à partir de quoi sont formés les règnes minéral, végétal, animal et humain ; et l’ensemble des créatures visibles, déterminées, relatives.
Tous ces êtres, dans la mesure où ils participent du Principe, ont une part de réalité effective ; dans la mesure où ils sont limités et contingents, destinés à retourner au non-manifesté, sont nuls au regard du Principe ; "poussière de poussière".
Autrement dit encore : le Devenir : le fleuve dans lequel on ne se baigne pas deux fois (Héraclite) parce qu’il est toujours différent, mais dans lequel on se baigne toujours, si l’on considère non pas son courant sans cesse renouvelé, mais l’essence même dont il procède, représentée par l’Eau.
Autrement dit enfin : le Multiple, réfraction arborescente dans la matière de l’unité de l’Etre.
Fait d’espace, le Monde manifesté se déploie en fonction des points cardinaux dans le sens de l’"ampleur" et de l’axe zénith-nadir, dans le sens de l’"exaltation". Tout point de l’espace est à l’intersection de ces droites, et en ce sens, tout point de l’espace peut être considéré comme un centre. En tant que centre, il est potentiellement autel. Voir J. Hani : Le symbolisme du Temple chrétien, Trédaniel, 1990.
Chacun de ces points est porteur de tout un symbolisme. Mais il en est un particulièrement digne d’intérêt : l’Est ; le point où le soleil se lève, symbole de la Connaissance. C’est vers lui que se tournent les liturgies de toutes les traditions ; - sauf, assez curieusement et depuis peu, la messe romaine, tournée vers l’ouest chaque fois qu’elle est célébrée dans une église normalement orientée.
Exemple inquiétant d’inversion, qui semble n’avoir pas troublé beaucoup de consciences, aujourd’hui ignorantes de ce symbolisme. (comme des autres, au demeurant).
- Fait de temps, le Monde manifesté est soumis à un certain nombre de phases, de cycles, dont les saisons de l’année peuvent donner une idée, mais se déroulant sur des durées infiniment plus vastes.
L’Inde parle des quatre yuga qui se développent et s’accélèrent dans un sens descendant, par suite de l’éloignement graduel du Principe. L’Antiquité grecque parle de la même façon des Ages d’or, d’argent, d’airain et de fer, que l’on retrouvent dans la Bible (Daniel) : la statue du songe de Nabuchodonosor. Cet ensemble aboutit à un éclatement final (la fin du Kali-yuga), dont "nul ne connaît le jour ni l’heure…", mais dont les signes annonciateurs se multiplient depuis plusieurs siècles. Voir R. Guénon : Le Règne de la Quantité et les signes des temps, Gallimard, 1945, sv. (Ouvrage capital).
Sans doute, le point de vue chrétien est-il différent.
Le Christ est venu abolir la répétitivité du temps ; il l’a "transfiguré" par l’intervention de Dieu dans l’Histoire, évacuant la conception du temps cyclique, "archaïque", considéré dès lors comme "infernal" par sa répétitivité.
À partir du Christ, l’humanité amorce sa montée vers la Jérusalem Céleste. (Vision d’où est issue l’idée laïque et scientiste du progrès continu). Cependant, si cela peut-être vrai in divinis, le Christ n’a pas supprimé les phases respiratoires du cosmos : il y a toujours les mêmes rythmes alternatifs dans la nature comme aussi dans tout organisme vivant. De plus, l’histoire de la Création et de l’humanité présente le même schéma que dans les autres traditions : un paradis initial (le satya-yuga de l’Inde), une rupture et une chute (le trêtayuga), une intervention avatarique (le dvapara-yuga), une apocalypse (le Kali-yuga), conclusion suivie d’un nouveau cycle.
En vertu de l’équation microcosme humain = macrocosme divin, ce que nous venons de dire concernant le macrocosme va se retrouver, miniaturisé en quelque sorte, dans l’homme.
- Au Non-Etre correspond le vide central reproduisant au cœur de l’être humain la Vacuité métaphysique, résidence de l’Intellect, (le noûs des Grecs), organe de la Connaissance où l’être et le connaître sont un.
- À l’Etre correspond l’Ame (psyché) sous tendue par les trois tendances fondamentales et déterminant chez saint Paul la répartition entre les "pneumatiques", les "psychiques" et les "hyliques" et le Mental, en tant que siège de la vie intellectuelle.
- À l’Existence correspond le corps (sôma) constitué des cinq éléments, au niveau subtil d’abord, puis au niveau physique.
Cette double tripartition - macro et micro-cosmique - se retrouve dans l’ensemble des traditions ; ce qui autorise à poser l’existence de leur fond commun, de leur identité originelle. Voir F. Schuon : De l’Unité transcendante des Religions, Le Seuil, 1979. A. Huxley : La Philosophie éternelle, Le Seuil, 1977.
