Le Serpent vert🔗 catalogues
Das Märchen {Le conte}ⁱ
Auteurs | Dates | Type | Lieu | Thèmes | Statut |
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Johann von Goethe | ecr. 1795 | Littérature | ecr. Iéna (Allemagne) | Hermétisme Alchimie፧ |
► On notera outre la version commentée de Wirth, une autre traduction commentée de Steiner.
🕮 Dorbon-Aîné, ref.1894 : Ce conte peu connu, même en Allemagne, se rattache à l’hermétisme. Il annonce la réalisation du Grand-Oeuvre humanitaire, en symbolisant les associations initiatiques par une couleuvre verte, qui devient lumineuse après s’être gorgée de l’or provenant de frivoles feux-follets. Le grand poète initié n’a rien écrit de plus profondément ésotérique.
☩ Texte et traduction : de l’allemand au français, Oswald Wirth, 1935 in édition papier du Serpent vert, 1984. | bs. ORAEDES.
Sur la berge du large Fleuve, qu’une forte pluie avait enflé et fait débordé, se dressait une cabane, où, accablé par la fatigue du jour, le vieux passeur dormait profondément. Au milieu de la nuit, il fur réveillé par des appels, et, comprenant que des voyageurs demandaient à passer l’eau, il se hâta de sortir.
Au-dessus de sa barque attachée au rivage, il vit alors flamboyer deux grands Feux Follets. Vite, vite, clamèrent-ils, nous sommes très pressés et contrariés de ne pas nous trouver déjà sur l’autre rive. - Sans perdre de temps, le vieillard se hâta de démarrer, puis dirigea sa barque à travers le courant avec toute l’adresse qui lui était coutumière. Dans une langue inconnue, ses passagers échangeaient des sifflements avec une extrême volubilité, tout en éclatant de rire, par intervalles, sans arrêter de sauter çà et là, tantôt sur les bords et les bancs, tantôt sur le fond de la nacelle.
- La barque vacille ! cria le vieillard, et si vous vous agitez ainsi vous allez nous faire chavirer ! Allons, asseyez-vous, Lumières !
À cette recommandation, ils pouffèrent de rire, se moquèrent du vieillard et s’agitèrent plus encore qu’auparavant. Le vieux batelier supporta patiemment leurs impertinences et ne tarda pas à toucher terre.
- Voilà pour votre peine ! s’écrièrent alors les voyageurs, et, tout en se secouant, ils firent tomber dans la barque humide bon nombres de brillantes pièces d’or.
- Au nom du ciel, que faites-vous là ? gémit alors le vieillard. Vous avez donc juré ma perte ! Si une seule pièce d’or était tombée dans l’eau, le Fleuve, qui ne peut souffrir ce métal, se serait soulevé en masses énormes pour m’engloutir avec ma barque. Quant à vous, je me demande ce qui vous serait advenu. Reprenez votre or !
- Nous ne pouvons reprendre ce que nous avons semé en nous trémoussant.
- Alors, vous m’infligez la corvée de ramasser votre or pour aller l’enfouir dans le sol, répartit le vieux, tout en se courbant et en recueillant les pièces brillantes une à une dans son bonnet.
Les Feux Follets venaient de sauter sur le rivage, lorsque le vieux leur cria : « Et mon péage ? »
- Qui refuse l’or n’a qu’à travailler gratuitement, répondirent les Feux Follets.
- Sachez qu’on ne peut me payer qu’en fruits de la terre !
- Les fruits de la terre? Nous les dédaignons et n’y avons jamais goûté.
- Tant pis, car je ne puis vous lâcher tant que vous n’aurez pas promis de ma livrer trois choux, trois artichauts et trois gros oignons.
Les Feux Follets tentèrent de s’esquiver en badinant, mais ils se sentirent retenus au sol d’une manière incompréhensible. Jamais ils n’avaient éprouvé aussi désagréable sensation. Ils promirent de satisfaire très prochaine ment aux exigences du passeur, qui leur rendit la liberté, puis repoussa sa barque à flot. Il était déjà loin, lorsque les Feux Follets se mirent à le rappeler : « Eh vieux ! Ecoutez-nous ! Ecoutez-nous, vieux ! Nous avons oublié le plus important ! »
Mais il était trop éloigné pour les entendre. Il venait de se laisser entraîner le long de la rive, en vue d’atteindre une région montagneuse où il pourrait enfouir l’or périlleux en un lieu que l’eau ne risquait jamais d’atteindre. Il trouva entre de hauts rochers une énorme crevasse où il déversa le précieux métal, puis, satisfait, il vogua vers sa cabane.
Cette crevasse abritait une belle Couleuvre verte, qui fut tirée de son sommeil par le tintement de l’or heurtant le roc. À peine eut-elle aperçût les disques lumineux, qu’elle se précipita sur eux pour les dévorer gloutonnement, en recherchant avec soin toutes les pièces qui s’étaient éparpillées entre les broussailles et les fentes du rocher.
Dès que l’or fut englouti, il procura au Serpent une sensation délicieuse en se dissolvant dans ses entrailles, pour se répandre ensuite dans tout son corps. À son immense joie, la Couleuvre constata qu’elle était devenue transparente et lumineuse. De longue date, on lui avait annoncé que ce phénomène était possible, mais il lui restait des doutes quant à sa durée. La curiosité, non moins que le désir de s’assurer pour l’avenir la possession de la lumière, poussèrent donc la Couleuvre à quitter la crevasse afin de rechercher qui pouvait avoir répandu cet or admirable. Elle ne trouva personne, mais elle n’en prit que plus de plaisir à s’émerveiller de l’agréable lumière qu’elle répandait sur la fraîche verdure, au fur et à mesure qu’elle se glissait entre les herbes et les buissons. Toutes les feuilles brillaient comme des émeraudes, toutes les fleurs apparaissaient transfigurées de la manière la plus ravissante. Elle explora vainement la solitude sauvage ; mais elle reprit espoir en arrivant sur un plateau, d’où elle aperçut dans le lointain une lueur analogue à la sienne.
- Voilà donc enfin mon semblable ! s’écria-t-elle en s’élançant dans la direction reconnue. Le désagrément de se frayer passage à travers marais et roseau n’arrêta pas son élan. Sans doute, ses préférences allaient à la sécheresse des prairies élevées et aux escarpements des rochers, où elle aimait à se nourrir de plantes aromatiques, tout en s’abreuvant de rosée tendre ou d’une limpide eau de source ; mais, pour l’amour de l’or délicieux et dans l’espoir de se saturer d’une adorable lumière, elle était prête à se soumettre à tout ce qui serait exigé d’elle.
Très fatiguée, la couleuvre atteignit finalement une prairie marécageuse, où les deux Feux Follets prenaient leurs ébats. Elle se précipita vers eux, les salua, en se réjouissant de rencontrer d’aussi agréables seigneurs de sa parenté. Eux, se mirent à la frôler, à gambader au-dessus d’elle et à rire selon leur coutume.
- Chère tante, lui dirent-ils, bien que vous soyez de la ligne horizontale, la chose importe peu. Assurément nous ne sommes apparenté que du coté de la clarté, car, constatez à quel point nous habille une svelte longueur, nous autres seigneurs de la ligne verticale !
À ces mots, les deux flammes, sacrifiant toute largeur, s’étirèrent en fuseau longs et pointus au possible.
- Ne le prenez pas en mauvaise part, chère amie ; mais quelle famille pourrait se targuer de nos avantages. Depuis que les Feux Follets existent, aucun ne s’est jamais assis, ni couché.
La couleuvre se sentit très mal à son aise en présence de semblables parents. Elle avait beau dresser la tête de toutes ses forces, elle n’ignorait pas qu’elle serait obligée de la courber vers la terre dès qu’elle aurait à se déplacer. Si, précédemment, elle s’était extraordinairement plus dans le sombre bocage, il lui semblait maintenant qu’elle perdait de sa phosphorescence auprès de ses cousins, et elle craignait même de la voir disparaître entièrement.
Dans son anxiété, elle s’enquit précipitamment auprès des brillants seigneurs de la provenance de l’or, récemment tombé dans la crevasse du rocher. Elle supposait que cette pluie de métal avait ruisselé directement du ciel.
Pour toute réponse, les Feux Follets se contentèrent de rire et de se secouer, en semant autour d’eux des pièces d’or à profusion.
La couleuvre se jeta rapidement sur elles pour les avaler.
- Bon appétit, dirent aimablement ces messieurs, faites honneur au menu, nous avons de quoi vous régaler.
Ils continuèrent à se trémousser avec une grande agilité, si bien que la Couleuvre n’arrivait plus à ingurgiter assez vite la nourriture précieuse. Cette fois, elle devint de plus en plus lumineuse, au point d’en arriver à éclairer d’une manière vraiment féerique, alors que les Feux Follets s’étaient notablement amincis et rapetissés, sans rien perdre cependant de leur joyeuse humeur.
- Je vous suis à jamais reconnaissante, articula la Couleuvre, dès qu’à la suite de ce repas il lui fut possible de reprendre haleine. Exigez de moi ce que vous voulez : tout ce qui est en mon pouvoir, je le ferais pour vous.
- Parfait ! s’écrièrent les Feux Follets ; dis-nous où demeure la belle Lilia. Conduis-nous aussi vite que possible au palais et au jardin de la belle Lilia : nous mourons d’impatience de nous jeter à ses pieds.
- Je ne puis, hélas, vous rendre immédiatement ce service, répliqua la Couleuvre avec un profond soupir. La belle Lilia habite malheureusement de l’autre cité de l’eau.
