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La réactualisation du modèle mythique
Mircea Eliade

Devenir périodiquement le contemporain des dieux.

En étudiant, dans le chapitre précédent, le symbolisme cosmologique des villes, des temples et des maisons, nous avons montré qu’il est solidaire de l’idée d’un « Centre du Monde ». L’expérience religieuse impliquée dans le symbolisme du Centre semble être la suivante : l’homme désire se situer dans un espace « ouvert vers en haut, en communication avec le monde divin ». Vivre auprès d’un « Centre du Monde » équivaut, en somme, à vivre le plus près possible des dieux.

On découvre le même désir de s’approcher des dieux en analysant la signification des fêtes religieuses. Réintégrer le Temps sacré de l’origine, c’est devenir le « contemporain des dieux », donc vivre en leur présence, même si cette présence est mystérieuse, en ce sens qu’elle n’est pas toujours visible. L’intentionnalité déchiffrée dans l’expérience de l’Espace et du Temps sacrés révèle le désir de réintégrer une situation primordiale : celle où les dieux et les Ancêtres mythiques étaient présents, étaient en train de créer le Monde, ou de l’organiser, ou de révéler aux humains les fondements de la civilisation. Cette « situation primordiale » n’est pas d’ordre historique, elle n’est pas chronologiquement calculable ; il s’agit d’une antériorité mythique, du Temps de l’ « origine », de ce qui s’est passé « au commencement », in principio.

Or, « au commencement » se passait ceci : les Êtres divins ou semi-divins développaient leur activité sur la Terre. La nostalgie des « origines » est donc une nostalgie religieuse. L’homme désire retrouver la présence active des dieux, il désire également vivre dans le Monde frais, pur et « fort », tel qu’il sortit des mains du Créateur. C’est la nostalgie de la perfection des commencements qui explique en grande partie le retour périodique in illo tempore. En termes chrétiens, on pourrait dire qu’il s’agit d’une « nostalgie du Paradis », bien que, au niveau des cultures primitives, le contexte religieux et idéologique soit tout autre que dans le judéo-christianisme. Mais le Temps mythique que l’on s’efforce de réactualiser périodiquement est un Temps sanctifié par la présence divine, et on peut dire que le désir de vivre dans la présence divine et dans un monde parfait (parce qu’à peine né) correspond à la nostalgie d’une situation paradisiaque.

Comme nous l’avons remarqué plus haut, ce désir de l’homme religieux de revenir périodiquement en arrière, son effort de réintégrer une situation mythique, celle qui était au commencement, peut paraître insupportable et humiliant aux yeux d’un moderne. Une telle nostalgie contemporain des dieux », donc vivre en leur présence, même si cette présence est mystérieuse, en ce sens qu’elle n’est pas toujours visible. L’intentionnalité déchiffrée dans l’expérience de l’Espace et du Temps sacrés révèle le désir de réintégrer une situation primordiale : celle où les dieux et les Ancêtres mythiques étaient présents, étaient en train de créer le Monde, ou de l’organiser, ou de révéler aux humains les fondements de la civilisation. Cette « situation primordiale » n’est pas d’ordre historique, elle n’est pas chronologiquement calculable ; il s’agit d’une antériorité mythique, du Temps de l’ « origine », de ce qui s’est passé « au commencement », in principio.

Or, « au commencement » se passait ceci : les Êtres divins ou semi-divins développaient leur activité sur la Terre. La nostalgie des « origines » est donc une nostalgie religieuse. L’homme désire retrouver la présence active des dieux, il désire également vivre dans le Monde frais, pur et « fort », tel qu’il sortit des mains du Créateur. C’est la nostalgie de la perfection des commencements qui explique en grande partie le retour périodique in illo tempore. En termes chrétiens, on pourrait dire qu’il s’agit d’une « nostalgie du Paradis », bien que, au niveau des cultures primitives, le contexte religieux et idéologique soit tout autre que dans le judéo-christianisme. Mais le Temps mythique que l’on s’efforce de réactualiser périodiquement est un Temps sanctifié par la présence divine, et on peut dire que le désir de vivre dans la présence divine et dans un monde parfait (parce qu’à peine né) correspond à la nostalgie d’une situation paradisiaque.