Malgré des différences circonstancielles dépendant des composantes humaines, des mentalités, des psychologies, la Tradition enseigne toujours la même doctrine, unique et fondamentale ; elle est issue d’une Tradition primordiale et originelle ; réinterprétée par les fondateurs des grandes religions, adaptée aux époques et aux lieux, mais toujours identique quant aux principes.
Cette Tradition primordiale est dite hyperboréenne, ou polaire, parce que le Pôle symbolise le Centre, le Sommet, l’Origine -, indépendamment même de toute considération géographique. (Cependant, l’Apollon hyperboréen est censé venir du nord.)
Elle déroule une succession de messagers, d’envoyés divins, d’Avatâra, chargés de la renouveler et de l’adapter à de nouvelles conditions cosmiques.
Cette Tradition primordiale n’est autre que la Philosophia perennis, correspondant au sanatana dharma de l’hindouisme, au hikmat al-khâlidah de l’islam.
Bhagavad-Gîtâ, IV, 7 : Krishna à Arjuna : "Chaque fois qu’en quelque endroit de l’univers, le dharma (= l’Ordre cosmique, la Loi universelle) s’efface (décline), et que s’élève, (prédomine) le non- Ordre, (la non-Loi), alors Je prends naissance."
L’Image classique de la Roue permet de comprendre que les différents points inscrits sur la circonférence représentent les traditions, et que le centre désigne leur origine, leur fond commun.
À mesure qu’elles remontent vers le Centre le long des rayons, les traditions se rapprochent les unes des autres avant d’aboutir à une seule et même Réalité transreligieuse.
Quelques exemples d’isomorphismes tels que peut les révéler la méthode comparative de l’ésotérisme :
• Au chapitre de la métaphysique : le Non-Être = L’Aïn-Soph du judaïsme, le Principe ; représenté dans l’alphabet hébraïque par le iod, simple point à partir duquel toute la création se déploie. = la Suressence du christianisme, l’"au-delà de Dieu" (hyperthéos). = l’Unité indivisible de l’islam (al-Ahadîyah) ; inaccessible à la créature comme telle. = le nirguna-Brahman de l’hindouisme, sans attributs ni qualités ; sans détermination ni distinction ; totalement inconditionné. = la Vacuité suprême (Shûnyatâ) du bouddhisme. = l’Invariable Milieu (Tchoung-young) du taoïsme, identique au Principe non-agissant ; au-delà de toute causalité.
• Au chapitre de l’ontologie : l’Etre
= les Elohim, ou "principes créateurs" (Genèse) ; les Sephiroth, ou "numérations" de la Kabbale, organisatrices de l’informel.
= les Energies divines, ou logoï par lesquels l’Imparticipable se rend participable ; les étincelles incréées tissant les mondes.
= l’Unicité (al-Wahidîya) révélant l’Essence à travers les Qualités et les Noms divins.
= le saguna-Brahman, le Brahman qualifié, déterminé : Ishvara, le Principe de la manifestation, mais sous son aspect personnel et formel ; le Père des créatures ; s’exprimant à travers la Trimurti :
- Brahmâ : le principe producteur, créateur ;
- Vishnou : le principe conservateur ; l’aspect sauveur ; source des Avatâra ;
- Shiva : le principe destructeur et restructurateur.
= la "Roue de la Loi", au moyeu immobile.
= le "Recteur universel (Yeon) ; la Mère des dix-mille êtres.
• Au chapitre de la cosmologie : l’Existence
= la séphira Malkût, ou Réceptivité universelle ;
= la Materia prima, la "Nature naturée" ;
= la Substance universelle (al-Huyûlâ) ;
= Prakriti fécondée par Purusha ; ou Mâyâ, la magicienne démiurge, ou la puissance d’illusion.
= le pôle yin, "substantiel", par rapport au pôle yang, "essentiel".
• Au chapitre de l’anthropologie : l’Homme = l’esprit, siège de l’intellection :
= le Noûs platonicien et plotinien, repris par le christianisme : reflet dans l’homme des trois sephiroth supérieures : Kether : le cerveau caché ; Hochmah : le cerveau droit, vision synthétique de l’Un ; Binah : le cerveau gauche, qui distingue, analyse, sépare.
= l’intellectus des scolastiques médiévaux ;
= l’Aql al-awwal du soufisme ;
= la Buddhi de l’hindouisme et du bouddhisme.
Cet Intellect transcendant est l’organe de l’"Intuition intellective"; supra-individuelle, supra-rationnelle ; l’"OEil du Cœur". Il transmet la lumière d’une Connaissance immédiate, faisant un avec la Vérité, en ce sens, infaillible, à la différence du savoir mental, livresque, discursif.