- L’autre coté de l’eau ! Nous qui venons de nous faire traverser par cette nuit orageuse ! Combien cruel est le fleuve qui nous sépare ! N’y aurait il pas possibilité de rappeler le vieux passeur ?
- ce serait peine perdue, reprit la Couleuvre ; car même si vous le rencontriez sur cette rive, il ne vous embarquerait pas. Il peut passer n’importe qui de ce coté, mais il lui est interdit de ramener en sens inverse.
- Nous voici dans de beaux draps ! N’y a-t-il pas un autre moyen de traverser l’eau ?
- J’en connais deux, mais ils ne sont pas utilisables en ce moment. Moi-même. Je puis traverser ces messieurs, mais uniquement en plein midi.
- C’est une heure à laquelle nous n’aimons guère voyager.
- Alors, vous pouvez vous faire transporter le soir par l’ombre du Géant.
- Comment faut-il s’y prendre.
- L’énorme Géant, qui ne demeure pas loin d’ici, n’a corporellement pas la moindre force. Ne soulèveraient pas un fétu de paille, ses épaules ne supporteraient pas un fagot ; mais son ombre peut beaucoup, sinon tout. C’est pourquoi il possède son maximum de puissance au lever et au coucher du soleil ; aussi suffit-il, le soir, de se placer sur la nuque de son ombre : le Géant n’a plus, alors, qu’à marcher paisiblement vers la rive pour que son ombre transporte le voyageur par-dessus l’eau. Mais si, vers midi, vous volez bien vous trouver sur la lisière du bois dont les taillis touchent au Fleuve, je me charge de vous traverser et de vous présenter à la belle Lilia. Si cependant vous redoutez trop la chaleur du jour, adressez-vous au Géant. Vous le rencontrerez vers le soir, aux abords de la crique rocheuse voisine ; il ne manquera pas de se montrer fort complaisant.
Après s’être gracieusement inclinés, les deux aimables jouvenceaux prirent congé et s’éloignèrent. La Couleuvre ne fut pas fâchée de les voir partir, car il lui tardait de se complaire dans sa propre lumière ; puis elle avait à satisfaire une curiosité qui depuis longtemps la tourmentait singulièrement.
À force de se glisser dans les interstices des rochers, il lui était arrivé de faire une découverte étrange ; car bien que rampant sans lumière dans ces profondeurs, elle n’en savait pas moins distinguer au contact les différents objets. Elle était habituée à ne rencontrer que des produits naturels de forme irrégulière. C’est ainsi qu’elle glissait parfois entre les saillies de grands cristaux ; des crochets ou des filaments d’argent natif frôlés au passage lui procuraient également une sensation particulière ; enfin, plus d’une pierre précieuse, trouvée sur son trajet, avait du à la Couleuvre d’être jetée à la lumière du jour. Mais, à son immense surprise, l’investigatrice rampante avait reconnu, enfermés dans l’intérieur d’un rocher, des objets dont la forme trahissait une intervention humaine. Il y avait là des parois lisses ne lui offrant aucune prise pour grimper, des arrêtes nettes et régulières, des colonnes bien formées, et, ce qui lui parut plus extraordinaire que tout le reste, des statues de personnages humains, composées d’airain ou de marbre très soigneusement poli, à en juger par ce qu’elle sentait en s’enroulant autour. Aussi éprouvait-elle le besoin de synthétiser par la vue toutes ces sensations tactiles, afin de contrôler ses suppositions. Se croyant désormais capable d’éclairer par sa propre lumière cette crypte merveilleuse, elle espérait pouvoir se rendre compte d’emblée de tous les objets étrangers qu’elle renfermait. Elle fit donc diligence, et, habituée au trajet, elle ne tarda pas à gagner la fissure par où elle avait coutume de se faufiler dans le sanctuaire.
Dès qu’elle y eut pénétré, sa curiosité poussée à l’extrême lui fit jeter un regard circulaire sur la rotonde, que l’éclat qu’elle projetait ne parvenait pas à éclairer complètement. Les objets les plus rapprochés devinrent cependant discernables avec une suffisante netteté. Saisie d’étonnement et de respect, elle vit se dresser devant-elle, dans une niche brillante, une statue d’or pur, représentant un roi vénérable. Bien que dépassant les dimensions naturelles, les proportions de cette figure dénotaient un personnage plutôt petit que grand. Son corps harmonieusement formé se drapait dans un manteau simple et sa chevelure était retenue par une couronne de chêne.
À peine la couleuvre eut-elle contemplé la majestueuse statue que le roi se mit à parler.
- D’où viens-tu ? demanda-t-il.
- Des crevasses où réside l’or, répliqua la Couleuvre.
- Qu’y a-t-il de plus splendide que l’or ? poursuivit le roi.
- La lumière ! répondit la Couleuvre.
- Qu’y a-t-il de plus réconfortant que la lumière ? interrogea encore le roi.
- La parole ! lui fut-il répondu.
Pendant ce dialogue, la Couleuvre avait jeté un regard de coté et découvert ainsi une autre statue magnifique. Une niche contiguë abritait un roi d’argent, de haute taille, mais de forme fluette. Il était assis ; son costume portait une riche ornementation, rehaussée encore par les pierres précieuses dont étincelaient sa couronne, sa ceinture et son sceptre. Son visage respirait une altière sérénité. Le personnage semblait vouloir prendre la parole, lorsque, dans le marbre de la paroi, une veinure jusqu’ici foncée s’éclaira subitement, au point de répandre une agréable lumière dans tout le sanctuaire. Cette clarté rendit visible un troisième roi, qui dans sa puissante masse d’airain, ressemblait mois à un homme qu’à un rocher. Pesamment appuyé sur sa massue, il trônait comme écrasé sous sa couronne de lauriers. La Couleuvre aurait voulu s’enquérir aussi d’un quatrième roi, plus éloigné d’elle que les autres ; mais, à ce moment, la roche s’ouvrit à l’endroit de la veine lumineuse, qui lança un éclair fulgurant, puis disparut.
L’attention du Serpent fut alors accaparée par l’homme qui venait de sortir de l’épaisseur du rocher. De taille moyenne, il était vêtu comme un paysan et tenait à la main une petite lampe à flamme si paisible, que le regard aimait à s’y reposer. Il s’en dégageait une clarté merveilleuse qui éclairait toute la crypte sans porter aucune ombre.
- Pourquoi viens-tu. Puisque nous avons de la lumière ? demanda le roi d’or.
- Vous savez que je ne dois pas éclairer les ténèbres.
- Mon règne prend-il fin ? questionna le roi d’argent.
- Cela n’arrivera que tardivement ou jamais, répondit le Vieux.
D’une voix forte, le roi d’airain se mit à interroger :
- Quand me lèverai-je ?
- Bientôt.
- Avec qui dois-je m’allier ?
- Avec tes frères aînés.
- Que deviendra le plus jeune ?
- il s’assiéra.
- Je ne suis pas fatigué, protesta le quatrième roi d’une voix rauque et balbutiante.
Tandis que ces paroles s’échangeaient, la Couleuvre avait discrètement fait le tour du sanctuaire, examinant tout, puis elle s’était approchée du quatrième roi. Debout contre une colonne, il apparaissait dans sa corpulence plus lourd que beau. Le métal dont il était composé ne se discernait guère à première vue. Un examen minutieux permettait cependant de reconnaître en sa substance un mélange des trois métaux dont ses frères étaient formés. Mais, lors du moulage, ces matières n’avaient pas fusionné, si bien que des veines d’or et d’argent parcouraient irrégulièrement la masse d’airain, en donnant à l’ensemble un aspect désagréable.
S’adressant à l’homme, le roi d’or questionna de nouveau :
- Combien connais-tu de secrets ?
- Trois.
- Lequel est le plus important ? voulut savoir le roi d’argent.
- Celui qui est relevé.
- Nous en feras-tu part à notre tour ? demanda le roi d’airain.
- Dès que je saurai le quatrième secret, répondit le Vieux.
- Que m’importe tout cela ! grommela par devers lui le roi composite.
- Je connais le quatrième secret, alors le Serpent, en s’approchant du Vieux et en lui sifflant quelque chose à l’oreille.
- Les temps sont révolus ! cria le Vieux d’une vois formidable, qui fit retentir le sanctuaire et résonner les statues métalliques. Puis, simultanément, le Vieux s’enfonça vers l’Occident et le Serpent vers l’Orient, tous deux passant avec une grande vitesse à travers les interstices du roc.
Tous les couloirs que parcourut le Vieux furent comblés d’or immédiatement après son passage, car sa lampe possédait le pouvoir magique de transformer toute roche en or, tout bois en argent et les animaux morts en pierres précieuses ; par contre, elle anéantissait tous les métaux. Mais, pour exercer cette action, la lampe devait être seule à répandre sa lumière. Si une autre clarté se combinait avec la sienne, elle se bornait à émettre une belle lumière claire, réconfortante pour tout être vivant.
En pénétrant dans sa demeure, qui s’appuyait au versant de la montagne, le Vieux trouva sa femme en proie à la désolation. Assise près du foyer, elle pleurait, accablée.
- Que je suis malheureuse ! s’écria-t-elle, et dire que je ne voulais pas te laisser partir en ce jour fatidique !
- Qu’y a-t-il donc ? demanda le Vieux fort tranquillement.
- À peine étais-tu sorti, répondit-elle en sanglotant, que deux voyageurs turbulents se présentèrent à la porte. J’eus l’imprudence de les laisser entrer. Ils m’avaient fait l’effet de gens courtois et convenables ; ils étaient revêtus de flammes légères, si bien qu’on aurait pu les prendre pour des Feux Follets. À peine eurent-ils pénétré dans la maison qu’ils se mirent à me complimenter d’une manière si effrontée, et à se montrer si importuns que j’en ai honte rien que d’y penser.
