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Le Comte de Gabalis
Entretiens sur les sciences secrètes


AuteursDatesTypeLieuThèmesStatut
Nicolas-Pierre-Henri de Montfaucon de Villarspubl. 1670Littératurepubl. Paris (France)Roman
Rose-Croix
Qabale
Non applicable

► Le titre complet est Le Comte de Gabalis ou Entretiens sur les sciences secrètes. Il a d’abord été publié de façon anonyme.

Influencé par les théories magiques de Psellos avec son De la Puissance des Démons {De Operatione daemonum} ainsi que par Paracelse avec son Livre des Nymphes, symphes, pygmés et salamandres {Liber de Nymphis, sylphis, pygmaeis et salamandris} et, fort de son succès immédiat et durable, ce roman rendra le concept de génies élémentaux populaire auprès du grand public.

◆ Ce succès se manifestera par son influence sur des œuvres ultérieures : Shakespeare utilisera des élémentaux dans deux de ses comédies : Puck dans Le Songe d’une nuit d’été et Ariel dans La Tempête ; le célèbre Zanoni de Lord Bulwer-Lytton doit lui aussi beaucoup au Comte de Gabalis.

◆ Outre l’aspect mystérieux de la Rose-croix, c’est aussi pour son aspect romantique que cet écrit à eu du succès. Des œuvres tournant autour du thème des relations amoureuses entre Humains et élémentaux comme Le Sylphe amoureux d’un auteur anonyme ou L’Amant Salamandre de Cointreau ou encore Ondine de Friedrich de La Motte-Fouqué sont directement inspirées du Comte de Gabalis. Ajoutons encore que La Rôtisserie de la reine Pédauque d’Anatole France et parue en 1893 est une réécriture de l’œuvre.

■ Le texte à été passe dans une formulation moderne pour certains passages, mots et ponctuations afin de le rendre plus lisible pour qui n’est pas versé dans la lecture de l’ancien français. L’organisation du texte reste inchangée.

🕮 Bosc, ref.588 : Cet ouvrage, qui est tiré en grande partie de la Chiave del cabinetto di Cavalieri Barri, a eu de nombreuses éditions. Voici la note que nous trouvons dans un volume d’occultisme (Isis dévoilée ou l’Egyptologie sacrée, par Arnest Bosc, p.72, 1 vol, in-8, Paris, s. d. Chamuel et Cie, éditeurs. Orné d’un portrait de l’auteur). On sait que l’auteur des Entretiens sur les sciences secrètes est l’abbé de Montcaucon de Villars (Voir Barbier). Cet abbé est né en 1635 près de Toulouse, de la famille de Camillac de Villars ; il était neveu du Bénédictin de Montfaucon ; il vint à Paris en 1667. (Vigneul de Marville parle du comte de Gabalis, Mélanges, Tome Ier, page 28). La première édition est celle que nous venons de mentionner ci-dessus (1671) ; quand elle parut, le livre fit une sorte de scandale auprès des dévots, surtout à cause de ces mots "L’ancienne religion de nos pères les philosophes" (p.65 et 66). La deuxième édition est de 1684. — Ce pauvre abbé mourut assassiné à 38 ans, sur la route de Lyon, en 1673. Ce qui prouve peut-être qu’à cette époque, il est dangereux d’étudier et surtout d’écrire des livres sur l’occultisme. Voici quelques éditions de ce livre, qui fit tant de bruit lors de son apparition : in-12, Paris, Claude Barbin, 1671 ; in-12, 2e édition, Paris, 1684 ; in-12, Amsterdam, Pierre du Coup, 1715, cette édition, la plus complète, est la meilleure ; in-12, Paris, 1701, etc., etc.

🕮 Dorbon-Aîné, ref.3143-6,6330 :

1. Cet ouvrage fit, dès son apparition, grand bruit. À cause des satires dirigées contre les moines, des plaisanteries à propos des amours des sylphides avec les démons incubes, de la manière dont Gabalis interprétait le premier péché d’Adam et racontait l’infortune de Noë fait eunuque par Cham pendant son sommeil, des mystères profanés de la Rose-Croix, des secrets de la Cabale tournés en ridicule, l’abbé de Villars fut privé du droit de prêcher et son livre condamné. On prétend même que cet écrit coûta la vie à son auteur, assassiné quelques années plus tard, en plein jour, sur la route de Lyon, à l’âge de 38 ans. Villars ne semble-t-il pas prévoir le sort qui devait lui être réservé lorsqu’au sujet de la mort du comte de Gabalis il s’exprime en ces termes : « Un ange exécuteur n’a jamais manqué de tordre le col à tous ceux qui ont indiscrettement révélé les Mystères Philosophiques ». A. la fin se trouve insérée une « Lettre apologétique » dans laquelle l’auteur explique, entre autres, les motifs qui l’ont conduit à traiter un tel sujet d’un façon légère, « car la vérité qui est gaye de sa nature a bien plus de puissance quand elle rit ». — Disons enfin qu’Anatole France fit grand usage de ce livre quand il écrivit sa « Rôtisserie de la reine Pédauque ».

2. Édition fort rare du Comte de Gabalis, la seule illustrée de 18 figures sur bois, dont 2 repliées hors texte, d’une conception très naïve et d’une exécution primitive, et la seule qui présente une 2e partie, laquelle occupe les pages 149 à 260. — Contrairement à ce que dit Caillet, cette édition ne sort pas des presses des Elzevier : seule, l’édition de 1671 émane de l’un d’eux, Daniel, qui exerçait à Amsterdam.

3. Édition rare, qui contient également la Suite, celle-ci portant un faux-titre spécial « La Suite du Comte de Gabalis » et un titre ainsi libellé « Nouveaux entretiens sur les Sciences secrètes, touchant la Nouvelle Philosophie. À Londres, chez les Frères Vaillant, 1742. »

🕮 Dujols, 22 ref. : Ouvrage célèbre, jugé différemment par la critique. Les uns veulent y voir un traité de Kabbale cérémonielle ; les autres, une fine satire des arts magiques. Quoi qu’il en soit, le livre est hautement prisé dans les milieux occultistes, qui semblent s’en tenir à la première version. Il est certain que les divers épisodes du Comte de Gabalis ne sont pas du cru de l’écrivain. On en trouve les éléments dans la Pneumatologue Kabbalistique de Rabbi Abraham, le Thisbi de Rabbi Elias, le Livre de Raziel et le fameux Kirani Kiranides qu’on fait remonter à Zoroastre. L’abbé de Villars fut-il réellement un adepte ? Cette hypothèse a été accréditée par sa mort tragique, attribuée aux Frères de la Rose-Croix pour avoir trahi, dans son volume, certains mystères de l’Ordre auquel il était affilié. Telle est la légende. Mais en voici une autre, aussi fausse que tenace, et qu’il convient de détruire : Les Bibliographes, et après eux certains Initiés, répètent à l’unisson que les Entretiens sur les Sciences Secrètes sont tirés de la fameuse Chiave del Gabinetto du Chevalier Borri. Nous devons opposer à cette accusation un fait péremptoire : le Comte de Gabalis parut en 1670, et la Chiave del Gabinetto en 1681, c’est-à-dire onze ans plus tard. L’argument est sans réplique. Un bon point a M. Caillet pour avoir rectifié dans son Manuel, cette erreur déplorable, à l’instigation du docte abbé Lecanu qu’il oublie pourtant de remercier, suivant sa mauvaise habitude, l’ingrat !

🕮 Guaita, ref.735,736,1633,1634,1904-1906,1907 (recueil) :

1. […] L’abbé de Villars, auteur de cet ouvrage, ayant profané et tourné en ridicules les arcanes de la Rose + Croix, à laquelle il était initié, fut condamné par un Tribunal Vehmique, et exécuté en plein jour sur la route de Lyon

2. […] l’abbé de Villars dévoile les mystères de l’ordre de la Rose+Croix, ce qui lui valut d’être assassiné en plein jour sur la route de Lyon par les Frères de cet ordre..

3. Les Génies assistants sont du P. Androl, qui a su admirablement attraper le style de l’auteur du Comte de Gabalis.

🕮 Jouin, ref.703,737,740,852,900,974 :

[…] Barbier renvoie à l’article : Nouveaux Entretiens (t. III, col. 529-530), où nous trouvons les indications suivantes : […] "Cet ouvrage est tiré, pour la plus grande partie, de la « Chiave del Gabinetto » du Chevalier Giuseppe Francesco Borri." […] "Il a encore paru 1° La Suite du Comte de Gabalis, ou Nouveaux Entretiens sur les Sciences Secrètes touchant la philosophie. Ouvrage posthume. Ibid : id. 1715, in-8°, 152 pp. Cette première suite contient sept nouveaux entretiens. 2° Les Génies assistants et Gnomes irréconciliables, ou Suite au Comte de Gabalis, La Haye, 1718, in-8°. II. 176 pp. (Cf. V, 537, c). Ce dernier volume, de la composition du P. Ant. Androl, est bien moins estimé que les volumes précédents." […]

Suite des refs. de Jouin

[…] Quant à l’auteur lui-même, nous trouvons sur lui quelques détails assez agréablement contés par un homme qui fut son contemporain, et qui avait pu le connaître personnellement, Vigneul-Marville (Mélanges de littérature et d’histoire, à Rotterdam, chez Elie Yvans, 1700, in-12). "L’abbé de Villars, venu de Toulouse à Paris pour faire fortune par la prédication, est l’auteur de ce plaisant ouvrage. C’est le résultat des entretiens que cet abbé avait à la porte de Richelieu avec une cabale de gens de bel esprit et de belle humeur comme lui. Quand ce livre parut, on n’y fit pas grande attention ; mais, à la fin, les conséquences en étant très dangereuses en un temps où ces sortes de curiosités commençaient à se mettre en crédit, on défendit la chaire à ce dévot prédicateur et son livre fut interdit. Peu après, le pauvre abbé fut égorgé par des scélérats, comme il se rendait à Lyon. Les rieurs dans une affaire si triste disaient que c’étaient des gnomes et des sylphes déguisés qui avaient fait le coup pour le punir d’avoir révélé les secrets de la cabale, ce qui est un crime qui ne se pardonne pas par Messieurs les esprits, comme l’abbé de Villars l’a reconnu lui-même dans son livre." En effet, ce danger est indiqué dès les premières lignes du Comte de Gabalis : "Le Comte de Gabalis est mort d’apoplexie. Messieurs les curieux ne manqueront pas de dire que ce genre de mort est ordinaire à ceux qui ménagent mal les secrets des Sages, et que depuis que le Bienheureux Raymond Lulle en a prononcé l’arrêt dans son testament, un Ange exécuteur n’a jamais manqué de tordre le cou à tous ceux qui ont indiscrètement révélé les MystèresP hilosophiques" (Lib.cit. p.3).