On a pu rapprocher l’Intellect transcendant du Saint-Esprit ou du Logos, au point de l’identifier à eux. Outre l’Intellect, reflet du Non-Être dans l’homme, on retrouvera en celui-ci le mental et la psyché en corrélation avec l’Etre, et le corps en corrélation avec l’Existence. Le Logos est la partie immortelle de l’homme ; comme le psychomental en est la partie semi-mortelle et le corps, la part mortelle.
En dépit de sa spécificité, le christianisme admet, lui aussi, cette Unité des religions, du moins, s’il s’ouvre aux lumières de l’ésotérisme. Sans doute y a-t-il, là encore, certaines différences ; en particulier en ce qui concerne la Trinité, et le Christ. On peut dire cependant, pour la Trinité, qu’il est possible de la rapprocher mutatis mutandis de la Triade hindoue : Sat-Chit-Ananda : Sat, l’Etre pur, le Soi, équivaudrait au Père ; Chit, la Conscience du Soi, l’extériorisation "filiale" de Sat, au Fils ; Ananda, la Béatitude enveloppant les deux premières polarités, à l’Esprit.
Ces trois éléments n’en forment qu’un au sein du suprême Brahman, à l’instar des trois hypostases trinitaires.
Pour le Christ, sans doute n’est-il pas un Avatâra comme les autres. À la différence du dieu de la mythologie qui descend et se manifeste en gardant sa nature de dieu, le Christ s’anéantit dans une "forme d’esclave", il meurt de mort humaine, ressuscite ; il s’inscrit dans l’Histoire. Il s’agit par conséquent d’un genre inédit et original de théophanie.
Cependant "l’Esprit souffle où il veut", les Pères de l’Eglise ont toujours admis la pluralité des "visitations" divines dans l’humanité. Il existe même une citation troublante : Somme théologique III, q, 3, a.7 de Thomas d’Aquin :
"La puissance d’une Personne divine est infinie, et ne peut pas se trouver limitée à quelque chose de créé. C’est pourquoi l’on ne doit pas dire qu’une Personne divine ait assumé une nature humaine de telle sorte qu’elle n’ait pu en assumer une autre."
Cela peut laisser à penser que l’on pourrait admettre plusieurs Incarnations successives. On peut également supposer que pour Thomas d’Aquin, la Personne divine ne s’est incarnée qu’une fois - sans doute en le Christ -, mais qu’elle aurait la possibilité de s’incarner d’autres fois, si elle y consentait. D’autre part, cela ne signifie pas que Thomas d’Aquin aurait vu dans les Avatâra mythologiques des manifestations de la Personne divine dont il parle. Néanmoins, une telle remarque élargit considérablement l’horizon. D’autant plus que l’hindouisme admet des "pourcentages", si l’on ose dire, de divin, variables selon les Avatâra dits "majeurs" ou "mineurs".
Le Christ lui-même partout reconnu comme Avatâra majeur, s’adressant aux peuples méditerranéens, leur dit qu’il est la porte par laquelle passer pour être sauvé, - ce qui paraît logique - ; mais il ajoute qu’il y a d’autres brebis, dans d’autres bergeries ; et que beaucoup viendront d’Orient et d’Occident. Cela peut laisser supposer qu’il admet l’existence d’autres possibilités que la sienne, par lesquelles il est également possible de faire son salut.
• Témoignages patristiques : Clément d’Alexandrie reprend saint Jean : "Le Verbe, auquel tous les hommes participent…" Il salue l’exceptionnelle réputation des brahmanes et des gymnosophistes (comprendre les yogui).
Justin : "Ceux qui ont vécu selon le Verbe sont chrétiens, fussent-ils tenus pour athées, comme chez les Grecs, Socrate, Héraclite, et leurs semblables".
Origène : "Il existe diverses formes du Verbe sous lesquelles Il se révèle à ses disciples" : - Des Anges président à la philosophie secrète des Égyptiens, à l’astrologie des Chaldéens, etc… À chaque peuple est préposé un Ange qui veille à ses destinées.
Cyrille d’Alexandrie : "Il serait absurde de dire qu’il y eut un temps où le Verbe n’existait pas. Cela reviendrait à dire qu’il y eut un temps où le Père était sans Verbe, séparé de sa propre splendeur."
Augustin d’Hippone : "La réalité que nous appelons aujourd’hui religion chrétienne existait aussi chez les Anciens, et n’a pas manqué au genre humain depuis son origine, jusqu’à ce que le Christ vienne en la chair ; et c’est pourquoi la vraie religion, qui existait déjà, commença de s’appeler chrétienne." (Rétractations, I, 12, 3).
Le simple fait que le christianisme reconnaisse la validité des autres traditions prouve amplement, déjà, qu’il adopte là une attitude marquée d’ésotérisme. En revanche l’exotérisme pur proclame la validité de la seule religion à laquelle il correspond ; il fait de l’unilatéralité sa demeure.
De même, la notion de Tradition primordiale n’est pas étrangère au christianisme, comme on pourrait le croire.