Comme nous l’avons remarqué plus haut, ce désir de l’homme religieux de revenir périodiquement en arrière, son effort de réintégrer une situation mythique, celle qui était au commencement, peut paraître insupportable et humiliant aux yeux d’un moderne. Une telle nostalgie conduit fatalement à la continuelle répétition d’un nombre limité de gestes et de comportements. Jusqu’à un certain point on peut même dire que l’homme religieux, surtout celui des sociétés « primitives », est par excellence un homme paralysé par le mythe de l’étemel retour. Un psychologue moderne serait tenté de déchiffrer dans un tel comportement l’angoisse devant le risque de la nouveauté, le refus d’assumer la responsabilité d’une existence authentique et historique, la nostalgie d’une situation « paradisiaque » justement parce qu’embryonnaire, insuffisamment dégagée de la Nature.

Le problème est trop complexe pour être abordé ici. Il déborde d’ailleurs notre propos, car il implique le problème de l’opposition entre l’homme moderne et pré-moderne. Notons pourtant que ce serait une erreur de croire que l’homme religieux des sociétés primitives et archaïques refuse d’assumer la responsabilité d’une existence authentique. Au contraire, nous l’avons vu et nous y reviendrons, il assume courageusement d’énormes responsabilités : par exemple, celle de collaborer à la création du Cosmos, de créer son propre monde, d’assurer la vie des plantes et des animaux, etc. Mais il s’agit d’une autre sorte de responsabilité que celles qui nous semblent à nous les seules authentiques et valables. Il s’agit d’une responsabilité sur le plan cosmique, à la différence des responsabilités d’ordre moral, social ou historique, seules connues des civilisations modernes. Dans la perspective de l’existence profane, l’homme ne se reconnaît de responsabilité qu’envers soi-même et envers la société. Pour lui, l’Univers ne constitue pas à proprement parler un Cosmos, une unité vivante et articulée ; c’est, purement et simplement, la somme des réserves matérielles et des énergies physiques de la planète, et la grande préoccupation de l’homme moderne est de ne pas épuiser maladroitement les ressources économiques du globe. Mais, existentiellement, le « primitif » se situe toujours dans un contexte cosmique. Son expérience personnelle ne manque ni d’authenticité ni de profondeur, mais, s’exprimant dans un langage qui ne nous est pas familier, elle semble aux yeux des modernes inauthentique ou enfantine.

Pour revenir à notre propos immédiat : nous ne sommes pas fondés à interpréter le retour périodique dans le Temps sacré de l’origine comme un refus du monde réel et une évasion dans le rêve et dans l’imaginaire. Au contraire, ici encore perce l’obsession ontologique, cette caractéristique essentielle de l’homme des sociétés primitives et archaïques. Car, en somme, désirer réintégrer le Temps de l’origine, c’est désirer aussi bien retrouver la présence des dieux que récupérer le Monde fort, frais et pur, tel qu’il était in illo tempore. C’est à la fois une soif du sacré et une nostalgie de l’Etre. Sur le plan existentiel, cette expérience se traduit par la certitude de pouvoir recommencer périodiquement la vie avec le maximum de « chances ». C’est, en effet, non seulement une vision optimiste de l’existence, mais aussi une adhésion totale à l’Etre. Par tous ses comportements, l’homme religieux proclame qu’il ne croit qu’à l’Etre, que sa participation à l’Etre lui est garantie par la révélation primordiale dont il est le gardien. La somme des révélations primordiales est constituée par ses mythes.

Mythe = Modèle exemplaire.