Moreri (VI, 938) dit que Villars, bel esprit du XVIIe siècle, a voulu, dans les cinq entretiens du Comte de Gabalis, dévoiler agréablement les mystères de la prétendue cabale des Frères de la Rose-Croix. "Cet ouvrage, ajoute-t-il, qui est écrit avec beaucoup de finesse d’esprit, et qui est orné de toutes les grâces du style, fit grand bruit à Paris et ailleurs. On défendit la chaire à l’abbé de Villars, et la lecture de son livre fut interdite. Quelques-uns doutaient s’il y avait expliqué sérieusement ses sentiments, ou s’il ne l’avait fait qu’en badinant : on attendait pour s’en éclaircir un second volume que l’auteur promettait ; mais qui n’a point paru ; car cet abbé fut assassiné peu après, en 1675, sur le chemin de Paris à Lyon. Il est l’auteur du livre intitulé : De la délicatesse, où il fait l’apologie des entretiens d’Ariste et d’Eugène, par le Père Bouhours. Un anonyme a donné les Génies assistans et Gnômes irréconciliables ou Suite du Comte de Gabalis, à La Haye 1718, in-12. (Mémoires du tems. Bibliothèque du Richelet de 1727).

Comme on le voit, Moreri ne semble pas avoir eu connaissance des Nouveaux Entretiens, au nombre de 7, édités en 1715, trois ans avant les Génies assistants.

Il aurait été tué, toujours d’après Feller (XII, 365), d’un coup de pistolet, à l’âge d’environ 40 ans, vers la fin de 1675, par un de ses parents, sur le chemin de Paris à Lyon. […]

Michaud (XLIII, 434-436) fixe également l’impression du Comte de Gabalis, premier ouvrage de l’abbé de Villars, en 1670, et sa réimpression en 1684. […] Michaud énumère les autres ouvrages déjà cités de l’abbé de Villars, et fait les remarques suivantes : "On voit, d’après ces titres, que l’auteur fut un adversaire bien prononcé des solitaires de Port-Royal. Ses écrits eurent, dans leur nouveauté quelque succès ; mais ils sont, à juste titre, complètement ignorés aujourd’hui. Il n’en est pas de même des sept nouveaux Entretiens sur les Sciences Secrètes, qui ne furent imprimés qu’en 1715, quarante-deux ans après la mort de leur auteur pour faire suite aux Entretiens du Comte de Gabalis. […]

Cf. Lenglet Du Fuesnoy, III, p. 96, n° 63 et p. 97, nos 66 et 67 ; et sur Borri p. 126, n° 165. H. Jennings, Die Rosenkreuzer, I, 177.

🕮 Lenglet Du Fresnoy, ref.63,66,325 :

1. Ce petit livre est de l’abbé de Villars, connu par d’autres ouvrages, même jusque à des romans, qu’on lui attribue, tel est le Geomiler. Celui des entretiens est ordinairement intitulé Le Comte de Gabalis, et il est tiré pour la plus grande partie de la Chiave del Cabinetto di Cavaliere Borri. Il y en a eu une fuit sous le titre de Genies assistans, mais moins estimée, que le premier ouvrage.

2. Ce livre a fait beaucoup de bruit en son temps. On l’attribue à l’abbé de Villars ; il est curieux, bien écrit et tiré presque tout de la Chiave del Cabinetto di Cavaliere Borri.

🕮 Ouvaroff, ref.1647-1650 […] La 1-re édit. est de Paris, 1670. Cet ouvrage est tiré pour la plus grande partie de la Chiave del Cabinetto du Chevalier Gioseppe Franc. Borri..

🕮 Sepher, ref.3159.

🕮 Yves-Plessis, ref.495-497,499,501 : […] Abdelung dans son "Histoire de la folie" semble dire que le "Comte de Gabalis" serait une imitation de la "Chiave del Gabinetto" de J. F. Borro, publiée à Colonia [Genève] 1681, pet. in-12. Le seul rapprochement des dates fait justice de cette imputation de plagiat. […]


Texte : én. du Comte de Gabalis, 1671. | bs. Bibliothèque Nationale de France (Paris, France). Lien vers le catalogue Lien vers l’œuvre sur la Bibliothèque Nationale de France

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PREMIER ENTRETIEN Sur les Sciences Secrètes.

Devant Dieu soit l’ame de Monsieur le Comte de Gabalis, que l’on vient de m’écrire, qui est mort d’apoplexie. Messieurs les Curieux ne manqueront pas de dire, que ce genre de mort est ordinaire à ceux qui ménagent mal les secrets des Sages, et que depuis que le Bien-heureux Raymond Lulle en a prononcé l’arrêt dans son Testament, un Ange exécuteur n’a jamais manqué de tordre promtement le cou à tous ceux qui ont indiscrètement révélé les Mystères Philosophiques.

Mais qu’ils ne condamnent pas si légèrement ce savant Homme, sans être éclaircis de sa conduite. Il m’a tout découvert, il est vrai : mais il ne l’a pas fait qu’avec toutes les circonspections Cabalistiques. Il faut rendre ce témoignage à sa mémoire, qu’il étoit grand zélateur de la Religion de ses Pères les Philosophes et qu’il eût souffert le feu plûtôt que d’en profaner la sainteté en s’ouvrant à quelque Prince indigne, à quelque ambitieux, ou à quelque incontinent, trois sortes de gens excommuniez de tout tems par les Sages. Par bonheur je ne suis pas Prince, j’ay peu d’ambition, et on verra dans la suite que j’ay même un peu plus de chasteté qu’il n’en faut à un Sage. Il me trouva l’esprit docile, curieux, peu timide ; il ne me manque qu’un peu de mélancolie pour faire avoüer à tous ceux qui voudroient blâmer Monsieur le Comte de Gabalis de ne m’avoir rien caché, que j’étois un sujet assez propre aux Sciences secrètes. Il est vray que sans mélancolie on ne peut y faire de grands progrès : mais ce peu que j’en ay n’avoit garde de le rebuter. Vous avez (m’a-t-il dit cent fois) Saturne dans un angle, dans sa maison, et rétrogradé ; vous ne pouvez manquer d’étre un jour aussi mélancolique qu’un Sage doit l’étre ; car le plus sage de tous les hommes (comme nous le savons dans la Cabale) avoit comme vous, Jupiter dans l’Ascendant ; cependant on ne trouve pas qu’il ait ry une seule fois en toute sa vie, tant l’impression de son Saturne étoit puissante, quoy qu’il fût beaucoup plus foible que le vôtre.

C’est donc à mon Saturne, et non pas à Monsieur le Comte de Gabalis, que Messieurs les curieux doivent s’en prendre, si j’aime mieux divulguer leurs secrets que les pratiquer. Si les Astres ne font pas leur devoir, le Comte n’en est pas cause ; et si je n’ay pas assez de grandeur dame pour essayer de devenir le maître de la Nature, de renverser les Elémens, d’entretenir les Intelligences suprêmes, de commander aux Démons, d’engendrer des Géans, de créer de nouveaux Mondes, de parler à Dieu dans son Trône redoutable et d’obliger le Chérubin, qui défend l’entrée du Paradis terrestre, de me permettre d’aller faire quelques tours dans ses allées : c’est moy tout au plus qu’il faut blâmer ou plaindre ; il ne faut pas pour cela insulter à la mémoire de cet Homme rare, et dire qu’il est mort pour m’avoir appris toutes ces choses. Est-il impossible que, comme les armes sont journalières, il ait succombé dans quelque combat avec quelque Lutin indocile ? Peut-être qu’en parlant à Dieu dans le Thrône enflammé, il n’aura pû se tenir de le regarder en face ; or il est écrit qu’on ne peut le regarder sans mourir. Peut-être n’est-il mort qu’en apparence, suivant la coûtume des Philosophes qui font semblant de mourir en un lieu et se transplantent en un autre. Quoy qu’il en soit, je ne puis croire, que la manière dont il m’a confié ses trésors, mérite châtiment. Voicy comme la chose s’est passée.

Le sens commun m’ayant toujours fait soupçonner, qu’il y a beaucoup de vuide en tout ce qu’on appelle Sciences secrétes, je n’ay jamais été tenté de perdre le temps à feüilletter les Livres qui en traitent : mais aussi ne trouvant pas bien raisonnable de condamner, sans savoir pourquoy, tous ceux qui s’y addonnent, qui souvent sont Gens sages d’ailleurs, Savans la plûpart, et faisant figure dans la Robe et dans l’Epée, je me suis avisé (pour éviter d’être injuste et pour ne me point fatiguer d’une lecture ennuyeuse) de feindre d’être entêté de toutes ces Sciences, avec tous ceux que j’ay pû apprendre qui en sont touchez. J’ai d’abord eu plus de succès que je n’en avois même espéré. Gomme tous ces Messieurs quelque Mystérieux et quelque reservez qu’ils se piquent d’étre, ne demandent pas mieux que d’étaler leurs imaginations, et les nouvelles découvertes, qu’ils prétendent avoir fait dans la Nature, je fus en peu de jours confident des plus considérables entr’eux, j’en avois toûjours quelqu’un dans mon cabinet, que j’avois à dessein garny de leurs plus fantasques Auteurs. Il ne passoit point de Savant étranger, que je n’en eusse avis ; en un mot à la Science prés, je me trouvay bientôt grand Personnage. J’avois pour Compagnons des Princes, des Grands Seigneurs, des gens de Robe, des belles Dames, des laides aussi ; des Docteurs, des Prélats, des Moines, des Nonnains, enfin des gens de toute espèce. Les uns envouloient aux Anges, les autres au Diable, les autres à leur Génie, les autres aux Incubes, les autres à la guérison de tous maux, les autres aux Astres, les autres aux secrets de la Divinité, et presque tous à la Pierre Philosophale.

