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La Voix prophétique de William Blake
Patrick Menneteau

La définition d’une voix prophétique pose problème : tel auteur peut s’en réclamer sans pour autant que tous la lui reconnaissent et, inversement, tels propos sans prétention originelle peuvent très bien se révéler, avec le recul nécessaire, comme prophétiques, c’est-à-dire, selon l’étymologie du terme (de pro : en avant, à l’avance, et de phêmi : je parle), comme ayant annoncé ce qui ne s’était pas encore produit, mais qui a finalement bien eu lieu. Dès lors, l’individu capable de tenir un tel langage apparaît comme doué de talents surhumains, surnaturels, qui le mettent en rapport avec le divin. La science elle-même, qui peut, à partir de certaines causes, prédire certains effets, présente un aspect prophétique susceptible de rendre à l’homme, au dire de Francis Bacon, ce pouvoir d’origine divine qu’il perdit lors de la Chute : la domination de la nature. Avec l’essor systématique de cette discipline au XVIIIe siècle, deux discours en viennent à se disputer l’accès aux vérités absolues : la religion et la science.

Devant le dialogue de sourds qui s’engage entre défenseurs de l’une et partisans de l’autre, le philosophe David Hume part à la recherche du fondement ultime de nos convictions et en découvre l’insupportable vulnérabilité :

’Tis not solely in poetry and music, we must follow our taste and senti­ment, but likewise in philosophy. When I am convinced of any principle, ’tis not only an idea, which strikes more strongly upon me. When I give the preference to one set of arguments above another, I do nothing but decide from my feeling concerning the superiority of their influence. (1)

C’est au nom d’un fondement de ce type, qui relève d’une expérience intérieure, que William Blake revendique le caractère prophétique de sa poésie. Après avoir relevé les composantes et les caractéristiques du statut invoqué, il sera utile d’identifier les objectifs de cette démarche, et nécessaire d’en tirer toutes les conséquences tant au plan de l’écriture qu’au plan de la lecture, en ce creux où la voix muette du texte devient parole à l’intérieur du lecteur.

Dès ses premiers poèmes, dont la forme évoque le pamphlet plutôt que la poésie augustinienne, William Blake dévoile le caractère prophétique de son entreprise.

If it were not for the Poetic or Prophetic character the Philosophic & Experimental would soon be at the ratio of all things, (K97)(2)

écrit-il dès 1788, dans « There is no Natural Religion », pour souligner que, dans sa perspective, inspirations poétique et prophétique sont confondues, et qu’elles s’opposent à l’idéologie dominante de l’empirisme matérialiste développée à partir de la philosophie de John Locke.

Une fois ce cadre clairement défini, le poète devient barde et revendique un statut religieux : celui d’intermédiaire entre le divin et les hommes.

Hear the voice of the Bard!
Who Present, Past & Future, sees ;
Whose ears have heard The Holy Word
That walk’d among the ancient trees,
Calling the lapsed Soul.
(K214)

Axe structurant central de l’œuvre, ce schéma de base se retrouve, en d’autres termes mais identique à lui-même, jusque dans le dernier grand poème prophétique qu’il fut donné à Blake de rédiger, Jerusalem :

I see the Four-fold Man, The Humanity in deadly sleep
And its fallen Emanation, The Spectre & its cruel Shadow.
I see the Past, Present & Future existing all at once
Before me. O Divine Spirit, sustain me on thy wings
That I may awake Albion from his long & cold repose ;
For Bacon & Newton, sheath’d in dismal steel, their terrors hang
Like iron scourges over Albion : Reasonings like vast Serpents
Infold around my limbs, bruising my minute articulations.
(K635)(3)

Garante de l’autorité du poète, la voix prophétique lui permet de lancer cet avertissement au lecteur : « Mark well my words, they are of your eternal salvation » (K486 ; K487 ; K489 ; K492…). Le ton des poèmes se fait parfois incantatoire ou exhortateur, le style évoque souvent celui des sermons des prédicateurs protestants, et les formes de composition s’apparentent à celles de la Bible : versets, proverbes et chants jalonnent un texte qui, en de nombreux endroits, fait explicitement référence au Livre à travers des renvois, des citations, ou des relectures d’épisodes des Évangiles.(4)