On peut y reconnaître une allusion dès l’épisode de Babel : avant la construction de la tour, "tout le monde usait d’une même langue et des mêmes mots" (Genèse) ; c’est-à-dire d’une spiritualité unique.
La Pentecôte, où tous les assistants parlent en différentes langues et se comprennent, est une résurgence ou restauration de l’époque où tous les hommes se comprenaient en parlant la même langue. En revanche, l’actuelle tentative d’une Religion mondiale n’est que la caricature de la Tradition pérenne ; chaque tradition s’y trouve vidée de son âme.
Clément d’Alexandrie (Stromates, VI, 7) : "Chaque révélation remonte à une Révélation primitive". Et encore : "La philosophie révélée aux Grecs est l’héritage d’une Tradition beaucoup plus ancienne et partout rencontrée : prophètes d’Egypte, druides, chaldéens, mages de Perse, gymnosophistes…"
Le personnage de Melkitsedek (personnage ou fonction spirituelle ?) est dit : "Roi de Salem" : il occupe le Centre suprême. Il est "sans père, ni mère, ni généalogie" : il est contemporain de l’Origine. Son "sacerdoce" est "éternel" : principiel ; celui de l’Age d’or de l’humanité.
J. Daniélou : " Melkitsedeq est prêtre de cette religion première de l’humanité qui n’est pas limitée à Israël, mais embrasse tous les peuples."
La révélation du Christ est une réactivation, une restauration de cette Tradition primordiale à laquelle il se confond. Voir J. Tourniac : Melkitsedeq, Albin Michel, 1983.
Cette révélation unique se fragmente ensuite, en s’adaptant aux contours mentaux propres à chaque peuple, en se diversifiant à la façon des couleurs du prisme.
On peut dire que chaque tradition, prise séparément, est universelle en ce qu’elle puise dans la Révélation unique ; et elle est singulière en ce qu’elle s’adapte à des intelligences et à des sensibilités diverses. Chacune insiste de préférence sur tel ou tel aspect :
- le judaïsme et l’islam : l’Unité divine face à la tentation
d’idolâtrie ;
- le christianisme : la kénosis de l’Incarnation ; la primauté del’Amour ;
- l’hindouisme : le maintien de l’Ordre cosmique par le Sacrifice ;
- le bouddhisme : la Compassion et l’Impassibilité ;
- le taoïsme : les opposés complémentaires ; la transparence, l’allégement.
En 1453, Nicolas de Cuse, cardinal, légat du pape, écrit un livre, De pace et fide -, "De la paix et de la foi
L’auteur imagine un Concile où se rencontrent à Jérusalem, autour du Christ, de Pierre et de Paul, les représentants des diverses religions : un Arabe, un Persan, un Grec, un Hindou, un Tartare. Tout en donnant la prédominance au Christ, Nicolas de Cuse affirme la vérité et l’unité des traditions, dès lors que l’on fonde la foi sur la gnose. On ne peut pas mieux rejoindre l’ésotérisme dont nous parlons. Seule, l’ignorance préside aux guerres entre croyants, alors que tous vénèrent le même Dieu. S’adressant à ce Dieu, il dit :
"Aux diverses nations Tu as envoyé divers prophètes et divers maîtres, les uns en un temps, les autres en un autre temps."
C’était l’amorce, ou l’annonce de la Rencontre des Religions à laquelle nous assistons aujourd’hui, et qui n’est véritablement possible et souhaitable que si tout élément passionnel, toute intrusion politique, nationaliste ou idéologique sont impitoyablement écartés.
Au XVIIIe siècle, le philosophe allemand Lessing écrit une pièce, Nathan le Sage (1779), - dédiée au grand-père du futur musicien Mendelssohn -, qui met en scène un juif, un chrétien et un musulman.
Quelle est la meilleure des trois religions ?.., se demande-t-on. Nathan rapporte la parabole des trois anneaux, dont un seul est authentique. Cependant, les trois sont d’une telle perfection qu’il reste impossible de savoir lequel des anneaux est l’authentique.
Au nom de la notion laïque de tolérance, mais rejoignant indirectement la vision ésotérique, le dialogue entre les religions était ouvert, sans doute. Voir Raimond Panikkar, prêtre catholique (père hindou et mère catholique) : Le Dialogue intrareligieux, Aubier, 1985. Georges Vallin : La perspective métaphysique, Dervy, 1977 (comparaison entre Eckhart, Plotin, Shankara, Nagarjuna). F. Chenique : Sagesse chrétienne et mystique orientale, Dervy, 1996 (Mise en regard du thomisme, védânta et bouddhisme). Henri Le Saux: La Traversée entre deux rives, Le Cerf, 1986 (christianisme et hindouisme).
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⟴ Les Modalités d’expression
1. L’apophase : consiste à dire de Dieu ce qu’il n’est pas, à l’inverse de la cataphase, qui énumère les attributs de Dieu et relève plus directement de l’exotérisme.