Ils demeuroient tous d’accord que ces grands secrets, et sur tout la Pierre Philosophale, sont de difficile recherche, et que peu de gens les possèdent ; mais ils avoient tous en particulier assez bonne opinion d’eux-mêmes, pour se croire du nombre des Elûs. Heureusement les plus importans attendoient alors avec impatience l’arrivée d’un Alleman, Grand Seigneur et grand Cabaliste, de qui les Terres sont vers les Frontières de Pologne. Il avoit promis par Lettre aux Enfans des Philosophes qui sont à Paris, de les venir visiter, en passant par la France, pour aller en Angleterre. J’eus la commission de faire Réponse à la Lettre de ce grand Homme ; je luy envoyay la figure de ma Nativité, afin qu’il jugeât si je pouvois aspirer à la suprême Sagesse. Ma figure et ma Lettre furent assez heureuses pour l’obliger à me faire l’honneur de me répondre que je serois un des premiers qu’il verroit à Paris, et que si le Ciel ne s’y opposoit, il ne tiendroit pas à luy que je n’entrasse dans la Société des Sages.

Pour ménager mon bonheur, j’entretins avec l’illustre Alleman un commerce régulier. Je lui proposay de tems en tems de grands doutes, autant raisonnez que je le pouvois, sur l’Harmonie du Monde, sur les Nombres de Pythagore, sur les Visions de Saint Jean, et sur le premier chapitre de la Genèse. La grandeur des matieres le ravissoit ; il m’écrivoit des merveilles inoüies, et je vis bien que j’avois affaire à un homme de trés-vigoureuse et trés-spacieuse imagination. J’en ay soixante ou quatre-vingts Lettres d’un style si extraordinaire, que je ne pouvois plus me résoudre à lire autre chose dés que j’étois seul dans mon cabinet.

J’en admirois un jour une des plus sublimes, quand je vis entrer un homme de trés-bonne mine, qui me salûant gravement, me dit en langue Françoise et en accent étranger : Adorez, mon Fils, adorez le trés-bon, et le trés-grand Dieu des Sages, et ne vous enorgueillissez jamais de ce quil vous envoye un des Enfans de Sagesse, pour vous associer à leur Compagnie, et pour vous faire participant des merveilles de sa Toute-puissance.

La nouveauté de la salutation m’étonna d’abord, et je commençai â douter pour la première fois si l’on n’a pas quelquefois des apparitions : toutefois me rassurant du mieux que je pûs, et le regardant le plus civilement que la petite peur que j’avois me le pût permettre : Qui que vous soyez (luy dis-je) vous de qui le compliment n’est pas de ce monde, vous me faites beaucoup d’honneur de me venir rendre visite : mais agréez, s’il vous plaît, qu’avant que d’adorer le Dieu des Sages, je sache de quels Sages et de quel Dieu vous parlez ; et si vous l’avez agréable, mettez-vous dans ce fauteüil et donnez-vous la peine de me dire quel est ce Dieu, ces Sages, cette Compagnie, ces Merveilles de Toute-puissance, et après ou devant tout cela, à quelle espèce de Créature j’ay l’honneur de parler.

Vous me recevez trés-sagement, Monsieur, (reprit-il en riant, et prenant le fauteüil que je luy présentois). Vous me demandez d’abord de vous expliquer des choses que je ne vous diray pas aujourd’huy, s’il vous plaît. Le compliment que je vous ay fait, sont les paroles que les Sages disent à l’abord de ceux à qui ils ont résolu d’ouvrir leur cœur et de découvrir leurs Mystères. J’ay crû qu’étant aussi Savant que vous m’avez paru dans vos Lettres, cette salutation ne vous seroit pas inconnüe, et que c’étoit le plus agréable compliment que pouvoit vous faire le Comte de Gabalis.

Ah ! Monsieur, m’écnay-je, me souvenant que j’avois un grand rôle à joüer, comment me rendray-je digne de tant de bontez ? Est-il possible que le plus grand de tous les Hommes soit dans mon cabinet, et que le grand Gabalis m’honore de sa visite ?

Je suis le moindre des Sages (repartit-il d’un air serieux) et Dieu qui dispense les lumieres de sa Sagesse avec le poids et la mesure qu’il plait à sa Souveraineté, ne m’en a fait qu’une part très-petite, en comparaison de ce que j’admire avec étonnement en mes Compagnons. J’espére que vous les pourrez égaler quelque jour, si j’ose en juger par la figure de votre Nativité, que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer : mais vous voulez bien que je me plaigne à vous, Monsieur, (ajoûta-t-il en riant) de ce que vous m’avez pris d’abord pour un phantôme ?

Ah ! non pas pour un phantôme (luy dis-je) mais je vous avoüe, Monsieur, que me souvenant tout-à-coup de ce que Cardan raconte que son Pére fut un jour visité dans son étude par sept inconnus vêtus de diverses couleurs, qui lui tinrent des propos assez bizarres de leur nature et de leur employ… Je vous entens (interrompit le Comte) c’étoit des Sylphes, dont je vous parlerai quelque jour, qui sont une espèce de Substances Aériennes, qui viennent quelquefois consulter les Sages sur les Livres d’Averroës qu’elles n’entendent pas trop bien. Cardan est un étourdy d’avoir publié cela dans sès subtilitez : il avoit trouvé ces mémoires-là dans les papiers de son Pére, qui étoit un des nôtres et qui voyant que son Fils étoit naturellement babillard, ne voulut lui rien apprendre de grand, et le laissa amuser à l’Astrologie ordinaire, par laquelle il ne sçut prévoir seulement que son Fils seroit pendu. Ce fripon est cause que vous m’avez fait l’injure de me prendre pour un Sylphe ? Injure ! (repris-je) Quoy, Monsieur, serois-je assez malheureux pour… ? Je ne m’en fâche pas (interrompit-il) ; vous n’étes pas obligé de savoir que tous ces Esprits Elémentaires sont nos Disciples ; qu’ils sont trop heureux, quand nous voulons nous abaisser à les instruire, et que le moindre de nos Sages est plus Savant, et plus puissant que tous ces petits Messieurs-là. Mais nous parlerons de tout cela quelque autre fois ; il me suffit aujourd’huy d’avoir eu la satisfaction de vous voir. Tâchez, mon Fils, de vous rendre digne de recevoir les lumières Cabalistiques ; l’heure de vôtre régénération est arrivée, il ne tiendra qu’à vous d’étre une nouvelle créature. Priez ardemment celuy qui seul a la puissance de créer des cœurs nouveaux, de vous en donner un qui soit capable des grandes choses que j’ay à vous apprendre et de m’inspirer de ne vous rien taire de nos Mystéres. Il se leva lors, et m’embrassant sans me donner le loisir de luÿ répondre : Adieu, mon Fils, (poursuivit-il) j’ay à voir nos Compagnons qui sont à Paris, après quoy je vous donneray de mes nouvelles. Cependant, veillez, priez, espérez et ne parlez pas.

Il sortit de mon cabinet en disant cela. Je me plaignis de sa courte visite en le reconduisant, et de ce qu’il avoit la cruauté de m’abandonner sitôt, après m’avoir fait voir une étincelle de ses lumières. Mais m’ayant assûré de fort bonne grâce que je ne perdrois rien dans l’attente, il monta dans son carosse, et me laissa dans une surprise, que je ne puis exprimer. Je ne pouvois croire à mes propres yeux ny à mes oreilles. Je suis sûr (disois-je) que cet homme est de grande qualité, qu’il a cinquante mille livres de rente de patrimoine ; il paroît d’ailleurs fort accomply. Peut-il s’étre coëffé de ces folies-là ? Il m’a parlé de ces Sylphes fort cavalièrement. Seroit-il Sorcier en effet, et ne me serois-je point trompé jusqu’icy en croyant qu’il n’y en a plus ? Mais aussi s’il est des Sorciers, sont-ils aussi dévots que celuy-cy paroit l’étre ?

Je ne comprenois rien à tout cela ; je résolus pourtant d’en voir la fin ; quoy que je prévisse bien qu’il y auroit quelques Sermons à essuyer, et que le Démon qui l’agitoit, étoit grandement Moral et Prédicateur.

SECOND ENTRETIEN Sur les Sciences secrètes.

Le Comte voulut me donner toute la nuit pour vaquer à la Prière, et le lendemain dés le point du jour, il me fit savoir par un Billet, qu’il viendroit chez moy sur les huit heures ; et que si je le voulois bien, nous irions faire un tour ensemble. Je l’attendis, il vint, et après les civilitez réciproques : Allons (me dit-il) à quelque lieu où nous soyons libres, et où personne ne puisse interrompre nôtre entretien. Ruel (luy dis-je) me paroit assez agréable, et assez solitaire. Allons-y donc (reprit-il). Nous montâmes en carosse. Durant le chemin, j’observois mon nouveau Maître. Je n’ay jamais remarqué en personne un si grand fond de satisfaction, qu’il en paroissoit en toutes ses maniérés. Il avoit l’esprit plus tranquille et plus libre qu’il ne sembloit qu’un Sorcier le pût avoir. Tout son air n’étoit point d’un homme, à qui sa concience reprochât rien de noir ; et j’avois une merveilleuse impatience de le voir entrer en matière ; ne pouvant comprendre comment un homme, qui me paroissoit si judicieux, et si accomply en toute autre chose, s’étoit gâté l’esprit par les visions, dont j’avois connu le jour précédent qu’il étoit blessé. Il me parla divinement de la Politique, et fut ravy d’entendre que j’avois lû ce que Platon en a écrit. Vous aurez besoin de tout cela quelque jour (me dit-il) un peu plus que vous ne croyez : Et si nous nous accordons aujourd’huy, il n’est pas impossible qu’avec le tems vous mettiez en usage ces sages maximes. Nous entrions alors à Ruel, nous allames au jardin, le Comte dédaigna d’en admirer les beautez et marcha droit au labyrinthe.