Comme dans l’Ancien Testament, le prophète, intercesseur entre Dieu et les hommes, témoigne de la colère de Dieu. Le chapelet des dénonciations se fait alors sur le ton de l’indignation. Blake passe au crible de sa critique les coutumes de ses contemporains, leurs institutions, leurs carcans intellectuels, et leurs déviances. Il s’élève par exemple contre les valeurs sociales et économiques, comme le libéralisme d’Adam Smith :

« What! are we terrors to one another? Come O brethren, wherefore
« Was this wide Earth spread all abroad ? not for wild beasts to roam. »
But Many stood silent, & busied with their families.
And many said, « We see no Visions in the darksom air.
[…] « Let us buy & seil. »
(K283)

Dans ce type de société vouée au commerce et à la concurrence, c’est-à-dire aux lois de la jungle, amour de l’unité familiale et amour chrétien deviennent antithétiques :

Is this thy soft Family-Love,
Thy cruel Patriarchal pride,
Planting thy Family alone,
Destroying all the World beside ?
(K651)

Afin de bouleverser les mentalités et d’éveiller son public à une autre forme de conscience, la voix prophétique prend aussi un aspect provocateur, comme dans les célèbres « Proverbs of Hell » de The Marriage of Heaven and Hell :

Prudence is a rich, ugly old maid courted by Incapacity.
[-.]
If the fool would persist in his folly, he would become wise. […]
Prisons are built with stones of Law, Brothels with bricks of Religion. […]
The lust of the goat is the bounty of God. [-]
Sooner murder an infant in its cradle than nurse unacted desires
(K151-2).

C’est la raison pour laquelle, malgré les formes poétiques précédemment identifiées, le lien que le poète revendique avec les prophètes de l’Ancien Testament ne peut manquer de surprendre. Il est pourtant clairement affirmé dans ce même poème :

The Prophets Isaiah and Ezekiel dined with me, and I asked them how they dared so roundly to assert that God spoke to them ; and whether they did not think at the time that they would be misunderstood, & so be the cause of imposition (K153).

Le paradoxe qui se révèle ici témoigne de ce que le lien de parenté étant d’ordre spirituel et non simplement thématique, il repose sur une vision qui dépasse le cadre de nos habitudes de pensée.

La connaissance que vise le poète-prophète, en effet, n’est pas un savoir du type accumulatif (comme dans les sciences physiques, par exemple) mais une gnose qualitative au pouvoir transformateur. Comme les gnostiques des premiers siècles, l’accès à cette nouvelle forme d’appréhension passe par le renversement de l’interprétation traditionnelle des Ecritures. Le Dieu de l’Ancien Testament, que les contemporains de Blake, qu’ils fussent anglicans ou dissidents protestants ou catholiques, s’accordaient à reconnaître comme l’unique Dieu, Créateur du monde, Législateur des hommes et Père du Christ, n’est, dans cette optique, qu’ange-déchu, faux-dieu et usurpateur d’un nom que le Christ vient rétablir en s’opposant à lui, the Jehovah of the Bible being no other than he who dwells in flaming fire (K150).

De là procède le renversement de valeurs morales comme, par exemple, la chasteté (qui s’oppose à la libération de l’énergie) ; le mariage (qui devient facteur d’égoïsme et de prostitution) ; l’humilité (qui abaisse l’homme au lieu de l’élever). De là découle aussi la présentation de la voix prophétique comme voix du Diable : the voice of the Devil (K149).

Le concept de prophétie doit ici faire l’objet d’une redéfinition. Blake n’annonce aucune apocalypse, aucune fin des temps à craindre pour un avenir proche. En revanche, le rapprochement avec la tradi­tion gnostique prend toute sa signification, car les événements décrits, annoncés et espérés, concernent au premier chef l’individu, quoique simultanément collectifs, historiques et spirituels. Les Révolutions française et américaine révèlent, aux yeux du poète, les forces spirituelles qui sont à l’œuvre dans l’histoire, comme le montrent les poèmes America (K195), The French Revolution (134) ou Europe (K237). Mais ces mêmes forces, qui sont issues de l’Homme Universel Albion, s’arrachent aussi la conscience de chaque individu. Au cœur du prophétisme blakien se trouve donc le sujet et son expérience intérieure : évoquant avec ironie l’expérimentalisme empiriste qu’il rejette comme philosophie des cinq sens(5), le poète présente ainsi l’objet central de ses textes :

As the true method of knowledge is experiment, the faculty of knowing must be the faculty which experiences. This faculty I treat of (K98).

