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Comment peut-on s’intéresser à autre chose qu’à l’ésotérisme ?
Pierre Riffard

Comment peut-on s’intéresser à autre chose qu’à l’ésotérisme ?

Nous vivons dans un champ où bataillent lumières et ténèbres. Les lumières aveuglent : on ne voit rien ; les ténèbres confondent : on ne voit rien. Comment voir, pourquoi ces lueurs, pourquoi ces ombres, pourquoi ce jeu de blanc et de noir ? et d’où vient la jouissance lorsqu’on reconnaît les choses ? Les événements se succèdent en cyclones, les êtres passent en rafales. Le monde joue-t-il à n’être et à n’être plus ?

Silence du monde, brutalité des hommes, voilà, sans doute, l’expérience première que nous avons de la « réalité ». Mais si la nature se tait, du moins est-elle là, en pierres, en plantes, avec ses pluies, ses aurores ; si les hommes utilisent leurs forces et leurs inventions contre eux-mêmes, du moins dispose-t-on d’institutions comme les langues, les techniques, la philosophie, l’art. D’une part, on est lésé par une nature pourtant féconde, qui ne répond pas à nos désirs, ne satisfait pas à nos questions ; d’autre part, on est accablé de mensonges et d’injustices par nos «frères», pourtant socialisés. L’expérience est donc ambiguë, tragique et exaltante à la fois. Ambiguë parce que le silence suppose un langage que l’on regrette, parce que la barbarie implique la civilisation à quoi on l’oppose ; tragique parce que le silence ferme les choses, parce que la barbarie réduit les âmes ; exaltante, malgré tout, parce qu’on veut ouvrir les bouches, communiquer avec les pierres, dialoguer avec soi, parce que ie bourreau pourrait aussi bien devenir un bienfaiteur. Les choses se taisent obscurément, les hommes nous harcèlent inexplicablement. La solution ne réside-t-elle pas dans ce mystère même ? Le monde naturel vibre de signes qu’on ne comprend pas, le monde humain fourmille de bourreaux qu’on ne s’explique point ; malgré tout, le désir demeure et s’aiguise de comprendre cela, de s’expliquer ceci.

Face à cette situation, que regarder ? Comment agir ? Où reposer sa tête ? Vers quoi marcher ? Non pas à quoi rêver, mais que connaître enfin ?

Silence du monde. Ce silence oppresse nos poitrines. La couleur du fruit ne dit pas à notre corps affamé s’il est ou non empoisonné. Le retour des saisons ne nous apprend pas la réincarnation des âmes. La disposition des pétales sur la rose ne nous parle pas d’un dieu créateur, pas plus qu’elle ne démontre l’athéisme. Le travail de l’abeille dans sa ruche ne nous conseille pas d’agir ou non comme elle dans notre société. Les planètes tracent des ellipses sans dessiner des lettres. Les oiseaux chantent sans donner un message. Qui peut admettre cependant que la nature se réduit à un amas d’atomes en mouvement, sans signification ? Quand bien même le monde n’aurait aucun sens, l’homme se pose constamment la question du sens — ce qui est révélateur. La question du sens n’aurait-elle, elle aussi, aucun sens ? L’attitude du « matérialiste » qui nie tout sens ressemble à ce jeu d’adulte (!) où l’adulte appelle l’enfant, le voit, feint de ne pas le voir, de le chercher désespérément pendant que l’enfant, de son côté, dans un autre désespoir, proteste de sa présence, hurle qu’il est là, tire le pantalon de l’adulte, demande qu’on l’écoute. L’attitude du « croyant » sortant une explication toute faite, comme Dieu ou le diable ou les deux, ne réussit pas davantage à faire oublier ce silence qui provoque et qui dure. Le monde interpelle, on le sent, même si l’on ne sait pas s’il parle, ni de quoi ni à qui. Tel le cri du nouveau-né. Les événements, les êtres suscitent l’intelligence en écho. On ne peut pas ne pas chercher des relations entre des faits « objectivement » indépendants. Hasard ? Destin ? Autre chose ? La nature se tait, l’esprit attend. L’esprit, c’est cette écoute même. Tout objet ressemble à un sphinx, et l’homme se dit : c’est un sphinx, et non un tas de pierres accumulé par le vent. L’homme se met à l’affût de significations à l’intérieur des signes comme un chasseur tendu écoute si le bruit vient de son imagination ou signale le tigre. La conscience semble ainsi faite que dans le chaos des signes elle cherche un corps de chiffres ; autrement dit, dans la diversité même des événements, des êtres elle discerne un sens, intérieur (ésotérique, dit-on en grec), qui ne renvoie pas à un autre monde, qui ne reflète pas seulement la conscience, mais qui indique un ordre, une intelligibilité intrinsèques. Certes, le chant de l’oiseau ne parle pas à l’homme, certes il n’est pas un appel de quelque dieu à travers un animal, néanmoins il manifeste qu’il y a à comprendre, que ce n’est ni mutisme ni bruit absurde. Certes le mouvement des planètes n’est pas le tracé laissé intentionnellement par une main divine, non plus qu’une ligne due au hasard, néanmoins le nombre des planètes, la couleur des planètes, l’ellipse décrite, les rapports angulaires réalisent un système significatif. Mars est rouge comme le sang, le Soleil est brillant comme l’or, la Lune a un cycle de vingt-huit jours comme la femme. Ce « comme » trahit-il une comparaison superficielle ou traduit-il une profonde analogie ? L’homme, ainsi, désire voir ce qu’il soupçonne. II devine un labyrinthe dans le fouillis, il pressent une coïncidence significative dans la rencontre fortuite. Il écoute dans le silence présent une parole oubliée. Il entrevoit quelque chose qui l’aveuglerait.