Voyant que nous étions aussi seuls qu’il le pouvoit désirer : Je loüe (s’écria-t-il) levant les yeux et les bras au Ciel, je loüe la Sagesse éternelle de ce qu’elle m’inspire de ne vous rien cacher de ses véritez inéfables. Que vous serez heureux, mon Fils ! si elle a la bonté de mettre dans vôtre ame les dispositions que ces hauts Mystères demandent de vous. Vous allez apprendre à commander à toute la Nature ; Dieu seul sera vôtre Maître, et les Sages seuls seront vos égaux. Les suprêmes Intelligences feront gloire d’obéïr à vos désirs ; les Démons n’oseront se trouver où vous serez ; vôtre voix les fera trembler dans le puits de l’abyme, et tous les Peuples invisibles, qui habitent les quatre Elémens, s’estimeront heureux d’étre les Ministres de vos plaisirs. Je vous adore, ô Grand Dieu ! d’avoir couronné l’homme de tant de gloire, et de l’avoir étably Souverain Monarque de tous les Ouvrages de vos mains. Sentez-vous, mon Fils (ajoûta-t-il, en se tournant vers moy) sentez-vous cette ambition héroïque, qui est le caractère certain des Enfans de Sagesse ? Osez-vous désirer de ne servir qu’à Dieu seul, et de dominer sur tout ce qui n’est point Dieu ? Avez-vous compris ce que c’est qu’être Homme ? Et ne vous ennuye-t-il point d’être esclave ; puisque vous êtes né pour être Souverain ? Et si vous avez ces nobles pensées, comme la figure de votre nativité ne me permet pas d’en douter ; considérez meurement, si vous aurez le courage et la force de renoncer à toutes les choses, qui peuvent vous être un obstacle à parvenir à l’élévation pour laquelle vous êtes né ? Il s’arrêta là, et me regarda fixement, comme attendant ma réponse, ou comme cherchant à lire dans mon cœur.

Autant que le commencement de son discours m’avoit fait espérer que nous entrerions bientôt en matière, autant en désespéray-je par ses dernieres paroles. Le mot de renoncer m’éfraya, et je ne doutois point qu’il n’allât me proposer de renoncer au Baptême ou au Paradis. Ainsi ne sachant comme me tirer de ce mauvais pas : Renoncer, (luy dis-je) Monsieur, quoy faut-il renoncer à quelque chose ? Vrayement (reprit-il) il le faut bien, et il le faut si nécessairement, qu’il faut commencer par là. Je ne say si vous pourrez vous y résoudre : mais je say bien que la Sagesse n’habite point dans un corps sujet au péché, comme elle n’entre point dans une ame prévenüe d’erreur ou de malice. Les Sages ne vous admettront jamais à leur Compagnie, si vous ne renoncez dés-à présent à une chose, qui ne peut compatir avec la Sagesse. Il faut (ajoûta-t-il tout bas, en se baissant à mon oreille) il faut renoncer à tout commerce charnel avec les Femmes.

Je fis un grand éclat de rire à cette bizarre proposition. Vous m’avez, Monsieur, (m’écriay-je) vous m’avez quitté pour peu de chose. J’attendois que vous me proposeriez quelque étrange renonciation, mais puisque ce n’est qu’aux Femmes que vous en voulez, l’afaire est faite dés longtems ; je suis assez chaste (Dieu mercy.) Cependant, Monsieur, comme Salomon étoit plus Sage que je ne seray peut-être ; et que toute sa Sagesse ne pût l’empêcher de se laisser corrompre : Dites-moy (s’il vous plaît) quel expédient vous prenez, vous autres Messieurs, pour vous passer de ce Sexe-là ? et quel inconvénient il y auroit que dans le Paradis des Philosophes chaque Adam eût son Eve.

Vous me demandez-là de grandes choses (repartit-il en consultant. en luy-même, s’il devoit répondre à ma question.) Pourtant puisque je voy que vous-vous détacherez des Femmes sans peine, je vous diray l’une des raisons qui ont obligé les Sages d’exiger cette condition de leurs Disciples ; et vous connoîtrez dés-là, dans quelle ignorance vivent tous ceux qui ne sont pàs de nôtre nombre.

Quand vous serez enrollé parmy les Enfans des Philosophes, et que vos yeux seront fortifiez par l’usage de la Trés-Sainte Medecine, vous découvrirez d’abord, que les Elémens sont habitez par des Créatures trés-parfaites, dont le péché du malheureux Adam a ôté la connoissance et le commerce à sa trop malheureuse postérité. Cet espace immense qui est entre la Terre et les Cieux a des Habitans bien plus nobles que les Oiseaux et les Moucherons ; ces Mers si vastes ont bien d’autres hôtes que les Dauphins et les Baleines ; la profondeur de la Terre n’est pas pour les Taupes seules ; et l’Elément du Feu, plus noble que les trois autres, n’a pas été fait pour demeurer inutile et vuide.

L’Air est plein d’une innombrable multitude de Peuples de figure humaine, un peu fiers en apparence, mais dociles en éfet : grands amateurs des Sciences, subtils, officieux aux Sages, et ennemis des sots et des ignorans. Leurs Femmes et leurs Filles sont des Beautez mâles, telles qu’on dépeint les Amazones. Comment, Monsieur, (m’écriay-je) est ce que vous voulez me dire que ces Lutins-là sont mariez ? Ne vous gendarmez pas, mon Fils, pour si peu de chose (repliqua-t-il.) Croyez que tout ce que je vous dis est solide et vray ; ce ne sont icy que les Elémens de l’ancienne Cabale, et il ne tiendra qu’à vous de le justifier par vos propres yeux : mais recevez avec un esprit docile, la lumière que Dieu vous envoye par mon entremise. Oubliez tout ce que vous pouvez avoir oüi sur ces matieres dans les Ecoles des ignorans : Ou vous auriés le déplaisir, quand vous sériés convaincu par l’expérience, d’étre obligé d’avoüer que vous vous êtes opiniâtré mal-à-propos.

Ecoutés-donc jusqu’à la fin, et sachés que les Mers et les Fleuves sont habités de même que l’Air ; les Anciens Sages ont nommé Ondins, ou Nymphes, cette espèce de Peuples. Ils sont peu de Mâles, et les Femmes y sont en grand nombre ; leur beauté est extrême, et les Filles des Hommes n’ont rien de comparable. La terre est remplie presque jusqu’au centre de Gnomes, gens de petite stature, gardiens des trésors des minières, et des pierreries : Ceux-cy sont ingénieux, amis de l’homme, et faciles à commander. Ils fournissent aux Enfans des Sages tout l’argent qui leur est nécessaire, et ne demandent guère pour prix de leur service, que la gloire d’être commandez. Les Gnomides leurs Femmes sont petites, mais fort agréables, et leur habit est fort curieux. Quant aux Salamandres, habitans enflammez de la Région du Feu, ils servent aux Philosophes : mais ils ne recherchent pas avec empressement leur compagnie ; et leurs Filles et leurs Femmes se font voir rarement. Elles ont raison (interrompis je) et je les tiens quittes de leur apparition. Pourquoy ? (dit le Comte.) Pourquoy, Monsieur (repris-je et qu’ay-je affaire de converser avec une si laide bête que la Salamandre mâle ou femelle ? Vous avez tort (repliqua-t-il) c’est l’idée qu’en ont les Peintres et les Sculpteurs ignorans. Les femmes des Salamandres sont belles, et plus belles même que toutes les autres puisqu’elles sont d’un Elément plus pur. Je ne vous en parlois pas, et je passois succinctement la description de ces Peuples, parce que vous les verrés vous même à loisir et facilement si vous en avés la curiosité. Vous verrés leurs habits, leurs vivres, leurs mœurs, leur police, et leurs loix admirables. Vous serés charmé de la beauté de leur esprit encore plus que de celle de leur corps : mais vous ne pourrez vous empêcher de plaindre ces misérables, quand ils vous diront que leur ame est mortelle, et qu’ils n’ont point d’espérance en la joüissance éternelle de l’Etre suprême, qu’ils connoissent, et qu’ils adorent religieusement. Ils vous diront qu’étant composés des plus pures parties de l’Elément qu’ils habitent et n’ayant point en eux de qualités contraires, puis qu’ils ne sont faits que d’un Elément ; ils ne meurent qu’après plusieurs Siècles : mais qu’est-ce que ce temps au prix de l’éternité ? Il faudra rentrer éternellement dans le néant. Cette pensée les aflige fort, et nous avons bien de la peine à les en consoler.

Nos Pères les Philosophes parlant à Dieu face à face se plaignirent à luy du malheur de ces Peuples : et Dieu, de qui la miséricorde est sans bornes, leur révéla, qu’il n’étoit pas impossible de trouver du remède à ce mal. Il leur inspira que de même que l’homme par l’alliance qu’il a contractée avec Dieu, a été fait participant de la Divinité : Les Sylphes, les Gnomes, les Nymphes et les Salamandres, par l’alliance qu’ils peuvent contracter avec l’homme, peuvent être faits participans de l’Immortalité. Ainsi une Nymphe, ou une Sylphide devient immortelle et capable de la Béatitude à laquelle nous aspirons, quand elle est assez heureuse pour se marrier à un Sage : et un Gnome ou un Sylphe cesse d’étre mortel dés le moment qu’il épouse une de nos Filles.

De là naquit l’erreur des premiers Siècles, de Tertullien, du Martyr Justin, de Lactance, Cyprien, Clément d’Alexandrie, d’Athenagore Philosophe Chrétien, et généralement de tous les Ecrivains de ce temps-là. Ils avoient appris que ces demy-hommes Elémentaires avoient recherché le commerce des Filles : et ils ont imaginé de-là, que la chute des Anges n’étoit venuë que de l’amour dont ils s’étoient laissé toucher pour les Femmes. Quelques Gnomes désireux de devenir immortels, avoient voulu gagner les bonnes grâces de nos Filles, et leur avoient apporté des pierreries dont ils sont gardiens naturels : Et ces Auteurs ont crû, s’appuyans sur le livre d’Enoch malentendu, que c’étoit les pièges que les Anges amoureux avoient tendus à la chasteté de nos Femmes. Au commencement, ces Enfans du Ciel engendrèrent les Géans fameux, s’etant fait aimer aux Filles des Hommes : et les mauvais Cabalistes, Joseph et Philon (comme tous les Juifs sont ignorans) et après eux tous les Auteurs que j’ay nommé tout à l’heure, ont dit aussi-bien qu’Origene et Macrobe, que c’étoit des Anges, et n’ont pas sçeu que c’étoit les Sylphes et les autres Peuples des Elémens, qui sous le nom d’Enfans d’Eloym, sont distingués des Enfans des Hommes. De même ce que le Sage Augustin a eu la modestie de ne point décider, touchant les poursuites que ceux qu’on appelloit Faunes ou Satyres, faisoient aux Africaines de son tems est éclaircy, par ce que je viens de dire, du désir qu’ont tous ces Habitans des Elémens de s’allier aux Hommes, comme du seul moyen de parvenir à l’Immortalité qu’ils n’ont pas.