Ce recentrage sur le sujet est certes caractéristique d’une tradition protestante, à laquelle Blake avait été formé par sa famille et par son milieu socio-professionnel artisanal. Cependant, il fait, dans sa poésie, l’objet de développement d’une telle ampleur qu’il préfigure, au plan des idées philosophiques, les préoccupations phénoménologiques que systématisera, beaucoup plus tard, Edmund Husserl, sur la base de jalons posés par David Hume. Mais là où la réflexion du sujet humien débouche sur le doute, là où la réflexion du sujet husserlien débouche sur l’ego transcendantal, le sujet blakien, dans son introspection (self-examination, K533) renoue avec l’esprit de consolation évangélique, et accède à son tour, à l’inverse du sujet humien, à la certitude : celle du prophète lui-même.

Every honest man is a Prophet ; he utters his opinion both of private and public matters. Thus : if you go on So, the result is So. He never says, such a thing shall happen let you do what you will. A Prophet is a Seer, not an Arbitrary Dictator. It is a man’s fault if God is not able to do him good, for he gives to the just & to the unjust, but the unjust rejects his gift (K392).

Ainsi, pour en revenir à la redéfinition envisagée, le cas de figure présenté par William Blake est celui d’un prophète qui n’est pas nécessairement détenteur d’un savoir « supérieur », qu’il s’agirait pour lui de transmettre : tout homme est potentiellement prophète, et peut donc, par ses propres moyens, accéder à la connaissance visée. En conséquence, le but du prophète n’est pas tant d’instruire les hommes que de faire en sorte que son auditoire puisse se passer de lui. Il n’envisage aucune fondation d’une quelconque institution religieuse, aucune église, aucune secte. L’enjeu essentiel est en l’homme, dans l’expérience intérieure de l’individu, celle-là même que tout sujet-lecteur est invité à faire… Loin de recevoir de manière passive des informations venues de l’extérieur, le sujet est pleinement impliqué dans l’acte de réception de cette gnose, d’où la notion fondamentale de la préparation ou de la disposition du sujet, qui est au cœur des enjeux de l’entreprise poétique.

Le proverbe A fool sees not the same tree that a wise man sees (K151) l’annonçait déjà dès les premières publications : c’est par le regard que l’individu porte sur le monde qu’il peut apprendre à connaître ce qu’il est lui-même. As a man is, So he sees (K793), écrira Blake dans Jerusalem, pour marquer l’importance, pour l’individu, d’identifier l’état (mental, psychologique, spirituel) dans lequel il se trouve.

Distinguish therefore States from Individuals in those States.
States Change, but Individual Identities never change nor cease
(K521).

Ces états ou étapes, qu’incarnent les personnages spirituels du mythe blakien ou de la Bible, scandent une progression spirituelle qui, en accord avec la vision prophétique précédemment analysée, peut être celle d’individus, de nations ou d’époques :

There are States in which all Visionary Men are accounted Mad Men ; such are Greece & Rome : Such is Empire or Tax - See Luke, Ch. 2, v.i. (K777).

Mais en tout état de cause, ils constituent un passage obligé dans lequel l’erreur serait de s’arrêter, comme l’exprime clairement Bernard Nesfield-Cookson :

The ultimate sin of the individual, […], lies in appropriating to himself eternal states. States such as David or Eve have valid existence, but it is the task of the individual to pass through them, not to rest in them. To ’appropriate’ one particular state is to create a selfhood (6).

Ainsi se retrouve la thématique biblique du nécessaire voyage et de l’errance perpétuelle, à laquelle Blake fait ainsi écho :

These States exist now. Man Passes on, but States remain for Ever ; he passes thro’ them like a traveller who may as well suppose that the places he has passed thro’ exist no more, as a Man may suppose that the States he has pass’d thro’ Exist no more (K606).

À chaque state, correspond donc une vision particulière du monde. Les Chants d’Innocence et les Chants d’Expérience, par exemple, sont censés exprimer les deux états contraires de l’âme humaine (showing the two contrary states of the human soul, K210). La vision urizénique de la société, fondée sur la raison et la religion traditionnelle, s’oppose à la vision d’amour chrétien. La perspective empiriste, matérialiste, s’oppose à celle de l’Imagination spirituelle :

He who sees the Infinite in all things, sees God. He who sees the Ratio only, sees himself only (K.98).