La Réalité suprême étant au-delà de toute définition, description anecdotique ou détermination, l’on n’en pourra rien exprimer ; on procédera par soustractions, restrictions, effacements successifs.
Deux exemples : Dans l’hindouisme : le suprême Brahman est qualifié de "noncompréhensible, non-visible, non-saisissable ; ni grossier ni subtil ; ni flamme ni liquide ; ni obscur ni coloré", etc… La Bhagavad-Gîtâ assure qu’il est "par-delà ce qui est et par-delà ce qui n’est pas". Dans le christianisme, à la suite de Plotin, recourront à l’apophatisme : Denys l’Aréopagite, Théologie mystique, IV-V : "Nous disons que la Cause universelle, située au-delà de l’univers entier, n’est ni matière (…) ni corps ; qu’elle n’a ni figure, ni forme, ni qualité, ni masse ; qu’elle n’est dans aucun lieu, qu’elle échappe à toute saisie des sens". Grégoire Palamas, Maître Eckhart : Dieu est "non-visible, nondescriptible, non-divisible", etc… Il est même "athée" (athéatos) : sans Dieu (autre que lui).
2. Le symbole : saint Paul : "La lettre tue, l’esprit vivifie".
Sans nier le sens littéral, l’ésotérisme est sensible à la polysémie des symboles, qui déploie un éventail de sens selon différents niveaux de réalité, et tout un réseau d’analogies et de correspondances. À la suite d’Origène, Thomas d’Aquin discernera dans les Écritures : le sens littéral (historique) = le corps ; le sens moral (la vie intérieure) = l’âme ; le sens analogique (le monde d’en bas, reflet du monde spirituel) = l’esprit ; et le sens allégorique (purement sapientiel).
Un symbole peut être une production de la nature, un lieu particulier, un objet usuel, un personnage dont il est possible de faire l’amplification, à partir du fait que la partie représente une totalité, que l’inférieur reflète le supérieur, que le connu suggère l’inconnu -, cela en fonction de la symétrie et de l’identité macro/microcosme, celui-ci étant le plan de projection de celui-là.
Quelques exemples élémentaires : le soleil : image du Principe.
La montagne : l’axe du monde reliant la Terre et le Ciel, le monde manifesté et le monde archétypique.
Le fleuve : le courant des formes, le multiple, le Devenir.
Les animaux : les tendances ascendantes (oiseaux), ou descendantes (reptiles).
Les personnages : les différents états de conscience de l’être humain.
Voir R. Guénon : Le Symbolisme de la Croix, Véga, 1983 (Image de la conciliation des contraires.) ; Symboles fondamentaux de la science sacrée, Gallimard, 1962, sv. (En particulier, le Centre et le Coeur, les armes, l’échelle, l’architecture, l’arbre).
On n’oubliera pas le double sens des symboles : le serpent désigne le mal, mais il peut désigner le Christ. Le pont relie les rives mais danger de l’emprunter. La pluie est descente de la Grâce mais aussi dissolution des formes (déluge).
Les récits eux-mêmes s’offrent à une exégèse symbolique :
Cantique des Cantiques : le mariage sacré, la hiérogamie entre le Verbe divin et l’âme aimante. (Même idée dans le mythe hindoue de Krishna et des bergères).
Le passage de la Mer Rouge : quitter l’Egypte, - Misraïm, - le pays de l’esclavage, c’est prendre congé de l’ego et de ses limites ; mû par le souvenir de la terre natale (le jardin d’Eden).
La montée du Sinaï par Moïse : les étapes de l’âme humaine jusqu’à Dieu.
Grégoire de Nysse, dans sa Vie de Moïse, montre que parti de la Lumière et de la Nuée, Moïse accède à la Ténèbre. Etapes le conduisant au Dieu invisible, et à la conclusion que voir Dieu consiste à ne pas Le voir. La Lumière : purification ; dépassement du sensible ; la nuée : contemplation de Dieu dans ses attributs et ses oeuvres. la Ténèbre : contemplation de Dieu dans son Essence ; "le semblable connaît le semblable" ; le Sommet : l’Inconnaissance : "le semblable devient le semblable".
3. Le paradoxe : cette "écharde" dans la chair du rationalisme… Il met au défi la claire logique de A différent de B, la pensée binaire, nettement catégorielle et dualiste.
Une vue rapide fait croire à la contradiction dans les termes ; il n’en est rien. Mais comme le dit l’Inde, "les dieux se plaisent à l’obscur", comme aussi, les oracles de Delphes ou les réponses ambiguës du Yi King.
Le paradoxe inaugure le "renversement des pôles" de la pensée, comme la métanoïa opère le renversement intérieur auquel l’homme doit oeuvrer, en procédant à une révision complète de tout ce qu’il croyait être.