Ah ! nos Sages n’ont garde d’imputer à l’amour des Femmes la chute des premiers Anges ; non plus que de soûmettre assez les Hommes à la puissance du Démon, pour luy attribuer toutes les avantures des Nymphes et des Sylphes, dont tous les Historiens sont remplis. Il n’y eut jamais rien de criminel en tout cela. C’étoit des Sylphes qui cherchoient à devenir immortels. Leurs innocentes poursuites bien loin de scandaliser les Philosophes, nous ont paru si justes que nous avons tous résolu d’un commun accord, de renoncer entièrement aux Femmes et de ne nous adonner qu’à immortaliser les Nymphes et les Sylphides.

O Dieu ! (me récriay-je) qu’est ce que j’entens ? Jusqu’où va la f.... Oüy, mon Fils, (interrompit le Comte) admirez jusqu’où va la félicité Philosophique ! Pour des Femmes dont les foibles appas se passent en peu de jours, et sont suivis de rides horribles, les Sages possèdent des Beautez qui ne vieillissent jamais, et qu’ils ont la gloire de rendre immortelles. Jugez de l’amour et de la reconnoissance de ces Maîtresses invisibles : et de quelle ardeur elles cherchent à plaire au Philosophe charitable, qui s’applique à les immortaliser.

Ah ! Monsieur, je renonce (m’écriay-je encore une fois.) Oüy, mon Fils, (poursuivit-il derechef, sans me donner le loisir d’achever.) Renoncez aux inutiles et fades plaisirs qu’on peut trouver avec les Femmes ; la plus belle d’entr’elles est horrible auprès de la moindre Sylphide : aucun dégoût ne suit jamais nos sages embrassemens. Misérables ignorans, que vous êtes à plaindre de ne pouvoir pas goûter les voluptés Philosophiques.

Misérable Comte de Gabalis (interrompis-je, d’un accent mêlé de colère, et de compassion) me laisserez-vous dire enfin, que je renonce à cette sagesse insensée ; que je trouve ridicule cette visionnaire philosophie ; que je déteste ces abominables embrassemens qui vous mêlent à des phantômes ; et que je tremble pour vous, que quelqu’une de vos prétenduës Sylphides ne se hâte de vous emporter dans les Enfers au milieu de vos transports de peur qu’un aussi honnête homme que vous s’apperçoive à la fin de la folie de ce zélé chimérique, et ne fasse pénitence d’un crime si grand.

Oh, oh, (répondit-il en reculant trois pas, et me regardant d’un œil de colère) malheur à vous esprit indocile ! Son action m’éfraya, je l’avoüe : mais ce fut bien pis, quand je vis que s’éloignant de moy, il tira de sa poche un papier, que j’entrevoyois de loin, qui étoit assez plein de caractères que je ne pouvois bien discerner. Il lisoit attentivement, se chagrinoit, et parloit bas. Je crus qu’il évoquoit quelques Esprits pour ma ruine, et je me repentis un peu de mon zélé inconsidéré. Si j’échape à cette avanture (disois-je) jamais Cabaliste ne me fera rien. Je tenois les yeux sur luy comme sur un Juge qui m’alloit condamner à mort, quand je vis que son visage redevint serein. Il vous est dur, (me dit il en riant et revenant à moy) il vous est dur de régimber contre l’éguillon. Vous êtes un Vaisseau d’élection. Le Ciel vous a destiné pour être le plus grand Cabaliste de vôtre Siècle. Voicy la figure de vôtre Nativité qui ne peut manquer. Si ce n’est pas maintenant et par mon entremise, ce sera quand il plaira à vôtre Saturne rétrograde.

Ah ! si j’ay à devenir Sage, (luy dis-je) ce ne sera jamais que par l’entremise du Grand Gabalis, mais à parler franchement, j’ay bien peur qu’il sera mal-aisé, que vous puissiez me fléchir à la galanterie Philosophique. Seroit-ce, (reprit-il) que vous sériés assés mauvais Physicien pour n’être pas persuadé de l’existence de ces Peuples ? Je ne say, (repris-je) mais il me sembleroit toûjours que ce ne seroit que Lutins travestis. En croirez-vous toûjours plus à vôtre nourrice [me dit-il] qu’à la raison naturelle ; qu’à Platon, Pythagore, Celse, Psellius, Procle, Porphyre, Jamblique, Plotin, Trismegiste, Nollius, Dornée, Fludd ; qu’au Grand Philippe Aureole,Théophraste Bombast Paracelse de Honeinhem et qu’à tous nos Compagnons ? Je vous en croirois, Monsieur, [répondis-je] autant, et plus que tous ces gens-là : Mais, mon cher Monsieur, ne pourriez-vous pas ménager avec vos Compagnons, que je ne seray pas obligé de me fondre en tendresse avec ces Demoiselles Elémentaires ? Hélas ! [reprit-il] vous êtes libre sans doute, et on n’aime pas, si on ne veut ; peu de Sages ont pû se défendre de leurs charmes ; mais il s’en est pourtant trouvé, qui se reservans tous entiers à de plus grandes choses, [comme vous saurez avec le temps] n’ont pas voulu faire cet honneur aux Nymphes. Je seray donc de ce nombre [repris-je] aussi-bien ne saurois-je me résoudre à perdre le temps aux cérémonies que j’ay oüy dire à un Prélat, qu’il faut pratiquer, pour le commerce de ces Génies. Ce Prélat ne scavoit ce qu’il disoit [dit le Comte] car vous verrez un jour que ce ne sont pas-là des Génies ; et d’ailleurs jamais Sage n’employa, ni cérémonies, ni superstition pour la familiarité des Génies, non plus que pour les Peuples dont nous parlons.

Le Gabaliste n’agit que par les principes de la Nature : et si quelquefois on trouve dans nos Livres des paroles étranges, des caractères et des fumigations, ce n’est que pour cacher aux ignorans les Principes Physiques. Admirez le simplicité de la Nature en toutes ses opérations merveilleuses ! et dans cette simplicité une harmonie, et un concert si grand, si juste, et si nécessaire, qu’il vous fera revenir, malgré vous, de vos foibles imaginations. Ce que je vas vous dire, nous l’apprenons à ceux de nos Disciples, que nous ne voulons pas laisser tout-à-fait entrer dans le Sanctuaire de la Nature et que nous ne voulons pourtant point priver de la Société dés Peuples Elémentaires, pour la compassion que nous avons de ces mêmes Peuples.

Les Salamandres, comme vous l’avez déjà peut-être compris, sont composés des plus subtiles parties de la Sphère du Feu, conglobées et organisées par l’action du Feu Universel (dont je vous entretiendray quelque jour) ainsi appellé, parce qu’il est le principe de tous les mouvemens de la Nature. Les Sylphes de même sont composés des plus purs Atomes de l’Air, les Nymphes, des plus déliées parties de l’Eau, et les Gnomes, des plus subtiles parties de la Terre. Il y avoit beaucoup de proportion entre Adam et ces Creatures si parfaites ; parce qu’étant composé de ce qu’il y avoit de plus pur dans les quatre Elémens, il renfermoit les perfections de ces quatre espèces de Peuples et étoit leur Roy naturel. Mais dés-lors que son péché l’eût précipité dans les excrémens des Eléments, (comme vous verrez quelqu’autrefois) l’harmonie fut déconcertée, et il n’eût plus de proportion, étant impur et grossier, avec ces substances si pures et si subtiles. Quel remède à ce mal ? Comment remonter ce luth, et recouvrer cette Souveraineté perduë ? O Nature ! pourquoy t’étudie-t-on si peu ? Ne comprenés-vous pas, mon Fils, avec quelle simplicité la Nature peut rendre à l’Homme ces biens qu’il a perdus ?

Helas ! Monsieur, (repliquay-je) je suis trés-ignorant en toutes ces simplicitez-là. Il est pourtant bien-aisé d’y être savant, reprit-il.

Si on veut recouvrer l’Empire sur les Salamandres, il faut purifier et exalter l’Elément du Feu, qui est en nous, et relever le ton de cette corde relâchée. Il n’y a qu’à concentrer le feu du monde par des miroirs concaves, dans un globe de verre ; et c’est icy l’artifice que tous les Anciens ont caché religieusement, et que le divin Théophraste a découvert. Il se forme dans ce globle une poudre solaire, laquelle s’étant purifiée d’elle même, du mélange des autres Elémens, et étant préparée selon l’Art, devient en fort peu de tems souverainement propre à exalter le feu qui est en nous, et à nous faire devenir, par manière de dire, de nature ignée. Dés lors les habitans de la Sphère du Feu deviennent nos inférieurs ; et ravis de voir rétablir nôtre mutuelle harmonie, et que nous nous soyons raprochés d’eux, ils ont pour nous toute l’amitié qu’ils ont pour leurs semblables, tout lé respect qu’ils doivent à l’Image, et au Lieutenant de leur Créateur, et tous les soins dont les peut faire aviser le désir d’obtenir de nous l’immortalité qu’ils n ont pas. Il est vray que comme ils sontplus subtils que ceux des autres Elémens, ils vivent tres-longtems ; ainsi ils ne se pressent pas d’exiger des Sages l’immortalité. Vous pourriez vous accommoder de quelqu’un de ceux-là, mon Fils ; si l’aversion que vous m’avez témoigné vous dure jusqu’à la fin, peut-être ne vous parleroit-il jamais de ce que vous craignez tant.