C’est en effet par son Imagination que le sujet est appelé à découvrir en lui-même, par un processus qui s’apparente à la réminiscence platonicienne, le lieu où son âme s’éveille à sa dimension divine. Mais, lorsqu’il parvient à la frontière de ce lieu, le langage révèle ses limites : au mieux peut-il décrire les frémissements de cet éveil. Jamais il n’en décrit la teneur elle-même :

Thou seest the Constellations in the deep & wondrous Night :
They rise in order and continue their immortal courses
Upon the mountain & vales with harp & heavenly song,
With flute and clarion, with cups & measures fill’d with foaming wine.
Glitt’ring the streams reflect the Vision of beatitude,
And the calm Ocean joys beneath & smooths his awful waves :
These are the Sons of Los, & these the labourers of the Vintage.
Thou seest the gorgeous cloth’d Flies that dance & sport in summer
Upon the sunny brooks & meadows : every one the dance
Knows in its intricate mazes of delight artful to weave :
Each on to sound his instruments of music in the dance,
To touch each other and recede, to cross 8c change & return :
These are the children of Los ; thou seest the Trees on mountains,
The winds blow heavy, loud they thunder thro’ the darksom sky,
Uttering prophecies 8c speaking instructive words to the sons
Of men : These are the Sons of Los : These the visions of Eternity…

(K511-2)

L’usage de la figure poétique de l’expansion cosmique dans ce cas précis ne nie nullement l’attention portée aux détails du particulier. Lorsqu’un poème précipite le regard du lecteur du domaine galactique au brin d’herbe, dans ce qui évoque, pour le lecteur moderne, la technique cinématographique d’un zoom vertigineux, c’est afin de lui faire sentir que la vision spirituelle s’affranchit des notions de proportion et d’espace :

whenever a grass grows
Or a leaf buds, The Eternal Man is seen, is heard, is felt,
And all his sorrows, till he reassumes his ancient bliss
(K356).

Cette nouvelle façon de percevoir le monde peut inciter à une forme de méditation quiétiste (To create a little flower is the labour of ages [K152]), mais elle constitue surtout le seuil d’un univers qui préside à l’évolution du monde matériel, en vertu du principe : every Natural Effect has a Spiritual Cause, and Not / A Natural (K513).

Dès lors, le monde matériel et tout ce qui s’y rattache n’ont plus qu’une importance secondaire : quoique critique sévère de la société de son temps, et bien qu’indigné par l’esclavage des enfants et des noirs, Blake n’est ni révolutionnaire, ni réformateur. L’action politique s’inscrit dans un cadre matériel : elle ne relève donc pas de ses préoccupations. Le langage, fût-il poétique, appartient aussi au monde de la chute : c’est pourquoi il est soumis à des limites infranchissables.

Le problème qui se pose à tout prophète consiste à déterminer quel langage utiliser pour parler du divin. Si d’une part, la poésie prophétique s’inscrit dans un langage humain, et si, d’autre part, le prophète traite de choses divines qui relèvent d’un domaine situé au-delà du langage, alors l’expression « voix prophétique » devient un impossible oxymore. De fait, Blake peut évoquer, mais non articuler, le langage des sphères célestes :

When in Eternity Man converses with man, they enter
Into each other’s Bosom (which are universes of delight)
In mutual interchange, and first their Emanations meet
Surrounded by their Children ; if they embrace and comingle,
The Human Four-fold Forms mingle also in thunders of Intellect ;
[…]
When Souls mingle &join thro’ all the Fibre of Brotherhood
Can there be any secret joy on Earth greater than this ?
(K733)

C’est ainsi que Blake distingue, dans sa lettre à son ami John Flaxman du 12 septembre 1800, le langage que les hommes utiliseront pour converser avec les cieux et celui de la poésie, qui ne peut être que de qualité médiocre en regard de l’intention qu’il cherche à exprimer. Il juge donc nécessaire de s’excuser de ne pouvoir utiliser que cet outil inadapté qu’est l’écriture poétique :

As the time is arriv’d when Men shall again converse in Heaven & walk with Angels, I know you will be pleased with the Intention, & hope you will forgive the Poetry (K799. je souligne).

Les mots font parfois même fuir l’esprit, comme il s’en plaint auprès de son ami le Docteur Trusler : [I] cannot previously describe in words what I mean to design, for fear Ï should Evaporate the Spirit of my Invention (K792).