Or, justement, il n’est pas un homme qui n’ait VU. Un jour ou l’autre, chacun a entendu, plus ou moins bien, ce parler obscur qui murmure dans les choses, lu cette écriture secrète dispersée sur les étoiles, les mousses ou les gouttes de sueur, touché d’un doigt ce feu qui scintille au plus noir de nous. Chacun a connu une expérience de télépathie, ou pensé à l’analogie existant entre les rivières, les fleuves qui sillonnent la terre et les veines, les artères qui irriguent le corps. Le cours d’eau serait au sol ce qu’est le vaisseau sanguin à la chair ? Cette façon de méditer, de circuler en esprit sera interrompue par le scientifique, le technicien, mais elle est fréquente chez l’enfant, le poète, le prophète, le sage, dans des situations ultimes comme la noyade ou la transe. Et il n’existe pas de société qui ne contienne en elle un de ces hommes ou une de ces femmes qui savent ainsi, qui connaissent. On les appelle voyants, chamanes, magiciens, oracles, astrologues, théosophes, initiés… Eux voient, mais consciemment, pleinement, du moins le disent-ils. Ils récitent le passé oublié, ils tracent le parcours des âmes après la mort, ils détectent la défaite prochaine du roi dans le vol d’un oiseau, ils enseignent comment acquérir des pouvoirs magiques. Ils verraient le futur, inconnaissable par nature ; ils connaîtraient les causes profondes, inconnues par définition.

Supercherie ? Il faut en décider, quitte à briser tout rêve ou à modifier l’idée banale de charlatan… et de savant.

Ces hommes outrepasseraient l’humainement possible. Qu’est-ce que l’humain, alors ? Ou ces hommes sont-ils des escrocs, et comment expliquer qu’ils trompent partout et toujours ? La question s’étend sur de vastes espaces. Au lieu de chercher les limites inférieures, on scruterait les possibilités supérieures. L’infra-humain exige peut-être le supra-humain. Quand on observe ici la consommation poussée jusqu’à l’écœurement, là l’émancipation qui se termine en goulag, ailleurs l’organisation figée en dictature, on se demande si les ressources humaines s’épuisent ainsi. On a le droit d’être révolté aussi bien par ces piètres réalités, par ces misères que l’homme se crée, que par les lâches échappatoires qui consistent à imaginer une société idéale, un paradis lointain, un absolu insaisissable. À côté des violeurs, y a-t-il des purs ? Voisins des tyrans, existe-t-il des Maîtres ? Près des brutes trouve-t-on des lumières, des gens qui seraient, non pas pjus intelligents, mais autrement intelligents, totalement hommes, réalisés ? Le monde fourmille de bourreaux, certes, mais parmi les victimes, il y a peut-être des initiés. La barbarie des hommes cache sans doute son envers, comme le silence du monde masque peut-être toute une symbolique.