Il n’en seroit pas de même des Sylphes, des Gnomes, et des Nymphes. Comme ils vivent moins de tems ils ont plutôt affaire de nous : aussi leur familiarité est plus aisée à obtenir. Il n’y a qu’à fermer un verre plein d’Air conglobé, d’Eau ou de Terre, et le laisser exposé au Soleil un mois. Puis séparer les Elémens selon la science ; ce qui sur tout est trés-facile en l’Eau et en la Terre. Il est merveilleux quel aiman c’est que chacun de ces Elémens purifiez pour attirer Nymphes, Sylphes et Gnomes. On n’en a pas pris si peu que rien tous les jours pendant quelque mois que l’on voit dans les Airs la République volante des Sylphes, les Nymphes venir en foule au rivage ; et les Gardiens des trésors étaler leurs richesses. Ainsi sans caractères, sans cérémonies, sans mots barbares, on devient absolu sur tous ces Peuples. Ils n’exigent aucun culte du Sage qu’ils savent bien être plus noble qu’eux. Ainsi la vénérable Nature apprend à ses Enfans à réparer les Elémens par les Elémens. Ainsi se rétablit l’harmonie. Ainsi l’Homme recouvre son empire naturel, et peut tout dans les Elémens, sans Démon et sans art illicite. Ainsi vous voyez, mon Fils, que les Sages sont plus innocens que vous ne pensez. Vous ne me dites rien…

Je vous admire, Monsieur, (luy dis je) et je commence à craindre que vous ne me fassiez devenir distillateur. Ah ! Dieu vous en garde, mon Enfant, (s’écria-t-il) ce n’est pas à ces bagatelles-là que vôtre Nativité vous destine. Je vous défens au contraire de vous y amuser ; je vous ay dit que les Sages ne montrent ces. choses qu’à ceux qu’ils ne veulent pas admettre dans leur troupe. Vous aurés tous ces avantages, et d’infiniment plus glorieux et plus agréables, par des procédez bien autrement Philosophiques. Je ne vous ay décrit ces manières, que pour vous faire voir l’innocence de cette Philosophie, et pour vous ôter vos terreurs paniques. Grâces à Dieu, Monsieur,(répondis-je)je n’ay plus tant de peur que j’en avois tantôt. Et quoy que je ne me détermine pas encore à l’acommodement que vous me proposés avec les Salamandres ; je ne laisse pas d’avoir la curiosité d’aprendre, comment vous avés découvert que ces Nymphes et ces Sylphes meurent. Vrayement, (repartit-il) ils nous le disent, et nous les voyons mourir. Comment pouvez-vous les voir mourir, (repliquay-je) puisque vôtre commerce les rend immortels ? Cela seroit bon, (dit-il) si le nombre des Sages égaloit le nombre de ces Peuples ; outre qu’il y en a plusieurs d’entr’eux, qui aiment mieux mourir que risquer en devenant immortels, d’être aussi malheureux qu’ils voyent que les Démons le sont. C’est le Diable qui leur inspire ces sentimens, car il n’y a rien qu’il ne fasse pour empêcher ces pauvres créatures de devenir immortelles par nôtre alliance. De sorte que je regarde, et vous devez regarder, mon Filsrcommeune tentation trés-pernicieuse et comme un mouvement trés-peu charitable, cette aversion que vous y avez. Au surplus, pour ce qui regarde la mort dont vous me parlés, qui est-ce qui obligea l’Oracle d’Apolon de dire, que tous ceux qui parloient dans les Oracles étoient mortels aussi-bien que luy, comme Porphyre le rapporte ? Et que pensez-vous que voulût dire cette voix qui fut entenduë dans tous les rivages d’Italie, et qui fit tant de frayeur à tous ceux qui se trouvèrent sur la Mer ? LE GRAND PAN EST MORT C’étoit les Peuples de l’Air, qui donnoient avis aux Peuples des Eaux, que le premier et le plus âgé des Sylphes venoit de mourir.

Lorsque cette voix fut entendue (luy dis-je) il me semble que le Monde adoroit Pan et les Nymphes. Ces Messieurs, dont vous me prêchez le commerce étoient donc les faux Dieux des Payens.

Il est vray, mon Fils, (repartit-il) les Sages n’ont garde de croire que le Démon ait jamais eu la puissance de se faire adorer. Il est trop malheureux et trop foible, pour avoir jamais eu ce plaisir et cette autorité. Mais il a pû persuader ces hôtes des Elémens, de se montrer aux Hommes, et de se faire dresser des Temples ; et par la domination naturelle que chacun d’eux a sur l’Elément qu’il habite, ils troubloient l’Air et la Mer, ébranloient la Terre, et dispensoient les Feux du Ciel à leur fantaisie : de sorte qu’il n’avoient pas grand’ peine à être pris pour des Divinitez, tandis que le Souverain Etre négligea le Salut des Nations. Mais le Diable n’a pas reçu de sa malice tout l’avantage qu’il en espéroit : car il est arrivé de là que Pan, les Nymphes, et les autres Peuples Elémentaires, ayant trouvé moyen de changer ce commerce de culte en commerce d’amour (car il vous souvient bien que chez les Anciens, Pan étoit le Roy de ces Dieux, qu’ils nommoient Dieux Incubes, et qui recherchoient fort les Filles) plusieurs des Payens sont échappez au Démon, et ne brûleront pas dans les Enfers.

Je ne vous entens pas, Monsieur, [repris-je.] Vous n’ayez garde de m’entendre [continua-t-il en riant, et d’un ton moqueur] voici qui vous passe, et qui passeroit aussi tous vos Docteurs, qui ne savent ce que c’est que la belle Physique. Voicy le grand Mystère de toute cette partie de Philosophie qui regarde les Elémens : et ce qui seurement ôtera [si vous avez un peu d’amour pour vous-même] cette répugnance si peu Philosophique que vous me témoignez tout aujourd’huy. Sachez donc, mon Fils, et n’allez pas divulguer ce grand Arcane à quelque indigne ignorant. Sachez que comme les Sylphes acquièrent une Ame immortelle, par l’alliance qu’ils contractent avec les Hommes qui sont prédestinez : de même les Hommes qui n’ont point de droit à la gloire éternelle, ces infortunez à qui l’immortalité n’est qu’un avantage funeste ; pour lesquels le Messie n’a point été envoyé… Vous êtes donc Jansenistes aussi, Messieurs les Cabalistes ? (interrompis-je.) Nous ne savons ce que c’est, mon Enfant, (reprit-il brusquement) et nous dédaignons de nous informer en quoy consistent les sectes diférentes, et les diverses Religions, dont les ignorans s’infatuënt. Nous nous en tenons à l’ancienne Religion de nos Pères les Philosophes, de laquelle il faudra bien que je vous instruise un jour. Mais pour reprendre nôtre propos : ces hommes de qui la triste immortalité ne seroit qu’une éternelle infortune, ces malheureux Enfans que le Souverain Pére a négligés, ont encore la ressource, qu’ils peuvent devenir mortels en s’alliant avec les Peuples Elémentaires. De sorte que vous voyez que les Sages ne risquent rien pour l’éternité ; s’ils sont prédestinez, ils ont le plaisir de mener au Ciel (en quittant la prison de ce corps) la Sylphide, ou la Nymphe qu’ils ont immortalisée : et s’ils ne sont pas prédestinez, le commerce de la Sylphide rend leur ame mortelle, et les délivre des horreurs de la seconde mort. Ainsi le Démon se vit échapper tous les Payens qui s’allièrent aux Nymphes. Ainsi les Sages ou les amis des Sages à qui Dieu nous inspire de communiquer quelcun des quatre secrets Elémentaires (que je vous ay appris à-peu-prés) s’afranchissent du péril d’être damnés. Sans mentir Monsieur, (m’écriay-je, n’osant le rémettre en mauvaise humeur, et trouvant à-propos de diférer de luy dire à plein mes sentimens, jusqu’à-ce qu’il m’eût découvert tous les secrets de sa Cabale que je jugeay bien par cet échantillon devoir être fort bizarres et récréatifs) sans mentir ! vous poussés bien avant la sagesse, et vous avés eu raison de dire que cecy passeroit tous nos Docteurs. Je croy même que cecy passeroit tous nos Magistrats : et que s’ils pouvoient découvrir qui sont ceux qui échappent au Démon par ce moyen, comme l’ignorance est inique, ils prendroient les intérêts du Diable contre ces fugitifs, et leur feroient mauvais party. Aussi est-ce pour cela [reprit le Comte) que je vous ay recommandé, et que je vous commande saintement le secret. Vos Juges sont étranges ! ils condamnent une action très innocente comme un crime très noir. Quelle barbarie, d’avoir fait brûler ces deux Prêtres, que le Prince de la Mirande dit avoir connus qui avoient eu chacun sa Sylphide l’espace de quarante ans ! Quelle inhumanité d’avoir fait mourir Jeanne Vervillier qui avoit travaillé à immortaliser un Gnome durant trente-six ans ! Et quelle ignorance à Bodin de la traiter de Sorcière ; de prendre sujet de son avanture, d’autoriser les chimères populaires touchant les prétendus Sorciers par un livre aussi impertinent, que celuy de sa République est raisonnable !

Mais ils est tard, et je ne prens pas garde que vous n’avés pas encore mangé. C’est donc pour vous, que vous parlés, Monsieur, (luy dis-je) car pour moy, je vous écouteray jusqu’à demain sans incommodité. Ah ! pour moy, (reprit-il en riant, et marchant vers la porte) il paroit bien que vous ne savés guéres ce que c’est que Philosophie. Les Sages ne mangent que pour le plaisir, et jamais pour la nécessité. J’avois une idée toute contraire de la Sagesse (repliquay-je) je croyois que le Sage ne dût manger que pour satisfaire à la nécessité. Vous vous abusiéz (dit le Comte) combien penséz-vous que nos Sages peuvent durer sans manger ? Que puis-je savoir ? (luy dis-je.) Moïse et Elie s’en passèrent quarante jours, vos Sages s’en passent, sans doute, quelques jours moins. Le bel éfort que ce seroit [reprit-il.] Le plus savant Homme qui fût jamais, le Divin, le presque adorable Paracelse assûre qu’il a vû beaucoup de Sages avoir passé des vingt années sans manger quoy que ce soit. Luy-même avant qu’être parvenu à la Monarchie de la Sagesse dont nous luy avons justement déféré le Sceptre, il voulut essayer de vivre plusieurs années en ne prenant qu’un demy-scrupule de Quinte-essence Solaire. Et si vous voulés avoir le plaisir de faire vivre quelqu’un sans manger, vous n’avez qu’à préparer la Terre, comme j’ay dit qu’on peut la préparer pour la société des Gnomes. Cette Terre appliquée sur le nombril, et renouvellée quand elle est trop seiche, fait qu’on se passe de manger et de boire sans nulle peine : ainsi que le veridique Paracelse dit en avoir fait l’épreuve durant six mois.

Mais l’usage de la Medecine Catholique Cabalistique nous afranchit bien mieux de toutes les nécessitez importunes à quoy la Nature assujettit les ignorans. Nous ne mangeons que quand il nous plaît ; et toute la superfluité des viandes s’évanoüissant par la transpiration insensible, nous n’avons jamais honte d’étre Hommes. Il se tût alors, voyant que nous étions prés de nos gens. Nous allâmes au Village prendre un léger repas, suivant la coutume des Héros de Philosophie.

TROISIEME ENTRETIEN Sur les Sciences Secrètes.