Le langage, et en particulier le langage poétique, ne saurait donc constituer une fin en soi. Blake n’est pas simple formaliste, ni simple esthète. Le médium poétique qu’il utilise lui fournit certes un espace de création et d’invention, un espace de liberté dans lequel le recours à des formes poétiques anciennes ou nouvelles lui permet de s’exprimer avec vigueur, tandis que son énergie peut faire éclater les carcans des limites traditionnelles, par exemple en allongeant démesurément les vers de ses poèmes épiques : il n’en demeure pas moins qu’il n’est destiné qu’à être dépassé. Sa fonction est avant tout transformatrice, plutôt qu’informatrice, esthétique, ou communicative… Elle est indissociable de la progression par étapes mentales précédemment identifiée, et de la portée individuelle prêtée aux événements bibliques comme le Jugement Dernier :

Whenever any Individual Rejects Error & Embraces truth, a Last judg­ment passes upon that Individual (K613).

La condition sine qua non du rejet de l’erreur étant la reconnaissance préalable de celle-ci, le premier objectif du langage poétique est de susciter l’éveil de la conscience. Variété de formes, écritures expérimentales, thématiques provocantes ne sont en fait que les différentes facettes de la poursuite de ce même objectif prophétique. C’est par rapport à ce dernier, et non par un quelconque jeu de références littéraires, que se déterminent les choix stratégiques d’écriture qui s’inscrivent en faux contre les modes augustiniennes et qui vaudront à Blake le qualificatif de « préromantique ». C’est pour louer l’énergie et l’imagination qu’il n’hésite pas à briser les carcans des formes héritées du passé, mais il le fait au nom d’une vision religieuse, et non pas simplement littéraire.

Cette opération était d’ailleurs risquée, car même si le public littéraire de la seconde moitié du XVIIIe siècle et du début du XIXe était sociologiquement très différent de celui de John Dryden ou d’Alexander Pope, même si les nouveautés du genre romanesque ou du romantisme naissant de Wordsworth et de Coleridge correspondaient bien aux goûts de cette bourgeoisie qui, sur les bases de l’enrichissement commercial et manufacturier, partait à la conquête des scènes sociale, politique et culturelle, sa thématique visionnaire et mystique ne permit pas à William Blake de connaître un grand succès de son vivant. Des points de vue philosophique, religieux et esthétique, il demeure essentiellement un marginal. Et ne revendique-t-il pas lui-même le sort de tout prophète en intitulant une partie du Mariage du Ciel et de l’Enfer : The voice of one crying in the wilderness (K98) ?

Entre considérations formelles et impératifs thématiques, on sera donc tenté de donner la priorité aux seconds. Toutefois, l’objectif déclaré de Blake ne saurait se résumer aux tendances d’un Milton ou d’un Bunyan :

Fable or Allegory are a totally distinct & inferior kind of Poetry. Vision or Imagination is a Representation of what Eternally Exists, Really & Unchangeably (K604).

Et il ajoute, un peu plus loin : Allegories are things that relate to Moral Virtues. Moral Virtues do not Exist ; they are allegories and dissimulations (K614). Son rôle n’est donc pas celui du faiseur d’allégories littéraires, mais celui du prophète qui, à l’instar de ceux de la tradition biblique, une fois encore, parle de vision : The Hebrew Bible & the Gospel of Jesus are not Allegory, but Eternal Vision or Imagination of All that Exists (K604). Ni l’unité du poème en tant qu’objet littéraire, ou en tant que partie d’une structure plus vaste, ni les tentatives de tirer une leçon morale des allégories ne relèvent des préoccupations blakiennes :

Unity & Morality, are secondary considerations & belong to Philosophy & not to Poetry, to Exception & not to Rule, to Accident & not to Sub­stance. The Ancients called it eating of the tree of good & evil (K778).

Si le poète insiste tant sur ces idées, c’est parce que la distinction entre le procédé littéraire de l’allégorie et l’usage de l’exemple particulier est de même nature que celle qui oppose la définition d’une réalité purement matérielle à la vision d’un monde spirituel :

Jupiter usurped the Throne of his Father, Saturn, & brought on an Iron Age & Begat on Mnemosyne, or memory, The Greek Muses, which are not Inspiration as the Bible is. Reality was Forgot, & and the Vanities of Time and Space only Remember’d & call’d Reality. Such is the Mighty difference between Allegoric Fable & Spiritual Mystery. Let it here be Noted that the Greek Fables originated in Spiritual Mystery & Real Visions, which are lost & clouded in Fable and Allegory, while the Hebrew Bible and the Greek Gospel are Genuine, Preserv’d by the Saviour’s Mercy. The Nature of my Work is Visionary or Imaginative ; it is an Endeavour to Restore what the Ancients call’d the Golden Age (K605).