Le mythe raconte une histoire sacrée, c’est-à-dire un événement primordial qui a eu lieu au commencement du Temps, ab initio(1) Mais raconter une histoire sacrée équivaut à révéler un mystère, car les personnages du mythe ne sont pas des êtres humains : ce sont des dieux ou des Héros civilisateurs, et pour cette raison leurs gesta constituent des mystères : l’homme ne pouvait pas les connaître si on ne les lui avait pas révélés. Le mythe est donc l’histoire de ce qui s’est passé in illo tempore, le récit de ce que les dieux ou les êtres divins ont fait au commencement du Temps, « Dire » un mythe, c’est proclamer ce qui s’est passé ab origine. Une fois « dit », c’est-à-dire révélé, le mythe devient vérité apodictique : il fonde la vérité absolue. « C’est ainsi parce qu’il est dit que c’est ainsi », déclarent les Eskimos Netsilik pour justifier le bien-fondé de leur histoire sacrée et de leurs traditions religieuses. Le mythe proclame l’apparition d’une nouvelle « situation » cosmique ou d’un événement primordial. C’est donc toujours le récit d’une « création » : on raconte comment quelque chose a été effectué, a commencé d’être. Voilà pourquoi le mythe est solidaire de l’ontologie : il ne parle que des réalités, de ce qui est arrivé réellement, de ce qui s’est pleinement manifesté.

Il s’agit évidemment des réalités sacrées, car c’est le sacré qui est le réel par excellence. Rien de ce qui appartient à la sphère du profane ne participe à l’Être, puisque le profane n’a pas été fondé ontologiquement par le mythe, il n’a pas de modèle exemplaire. Comme nous le verrons plus bas, le travail agricole est un rite révélé par des dieux ou par les Héros civilisateurs. Aussi constitue-t-il un acte à la fois réel et significatif. Comparons-le avec le travail agricole dans une société désacralisée : ici, il est devenu un acte profane, justifié uniquement par le profit économique. On laboure la terre pour l’exploiter, on poursuit la nourriture et le gain. Vidé de symbolisme religieux, le travail agricole devient à la fois « opaque » et exténuant : il ne révèle aucune signification, ne ménage aucune « ouverture » vers l’universel, vers le monde de l’esprit.

Aucun dieu, aucun Héros civilisateur n’a jamais révélé un acte profane. Tout ce que les dieux ou les Ancêtres ont fait, donc tout ce que les mythes racontent sur leur activité créatrice, appartient à la sphère du sacré et, par conséquent, participe à l’Etre. Par contre, ce que les hommes font de leur propre initiative, ce qu’ils font sans modèle mythique appartient à la sphère du profane : aussi est-ce une activité vaine et illusoire, en fin de compte irréelle. Plus l’homme est religieux, plus il dispose des modèles exemplaires pour ses comportements et ses actions. Ou encore, plus il est religieux, plus il s’insère dans le réel, et moins il risque de se perdre dans des actions non-exemplaires, « subjectives » et, en somme, aberrantes.

Il est un aspect du mythe qui mérite d’être particulièrement souligné : le mythe révèle la sacralité absolue, parce qu’il raconte l’activité créatrice des dieux, dévoile la sacralité de leur œuvre. En d’autres termes, le mythe décrit les diverses et parfois dramatiques irruptions du sacré dans le monde. Pour cette raison, chez beaucoup de primitifs, les mythes ne peuvent être indifféremment récités n’importe où et n’importe quand, mais seulement pendant les saisons rituellement plus riches (automne, hiver) ou dans l’intervalle des cérémonies religieuses, en un mot, dans un laps de temps sacré. C’est l’irruption du sacré dans le monde, racontée par le mythe, qui fonde réellement le monde. Chaque mythe montre comment une réalité est venue à l’existence, füt-ce la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, une institution humaine. En narrant comment les choses sont venues à l’existence, on les explique et on répond indirectement à une autre question : pourquoi sont-elles venues à l’existence ? Le « pourquoi » est toujours imbriqué dans le « comment ». Et ceci pour la simple raison qu’en racontant comment est née une chose on révèle l’irruption du sacré dans le Monde, cause ultime de toute existence réelle.