Apres avoir dîné, nous retournâmes au labyrinthe. J’estois reveur, et la pitié que j’avois de l’extravagance du Comte, de laquelle je jugeois bien qu’il me seroit difficile de le guérir, m’empêchoit de me divertir de tout ce qu’il m’avoit dit, autant que j’aurois fait, si j’eusse esperé de le ramener au bon sens. Je cherchois dans l’antiquité quelque chose à luy opposer où il ne pût répondre ; car de luy alleguer les sentimens de l’Eglise, il m’avoit déclaré qu’il ne s’en tenoit qu’à l’ancienne religion de ses Peres les Philosophes ; et de vouloir convaincre un Cabaliste par raison, l’entreprise estoit de longue haleine : outre que je n’avois garde de disputer contre un homme de qui je ne sçavois pas encore tous les principes.

Il me vint dans l’esprit que ce qu’il m’avoit dit des faux Dieux, ausquels il avoit substitué les Sylphes et les autres peuples élémentaires, pouvoit estre refuté par les Oracles des Payens, que l’Ecriture traitte par tout de diables, et non pas de Sylphes. Mais comme je ne sçavois pas si dans les principes de sa Cabale, le Comte n’attribuëtoit pas les réponses des Oracles à quelque cause naturelle, je crûs qu’il seroit à propos de luy faire expliquer ce qu’il en pensoît.

Il me donna lieu de le mettre en matiere, lors qu’avant de s’engager dans le labyrinthe, il se tourna vers le jardin. Voila qui est assez beau (dit-il) et ces statués font un assez bon effet. Le Cardinal (repartis-je) qui les fit apporter icy, avoit une imagination peu digne de son grand genie. Il croyoit que la pluspart de ces figures rendoientautrefois des Oracles : et il les avoit achetées fort cher, sur ce pied-là. C’est la maladie de bien des gens (reprit le Comte.) L’ignorance fait commettre tous les jours une maniéré d’idolatrie tres-criminelle, puisque l’on conserve avec tant de soin, et qu’on tient si precieux les Idoles dont l’on croit que le diable s’est autrefois servy pour se faire adorer. O Dieu ne sçaura-t-on jamais dans ce monde que vous avez dés la naissance des siecles précipité vos ennemis sous l’escabelle de vos pieds et que vous tenez les Démons prisonniers sous la terre, dans le tourbillon de tenébres ? Cette curiosité si peu loüable, d’assembler ainsi ces pretendus organes des démons, pourroit devenir innocente (mon fils) si l’on vouloit se laisser persuader qu’il n’a jamais été permis aux Anges de tenebres de parler dans les Oracles.

Je ne croy pas (interrompis-je) qu’il fut aisé d’établir cela parmy les Curieux : mais il le seroit peut-estre parmi les esprits forts. Car il n’y a pas longtemps qu’il a été décidé dans une conference faite exprès sur cette matiere par des Esprits du premier Ordre, que tous ces pretendus Oracles n’estoient qu’une supercherie de l’avarice des Prêtres Gentils, ou qu’un artifice de la Politique des Souverains.

Estoient ce (dit le Comte) les Mahometans envoyez en Ambassade vers vostre Roy qui tinrent cette conference, et qui deciderent ainsi cette question ? Non, Monsieur (respondis-je.) De quelle Religion sont donc ces Messieurs-là (repliqua-t-il) puis qu’ils ne content pour rien l’Ecriture Divine qui fait mention en tant de lieux, de tant d’Oracles differens ? Et principalement des Pythons qui faisoient leur residence, et qui rendoient leurs réponses dans les parties destinées à la multiplication de l’image de Dieu ? Je parlay (repliquay-je) de tous ces ventres discoureurs, et je fis remarquer à la Compagnie que le Roy Saül les avoit bannis de son Royaume, où il en trouva pourtant encore un la veille de sa mort, duquel la voix eut l’admirable puissance de ressusciter Samuel à sa priere et à sa rüine.

Mais ces sçavans hommes ne laissèrent pas de decider, qu’il n’y eut jamais d’Oracles.

Si l’Ecriture ne les touchoit pas (dit le Comte) il falloit les convaincre par toute l’Antiquité, dans laquelle il estoit facile de leur en faire voir mille preuves merveilleuses. Tant de vierges enceintes de la destinée des mortels, lesquelles enfantoient les bonnes et les mauvaises, avantures de ceux qui les consultoient.Que n’alleguiez-vous Chyrsostome, Origene, et Œcumenius ? qui font mention de ces hommes divins, que les Grecs nommoient Engastrimandres, de qui le ventre prophétique articuloit des Oracles si fameux. Et si vos Messieurs n’aiment pas l’Ecriture, et les Peres, il falloit mettre en avant ces filles miraculeuses, dont parle le Grec Pausanias ; qui se changoient en Colombes, et sous cette forme rendoient les Oracles celebres des Colombes Dodonides. Ou bien vous pouviez dire à la gloire de vostre nation, qu’il y eut jadis dans la Gaule des Filles illustres, qui se metamorphosoient en toute figure, au gré de ceux qui les consultaient, et qui, outre les fameux Oracles qu elles rendoient, avoient un empire admirable sur les flots, et une authorité salutaire sur les plus incurables maladies.

On eût traitté toutes ces belles preuves d’apocryphes (luy dis-je.) Est-ce que l’Antiquité les rend suspectes ? (reprit-il.) Vous n’aviez qu’à leur alleguer les Oracles, qui se rendent encor tous les jours. Et en quel endroit du monde ? (luy dis-je.) À Paris ! (répliqua-t-il) À Paris, m’écriay-je. Oüy à Paris ! (continua-t-il.) Vous estes Maître en Israël, et vous ne sçavez pas cela ? Ne consulte-t-on pas tous les jours les Oracles Aquatiques dans des verres d’eau ou dans des bassins ; et les Oracles Aériens dans des miroirs et sur la main des vierges ? Ne recouvre-t-on pas des chapelets perdus, et des montres dérobées ? N’apprend-on pas ainsi des nouvelles des païs lointains, et ne voit-on pas ses absens ? Hé Monsieur ? que me contez-vous là ? (luy dis-je.) Je vous raconte (reprit-il) ce que je suis sur qui arrive tous les jours ; et dont il ne seroit pas difficile de trouver mille témoins oculaires. Je ne croy pas cela, Monsieur (repartis-je.) Les Magistrats feroient quelque exemple d’une action si punissable, et on ne souffriroit pas que l’Idolâtrie Ah que vous estes prompt ! (interompit le Comte.) Il n’y a pas tant de mal que vous pensez en tout cela : et la Providence ne permettra pas qu’on extirpe ce reste de Philosophie, qui s’est sauvé du naufrage lamentable qu’a fait la vérité : S’il reste encore quelque vestige parmy le peuple de la redoutable puissance des noms Divins, seriezvous d’avis qu’on l’effaçât ? et qu’on perdît le respect, et la reconnoissance qu’on doit au grand nom AGLA qui opère toutes ces merveilles, lors mesme qu’il est invoqué par les ignorans, et par les pecheurs et qui feroit bien d’autres miracles dans une bouche Cabalistique. Si vous eussiez voulu convaincre vos Messieurs de la vérité des Oracles ; vous n’aviez qu’à exalter vostre imagination, et vostre foy : et vous tournant vers l’Orient crier à haute voix AG... Monsieur (interrompis-je) je n’avois garde de faire cette espece d’argument, à d’aussi honnestes gens que le font ceux avec qui j’estois ; ils m’eussent pris pour phanatique : car asseurément ils n’ont point de foy en tout cela ; et quand j’eusse sçeu l’opération Cabalistique dont vous me parlez, elle n’eut pas reüssi par ma bouche ; j’y ay encore moins de foy qu’eux. Bien bien, dit le Comte si vous n’en avez pas, nous vous en ferons venir. Cependant si vous aviez crû que vos Messieurs n’eussent pas donné créance à ce qu’ils peuvent voir tous les jours à Paris : vous pouviez leur citer une histoire d’assez fraîche date. L’Oracle que Celius Rhodiginus dit qu’il a veu luy-même, rendu sur la fin du siecle passé, par cet homme extraordinaire, qui parloit, et predisoit l’avenir par le mesme organe que l’Eurycles de Plutarque. Je n’eusse pas voulu (répondis-je) citer Rhodiginus ; la citation eust esté pédantesque ; et puis on n’eust pas manqué de me dire que cet homme estoit sans doute un demoniaque.

On eust dit cela tres-monacalement (répondit-il.) Monsieur (interrompis-je) malgré l’aversion Cabalistique que je voy que vous avez pour les Moines, je ne puis que je ne sois pour eux en cette rencontre. Je croy qu’il n’y auroit pas tant de mal à nier tout à fait qu’il y ait jamais eu d’Oracle, que de dire que ce n’estoit pas le Démon qui parloit en eux, car enfin les Peres et les Theologiens. Car enfin (interrompit-il) les Theologiens ne demeurent-ils pas d’accord que la sçavante Sambethé la plus ancienne des Sibyles étoit fille de Nôé ? He ! qu’importe ? (repris-je.) Plutarque (repliqua-t-il) ne dit-il pas que la plus ancienne Sibylle fut la premiere qui rendit des Oracles à Delphes ? Cet esprit que Sambethé logeoit dans son sein n’estoit donc pas un Diable, ny son Apollon un faux Dieu puisque l’idolatrie ne commença que longtemps après la division des langues : et il seroit peu vraysemblable d’attribüer au Pere de mensonge les livrez Sacrez des Sibyles, et toutes les preuves de la veritable Religion que les Peres en ont tirées. Et puis, mon enfant (continua-t-il en riant (il ne vous appartient pas de rompre le mariage qu’un grand Cardinal a fait de David et de la Sibyle, ny d’accuser ce sçavant personnage d’avoir mis en paralelle un grand Prophete et une malheureuse Energumene. Car ou David fortifie le témoignage de la Sibyle, ou la Sibyle affoiblit l’authorité de David. Je vous prie, Monsieur (interrompis-je) reprenez vostre serieux.