Exemples :
Denys l’Aréopagite : la Ténèbre -, mais plus que lumineuse.
Du Bien suprême, il est dit qu’"il fait que toutes choses sont unies et distinctes, identiques et opposées, semblables et dissemblables". Par lui, les esprits, les âmes et les corps demeurent à la fois stables et mobiles. Le Bien suprême est tout ensemble "repos et mouvement, tout en étant lui-même au-delà de l’un et de l’autre".
On évoquera de même l’"immobile mouvement d’amour" des Personnes trinitaires.
Grégoire de Nazianze : les trois Personnes sont "unies par la distinction et distinctes par l’union."
Grégoire Palamas : "La nature divine doit être dite en même temps imparticipable, et dans un autre sens, participable (…) Nous accédons à la participation de la nature de Dieu, et cependant, elle reste totalement inaccessible. Il nous faut affirmer les deux à la fois."
Maxime le Confesseur : le Christ est la "synthèse de la limite et de l’illimité, de la mesure et du sans-mesure" (…) "Il est forme humaine du Sans-forme, nom divin du Sans-nom, manifestation du Non-manifesté."
Il est, d’autre part, et à la fois, "pleinement Homme et pleinement Dieu". (Ce qui lui vaut d’être aussi "pierre de scandale".)
"Le Verbe se cache (Deus absconditus) en se révélant (dans la nature et dans le Christ) ; et il se révèle (acte de présence) en se cachant (acte d’absence)." (L’actuelle physique ne semble pas parler très différemment.)
On aura remarqué la fréquence des expressions : "en même temps", "à la fois" (grec hama/latin simul/sanskrit sam = idée de totalité). Nous sommes dans la démarche du ET … ET … de la pensée inclusive -, ésotérique, par opposition à la logique du OU … OU …, de la pensée exclusive -, exotérique. De la même façon, le Christ, "soleil de justice", naît au coeur de la nuit, (comme le soleil dont parle Tchouang-tseu) - ; lors de la crucifixion, les ténèbres se font en plein midi - ; le tombeau est "chambre nuptiale" : Dieu y épouse l’humanité.
De même encore, Marie est Mère tout en restant Vierge ; elle est "Epouse inépousée" ; elle est "Mère de Dieu", (autre cause de scandale) puisque le Christ est Dieu.
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⟴Les Pratiques
L’ensemble des pratiques constitue la "voie" -, une méthode, une discipline, la soumission aux règles de la tradition que l’on suit. Avec cette double consigne : il n’y a pas à suivre plusieurs voies à la fois, car risque de n’en suivre véritablement aucune et de verser dans le confusionnisme ; et il n’y a pas à changer de voie en cours de route, car risque de déstabilisation.
Le mieux semble de rester dans la tradition où l’on est né : il n’y a pas hasard de naissance - ; l’héritage psychique, affectif, intellectuel, joue un rôle insoupçonné ; la nécessité d’appartenir à une communauté a aussi son importance, même si le gnostique relève moins d’un groupe que de la solitude, de l’"Eglise intérieure".
Il existe des exceptions que confirment des signes du destin. Mais l’adaptation à une voie étrangère n’est pas facile. Est-on jamais sûr de s’y être intégré ?.. N’est-on pas l’objet d’une illusion ? Ces exceptions peuvent se justifier davantage dans des périodes troublées comme la nôtre. Ainsi, dans le présent cycle, cas de l’islam, dernière Révélation du cycle ; mais n’obligeant pas plus à s’y convertir que le christianisme ne rendit pas tous les juifs chrétiens, ni le bouddhisme, tous les hindous bouddhistes. L’aspect "scientifique", apparemment athée, du bouddhisme, a pu néanmoins séduire certains de nos contemporains.
Quand une voie traditionnelle n’offre plus de méthodes complètes de réalisation, la "conversion" à une autre voie peut se justifier. Mais une extrême prudence s’impose, la vertu de discernement.
Changer de voie peut être une excuse commode pour éviter la véritable conversion qui consiste en une métamorphose radicale. Il peut s’y ajouter un certain attrait de l’exotisme : parce que c’est loin, c’est plus beau, ou plus vrai. Mais y a-t-il encore des guru ?..
D’autre part, il est bien dit qu’avant d’atteindre à l’ésotérisme d’une tradition, il faut passer par son exotérisme, c’est-à-dire par une vie morale et ritualisée, - ce qui est déjà beaucoup aujourd’hui !