- Ces messieurs assurément, ont voulu badiner, répartit en souriant le mari, car, étant donné ton âge, ils ont du rester dans les limites de la politesse courante.
- Mon âge ! mon âge ! cria la femme. Faut il toujours que j’entende parler de mon âge? Quel âge ai-je donc? Politesse courante ! Je sais ce que je sais. Mais regarde autour de toi. Que dis-tu de ces murs où la pierre nue apparaît, alors que depuis cent je ne l’avais plus vue? Tout l’or a été léché par ces messieurs, et tu ne saurais imaginer avec quelle agilité! Ils prétendaient même lui trouver bien meilleur goût qu’à l’or vulgaire. Dès qu’ils eurent achevé de dépouiller les murs, ils se montrèrent singulièrement ragaillardis, en très peu de temps, ils étaient devenus manifestement beaucoup plus grands, plus larges et plus brillants. Du coup, ils reprirent leurs espiègleries et me cajolèrent à nouveau, en m’appelant leur reine. Puis, en se secouant, ils firent tomber autour d’eux quantité de pièces d’or. Tu vois, il en reste encore sous ce banc, où elles se détachent lumineuses de l’obscurité. Mais, quel malheur ! notre chien en dévora quelques unes, et, comme tu le vois, il en est mort. Pauvre bête ! Je ne puis m’en consoler. Je ne m’en suis aperçue qu’après le départ des visiteurs, sans quoi je n’aurais pas promis d’acquitter leur dette auprès du passeur.
- Que lui doivent-ils ? demanda le Vieux.
- Trois choux, trois artichauts et trois oignons, répondit la femme ; j’ai promis, dès qu’il ferait jour, de porter ces légumes au Fleuve.
- Tu peux avoir pour eux cette complaisance, car, à l’occasion, ils nous rendront service.
- J’ignore si, réellement, ils nous seront jamais utiles, mais en tout cas, ils n’ont ménagé à ce sujet ni promesse, ni assurances.
Dans l’intervalle, le feu de la cheminée avait cessé de flamber ; ce n’était plus qu’un amas de braises ardentes, que le vieux recouvrit d’une épaisse couche de cendres. Il fit disparaître ensuite les pièces d’or lumineuses, afin que sa petite lampe fut seule à répandre sa douce clarté. Aussitôt les murs se couvrirent d’or et le chien fut transmué en un bloc d’onyx d’une rare beauté. Le brun et le noir alternaient dans les nuances de la précieuse gemme ; cette métamorphose produisit un objet d’art incomparable.
- Prends ta corbeille, dit alors le Vieux ; mets-y l’onyx, dispose ensuite autour de celui-ci les trois choux, les trois artichauts et les trois oignons, puis porte le tout au Fleuve.
Vers midi, fais-toi traverser par le Serpent et rends-toi auprès de la belle Lilia. Présente lui l’onyx, afin qu’en le touchant elle lui rende la vie, de même que, par son contact, elle tue tout ce qui est vivant. Un compagnon fidèle lui sera alors acquis. Engage-la à ne pas se lamenter, sa libération étant proche ; annonce-lui qu’elle doit envisager la pire des infortunes comme le plus grand bonheur, car les temps sont accomplis.
La Vieille ayant tout disposé dans sa corbeille, s’en chargea dès qu’il fit jour et se mit en route. Le soleil levant dardait ses rayons par-dessus le Fleuve qui brillait dans le lointain. La femme avançait d’un pas lent, car la corbeille lui pesait sur la tête, non cependant en raison du poids de l’onyx. Tout ce qui était mort ne lui constituait, en effet, aucune charge ; les objets inanimés soulevaient même la corbeille qui les contenait au point de la faire planer au-dessus de la tête de la porteuse. Mais celle-ci sentait peser lourdement des légumes frais ou le moindre petit animal vivant. Elle avançait en rechignant lorsque, tout à coup, elle s’arrêta effrayée, au moment où elle allait poser le pied sur l’ombre du Géant, laquelle s’allongeait à travers la plaine jusqu’au lieu qu’elle venait d’atteindre. En même temps, elle vit sortir du Fleuve le formidable personnage qui venait de s’y baigner. Elle restait perplexe, ne sachant comment éviter cette rencontre. Dès que le Géant eut aperçu la Vieille, il la salua en plaisantant, tandis que les mains de son ombre plongeaient dans le panier. Elles eurent vite fait d’en extraire un chou, un artichaut et un oignon, légumes qu’elles portèrent à la bouche du Géant. Celui-ci poursuivit alors sa route, en remontant le long du fleuve, ce qui laissa la Vieille libre de reprendre sa route.
Tout en se demandant si elle ne ferait pas mieux de retourner sur ses pas, pour aller quérir dans son potager les légumes manquant, elle ne cessa d’avancer et ne s’arrêta que parvenue au bord du Fleuve. S’y étant assise, elle attendit longtemps la venue du passeur, qu’elle vit enfin approcher en compagnie d’un singulier voyageur. S’était un jeune homme, noble et beau, qu’elle ne pouvait assez contempler.
- Qu’apportez-vous ? demanda le nautonier.
- Ce sont les légumes que vous doivent les Feux Follets, répondit la Vieille, en présentant ce qui lui restait.
Mais le Passeur se montra très chagriné de ne pas trouver son compte et déclara ne pouvoir accepter. La Vieille supplia, expliquant qu’il lui était impossible de retourner immédiatement chez elle, et que la charge lui devenait gênante pour la route qu’elle avait encore devant elle. Mais il persista dans son refus, assurant qu’il ne dépendait pas de lui d’en décider autrement.
- Pendant neuf heures, ce qui me revient doit rester réuni, et je ne puis rien m’approprier tant que je n’ai pas remis au Fleuve le tiers de ce qu’il a droit.
Après bien des paroles échangées, le Passeur en vint finalement à dire :
- Il este un moyen. Si vous consentez à vous engager envers le Fleuve en vous reconnaissant sa débitrice, je recevrai les six pièces ; mais cela expose à quelque risque.
- Mais, si je tiens parole, je ne dois courir aucun danger ?
- Pas le moindre. Plongez votre main dans le Fleuve et promettez d’acquitter votre dette en vingt-quatre heures.
La Vieille s’exécuta : mais qu’elle fut sa terreur lorsqu’elle retira de l’eau une main devenue noire comme charbon ! Elle s’en prit alors au Passeur avec violence, assurant que ses mains avaient toujours été ce qu’il y avait de mieux en sa personne, qu’elle avait toujours su les conserver blanches et délicates, en dépit d’un dur travail. Puis, examinant sa main, elle s’écria avec désespoir :
- Mais, que vois-je encore? Ma main a diminué : elle est beaucoup plus petite que l’autre !
- Jusqu’ici, ce n’est qu’une apparence, répartit le Passeur ; mais, si vous ne teniez pas parole, cela deviendrait une réalité. Votre main diminuerait alors peu à peu de volume, jusqu’à disparition complète, sans néanmoins que vous en perdiez l’usage. Vous vous en serviriez sans aucune gêne, mais personne ne la verrait plus.
- J’aimerais bien mieux ne pas pouvoir m’en servir, mais que nul ne s’en aperçoive, répondit la Vieille. Du reste, cela importe peu : je tiendrai parole, afin d’être rapidement délivrée de cette peau noire et de mon inquiétude.
Hâtivement elle reprit alors la corbeille qui, d’elle même, s’éleva au-dessus de la tête de la porteuse, où elle se maintint librement, sans contact. Ne se sentant plus chargée, la Vieille put alors s’élancer sur les traces du beau jeune homme, qui, plongé dans ses réflexions, suivait nonchalamment la rive du Fleuve. Sa tournure charmante et son accoutrement avait profondément impressionné par l’alerte messagère.
Une cuirasse brillante protégeait son corps gracieux, sans entraver en rien la souplesse des mouvements. De ses épaules tombait un manteau de pourpre. Une chevelure brune et bouclée flottait autour de sa tête découverte. Son fin visage était exposé aux rayons du soleil, de même que ses pieds bien formés, dont la nudité foulait le sable brûlant, sans que le jeune homme se montra sensible à la douleur physique, car une profonde peine morale semblait l’avoir distrait de toutes impressions extérieures.
La Vieille s’efforça d’entrer en conversation ; mais à toutes ses questions, elle n’obtint que des réponses si laconiques, qu’elle se lassa d’aborder vainement de nouveau sujets d’entretien. Sans se laisser retenir d’avantage par les beaux yeux du jeune homme, elle finit par dire :
- Vous marchez trop lentement pour moi, Monsieur. Il ne faut pas que je manque le moment propice pour traverser le Fleuve grâce au Serpent Vert, afin d’apporter à la belle Lilia le splendide cadeau que lui envoie mon mari.
Ceci dit, elle hâta le pas ; mais, brusquement tiré de son apathie, le beau jeune homme ne se laissa pas devancer.
- Vous allez chez la belle Lilia ! s’écria-t-il, alors nous ferons route ensemble. Quel est donc ce cadeau que vous lui portez ?
- Après avoir éludé mes questions par des monosyllabes, vous êtes mal venu, Monsieur, à vous enquérir de mes secrets avec tant de vivacité, repartit la Vieille. Vous convient-il cependant de faire échange de bons procédés? En bien, commencez par m’éclairer sur votre sort, et je ne vous cacherait rien de ce qui a trait à ma personne et à mon cadeau.
Un accord fut rapidement conclu. La femme s’expliqua sur sa condition et raconta l’histoire du chien, tout en exhibant la merveille qu’elle avait mission d’offrir en présent.