On arrive inévitablement à la question ultime, celle du mystère. Du dernier mot. On a beau biaiser, prendre de faux raccourcis, à un moment on se trouve face à l’Énigme. Face à sa propre face. Y a-t-il un secret du monde ? Qui le détiendrait ? Comment le partager ? Le point extrême est atteint. L’intelligence ne peut aller par-delà, elle voit alors qu’elle revient sur elle-même, qu’elle se replie sur ses propres forces, sur ses propres visées. Elle fixe son fondement. À s’interroger sur le mystère, on s’interroge tout court. On se demande soi-même. On se pèse en soupesant le monde. Mais il faut aller jusque-là. Il le faut parce qu’on le peut, il le faut parce qu’ on le fait. Qui ne se serait jamais demandé s’il existe un secret du monde, et comment y accéder n’aurait jamais atteint l’humanité. L’homme, c’est celui qui s’écrase et se renforce du poids de son mystère. Dès le moment, d’ailleurs, où il accède à cette humanité, il la quitte, soit pour y renoncer, pour viser le bas, soit pour la dépasser, pour viser le haut. Quand donc on commence à questionner le Sphinx, on fait vaciller son propre statut d’homme, on cesse d’être homme au moment où l’on accède à ce statut, on devient homme, entre haut et bas. jamais en haut jamais en bas. En cherchant le mystère, on se perd. Est-il bon de se perdre ? Pour gagner quoi ? Que perd-on ? Il faut noter que l’énigme posée par le Sphinx est précisément la question de l’homme : « Quel est l’être doué de la parole qui a quatre pieds le matin… ? »

L’ésotérisme, c’est ceci : aller jusqu’au bout de sa pensée pour se retrouver au cœur de sa pensée et, à nouveau, s’élancer de ce petit centre vers les extrémités, car ce centre contient l’ensemble. On parcourt, d’un point, la surface. L’au-delà et l’en-deçà coïncident. L’ésotérisme, c’est ceci : se demander si les êtres ont chacun et ensemble un sens pour le voir enfin, regarder la couardise, les cruautés inutiles des hommes jusqu’à comprendre, jusqu’à se reconnaître, jusqu’à déceler dans les limites de la méchanceté, dans la brutalité de la sottise des possibilités, des puissances tout autres. Le volcan vit sous la cendre. Et pour refuser ce silence du monde, pour l’entendre parler, il faut pratiquer le silence ; et pour refuser cette violence des hommes, il faut pratiquer une certaine violence, résister aux idéologies, casser la pensée au profit de la méditation, opposer à la force le non-agir, au savoir la nescience, à l’utile la splendeur. Le non-agir, ce n’est pas l’inaction mais le contre-mouvement, l’équilibrage, la stabilité sur un pied, la souplesse du cavalier sur le cheval au galop ; la nescience n’est pas l’« ignorance crasse » mais la « docte ignorance » qui apprécie l’essentiel et néglige le savoir pour le savoir ; la splendeur, ce n’est pas le joli, l’artistique, mais ce qui rayonne de soi-même, ce qui « va de soi » : la mesure propre. Encore une fois, il ne s’agit pas de s’illusionner, de se consoler, mais d’œuvrer, d’entrer dans le vif, de pénétrer le secret, si secret il y a. L’illuminé qui se casse le cou en essayant de voler apparaîtra toujours plus noble, plus fraternel que l’ingénieur en train de prouver quejamais l’homme ne volera. Chose curieuse, le premier gnostique, Simon de Samarie, est mort d’avoir voulu voler, sous le rire de chrétiens(1) tranquillement assis, persuadés que loin du Jourdain Dieu n’allait jamais. L’ésotérisme, c’est ceci : toucher dans cette même vie l’autre côté, pouvoir accéder ici et maintenant à la réalité première et dernière, sentir dans son milieu l’extrême. S’il est un autre monde il est en celui-ci, disait le poète Éluard. Orphée promettait la félicité dès ici, dès maintenant. L’ésotérisme est la tentative — et pas seulement la tentation — de faire haut et long ce que d’habitude on fait bas et court. L’artiste ne marche pas, il danse, il ne parle pas, il chante ; de même, l’ésotériste prétend voir au lieu de regarder. En inspirant l’air, il s’inspire. Il cherche à interpréter le silence des êtres et à sublimer la violence des hommes. Dure tâche ! Il ne croit pas qu’à la terre, il ne croit pas qu’au ciel, il trouve le ciel dans la terre et la terre dans le ciel.