Le paradoxe du christianisme - un de plus -, est qu’il offre tout ce dont un Occidental a besoin ; donc aussi, l’ésotérisme ; mais plus personne ne semble le savoir : les Occidentaux se sont endormis sur un trésor dont ils ne soupçonnent pas l’existence, ni l’importance irremplaçable. C’est ce trésor qu’il s’agit de redécouvrir d’urgence. L’oubli de la primauté de la dimension sapientielle incluse dans la tradition chrétienne comme dans les autres, et le mépris de la doctrine traditionnelle, (à ne pas confondre avec traditionaliste), qui ouvre à l’homme la possibilité de connaître les choses dans leur principe, ont conduit à la destruction pure et simple de la civilisation occidentale, laquelle, avant de mourir, a contaminé toutes les autres. Voir S. H. Nassr, La Connaissance et le Sacré, L’Age d’Homme, 1999 ; (l’idée de Tradition ; l’entreprise de désacralisation ; la multiplicité des formes sacrées). Ouvrage capital.
Outre les principes métaphysiques que nous avons vus, et dont l’étude correspond au jñâna - yoga de l’Inde -, le christianisme offre les deux autres yoga principaux que sont le yoga de l’action (karma-yoga) : le service désintéressé accompli dans un esprit évangélique, le "sacrement du pauvre", où celui-ci est image du Christ, et non dans un esprit socialisant, étatique, où le matricule l’emporte sur la personne humaine ; et le yoga de la dévotion (bhakti-yoga) : certainement l’essence du christianisme, où amour (agapê) et connaissance (gnôsis) se rejoignent - ; à condition de ne pas verser dans un sentimentalisme qui n’a rien à voir avec la force intérieure du combattant de Dieu. Une voie où la beauté, l’émotion purifiée, l’émerveillement jouent un rôle essentiel.
Ces trois yoga peuvent être pratiqués ensemble, prédominance étant donnée à celui qui est le plus en accord avec notre nature : active, mentale ou affective. Voir F. Chenique, Le Yoga spirituel de saint François d’Assise, Dervy, 1978.
Mais le sommet de la vie intérieure est et reste la prière. Celle-ci offre, elle aussi, un aspect exotérique : un discours assez vague, comme la pratique s’en répand de plus en plus actuellement ; souvent d’une grande indigence ; et un aspect ésotérique : la litanie, reposant sur le principe de la répétition, du "creusement" fixant l’attention ; et, quintessence de la litanie, la "prière du cœur", ou "prière de Jésus", consistant en l’invocation lente et consciente de la formule du publicain : "Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi".
Prière héritée des Pères du Désert d’Egypte des premiers siècles, pratiquée dans les monastères de l’Orient chrétien ; sortie des monastères et répandue parmi les fidèles au début du XIXe siècle. Divulgation providentielle, d’ordre "compensatoire" et relevant des signes des temps ; avant de passer en Occident en même temps que les saintes images (ce dont on ne peut que se féliciter). Voir :
- Paroles des Anciens ;
- Petite Philocalie de la prière du cœur ;
- Récit d’un pèlerin russe (Le Seuil).
R. Guénon écrit que "le caractère réellement initiatique (de l’hésychasme) ne semble pas douteux". Les caractères ésotériques de la prière du cœur se retrouvent dans son origine même : une parole sacrée dont elle est l’exacte application : saint Paul : "Priez sans cesse" ; dans son principe : la mémorisation, reliée à l’idée de tradition et de fidélité à celle-ci ; dans sa méthode : la répétition du Nom divin, sur le rythme de la respiration ; la descente de l’esprit dans le cœur, en tant que centre et lieu de la Présence ; dans son esprit : identité de ce Nom et de cette Présence (la Shekhinah) : s’identifier au Nom, c’est accéder à la Présence incluse en lui, de la même manière que contempler l’icône, c’est contempler cette Présence dans le visage représenté.
Enfin, dans son universalité, cette prière trouve ses correspondants dans les autres traditions : le zakkar hébraïque, célébrant Adonaï, le dhikr du soufisme, invocation scandée du nom d’Allâh ; le nembutzu du bouddhisme japonais, la récitation du nom du Bouddha Amîtâbha ; le japa-yoga de l’hindouisme, invoquant, parmi d’autres, les noms de Krishna ou Râma.
L’Inde précise que cette prière est celle qui convient le plus adéquatement aux hommes de la fin de cycle. Par elle s’accomplit la lente transmutation des éléments, la mort au monde profane, la mort au moi, et la préparation au grand Passage, à la "seconde naissance". Régénération où le "vieil Adam le cède peu à peu à l’"homme nouveau" ; ouverture à l’ultime. Fusion sans confusion du sujet orant et de l’Objet contemplé.
Nul n’est assuré d’arriver au terme, lequel recule d’ailleurs à mesure qu’on avance. Grégoire de Nysse : "L’âme va de commencements en commencements, qui n’ont jamais de fin". Mais l’essentiel est de se mettre en route.
Les "écorces" tombent peu à peu ; la maturité qui se fait permet de mieux saisir les réalités qui se profilent derrière les textes. Ces réalités nous concernent au premier chef, car elles font d’abord partie de nos vies. Elles y ont toujours été, mais enfouies, inaperçues. Ce travail de décryptage les fait émerger lentement, et nous permet de mieux comprendre les autres et le monde en nous comprenant mieux nous-mêmes. Elles sont ce qui donnent sens tout ensemble à l’existence, à la destinée et à l’univers.