D’autre part, toute création étant œuvre divine, et donc irruption du sacré, représente également une irruption d’énergie créatrice dans le Monde. Toute création éclate d’une plénitude. Les dieux créent par un excès de puissance, par débordement d’énergie. La création se fait par un surcroît de substance ontologique. C’est pour cette raison que le mythe qui raconte cette ontophanie sacrée, cette manifestation victorieuse d’une plénitude d’être, devient le modèle exemplaire de toutes les activités humaines : lui seul révèle le réel, le surabondant, l’efficace. Nous devons faire ce que les dieux firent au commencement, dit un texte indien (Çatapatha Brahmâna, VII, 2, i, 4). Ainsi ont fait les dieux, ainsi font les hommes, ajoute Taittiriya Brahmâna (I, 5, IX, 4). La fonction maîtresse du mythe est donc de « fixer » les modèles exemplaires de tous les rites et de toutes les activités humaines significatives : alimentation, sexualité, travail, éducation, etc. Se comportant en tant qu’être humain pleinement responsable, l’homme imite les gestes exemplaires des dieux, répète leurs actions, qu’il s’agisse d’une simple fonction physiologique comme alimentation ou d’une activité sociale, économique, culturelle, militaire, etc.

En Nouvelle-Guinée, de nombreux mythes parlent de longs voyages sur mer, fournissant ainsi « des modèles aux navigateurs actuels », mais aussi des modèles pour toutes les autres activités, qu’il s’agisse d’amour, de guerre, de pêche, de produire la pluie, ou de quoi que ce soit… Le récit fournit des précédents pour les différents moments de la construction d’un bateau, pour les tabous sexuels qu’elle implique, etc. Le capitaine qui prend la mer personnifie le héros mythique Aori. Il porte le costume qu’Aori revêtait d’après le mythe ; il a comme lui la figure noircie, et dans les cheveux un love pareil à celui qu’Aori a enlevé de la tête d’Iviri. Il danse sur la plate-forme, et il ouvre les bras comme Aori déployait ses ailes… Un pêcheur me dit que lorsqu’il allait tirer des poissons (avec son arc) il se donnait pour Kivavia lui-même. Il n’implorait pas la faveur et l’aide de ce héros mythique : il s’identifiait à lui(2).

Ce symbolisme des précédents mythiques se retrouve dans d’autres cultures primitives. Au sujet des Karuk de Californie, J. P. Harrington écrit : Tout ce que faisait le Karuk, il ne l’accomplissait que parce que les Ikxa-reyavs, croyait-on, en avaient donné l’exemple dans les temps mythiques. Ces Ikxareyavs étaient les gens qui habitaient l’Amérique avant l’arrivée des Indiens. Les Karuk modernes, ne sachant comment rendre ce mot, proposent des traductions comme “ les princes ”, “ les chefs ”, “ les anges ”… Ils ne restèrent avec eux que le temps nécessaire pour faire connaître et mettre en train toutes les coutumes, disant chaque fois aux Karuk : “ Voilà comment feraient les humains. ” Leurs actes et leurs paroles sont encore aujourd’hui rapportés et cités dans les formules magiques des Karuk(3).

Cette répétition fidèle des modèles divins a un double résultat : 1° d’une part, en imitant les dieux, l’homme se maintient dans le sacré et, par conséquent, dans la réalité ; 2° d’autre part, grâce à la réactualisation ininterrompue des gestes divins exemplaires, le monde est sanctifié. Le comportement religieux des hommes contribue à maintenir la sainteté du monde.

Réactualiser les mythes.

Il n’est pas sans intérêt de remarquer que l’homme religieux assume une humanité qui a un modèle transhumain, transcendant. Il ne se reconnaît véritablement homme que dans la mesure où il imite les dieux, les Héros civilisateurs ou les Ancêtres mythiques. Bref, l’homme religieux se veut autre qu’il ne se trouve être sur le plan de son expérience profane. L’homme religieux n’est pas donné : il se fait lui-même, en s’approchant des modèles divins. Ces modèles, nous l’avons dit, sont conservés par les mythes, par l’histoire des gesta divins. Par conséquent, l’homme religieux, lui aussi, se considère fait par l’Histoire, comme l’homme profane ; mais la seule Histoire qui l’intéresse est l’Histoire sacrée révélée par les mythes, celle des dieux ; tandis que l’homme profane se veut constitué uniquement par l’Histoire humaine, donc justement par cette somme des actes qui, pour l’homme religieux, ne présente aucun intérêt puisqu’elle manque de modèles divins. Il faut le souligner : dès le début, l’homme religieux situe son propre modèle à atteindre sur le plan transhumain, celui qui est révélé par les mythes. On ne devient homme véritable qu’en se conformant à l’enseignement des mythes, en imitant les dieux.