Il s’agira donc de dépasser aussi la lecture thématique, afin d’accéder, en accord avec les objectifs de la voix prophétique, à un au-delà du langage et de la pensée conceptuelle, à ce lieu mystique dont, précisément, on ne peut rien dire, comme le souligne le philosophe Guy Lardreau à propos des auteurs mystiques en général :

Paradoxe de la littérature spirituelle : de cela même à quoi cette « vie », dont on peut si longuement parler, et de manière si codifiée, est ordon­née, et qui la qualifie ; de la fin à quoi tend cette pratique qu’inlassablement instruit la masse incalculable des apophtegmes, des vies des saints, des règles, des conférences et des directoires ; bref, de la contemplation, on ne peut rien dire : tant de paroles, et si réglées, si contraintes, pour aboutir au silence. Le caractère ineffable de cette expérience — ineffable dans la mesure même où elle est une expérience, car qui ne l’a point faite en peut parler indéfiniment : cela s’appelle un philosophe, là est bien […] en fin de compte, l’essentiel. Une expérience singulière, que chaque spirituel fait à côté des autres, et si radicalement singulière que c’est en elle, proprement, qu’il advient comme singularité : que voyaient-ils, comment voyaient-ils ? Nous ne le saurons jamais(7).

En conclusion, la voie prophétique tracée par William Blake entraîne des prises de position sociales, culturelles, et spirituelles qui le marginalisent nécessairement. Le prophète, comme dans les temps anciens, dérange : on l’accuse de folie car son discours porte sur des réalités que les perspectives idéologiques dominantes, issues du siècle des Lumières, se refusent à prendre en compte. D’un point de vue rationnel, matérialiste, scientifique, son discours est inacceptable.

À l’heure où la critique littéraire s’inspire de modèles néo-scientifiques, en définissant un objet autonome —le texte ou la littérature— dont il s’agit de mettre à jour les règles de fonctionnement, la poésie blakienne pose avec insistance la question des fins de la littérature et des moyens de la lecture. Pourra-t-on légitimement traiter un texte en négligeant délibérément les objectifs déclarés de son auteur ? Dans le cas d’un barde-prophète, cela impliquerait le rejet des règles de lectures imposées par le poète lui-même, et de leur lien avec l’introspection, pourtant centrale à sa perspective spirituelle.

Autrement dit, sera-t-il justifié de lire un texte en fonction de règles et d’objectifs qui lui sont extérieurs, quand ils ne lui sont pas contraires, puisque inspirés d’une démarche méthodologique empirique à la base, c’est-à-dire relevant d’une visée matérialiste ? À la lumière des exigences du texte blakien, comme à celle de la phénoménologie husserlienne, le caractère intentionnel de ce regard est flagrant. Le lecteur qui refuse la visée spirituelle ne lira pas la poésie de Blake de la même manière que celui qui l’accepte : c’est bien du lecteur que dépend le caractère lumineux ou délirant de la poésie blakienne, son statut de vérité ou d’erreur. À cet égard, les considérations pré-phénoménologiques de David Hume méritent d’être relues et méditées :

If one person sits down to read a book as a romance, and another as a true history, they plainly receive the same ideas, and in the same order ; nor does the incredulity of the one, and the belief of the other, hinder them from putting the very same sense upon their author. His words produce the same ideas in both ; tho’ his testimony has not the same influence on them. The latter has a more lively conception of all the incidents. He enters deeply into the concerns of the persons : represents to himself their actions, and characters, and friendships, and enmities : He even goes so far as to form a notion of their features, and air, and person. While the former, who gives no credit to the testimony of the author, has a more faint and languid conception of all these particulars ; and except on account of the style and ingenuity of the composition, can receive little entertainment from it (8).