Dans quelques rares cas par siècle, le miracle se produit : la "déification" (théôsis), la Révélation spirituelle, où s’opère la fusion de l’Etre et du connaître : la dualité sujet humain/Objet divin s’abolit totalement par suite de la disparition sacrificielle de l’ego. D’où la phrase de saint Paul : "Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi" (I, Cor., XIII, 12). De même, Maître Eckhart : "L’œil par lequel je vois Dieu est le même œil que celui par lequel Dieu me voit". Ainsi s’opère le passage de l’"image", d’obédience exotérique : la raison et la liberté de choix qui séparent l’homme des autres créatures, à la "ressemblance", d’obédience ésotérique : l’identité de l’homme et de Dieu.
De cet homme déifié l’on peut dire qu’il est comme Dieu parce qu’il échappe à toute définition. Or, et en réalité, - et cela relève une nouvelle fois de la perspective ésotérique -, il n’y a pas à réaliser le Divin pour la simple raison que nous le sommes déjà, et l’avons toujours été. Il y a seulement à le laisser remonter de notre profondeur, de la "caverne du cœur", à travers toutes les couches de sédimentation sécrétées et accumulées par l’oubli de ce Divin en nous. Il y a seulement à le redevenir.
L’Infini se connaît lui-même à travers celui qui se connaît lui-même en tant qu’Infini, qui a réalisé effectivement qu’il est de la même essence que l’Essence divine ; qu’il est cette Essence même. C’est ce qu’enseignent d’un silence unanime tous les êtres réalisés dans l’ensemble des spiritualités : le tsaddiq, résidant dans le "Saint- Palais" - ; l’hésychaste parvenu à la tranquillité parfaite (hésychia) dans le "Royaume des Cieux" - ; le walî, dans le "Jardin de l’Essence" -; le jîvan-mukta (le "délivré vivant"), ou le bodhisattva (l’"éveillé"), réalisant le "nirvâna" - ; le tcheun-jen (l’"homme transcendant") dans le "Séjour des Immortels" - ; ces différents lieux représentant en réalité des états, tous correspondant sous des termes différents au Point central, à l’Invariable Milieu, au Vide parfait que rappelle, dans le christianisme, le chas de l’aiguille.
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L’Ésotérisme tel que nous l’avons présenté semble la seule et ultime solution à la Crise où nous sommes engagés. Face à un matérialisme tout-puissant et puissamment organisé, et compte tenu de l’attitude très insatisfaisante et insuffisante des Églises constituées, qui se contentent désormais d’une extériorisation de l’exotérisme, la redécouverte de l’ésotérisme chrétien, d’une part, en vue d’un réenracinement traditionnel, et celle de l’ésotérisme universel, d’autre part, en vue de la constitution d’un véritable front ou confédération des grandes traditions spirituelles de l’humanité (sans qu’il y ait là le moindre syncrétisme ou concordisme hâtif), cette double redécouverte semble bien être l’Arche de salut destinée à conserver les germes de l’avenir à travers les déluges qui ne manqueront pas encore de se produire par le seul fait de l’ignorance au pouvoir.
Cette double redécouverte offre également aux croyants désorientés la formation doctrinale qui leur a été retiré, pour ainsi dire à leur insu, et qui leur permettra de faire connaissance avec leur religion. Elle offre aux incroyants, - ou à ceux qui se croient tels -, la démonstration que les traditions spirituelles ne sont peut-être pas seulement des ramassis d’obscurantisme, mais qu’il s’y cache autre chose de beaucoup plus sérieux, et dont la difficulté n’a rien à envier aux domaines scientifiques les plus complexes.
Encore ceci pour finir, et sur quoi méditer.
Parce qu’il est universel, l’ésotérisme s’adresse aux hommes de toute race et de toute nation ; il s’adresse donc aussi à nous. Parce qu’il est éternel, il s’adresse aux hommes de toute époque; il s’adresse donc aussi à ceux d’aujourd’hui.
Parce qu’il est salvateur, il s’adresse aux hommes en péril de mort; et donc, éminemment à ceux d’une fin de cycle comme la nôtre, scrutant au fond de l’Age crépusculaire, les pointes de diamant d’une aurore incertaine.
Notes
☩ Jean Biès, conférence (ou plus vraisemblablement notes pour une conférence) : « Qu’est-ce que l’ésotérisme ? », prononcé à l’Université interdisciplinaire de Paris (2003).
► Essayiste Guénonien, Biès à collaboré à plusieurs revues comme les Cahiers de l’Herne ou Connaissance des Religions.
■ Le texte comporte une lacune, puisqu’un tableau originellement présent dans le document n’affiche aucune donnée. Nous l’avons donc supprimé.