Ajoutons qu’une telle imitatio dei implique parfois, pour les primitifs, une très grave responsabilité. Nous avons vu que certains sacrifices sanglants trouvent leur justification dans un acte divin primordial : in illo tempore, le dieu a tué le monstre marin et morcelé son corps afin de créer le Cosmos. L’homme répète ce sacrifice sanglant, parfois même humain, lorsqu’il doit construire un village, un temple ou simplement une maison. Ce que peuvent être les conséquences de l’imitatio dei résulte assez clairement des mythologies et des rituels de nombreux peuples primitifs. Pour donner un seul exemple : d’après les mythes des paléo-cultivateurs, l’homme est devenu ce qu’il est aujourd’hui - mortel, sexualisé et condamné au travail - à la suite d’un meurtre primordial : avant l’époque mythique, un Être divin, assez souvent une femme ou une jeune fille, parfois un enfant ou un homme, s’est laissé immoler pour que des tubercules ou des arbres fruitiers puissent pousser de son corps. Ce premier assassinat a changé radicalement le mode d’être de l’existence humaine. L’immolation de l’Etre divin a inauguré tant la nécessité de l’alimentation que la fatalité de la mort et, par voie de conséquence, la sexualité, l’unique moyen d’assurer la continuité de la vie. Le corps de la divinité immolée s’est transformé en nourriture ; son âme est descendue sous la terre, où elle a fondé le Pays des Morts. Ad. E. Jensen, qui a consacré à ce type de divinités, qu’il appelle des divinités dema, une étude importante, a fort bien montré qu’en se nourrissant ou en trépassant l’homme participe à l’existence des dema(4).

Pour tous ces peuples paléo-cultivateurs, l’essentiel consiste à évoquer périodiquement l’événement primordial qui a fondé l’actuelle condition humaine. Toute leur vie religieuse est une commémoration, une remémoration. Le souvenir réactualisé par des rites (par la réitération du meurtre primordial) joue un rôle décisif : on doit bien se garder d’oublier ce qui s’est passé in illo tempore. Le vrai péché, c’est l’oubli : la jeune fille qui, lors de sa première menstruation, demeure trois jours dans une cabane sombre, sans parler à personne, se comporte ainsi parce que la fille mythique assassinée, s’étant transformée en Lune, resta trois jours dans les ténèbres ; si la jeune cataméniale contrevient au tabou de silence et parle, elle se rend coupable de l’oubli d’un événement primordial. La mémoire personnelle n’entre pas en jeu : ce qui compte, c’est de se remémorer l’événement mythique, le seul digne d’intérêt, parce que le seul créateur. C’est au mythe primordial qu’appartient de conserver la vraie histoire, l’histoire de la condition humaine : c’est en lui qu’il faut chercher et retrouver les principes et les paradigmes de toute conduite.