Ayant extrait du panier l’objet d’art naturel, le jeune homme prit dans ses bras le chien qui semblait endormi.
- Heureux animal ! s’écria-t-il, tu seras touché de ses mains ; elle te rendra la vie. Alors que les vivants sont obligés de la fuir, afin de ne pas subir un déplorable sort. Mais que dis-je, déplorable ! N’est-il pas de beaucoup plus affligeant et plus effrayant d’être paralysé par sa présence, qu’il ne serait de mourir de sa main? Regarde-moi ! À mon âge, en quel piteux état ne suis-je pas réduit ! Le sort m’a laissé cette cuirasse que j’ai portée à la guerre avec honneur, et cette pourpre, que je me suis efforcé de mériter en gouvernant avec sagesse : l’une ne m’est plus qu’un poids inutile, et l’autre une vaine parure. Je n’ai plus ni couronne, ni sceptre, ni épée. Je suis d’ailleurs tout aussi nu et indigent que n’importe quel autre fils de la terre ; car ses beaux yeux bleus ont le funeste effet de priver de toute force les êtres vivants. Ceux que le contact de sa main n’a pas tués ne se sentent plus vivre qu’à l’état d’ombres ambulantes.
Il poursuivit de la sorte ses plaintes, sans satisfaire la curiosité de la Vieille, bien moins préoccupée de son état d’âme que des conditions extérieures de son existence. Elle n’apprit ni le nom de son père, ni celui de son royaume.
Il caressait le chien d’onyx, que les rayons du soleil et la chaleur qui émanait du jeune homme avaient réchauffé comme s’il eut été vivant. Il s’enquit de l’Homme à la Lampe et des effets de la sainte lumière dont il semblait se promettre merveille quant à son triste état.
Tandis qu’ils conversaient ainsi, ils aperçurent à distance large majestueuse d’un pont jeté d’une rive à l’autre du Fleuve. Cette construction miroitait au soleil d’une manière si surprenante, que les deux interlocuteurs en restèrent stupéfaits.
- Comment ! s’exclama le prince, n’était-il pas assez beau, lorsqu’il se présentait à notre vue, paraissant bâti de jaspe et de prasine? Ne doit-on pas craindre d’y poser le pied, maintenant qu’il semble composé d’émeraudes, de chrysoprases et de chrysolithes combinées avec la plus chatoyante variété?
Les deux voyageurs ignoraient le changement dont la Couleuvre avait bénéficié ; car c’était elle qui, chaque jour vers midi, se tendait au dessus du Fleuve pour faire office de passerelle hardie. Les visiteurs de la belle Lilia s’y engagèrent avec respect et gardèrent le silence pendant la traversée.
À peine eurent-ils atteint l’autre rive, que le pont se mit à osciller ; puis, entrant en mouvement, il s’abaissa au niveau de l’eau. Reprenant alors sa forme normale, la Couleuvre verte se glissa à terre et rejoignit les voyageurs. Ceux-ci la remercièrent de la permission qu’elle leur avait accordée de franchir le Fleuve sur son dos ; puis ils remarquèrent que des personnes invisibles avaient du se joindre à la compagnie. Ils entendaient près d’eux des sifflements auxquels la Couleuvre répondait de même en sifflant. En prêtant attention, ils perçurent enfin les paroles suivantes, émises par deux voix alternantes :
- Nous allons commencer par explorer incognito le parc de la belle Lilia, et nous vous prions de bien vouloir nous introduire auprès de cette parfaite beauté dès que, la nuit venue, nous serons devenus tant soit peu présentable. Vous nous rencontrerez sur les bords du grand lac.
- C’est convenu ! répondit la Couleuvre, et un son strident se perdit dans l’air.
Les trois visiteurs arrêtèrent ensuite l’ordre de leur présentation devant la Belle, car, un grand nombre de personnes pouvaient sans inconvénient se grouper autour d’elle, mais à la condition d’arriver et de se retirer une à une sous peine de découvrir des sensations fort douloureuses.
La femme chargée d’apporter le chien pétrifié s’approcha la première du jardin, où, pour trouver la belle Lilia, elle n’eut qu’à se laisser guider par les sons de la harpe dont celle-ci s’accompagnait en chantant. Cette suave musique se traduisit d’abord à la surface du lac paisible en ondulations circulaires, puis par un léger souffle qui animait l’herbe et le feuillage. Assise dans un enclos de verdure, où l’ombrageait un groupe splendide d’arbres d’essences diverses, Lilia, dès qu’elle fut visible, enchanta une fois de plus l’œil, l’oreille et le cœur de la femme, qui, tout en s’approchant ravie, se jura intérieurement que la Belle, depuis qu’elle l’avait vue, avait gagné encore en beauté. Aussi l’excellente femme ne put-elle s’empêcher de crier de loin son admiration, saluant ainsi à sa manière la plus adorable des jeunes filles.
- Quel bonheur de vous contempler ! Quelle céleste félicité votre présence ne répand-elle pas autour de vous ! Avec quel charme votre harpe ne s’appuie-t-elle pas contre votre sein ! Quelle douceur dans le mouvement enveloppant de vos bras qui la tiennent ! L’instrument semble rechercher la pression de votre poitrine, et ses cordes, quels sons ne rendent-elles pas au contact de vos doigts effilés ! Ah ! trois fois heureux le jeune homme qui pourrait prendre sa place !
Lorsqu’elle entendit ces paroles, la belle Lilia leva les yeux, tout en laissant retomber ses bras avec découragement.
- Ne m’attriste pas par des louanges importunes : elles ne contribuent qu’à me faire ressentir plus cruellement mon malheur. Tu vois ce pauvre petit serin étendu mort à mes pieds. Il accompagnait jusqu’ici mon chant de la manière la plus agréable. Habitué à se poser sur ma harpe, il était soigneusement dressé à ne pas me toucher. Or ce matin, alors que réconfortée par le sommeil, je préludais à un paisible chant de réveil, mon mignon chanteur égrenait plus joyeusement que jamais ses notes harmonieuses, lorsqu’un épervier fendit l’air au-dessus de ma tête. Épouvanté, le craintif oiselet se réfugia dans mon sein et je perçus instantanément les derniers spasmes de sa vie expirante. Atteint par mon regard, le ravisseur se traîne désormais impotent, là-bas, au bord de l’eau. Mais sa punition ne me rend pas mon favori, dont la tombe ne contribuera qu’à augmenter les funèbres bocages de mon jardin.
- Prenez courage, belle Lilia ! dit alors la femme en essuyant les larmes que le récit de la malheureuse jeune fille lui avait arrachées, ressaisissez-vous. Mon mari m’a chargée de vous recommander de modérer votre chagrin et d’envisager la pire des infortunes comme l’annonce du plus grand bonheur car il assure que les temps sont révolus. Et, de fait, continua la Vieille, il se passe d’étrange choses dans le monde. Voyez donc ma main, comme elle est devenue noire ! Vraiment, elle a déjà sensiblement diminué de volume : il faut que je me hâte, avant qu’elle ne disparaisse entièrement. Pourquoi ai-je voulu être complaisante à l’égard des Feux Follets? Pourquoi a-t-il fallu que je rencontre le Géant? Et pourquoi me suis-je laissé induire à plonger ma main dans le Fleuve? Ne pouvez-vous pas me donner un chou, un artichaut et un oignon, que je les apporte au fleuve, afin que ma main redevienne blanche comme précédemment et paraisse digne d’être placée à coté de la votre?
- Tu pourrais à la rigueur trouver des choux et des oignons, mais c’est en vain que tu chercherais des artichauts. Mon vaste jardin ne renferme que des plantes ne portant ni fleurs ni fruits ; mais tout rameau que je cueille pour le planter sur la tombe d’un favori verdi aussitôt et se développe très rapidement. J’ai malheureusement vu croître tous ces massifs, ces bosquets et ces bocages. Ces pins altiers, ces cyprès pareils à des obélisques, ces chênes et ces hêtres puissants proviennent de rameaux plantés par ma main en de tristes commémorations, dans un sol qui, par lui même, serait resté à jamais stérile.
La Vieille n’avait prêté à ce discours qu’une attention distraite, car elle ne se préoccupait plus que de sa main, qui, en présence de la belle Lilia, semblait noircir et rapetisser de minute en minute. Effarée, la messagère eut hâte de fuir et déjà elle reprenait sa corbeille, lorsqu’elle constata qu’elle avait failli oublier l’essentiel.
Sortant alors le chien transmué, elle le posa dans l’herbe aux pieds de la Belle.
- Mon mari, ajouta-t-elle, vous envoie ce souvenir. Votre contact peut animer ce minéral précieux. Le gentil animal ne manquera pas de vous distraire, et je ne puis me consoler du chagrin de le perdre qu’en sachant qu’il vous appartient.
La belle Lilia contempla le gentil animal avec une satisfaction mêlée d’étonnement.
- Beaucoup de signes, dit-elle, se réunissent pour m’inspirer quelque espoir. Mais, hélas ! ne serai-ce pas une illusion de notre nature, qui, en présence d’une accumulation de malheurs, nous fait pressentir l’approche du plus grand bien ?
Changerez-vous mon sort, favorables présages ?
Mort de l’oiseau chéri, main noire de l’amie ?
Et ce carlin d’onyx aurait-il son pareil ?
Et ne me vient-il pas, envoyé par la Lampe ?
Ignorant des humains les douces jouissances,
Je n’ai jamais connu que la calamité !
Que n’es-tu, Sanctuaire érigé près du Fleuve !
Et toi, Solide Pont, ah ! que n’es-tu construit !