L’enjeu est immense. Et chacun le pressent bien. On le voit aux vives réactions des adversaires comme des partisans. Prononcez le mot « astrologie », chacun se réveille. L’un se scandalise, l’autre s’enthousiasme. Cherchez dans tel ou tel incident, comme la pluie ou un éternuement, un signe, un message, tout le monde intervient, vite, fort. On comprend pourquoi. L’ésotérisme donnerait connaissance, puissance, jouissance, il reculerait les limites, et de façon précise, exacte. Le chiromancien ne parle pas vaguement de l’avenir, il avance des dates, des faits. Quelle différence avec les recommandations à la prudence du savant, du moraliste ! Quelle différence avec les propos abstraits du philosophe ou le flou d’un discours sur l’au-delà ! L’ésotériste parle des grandes questions comme des menus sujets. Un gnostique, tel Théodote, répond aux vastes questions suivantes : Ce que nous étions et ce que nous sommes devenus, où nous étions et où nous avons été jetés, vers quel but nous nous hâtons et d’où nous sommes rachetés, ce qu’est la naissance et ce qu’est la régénération(Extraits, 78.2). Mais le moindre illuministe entre dans les détails les plus concrets quand il décrit les anges, pour rappeler l’Atlantide. Cela fascine. De plus, cette connaissance est aussi puissance. L’ésotériste a repoussé le possible. L’initié fait ce dont le quidam rêve. Le yogin hindouiste comme le sage bouddhiste ont l’œil divin, l’ouïe divine, la connaissance de la pensée d’autrui, le souvenir des existences antérieures. L’initié jouit du Pouvoir merveilleux sous ses différents modes : étant un, il devient plusieurs ; étant plusieurs, il redevient un ; il devient visible ou invisible ; il traverse sans éprouver de résistance un mur, un rempart, une colline, comme si c’était de l’air ; il pénètre de haut en bas à travers la terre solide, comme à travers l’eau ; il marche sur l’eau, sans s’y enfoncer, comme sur de la terre ferme ; il voyage, les jambes croisées et repliées sous lui, dans le ciel, comme les oiseaux avec leurs ailes(2). Le but de l’ésotériste n’est ni d’étaler son savoir ni même d’acquérir ces pouvoirs, mais la question revient : l’homme peut-il connaître pleinement, être pleinement ? Quelles méthodes de pensée, quelles règles de vie pourraient donner accès à son propre secret ? L’ésotériste se déploie entièrement, comme un aigle au plus fort de sa course. Il s’ouvre comme on déplie un papier froissé contenant la formule du monde. Microcosme-macrocosme. L’ésotériste va au bout de l’homme pour se trouver et retrouver le monde. Existe-t-il chose plus enthousiasmante ?

Il ne faut pas se représenter le voyant, l’illuminé comme un homme loin des hommes, ainsi que l’imagerie populaire y invite. Le voyant est un homme, plus qu’un homme, moins qu’un homme, au milieu des hommes. En Afrique, le magicien fait office de forgeron ; en Asie, le chamane a de nombreuses activités sociales ; en Océanie, le maître d’initiation est souvent chef de clan ; en Europe, le théosophe se lance à ses risques et périls dans la politique. L’alchimiste travaille sa matière ; l’astrologue scrute les planètes, les étoiles, les constellations nuit après nuit (ce que ne fait certainement pas le faiseur d’horoscopes) ; le magicien combine ses mots, agence ses gestes, organise ses idées, prépare ses outils. Le secret gît dans la vie. Un mystère inaccessible n’a pas plus de réalité ou d’intérêt qu’un trésor introuvable : peu importe s’il existe ! En science on peut contrôler, en religion il faut croire, en ésotérisme on réalisera ou non. L’alchimiste ne vérifie pas si son plomb devient or (ou accessoirement), il n’en fait pas davantage une question de foi, il transmue, il travaille, il réalise, il se réalise : en quelque sorte il s’aurifie, il devient or, il se fait précieux, il se rend simple, il se veut brillant.

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Notes de Pierre Riffard

1. Il tomba des airs, et se brisa la jambe en trois endroits. Alors, on le lapida, et on retourna chacun chez soi et tous désormais crurent en Dieu, Les Actes de Pierre (fin IIe s.), trad. L. Vouaux, 1922, p. 413.

2. Tipitaka (Trois Corbeilles : Canon bouddhique), B, 1 : Dîgha-nikâya (Recueil de longs morceaux), I, 78 sq., trad. angl. Dialogues of the Buddha, coll. « Sacred Books of the Buddhists », Oxford University Press, 1899, 904 p.

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Notes

Pierre Riffard, extrait : « Comment peut-on s’intéresser à autre chose qu’à l’ésotérisme ? », in Qu’est-ce que l’ésotérisme ? (1990), pp. 1-6.

► On doit lire L’Ésotérisme (🕮 ORAEDES 🗎⮵) avec les autres œuvres de monsieur Riffard : Dictionnaire de l’ésotérisme et Ésotérismes d’ailleurs (🕮 ORAEDES 🗎⮵) afin d’avoir un panorama exhaustif de ses travaux qui furent les premiers en leur genre dans ce domaine.

► Riffard est sans doute l’universitaire qui se rapproche le plus des intentions présidant à cette encyclopédie, aussi nous vous recommandons son travail - impressionnant à bien des égards - avec un enthousiasme certain et le considérons volontiers comme une excellente base introductive (historique et philosophique surtout) aux domaines qui nous occupent, tant pour l’aspect synthétique et exhaustif de son œuvre, que pour la pénétration et la modestie dont l’auteur fait preuve !