C’est pour ces mêmes raisons, aujourd’hui largement ignorées, et pourtant énoncées en premier lieu par un philosophe des Lumières, avant d’être reprises et développées par Husserl, que le discours du « barde-prophète » n’a d’autre objet que de renvoyer le lecteur à lui-même. As a man is, So he sees (K793) : la lecture requise par le poète s’inscrit dans une démarche d’examen de conscience, avec comme objectif prophétique l’accès à la connaissance de soi, c’est-à-dire à la reconnaissance de la présence du divin en soi.

Ainsi, ce qui distingue le message prophétique blakien des autres, c’est qu’il n’annonce pas une fin des temps apocalyptique qui marquerait le retour du Christ sur terre, mais confère à ces épisodes bibliques, à travers une relecture de type gnostique, la dimension d’une expérience individuelle. La naissance du sujet est à l’image de l’incarnation du Christ, les souffrances du premier évoquent la crucifixion du second, et le Jugement Dernier se produit ici et maintenant pour quiconque rejette l’erreur matérialisée par un state et embrasse la vérité… L’enjeu n’est autre que d’entrer en communication avec le Christ, comme l’explique Elaine Pagels :

Certain gnostics openly acknowledged that they derived their gnosis from their own experience. […] The person who understands this process not in terms of modern psychology, as the activity of the imagination or unconscious, but in religious terms, could experience these as forms of spiritual communication with Christ (9).

Au-delà des procédés stylistiques utilisés par Blake, la force de sa poésie réside en ce qu’elle atteint l’individu qui s’ouvre à elle au plus profond de son être, là où résident les souvenirs des connaissances les plus anciennes et les plus fondamentales, celles que le barde-prophète dit innées :

Innate Ideas are in Every Man, Born with him ; they are truly Himself. The Man who says that we have No Innate Ideas must be a Fool & Knave, Having No Con-Science or Innate Science (K459).


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Notes de Patrick Menneteau

1. Hume, David, A Treatise of Human Nature, 1740, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 103.

2. Toutes les références aux écrits de William Blake renvoient à l’édition de 1957 de Geoffrey Keynes, qui fait autorité auprès de la critique blakienne, et dont le texte est fidèlement reproduit dans : William Blake, Complete Writings, 1957, Oxford University Press, 1984.

3. Ce thème correspond à la revendication d’un statut permanent, depuis les Chants d’Innocence,

In futurity
I prophetic see
That the earth from sleep
(Grave the sentence deep)

Shall arise and seek
For her maker meek ;
And the desert wild
Become a garden mild. (KI12)
jusqu’à la préface de Jerusalem :
Again he [God] speaks in thunder and in fire!
Thunders of Thought, & flames of fierce desire :
Even from the depths of Hell his voice I hear
Within the unfathom’d caverns of my Ear.
Therefore I print ; nor vain my types shall be :
Heaven, Earth & Hell henceforth shall live in harmony.
(K621)

en passant par Milton :
The Bard replied : -I am Inspired! I know it is truth! for I Sing
According to the inspiration of the Poetic Genius
Who is die eternal all-protecting Divine Humanity,
To whom be Glory & Power & Dominion Evermore. Amen. »
(K495)

4. Voir par exemple, la forme des chapitres et versets retenue pour The Book of Urizen. (K222) ou The Book of Ahania (K249 ) ; les proverbes de The Marriage of Heaven and Hell (K.150), ou The Songs of Innocence and Experience (K210).

5. Thus the terrible rate of Los & Enitharmon gave
Laws & Religions to the sons of Har, binding them more
And more to Earth, closing and restraining.
Till a Philosophy of Five Senses was complete.
Urizen wept & gave it into the hands of Newton & Locke.
(K246)

6. B. Nesfield-Cookson, William Blake, Prophet of Universal Brotherhood, London, the Aquarian Press, 1987, p. 346.

7. G. Lardreau, Discours philosophique et discours spirituel : autour de la philosophie spirituelle de Philoxène de Mabbourg, Paris, Seuil, 1985, p. 99.

8. Hume, opus cit., p. 97-8.

9. E. Pagels, The Gnostic Gospels, 1979, Londres, Penguin, 1990, p. 47.

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Notes

Patrick Menneteau, article : « La voix prophétique de William Blake », publ. in Babel, 4 (2000), pp. 125-139.

► Si William Blake éveille votre intérêt, nous vous redirigeons volontiers vers les travaux de monsieur Menneteau (nous n’avons malheureusement pu consulter que fort peu de ses papiers) qui s’intéresse par ailleurs à l’œuvre de Jung.