Ce chant, que la belle Lilia venait d’accompagner des plus suaves accords de sa harpe, aurait plongé dans le ravissement toute autre personne que l’anxieuse Vieille, qui impatiente de partir, aurait voulu l’interrompre pour prendre congé. Elle allait se mettre en route, lorsqu’elle fut retenue par l’arrivée du Serpent Vert, qui venait d’entendre les dernières paroles chantées par Lilia. Il en prit texte pour exhorter celle-ci au courage.
- La prédiction relative au Pont est accomplie, assura-t-il ; demandez à cette excellente femme combien resplendit actuellement l’arche qui relie les deux rives. Ce qui n’était naguère que jaspe et simple prasine, à peine translucide aux arêtes, s’est transformé en gemmes d’une parfaite limpidité. Nul béryl n’est aussi transparent, nulle émeraude d’une eau plus pure.
- Je vous félicite, répondit Lilia ; mais pardonnez-moi, si je ne considère pas encore la prédiction comme accomplie. L’arche altière de votre pont ne livre passage qu’aux piétons ; or, il nous est promis que des chevaux, des véhicules et des voyageurs de toutes sortes pourront simultanément traverser le pont dans l’un et l’autre sens. N’a-t-on pas aussi annoncé de grandes piles, qui surgiront d’elles-mêmes du Fleuve?
Les yeux toujours fixés sur sa main, la Vieille, n’y tenant plus, voulut à ce moment se retirer.
- Accorde-moi un instant de plus lui dit alors Lilia, et emporte mon pauvre serin. Prie la Lampe de le transmuer en une belle topaze. Par mon contact, je pourrai ensuite l’animer, si bien qu’avec ton bon carlin, il deviendra mon meilleur passe-temps. Mais cours de toutes tes forces, car, dès que le soleil sera couché, une irréfutable putréfaction s’attaquera au chétif animal, en dissolvant à jamais la belle cohésion de sa forme.
La vieille enveloppa le petit cadavre dans de tendres feuilles, plaça le tout dans sa corbeille et s’éloigna au plus vite.
- Quoi qu’il en soit, reprit alors le Serpent, le Temple est bâti.
- Mais il ne se dresse pas encore au bord du Fleuve, répartit la Belle.
- Non, car il attend son heure dans les profondeurs de la terre, poursuivit le Serpent ; j’ai vu les Rois et je leur ai parlé.
- Mais quand se lèveront-ils? Demanda Lilia.
- J’ai entendu retenir le Temple de la grande parole : les temps sont accomplis !
Une agréable sérénité se répandit à ces mots sur le visage de la Belle.
C’est la deuxième fois que j’entends, aujourd’hui ces heureuses paroles. Quand donc viendra le jour où je les entendrais trois fois?
Elle se leva, et aussitôt une ravissante jeune fille se détacha du bocage, pour venir prendre la harpe de Lilia. Le pliant d’ivoire sculpté fut enlevé ensuite par une seconde servante, qui le prit sous son bras avec le coussin argenté. Une troisième se mit à la disposition de la Belle pour l’abriter, au cours de sa promenade, sous un grand parasol brodé de perles. Ces trois jeunes filles étaient attrayantes au delà de toute expression, et cependant elles ne contribuaient qu’à rehausser la beauté de Lilia, car, de l’aveu général, elles ne lui étaient aucunement comparables.
Ayant examiné complaisamment le Carlin merveilleux, la belle Lilia se pencha vers lui et le toucha. À son contact, il se leva, comme mu par un ressort ; puis, ayant jeté autour de lui un regard éveillé, il se mit à courir de ci, de là, pour s’élancer finalement vers sa bienfaitrice avec les plus vives démonstrations d’attachement. Elle le prit dans ses bras et le pressa contre son sein.
- Que tu es froid ! s’exclama-t-elle alors ; mais bien que tu ne sois animé que d’une vie incomplète, tu n’en est pas moins ici le bienvenu. Je t’aimerai tendrement, je partagerai tes jeux, tu auras mes caresses amicales et je te serrerai fortement contre mon cœur.
Le lâchant ensuite, elle le chassa loin d’elle, pour le rappeler aussitôt, jouant ainsi avec lui sur le gazon, en y apportant une grâce, un entrain et une ardeur qui obligeait le spectateur à partager sa joie, tout comme naguère, à la vue de sa douleur, tous les cœurs s’étaient ouverts à la compassion.
Cette gaieté, ce gracieux badinage, furent interrompus par l’arrivée du prince mélancolique. Il approcha, toujours le même, sauf que la chaleur du jour semblait avoir mis le comble à son accablement. En présence de sa bien aimée, il devenait, en outre, plus pale d’instant en instant. Sur son poing, l’Épervier aux ailes pendantes se tenait aussi timide qu’une colombe.
- Tu n’est pas aimable, lui reprocha Lilia, d’offenser mes regards par la vue de cette affreuse bête qui a causé la mort de mon petit enchanteur.
- Ne maudis point ce malheureux oiseau, répondit le jeune homme ; n’accuse que ton propre destin et le sort, et concède que je fasse ma société du compagnon de ma misère.
Le Carlin n’avait cessé de folâtrer autour de la Belle, qui stimulait très aimablement l’animation de son favori transparent. Elle battait des mains pour le mettre en fuite, puis elle courait, afin de l’entraîner à la suivre. Elle cherchait à le saisir lorsqu’il fuyait, et le chassait, dès qu’il tentait de se presser contre elle. Le jeune homme observait ce jeu en silence avec un dépit croissant.
Mais en voyant Lilia prendre dans ses bras l’odieuse bête, qu’il jugeait affreuse, la serrer contre sa blanche poitrine et finalement poser ses lèvres célestes sur le noir museau, alors, exaspéré, le jeune homme s’écria :
- Faut-il, quand un destin funeste me condamne à vivre en ta présence dans une séparation éternelle peut-être ; quand j’ai tout perdu par toi, y compris ma personnalité, faut-il, de mes yeux, que je constate à quel point une monstruosité contre nature peut exciter ta joie, captiver tes affections et jouir de tes embrassements ! Dois-je longtemps encore me contenter d’aller et de revenir, en appelant le morne circuit qui mène alternativement d’une rive à l’autre du Fleuve? Non ! Une étincelle de l’ancien héroïsme s’est conservée en moi ; qu’elle jette donc en ce moment sa dernière flamme ! Si les pierres sont admises à reposer contre ton sein, que je devienne pierre ! Si ton contact tue, je veux mourir de ta main !
Un brusque mouvement accompagna ces paroles ; l’Épervier prit péniblement son vol et le malheureux prince se précipita vers la Belle. - Instinctivement celle-ci tendit les mains pour l’écarter, mais n’en toucha que plus rapidement le jeune homme, qui, perdant conscience, vint s’effondrer dans ses bras. Épouvantée de sentir contre son sein le poids de ce beau corps, elle recula en poussant un cri d’horreur, laissant ainsi glisser à terre son fiancé inanimé.
La catastrophe était accomplie. Immobile, la douce Lilia fixait d’un œil hagard le cadavre inerte. Elle demeura figée, son cœur ne battant plus et sans une larme perlant à ses paupières. Le Carlin s’agita vainement pour obtenir une caresse : le monde entier venait de mourir pour elle, en même temps que son bien aimé. Dans le mutisme de son désespoir, elle n’aspirait pas à être secourue, car elle ne concevait aucune possibilité de secours.
Cette torpeur porta le Serpent à se démener d’autant plus activement, comme s’il se préoccupait d’assurer un sauvetage. Ses étranges contorsions eurent du moins l’avantage de parler aux suites les plus immédiates de la terrible fatalité. Décrivant autour du cadavre un vaste cercle, il retint finalement entre ses dents l’extrémité de sa queue, puis ne bougea plus.
Peu après, l’une des belles suivantes de Lilia vint apporter le pliant d’ivoire, en invitant gracieusement sa maîtresse à y prendre place. Une autre parut ensuite, tenant un voile couleur de feu, qu’elle posa sur la tête de Lilia, moins pour la couvrir que pour la parer. La Belle reçut enfin la harpe des mains de la troisième suivante. À peine les cordes du splendide instrument eurent-elles rendu quelques sons, que la première des jeunes filles reparut avec un clair miroir de forme ronde. Se tenant en face de Lilia, elle capta, pour la renvoyer à sa maîtresse, l’image la plus ravissante que puisse produire la nature, car la couleur exaltait la beauté de l’affligerai, le voile accentuait ses charmes et la harpe faisait ressortir sa grâce. Son aspect était à ce point adorable, que, tout en compatissant à la navrante situation de Lilia, on aurait voulu pouvoir fixer à jamais ses traits du moment.
Son paisible regard attaché au miroir, la Belle, après avoir fait retentir les cordes des accords les plus attendrissants, semblait en proie à un redoublement de douleur, qui se traduisit en notes puissantes d’intensité pathétique. À diverses reprises, Lilia essaya de chanter, mais aucun son ne voulut sortir de sa gorge. À la longue, un flot de larmes apporta une détente à l’âpreté de ses peines. Deux suivantes empressées vinrent alors la soutenir, tandis que la troisième, voyant la harpe échapper des mains de sa maîtresse, recueillit à temps l’instrument précieux qu’elle emporta.
- Qui nous amènera l’Homme à la Lampe avant le coucher du soleil ? siffla le Serpent tout bas, mais très perceptiblement. Les jeunes filles se regardèrent inquiètes, et les larmes de Lilia coulèrent plus abondantes. À ce moment, la Vieille à la corbeille revint essoufflée.