C’est à ce stade de culture qu’on rencontre le cannibalisme rituel. Le grand souci du cannibale semble bien être d’essence métaphysique : il ne doit pas oublier ce qui s’est passé in illo tempore. Volhardt et Jensen l’ont très clairement montré : en abattant et en dévorant des truies à l’occasion des festivités, en mangeant les prémices de la récolte des tubercules, on mange le corps divin au même titre que pendant les repas cannibales. Sacrifices des truies, chasse aux têtes, cannibalisme sont symboliquement solidaires de la récolte des tubercules ou des noix de coco. C’est le mérite de Volhardt(5) d’avoir dégagé, en même temps que le sens religieux de l’anthropophagie, la responsabilité humaine assumée par le cannibale. La plante alimentaire n’est pas donnée dans la Nature : elle est le produit d’un assassinat, car c’est ainsi qu’elle a été créée à l’aube des temps. La chasse aux têtes, les sacrifices humains, le cannibalisme, tout ceci a été accepté par l’homme afin d’assumer la vie des plantes. Volhardt a justement insisté là-dessus : le cannibale assume sa responsabilité dans le monde, le cannibalisme n’est pas un comportement « naturel » de l’homme « primitif » (il ne se situe d’ailleurs pas aux niveaux les plus archaïques de culture), mais un comportement culturel, fondé sur une vision religieuse de la vie. Pour que le monde végétal survive, l’homme doit tuer et être tué ; il doit, en outre, assumer la sexualité jusqu’à ses limites extrêmes : l’orgie. Une chanson abyssine le proclame : Celle qui n’a pas encore engendré, qu’elle engendre ; celui qui n’a pas encore tué, qu’il tue ! C’est une autre manière de dire que les deux sexes sont condamnés à assumer leur destin.

Il ne faut jamais oublier, avant de porter un jugement sur le cannibalisme, que celui-ci a été fondé par des Etres surnaturels. Mais ils l’ont fondé pour permettre aux humains d’assumer une responsabilité dans le Cosmos, pour les mettre en état de veiller à la continuité de la vie végétale. Il s’agit donc d’une responsabilité d’ordre religieux. Les cannibales Uitoto l’affirment : Nos traditions sont toujours vivantes parmi nous, même lorsque nous ne dansons pas ; mais nous travaillons uniquement pour pouvoir danser. Les danses consistent dans la réitération de tous les événements mythiques, donc aussi du premier assassinat suivi d’anthropophagie.

Nous avons rappelé cet exemple pour montrer que, chez les primitifs comme dans les civilisations paléo-occidentales, l’imitatio dei n’est pas conçue d’une manière idyllique, qu’elle implique une terrible responsabilité humaine. En jugeant une société « sauvage », il ne faut pas perdre de vue que même les actes les plus barbares et les comportements les plus aberrants ont des modèles trans-humains, divins. C’est un tout autre problème, que nous n’aborderons pas ici, de savoir pourquoi, à la suite de quelles dégradations et incompréhensions, certains comportements religieux se détériorent et deviennent aberrants. Ce qu’il importe de souligner ici c’est que l’homme religieux voulait et croyait imiter ses dieux même lorsqu’il se laissait entraîner dans des actions qui frôlaient la folie, la turpitude et le crime.


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Notes de Mircea Eliade

1. Dans les pages qui suivent, nous reprenons de longs passages de nos livres Le Mythe de l’Eternel Retour et Aspects du Mythe.

2. F. E. Williams, cité par Lucien Lévy-Bruhl, La Mythologie primitive (Paris, 1935), pp. 162-164.

3. J. P. Harrington, cité par Lévy-Bruhl, Ibid., p. 165.

4. Ad. E. Jensen, Das religiôse Weltbild einer Jrühen Kuitur (Stuttgart, 1948). Le terme dema a été emprunté par Jensen aux Marind-anim de la Nouvelle-Guinée. Cf. aussi Aspects du Mythe, pp. 129 sq.

5. I.E Volhardt, Kannibalismus (Stuttgart, 1939). Cf. M. Eliade, Mythes, rêves et mystères (Gallimard, 1957), pp. 37 sq.

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Notes

Mircea Eliade, extrait : « La réactualisation du modèle mythique », in Le Sacré et le profane (1965), pp. 81-93.

Le Sacré et le profane est l’une des œuvres les plus connues de Mircea Eliade, inspiré du numineux de Rudolf Otto dans son Idée du sacré, elle est une bonne entrée en matière aux idées eliadienne qui tentent de donner une vision d’ensemble du phénomène religieux du point de vue historique. Il s’agit de trois chapitres de l’ouvrage : Devenir périodiquement le contemporain des dieux, Mythe = Modèle exemplaire et Réactualiser les mythes.