- Je suis perdue et mutilée ! cria-t-elle. Voyez, ma main a presque entièrement disparu. Ni le Passeur, ni le Géant n’ont voulu me traverser, parce que je reste débitrice de l’eau. Vainement ai-je offert cent choux et cent oignons : on ne veut que trois pièces ; or, impossible de découvrir le moindre artichaut dans cette région !
- Oubliez votre détresse, répondit le Serpent, et tachez de nous secourir ; il se peut que notre salut soit aussi le votre. Courez en toute hâte à la recherche des Feux Follets. Il fait encore trop clair pour que vous puissiez les apercevoir, mais peut-être les entendrez-vous rire et voltiger. S’ils se hâtent, le Géant pourra encore leur faire franchir le Fleuve ; il ne leur restera plus ensuite qu’à rejoindre l’Homme à la Lampe et à nous l’envoyer.
La femme courut de toutes ses forces, et le Serpent attendit avec non moins d’impatience que Lilia l’issue du message. Malheureusement, les rayons du soleil couchant ne doraient déjà plus que le sommet des arbres du bocage, tandis que les ombres s’étendaient au-dessus du lac et de la prairie. Le Serpent s’agita fébrilement et Lilia fondit en larmes.
À ce moment critique, le Serpent lança de toutes part des regards anxieux, car il redoutait que le soleil disparu, la putréfaction ne vienne, d’un instant à l’autre, rompre le cercle magique, pour s’attaquer irrésistiblement au beau jeune homme. Dans les hauteurs de l’air, il aperçut finalement l’Épervier, dont les derniers rayons du soleil empourpraient le plumage. Cet indice favorable fit tressaillir la joie du Serpent, qui ne se trompait pas, car peu après on vit l’Homme à la Lampe traverser le lac, en glissant à la surface de l’eau à l’instar d’un patineur.
Le Serpent se garda bien de modifier sa position ; mais Lilia se leva pour aller au-devant du nouveau-venu, en s’écriant :
- Quel bon esprit te dirige vers nous en ce moment, alors que nous t’attendons avec une extrême anxiété et que nous avons tant besoin de toi?
- Je suis poussé, répondit l’Homme, par l’esprit de ma Lampe, et c’est l’Epervier qui m’a conduit ici. Dès que l’on a besoin de moi, ma lampe pétille ; je cherche alors un signe d’orientation, et un oiseau ou quelque météore m’indique la direction que je dois suivre. Rassure-toi, ravissante enfant ; mon secours sera-t-il efficace, je l’ignore : l’individu isolé reste impuissant ; mais le secours s’obtient par la réunion en nombre à l’heure favorable. Retardons la marche des choses et espérons.
- Maintiens ton cercle clos ! poursuivit-il, s’adressant au Serpent. Puis, s’asseyant à proximité sur un tertre, il dirigea sur le cadavre la lumière de la Lampe. Sur son ordre, les servantes allèrent ensuite prendre dans la corbeille abandonnée par la Vielle le corps du gentil petit serin, qu’elles apportèrent, pour le placer, lui aussi dans le cercle.
Le soleil ayant disparu, les ténèbres ne tardèrent pas à être assez épaisses pour révéler la lumière qui se dégageait du Serpent et de la Lampe, non moins que du voile de Lilia. L’étoffe projetait des lueurs d’une tendre aurore sur les joues pales et le blanc vêtement de la jeune fille. Ce spectacle d’une grâce infinie réconforta les assistants, qui se considéraient les uns les autres avec recueillement, une ferme espérance atténuant désormais leurs peines et chagrins.
Ces dispositions firent accueillir avec satisfaction le retour de la Vieille, escortée par les deux flammes joviales. Celles-ci avaient du se livrer encore à un excès de prodigalité, tant elles étaient devenues fluettes ! Elles ne s’en montrèrent que plus empressées auprès de la princesse et des autres belles. Avec une parfaite assurance et une grande vivacité d’expression, elles dirent des choses, somme toute, assez banales. Leur administration s’inspira plus particulièrement du charme que le voile lumineux répandait sur Lilia et ses suivantes. Les belles baissaient les yeux avec modestie, effectivement embellies par la louange de leur beauté. Toute l’assistance était calme et rassérénée, sauf la Vieille. En dépit des assurances de son mari, qui avait affirmé que la main de sa femme ne pouvait plus diminuer tant qu’elle serait éclairée par la Lampe, la malheureuse ne cessait de geindre, prétendant qu’avant minuit le noble membre aurait entièrement disparu, si les choses continuaient à suivre leur cours.
Le Vieux avait prêté aux propos des Feux Follets une oreille attentive, en prenant plaisir à une conversation qui avait l’heureux effet de divertir et d’égayer Lilia. De fait, minuit survint, on ne sut comment. Après avoir observé les étoiles, le Vieux dit alors gravement :
- Nous nous trouvons réunis à l’heure propice : que chacun accomplisse sa tache, que chacun soit fidèle à son devoir, et les peines individuelle se fondront dans le bonheur général, tout comme une calamité universelle résorbe les joies particulières.
Une rumeur singulière s’éleva comme réponse à ces paroles, car toutes les personnes présentes, se parlant à elles-mêmes, se mirent à expliquer tout haut ce qu’elles avaient à faire. Seules, les trois filles d’honneur restèrent muettes. Elles s’étaient endormies, l’une auprès de la harpe, l’autre près du parasol et la troisième à coté du pliant ; on ne pouvait leur en tenir rigueur, vu l’heure avancée. Les jouvenceaux flamboyants leur avaient bien consacré, au début, quelques politesses passagères ; mais leurs hommages ne s’étaient plus adressés finalement qu’à Lilia, la Belle des belles.
- Emporte le miroir ! ordonna dès lors le Vieux à l’épervier. Va guetter le premier rayon du soleil, afin de le recueillir du plus haut des airs et en envoyer le reflet sur les dormeuses.
Jusque-là immobile, le Serpent entra désormais en mouvement. Bientôt il rompit le cercle, et, décrivant de longues boucles avec lenteur, il se dirigea vers le Fleuve, immédiatement suivi par les deux Feux Follets, dont l’attitude devint si digne, qu’on aurait pu les prendre pour les flammes les plus sérieuses du monde.
La corbeille, dont la faible phosphorescence avait à peine été remarquée jusqu’alors, fut distendue à ce moment par la Vieille et son mari, qui, tirant en sens contraire, l’allongèrent démesurément, tout en augmentant son pouvoir lumineux en proportion de l’étirement. Dès que la dimension requise fut atteinte, la corbeille, devenue cercueil, reçut le cadavre du jeune homme, sur la poitrine duquel fut déposé le serin mort.
Ainsi chargé, le panier se leva de lui même, pour se maintenir au-dessus de la tête de la Vieille, qui se hâta de suivre les Feux Follets. Emportant sous son bras le Carlin, la belle Lilia suivait la Vieille. Quant à l’Homme à la Lampe, il ferma ce cortège lumineux qui, par la diversité des lueurs répandues, éclaira la région de la plus étrange manière.
Parvenue au Fleuve, la compagnie fut saisie d’admiration devant l’arche incomparable qui reliait les deux rives, grâce au Serpent bienfaisant, dont le corps formait un pont lumineux. Si, de jour, les pierres précieuses transparentes, qui semblaient composer cette singulière construction, avaient offert déjà un spectacle ravissant, on s’extasiait de nuit devant leur magnificence éclairante. Par le haut, la partie convexe de l’arc lumineux tranchait vivement sur le ciel sombre ; il n’en était pas de même de la partie concave, qui dardait vers le centre des rayons animés, rappelant la solidité mobile de l’édifice vivant. Le cortège traversa lentement, à la stupéfaction du Passeur, qui, de sa cabane, observait à distance l’arc lumineux et les étranges lumières défilant au-dessus de la courbure.
Dès que le cortège eut atteint la rive opposée, l’arc se mit à osciller à la façon qui lui était particulière et à se rapprocher de l’eau par une série d’ondulations. Peu après, ayant rejoint ses compagnons, le Serpent se hâta de reformer le cercle autour de la corbeille qui s’était abaissée d’elle-même jusqu’au sol. S’inclinant alors devant le Serpent, le Vieux demanda :
- Qu’as-tu résolu?
- De me sacrifier avant qu’on ne me sacrifie, répondit le Serpent. Promets-moi de ne laisser aucune pierre sur le rivage.
Le Vieux promit, puis il dit à la belle Lilia :
- Touche le Serpent de ta main gauche, et ton bien aimé de ta droite !
Lilia s’agenouilla et toucha simultanément le Serpent et le cadavre. Celui-ci sembla revenir immédiatement à la vie ; il s’agite dans le panier, puis se dressa sur son séant. Lilia voulut embrasse son fiancé, mais le Vieux la retint ; il aida par contre le jeune homme à se lever, puis à sortir du panier d’abord, et du cercle magique ensuite.
Le Prince se tint debout, et le serin, en voletant, se posa sur son épaule ; la vie leur était revenue à tous deux, mais ils n’avaient pas encore recouvré l’esprit. Le beau fiancé avait les yeux ouverts, mais il ne voyait rien, du moins semblait-il regarder sans prendre part à rien. La surprise provoquée par des faits aussi inattendus fut telle qu’on ne remarqua pas immédiatement la métamorphose déconcertante que venait de subir le Serpent, dont le beau corps, si souple, s’était décomposé en des milliers de pierres précieuses éclairantes. En voulant reprendre sa corbeille, la Vieille, par mégarde, avait heurté le Serpent, dont les éléments composants s’étaient éparpillés sous le choc ; aussi ne restait-il plus de l’ancienne forme animée qu’un splendide cercle de gemmes lumineuses répandues dans l’herbe.
Le Vieux s’empressa de recueillir dans la corbeille toutes les pierres précieuses. Il se fit aider par sa femme, tant pour cette besogne, que pour le transport de la corbeille dont l’inappréciable contenu fut intégralement déversé dans le Fleuve du haut d’un endroit escarpé de la rive. Lilia et la Vieille en éprouvèrent quelque dépit, car elles auraient préféré pouvoir se choisir quelques pierreries pour leur agrément personnel. Comme des étoiles scintillantes, les pierres lumineuses flottèrent parmi les vagues, puis disparurent sans qu’il fut possible de distinguer si elles se perdaient dans le lointain, ou si elles s’enfonçaient.
Revenant vers les Feux Follets, le Vieux leur dit alors respectueusement :
- Messieurs, désormais c’est moi qui vais servir de guide et marcher en tête ; mais il vous est réservé de nous rendre un immense service en nous ouvrant la porte du sanctuaire par laquelle nous devons passer et qu’en dehors de nous nul ne saurait ouvrir.
S’inclinant avec civilité, les Feux Follets passèrent en queue, laissant l’Homme à la Lampe prendre les devants vers le rocher, lequel s’ouvrit à son approche. Le Prince marchait en second, en quelque sorte machinalement, alors que Lilia, recueillie mais incertaine, suivait à une distance trop grande au gré de la Vieille, qui, lui emboîtant le pas, étendait sa nain noire, afin que la lumière de la Lampe ne manquât pas un seul instant de l’éclairer. Les Feux Follets fermaient le cortège en inclinant l’un vers l’autre la pointe de leurs flammes, comme s’ils avaient conversé entre eux.
La marche se poursuivit dans cet ordre jusqu’à la rencontre d’une massive porte d’airain, dont les battants étaient clos à l’aide d’une serrure d’or. Le Vieux fit aussitôt approcher les Feux Follets, qui, sans attendre d’y être longuement encouragés, eurent tôt fait de dévorer serrure et pêne de leurs langues les plus effilées.
Lorsque la porte s’ouvrit avec un fracas d’airain, les lumières introduites firent resplendir les statues royales du sanctuaire. Chacun s’inclina devant les vénérables souverains, les Feux Follets surtout se confondant en révérences contournées.
Après quelques instants de silence, le roi d’or demanda :
- D’où venez-vous?
- Du monde, répondit le Vieux.
- Où allez-vous ? interrogea le roi d’argent
Nous retournons dans le monde fut la réponse du Vieux.
- Que venez-vous faire auprès de nous ? questionna le roi d’airain.
- Vous escorter, expliqua le Vieux.
Le roi composite s’apprêtait à parler, lorsque le roi d’or, dont les Feux Follets s’étaient trop approchés, les apostropha :
- Écartez-vous de moi, mon or n’est pas pour vos langues.
Se glissant alors auprès du roi d’argent, ils se coulèrent contre lui, en agrémentant son vêtement des chauds reflets de leur lumière jaunâtre.
- Vous m’êtes les bien venus, leur dit-il, mais je ne puis vous nourrir ; prenez autre part votre pâture et apportez-moi votre lumière.
En s’éloignant, ils esquivèrent le roi d’airain, qui ne parut pas les apercevoir, et s’attaquèrent au roi composite. D’une voix hésitante, celui-ci s’écria :
- Qui dominera le monde?
- Celui qui tient sur ses pieds ! répondit le Vieux.
- Alors ! c’est moi, poursuivit le roi composite.
- C’est ce que nous allons savoir, fut la réponse du Vieux, car les temps sont révolus.
À ces mots, la belle Lilia, se jetant au cou du vieux, l’embrassa tendrement.
Elle venait à peine de parler, qu’elle se serra plus fortement encore contre le Vieillard, car, sous leurs pieds, le sol se mit à vaciller. La Vieille et le jeune homme éprouvèrent de même le besoin de se soutenir mutuellement ; seuls, dans leur mobilité, les Feux Follets ne s’aperçurent de rien.
L’ensemble du temple, on s’en rendait distinctement compte, venait d’entrer en mouvement, à l’instar d’un navire qui lentement sort du port une fois ses ancres levées. Les profondeurs de la terre semblaient s’ouvrir pour livrer passage au sanctuaire, qui ne heurta rien, aucun rocher ne lui barrant la route.
Pendant quelques instants, une pluie fine tomba par l’ouverture de la coupole. Le Vieux tint alors plus fortement labelle Lilia, en lui disant :
- Nous sommes sous le Fleuve et nous touchons au but.
Peu après, on put se croire immobile ; mais c’était une illusion, car le Temple montait.
Un singulier bruit se fit entendre soudain dans la hauteur. Un amas désordonné de planches et de poutres se fraya passage à travers l’ouverture de la coupole. Effrayées par le craquement, Lilia et la Vieille sautèrent de coté, tandis que le Vieux à la Lampe, saisissant le jeune homme, le retint sur place. La cabane du Passeur, car c’est elle que, dans son ascension, le Temple avait détachée du sol, acheva de dégringoler par débris, qui, peu à peu, recouvrirent le Prince et son protecteur.
Les femmes poussèrent des cris et le sanctuaire fut ébranlé comme un navire subitement échoué. Anxieuses, elles firent dans le demi-jour de la cabane qui avait repris sa forme primitive. La porte en était close et nul à l’intérieur ne semblait entendre les coups qu’elles y frappaient. Elles heurtèrent plus fort et furent surprises finalement d’entendre le bois rendre un son métallique. Par la vertu de la Lampe qui s’y trouvait enfermée, la substance de la cabane venait, du dedans au dehors, d’être entièrement transmuée en argent. Du même coup, une modification se produisit dans la forme de la cabane, car, répugnant à la configuration accidentelle en planches, poutres et poteaux, le noble métal s’étirait de lui même, pour constituer une admirable châsse, du travail le plus accompli. Un splendide petit temple se dressa de la sorte au milieu du grand, qui eut ainsi un autel digne de lui.
Par un escalier intérieur, le Prince monta sur une plate-forme qui couronnait le sanctuaire minuscule. L’Homme à la Lampe éclairait ses pas, tandis qu’un autre personnage, vêtu d’une courte tunique blanche, soutenait d’une main le jeune homme et portait de l’autre une rame d’argent. On reconnaissait en lui le Passeur, dont la demeure venait d’être métamorphosée.
À son tour, la belle Lilia se mit à gravir les marches qui, extérieurement, conduisaient du sol du Temple au sommet de l’autel ; mais il ne lui fut pas encore permis d’approcher de son bien aimé. La Vieille, dont la main était devenue de plus en plus petite tant que la Lampe avait été cachée, se mit alors à gémir :
- Mon malheur s’accomplira-t-il malgré tout ! Parmi tant de miracles, ne s’en produira-t-il aucun pour sauver ma main?
Lui indiquant la porte ouverte, son mari répondit :
- Le jour se lève ! Hâte-toi et va te baigner dans le Fleuve !
- Beau conseil ! Tu veux donc que je devienne noire tout entière et que je disparaisse totalement, puisque je n’ai pas acquitté ma dette !
- Va et fais ce que je te dis ! répliqua le Vieux, toutes les dettes sont remises.
La Vieille disparut et, au même moment, la lumière du soleil levant frappa le rebord de la coupole. Se plaçant entre les jeunes gens, le Vieux prononça alors d’une voix forte :
- Trois règnent sur terre : Sagesse, Apparence et Force.
Au premier des trois mots, le roi d’or s’était levé, au second le roi d’argent fut debout, et au troisième le roi d’airain s’était lentement mis sur pied, alors que le roi composite s’affaissait avec maladresse.
Malgré la solennité du moment, il était difficile de le considérer sans rire, car il n’était ni assis, ni étendu, ni appuyé, mais effondré dans une posture grotesque.
Les Feux Follets, qui s’étaient jusque-là empressés autour de lui, venaient de s’en écarter. Bien que la clarté matinale les eut palis, ils n’en apparaissaient pas moins copieusement réconfortés et bien en flammes. Très habilement, ils étaient parvenus, grâce à leurs langues déliées, à lécher jusqu’à la dernière parcelle des veines d’or du colosse. Les interstices irréguliers ainsi creusés purent se maintenir vides un certain temps, la statue conservant de ce fait son aspect général. Mais finalement, quand tout fut dévoré, jusqu’aux moindres veinules, un effondrement brusque se produisit, précisément dans le torse, qui, dans la posture assise, reste droit, alors que les membres se plient. Or le contraire avait eu lieu, engendrant une combinaison difforme de raideur et d’aplatissement, dont il fallait détourner les yeux pour ne pas souffrir de son aspect à la fois ridicule et rébarbatif, car rien n’était plus répugnant que cette figure disloquée non encore réduite en monceau.
Cette catastrophe fut un signal pour l’Homme à la Lampe, qui, conduisant le beau jouvenceau, dont le regard conservait la fixité de l’égarement intellectuel, le fit descendre de l’autel et marcher droit sur le roi d’airain. Aux pieds du puissant monarque gisait un glaive dans son fourreau de bronze. Le jeune homme c’en ceignit.
- Le glaive au coté gauche, la main droite libre ! s’écria le formidable potentat.
Dès que le jouvenceau fut présenté au roi d’argent, celui-ci inclina vers lui son sceptre, que le prince prit en sa main gauche. D’une voix bienveillante, le roi dit alors :
- Pais les brebis !
À son tour, le roi d’or sembla donner au jeune homme sa bénédiction paternelle, lorsque, lui posant sur la tête la couronne de chêne, il prononça :
- Discerne le sublime !
Pendant que ces rites s’accomplissaient, le Vieillard avait très attentivement observé le jouvenceau. Dès que celui-ci eut ceint le glaive, sa poitrine s’était dilatée, ses bras s’étaient crispés et sa marche avait pris plus d’assurance. Lorsqu’il prit le sceptre en main, sa vigueur parut se calmer, tout en puisant dans une grâce inexprimable un surcroît de puissance. Mais au contact de la couronne de chêne, qui s’associa harmonieusement à la chevelure bouclée du jeune homme, on vit son visage s’animer ; la plus vive intelligence brilla dans son regard, et la première parole qui tomba de ses lèvres fut : Lilia !
- Chère Lilia ! s’écria-t-il en s’élançant sur les marches d’argent qui conduisaient au sommet de l’autel, d’où la jeune fille avait suivi toutes les phases de la transfiguration de son fiancé, chère Lilia ! L’homme entré en possession de toutes ses facultés peut-il aspirer à rien de plus précieux que l’innocence et la tendre affection dont rayonne ton sein? - Oh ! mon ami - poursuivit-il en se tournant vers le Vieillard, sans perdre de vue les trois statues sacrées - splendide et stable est le règne de nos pères, mais tu as oublié la quatrième force, qui, antérieurement à toutes les autres, règne sur le monde d’une manière plus universelle et plus certaine : la force de l’amour ! À ces mots, il serra dans ses bras la jeune fille, qui avait rejeté son voile et dont les joues s’animèrent de l’incarnat le plus ravissant, désormais inaltérable.
Le Vieillard dit alors en souriant :
- L’amour ne règne pas ; il fait mieux : il forme, coordonne et crée.
Sans que nul n’y prit garde au milieu de l’exultation de la joie générale provoquée par ces solennités, le jour s’était entièrement levé. La clarté grandissante qui pénétrait par l’ouverture de la porte attira cependant l’attention au dehors. Chacun fut alors surpris du spectacle qui s’offrait à la vue. Une vaste place, entourée de colonnes, s’étendait devant le temple et conduisait à un pont magnifique, aux arches multiples, jeté sur le Fleuve. De splendides colonnades longeaient ce pont de chaque coté, abritant les piétons, qui, par milliers déjà, circulaient dans les deux sens avec la plus grande facilité. Le large espace du milieu livrait passage à une affluence incessante de troupeaux, de bêtes de somme, de cavaliers et de véhicules, qui sans la moindre confusion, traversaient dans l’une et l’autre direction. Chacun paraissait émerveillé de voir tant de splendeur aussi admirablement adaptée aux besoins pratiques. Quant au nouveau roi et à sa compagne, leur ravissement en présence de l’animation et de la vie de ce grand peuple ne fut comparable qu’au bonheur qu’ils puisaient dans leur mutuel amour.
- Honore la mémoire du Serpent ! dit alors l’Homme à la Lampe en s’adressant au roi. Tu lui dois la vie, et tes peuples lui sont redevables de ce pont, grâce auquel les rives voisines on pu se peupler et devenir un domaine uni. Les gemmes flottantes et lumineuses, en lesquelles s’étaient décomposé son corps sacrifié, constituent les piles de ce pont magnifique, qui, surgissant de ses fondations, s’est construit et se conservera de lui-même.
Des explications allaient être demandées relativement à ce mystère, lorsque quatre belles jeunes filles franchirent le seuil du temple. La harpe, le parasol et le pliant firent reconnaître sans hésitation en trois d’entre elles les suivantes de Lilia. Mais la quatrième, certes la première en beauté, semblait une nouvelle venue, déjà familiarisée cependant avec le trio, qu’elle animait par son joyeux badinage, tandis qu’elle traversait le Temple, jusqu’aux marches d’argent qu’elle n’hésita pas à gravir.
- Me croiras-tu désormais ? ma chère femme, lui dit alors l’Homme à la Lampe. Sois heureuse, de même que toute créature qui, ce matin, se baignera dans le Fleuve !
Rajeunie et transfigurée, la Vieille n’offrait plus la moindre trace de son précédent aspect. Pleine de fougue juvénile, elle sauta au cou de l’Homme à la Lampe, qui accueillit avec complaisance ces marques de tendresse.
- Si je te parais trop vieux, lui dit-il en souriant, tu es en droit aujourd’hui de te choisir un autre époux. À partir de ce jour, nul mariage n’est valable, à moins qu’il ne soit renouvelé.
- Ignores-tu donc, répondit-elle, que, toi aussi, tu es devenu plus jeune?
- Je me réjouis d’apparaître à tes yeux comme un vaillant jeune homme ; j’accepte donc à nouveau ta main et suis tout disposé à vivre avec toi jusqu’au prochain millénaire.
La reine félicita sa nouvelle amie, puis descendit avec elle et les autres suivantes l’escalier conduisant dans l’intérieur du Sanctuaire. Le roi et les deux hommes restèrent par contre sur la plate-forme, d’où ils pouvaient observer le pont et l’agitation de la foule.
La satisfaction du roi fut de courte durée, car il ne tarda pas à être témoin d’un spectacle affligeant. Mal réveillé de son sommeil, le lourd Géant venait de s’engager gauchement sur le pont, où il provoquait une indescriptible confusion. Comme d’ordinaire, il s’était levé à moitié endormi, pour aller prendre son bain coutumier à l’endroit habituel du Fleuve. Mais voici qu’au lieu d’entrer dans l’eau, il sentait un sol sec sous ses pieds, tandis qu’il avançait en titubant sur le large parapet du pont. Si maladroitement qu’il se fut élancé au milieu des gens et des animaux, sa présence, visible pour tous, provoquait un effarement général, mais nul n’en ressentait les effets. Il n’en fut plus de même lorsque, pour se frotter les yeux que le soleil venait de frapper, le colosse leva les bras ; car l’ombre de ses formidables poings bouscula irrésistiblement la foule sur laquelle elle passa. Bêtes et gens furent renversés, blessés ou meurtris, et courraient risque d’être précipités dans le Fleuve.
À la vue de ce méfait, le roi ne put s’empêcher de porter la main à son glaive ; mais réfléchissant, il considéra plein de calme d’abord son sceptre, puis la Lampe et la rame de ses compagnons.
- Je devine ta pensée, lui dit l’Homme à la Lampe, mais contre cet impuissant, nous restons nous-mêmes impuissants en dépit de toutes les puissances dont nous disposons. Sois sans inquiétude ! Il ne commettra plus d’autre action nuisible, et nous avons la chance que son ombre ne soit pas tournée vers nous.
Le Géant cependant s’était approché. Stupéfait de ce que lui révélaient ses grands yeux ouverts, il avait laissé retomber ses bras et ne causaient plus de dommage ; mais il avançait toujours. Déjà il traversait l’avant-cour, se dirigeant droit vers la porte du Temple, lorsque parvenu au point central de la place, il se trouva brusquement fixé au sol. Il venait d’être transformé en une immense et splendide statue de pierre rougeâtre et luisante. Son ombre désormais indiquait les heures, figurées sur un pavé circulaire, non par des chiffres, mais par une série de composition en mosaïque, retraçant de nobles images d’une haute signification.
Cette application utile de l’ombre du Titan donna une grande satisfaction au roi. Quant à la reine, qui, escortée de ses suivantes, venait de surgir merveilleusement parée de l’intérieur du Sanctuaire, sa surprise fut vive à l’aspect de l’étrange monument, dont la masse obstruait presque la vue du pont.
Rassuré par l’immobilité du Géant, le peuple ne tarda pas à s’en approcher, puis à l’entourer, tout en s’extasiant sur la métamorphose subie. La foule ensuite se tourna vers le Temple, qu’elle ne semblait pas avoir aperçu plus tôt.
Elle se pressait pour en franchir la porte, lorsque du haut des airs, l’Epervier renvoya sur l’autel, par l’ouverture de la coupole, un faisceau de lumière solaire captée à l’aide du miroir dont il était porteur. Au sein du demi-jour mystérieux du sanctuaire, le roi, la reine et leur suite parurent ainsi baignés d’une clarté céleste. Le peuple se prosterna à cette vue, saisi d’un religieux respect.
Lorsque, remise de son émotion, la foule se releva, le roi et les siens avaient disparu par l’escalier intérieur du Sanctuaire, que des passages secrets reliaient au palais. Le peuple alors se répandit dans le Temple pour satisfaire sa curiosité. Les trois rois restés debout furent examinés avec un étonnement plein de vénération. Mais rien n’intrigua autant que la masse confuse, qui, dans la quatrième niche, était soigneusement dissimulée sous un précieux tapis. Le roi effondré avait été recouvert d’un splendide tissu, voile charitable, qu’aucun œil ne parvenait à percer et qu’aucune main ne se permettait de soulever.
Ne se lassant pas de contempler et d’admirer, la foule grossissante aurait fini par s’écraser dans le Temple, sans une diversion qui vint fort à propos attirer son attention vers la grande place.
Subitement, les dalles de marbre y avaient retenti d’un bruit de pièces d’or paraissant tomber du ciel ; les personnes les plus proches s’étaient aussitôt précipitées sur le métal précieux. Le phénomène se reproduisit à diverses reprises, tantôt d’un coté, tantôt de l’autre. En se retirant, les Feux Follets avaient voulu ainsi se distraire par une joyeuse dilapidation de l’or qu’ils avaient su extraire des veines du roi effondré. Avide, la foule courut longuement de ci de là, se pressant et se bousculant, alors même qu’ils ne tombait plus de pièces d’or. Finalement, tout reprit son cour normal, chacun, peu à peu ne se préoccupant plus que de suivre sa route. Jusqu’à ce jour, le pont fourmille ainsi de passants et le Temple est le plus fréquenté de la terre.