Je le veux bien [dit-il] à condition que vous ne m’accusiez pas de l’estre trop. Le Démon a vostre avis, est-il jamais divisé de luy-même ? et est-il quelquefois contre ses interests ? Pourquoy non ? [luy dis-je.] Pourquoy non ? [dit-il] Parce que celuy que Tertulien a si heureusement et si magnifiquement apellé la Raison de Dieu ne le trouve pas à propos. Satan ne s’est jamais divisé de luy-même. Il s’ensuit donc, ou que le Démon n’a jamais parlé dans les Oracles, ou qu’il n’y a jamais parlé contre ses interests. Il s’ensuit donc que si les Oracles ont parlé contre les interests du Démon, ce n’estoit pas le Démon qui parloit dans les Oracles. Mais Dieu n’a-t-il pas pû forcer le Démon [luy dis-je] de rendre témoi-gnage à la vérité et de parler contre lui-même ? Mais (reprit-il) si Dieu ne l’y a pas forcé ? Ah ! en ce cas-là (repliquay-je) vous aurez plus de raison que les Moines.

Voyons-le donc (poursuivit-il,) et pour procéder invinciblement et de bonne foy : je ne veux pas amener les témoignages des Oracles que les Peres de l’Eglise raportent ; quoy que je sois persuadé de la vénération que vous avez pour ces grands hommes. Leur religion et l’interest qu’ils avoient à l’affaire, pourroit les avoir prévenus, et leur amour pour la vérité pourroit avoir fait, que la voyant assez pauvre et assez nüe dans leur siecle, ils auroient emprunté pour la parer, quelque habit et quelque ornement du mensonge mesme : ils estoient hommes et ils peuvent par conséquent, suivant la maxime du poëte de la Sinagogue avoir ésté témoins infidèles.

Je vas donc prendre un homme qui ne peut estre suspect en cette cause : Payen, et Payen d’autre espece que Lucrece, ou Lucien ou les Epicuriens, un Payen infatué qu’il est des Dieux et des Démons sans nombre, superstitieux outre mesure, grand Magicien, ou soy disant tel, et par conséquent grand Partisan des Diables : c’est Porphire. Voici mot pour mot quelques Oracles qu’il raporte.

ORACLE

IL Y A AU DESSUS DU FEU CELESTE UNE FLAMME INCORRUPTIBLE, TOUJOURS ÉTINCELLANTE, SOURCE DE LA VIE, FONTAINE DE TOUS LES ESTRES, ET PRINCIPE DE TOUTES CHOSES. CETTE FLAMME PRODUIT TOUT, ET RIEN NE PERIT QUE CE QU’ELLE CONSUME. ELLE SE FAIT CONNOITRE PAR ELLE-MEME ; CE FEU NE PEUT ESTRE CONTENU EN AUCUN LIEU ; IL EST SANS CORPS ET SANS MATIERE, IL ENVIRONNE LES CIEUX, ET IL SORT DE LUY UNE PETITE ÉTINCELLE QUI FAIT TOUT LE FEU DU SOLEIL, DE LA LUNE, ET DES ESTOILES. VOILA CE QUE JE SÇAY DE DIEU : NE CHERCHE PAS À EN SÇAVOIR D’AVANTAGE, CAR CELA PASSE TA PORTÉE, QUELQUE SAGE QUE TU SOIS. AU RESTE, SÇACHE QUE L’HOMME INJUSTE ET MÉCHANT NE PEUT SE CACHER DEVANT DIEU. NY ADRESSE NY EXCUSE NE PEUVENT RIEN DÉGUISER À SES YEUX PERÇANTS. TOUT EST PLEIN DE DIEU, DIEU EST PAR TOUT.

Vous voyez (mon fils) que cet Oracle ne sent pas trop son Démon. Du moins (répondis-je) le Démon y sort assez de son caractère : En voicy un autre (dit-il) qui presche encore mieux.

ORACLE

IL Y A EN DIEU UNE IMMENSE PROFONDEUR DE FLAMME : LE CŒUR NE DOIT POURTANT PAS CRAINDRE DE TOUCHER À CE FEU ADORABLE, OU D’EN ESTRE TOUCHÉ ; IL NE SERA POINT CONSUMÉ PAR CE FEU SI DOUX, DONT LA CHALEUR TRANQUILLE, ET PAISIBLE, FAIT LA LIAISON, L’HARMONIE, ET LA DURÉE DU MONDE. RIEN NE SUBSISTE QUE PAR CE FEU, QUI EST DIEU MESME. PERSONNE NE L’A ENGENDRÉ, IL EST SANS MERE IL SÇAIT TOUT, ET ON NE LUY PEUT RIEN APPRENDRE : IL EST INEBRANLABLE DANS SES DESSEINS, ET SON NOM EST INEFFABLE. VOILA CE QUE C’EST QUE DIEU ; CAR POUR NOUS QUI SOMMES CES MESSAGERS. NOUS NE SOMMES QU’UNE PETITE PARTIE DE DIEU.

Hé bien ! que dites-vous de celuy-là ? je dirois de tous les deux (repliquay-je) que Dieu peut forcer le pere de mensonge à rendre témoignage à la vérité. En voicy un autre (reprit le Comte) qui va vous lever ce scrupule.

ORACLE

HELAS TREPIEDS ; PLEUREZ, ET FAITES L’ORAISON FUNEBRE DE VOSTRE APOLLON. IL EST MORTEL, IL VA MOURIR, IL S’ETEINT ; PARCE QUE LA LUMIERE DE LA FLAMME CELESTE LE FAIT ÉTEINDRE.

Vous voyez bien (mon enfant) que qui que ce puisse estre qui parle dans ces Oracles, et qui explique si bien aux payens l’Essence, l’Unité, l’Immensité, l’Eternité de Dieu ; il avoue qu’il est mortel et qu’il n’est qu’une étincelle de Dieu. Ce n’est donc pas le Démon qui parle, puisqu’il est immortel, et que Dieu ne le forçeroit pas à dire qu’il ne l’est point. Il est arresté que Satan ne se divise point contre luy-mesme. Est-ce le moyen de se faire adorer que de dire qu’il n’y a qu’un Dieu ? Il dit qu’il est mortel ; depuis quand le Diable est-il si humble que de s’oster même ses qualitez naturelles ? Vous voyez donc, mon fils que si le principe de celuy qui s’appelle par excellence le Dieu des Sciences, subsiste, ce ne peut estre le Démon qui a parlé dans les Oracles.

Mais si ce n’est pas le Démon (luy dis je) ou mentant de gayeté de cœur, quand il se dit mortel ; ou disant vray par force, quand il parle de Dieu : à quoy donc vostre Cabale attribuëra-t-elle tous les Oracles, que vous soûtenez qui ont effectivement esté rendus ? Sera-ce à l’exhalaison de la terre, comme Aristote, Ciceron, et Plutarque ? Ah ! non pas cela, mon enfant (dit le Comte.) Grâces à la Sacrée Cabale, je n’ay pas l’imagination blessée jusqu’à ce point-là. Comment ! (repliquay-je) tenez-vous cette opinion-là fort visionaire ? ses partisans sont pourtant gens de bon sens. Ils ne le sont pas, mon fils, en ce point icy (continua-t-il) et il est impossible d’attribuër à cette exhalaison tout ce qui s’est passé dans les Oracles. Par exemple cet homme, chéz Tacite, qui apparoissoit en songe aux Prestres d’un Temple d’Hercule en Armenie, et qui leur commandoit de luy tenir prests des coureurs équipez pour la chasse, Jusques-là ce pourroit estre l’exhalaison : mais quand ces coureurs revenoient le soir tous outrez, et les carquois vuides de fléchés et que le lendemain on trouvoit autant de bestes mortes dans la forest qu’on avoit mis de fléchés dans le carquois ; vous voyez bien que ce ne pouvoit pas estre l’exhalaison qui faisoit cet effet. C’estoit encore moins le Diable ; car ce seroit avoir une notion peu raisonnable et peu Cabalistique, du malheur de l’ennemy de Dieu, de croire qu’il luy fût permis de se divertir à courir la biche et le lievre.

À quoy donc la Sacrée Cabale (luy dis-je) attribuë-t-elle tout cela ? Attendez (répondit-il) Avant que je vous découvre ce mystere, il faut que je guerisse bien votre esprit de la prévention où vous pourriez estre pour cette pretenduë exhalaison ; car il me semble que vous avez cité avec emphase Aristote, Plutarque et Ciceron. Vous pouviez encore citer Jamblique, qui tout grand esprit qu’il estoit, fut quelque temps dans cette erreur, qu’il quitta pourtant bientôt, quand il eut examiné la chose de prés, dans le livre des mysteres.

Pierre d’Apone, Pomponace, Levinius, Sirenius, et Lucilius Vanino, sont ravis encore, d’avoir trouvé cette défaite dans quelques-uns des Anciens. Tous ces pretendus esprits, qui quand ils parlent des choses divines, disent plutost ce qu’ils desirent que ce qu’ils connoissent, ne veulent pas avoüer rien de sur-humain dans les Oracles, de peur de reconnoître quelque chose au dessus de l’homme. Ils ont peur qu’on leur fasse une échelle pour monter jusqu’à Dieu, qu’ils craignent de connoitre par les degrez des creatures spirituelles, et ils aiment mieux s’en fabriquer une pour descendre dans le néant. Au lieu de s’élever vers le Ciel ils creusent la terre, et au lieu de chercher dans des estres supérieurs à l’homme, la cause de ces transports qui l’élevent au dessus de luy-méme, et le rendent une maniéré de divinité, ils attribuënt foiblement à des exhalaisons impuissantes cette force de penetrer dans l’avenir, de découvrir les choses cachées, et de s’élever jusqu’aux plus hauts secrets de l’Essence divine.

Telle est la misere de l’homme, quand l’esprit de contradiction et l’humeur de penser autrement que les autres le possédé. Bien loin de parvenir à ses fins, il s’enveloppe, et s’entrave. Ces libertins ne veulent pas assujettir l’homme à des substances moins matérielles que luy, et ils l’assujettissent à une exhalaison : et sans considérer qu’il n’y a nul rapport entre cette chimérique fumée et l’ame de l’homme, entre cette vapeur et les choses futures, entre cette cause frivole, et ces effets miraculeux ; il leur suffit d’estre singuliers pour croire qu’ils sont raisonnables. C’est assez pour eux de nier les Esprits et de faire les esprits forts.

La singularité vous déplaist donc fort Monsieur ? (interompis-je.) Ah ! mon fils (me dit-il) c’est la peste du bon sens et la pierre d’achoppement des plus grands esprits. Aristote tout grand Logicien qu’il est, n’a sçeu eviter le piege où la phantaisie de la singularité mène ceux qu’elle travaille aussi violemment que luy ; il n’a sçeu eviter [dis-je] de s’embarasser et de se couper. Il dit dans le livre de la Génération des Animaux et dans ses Morales, que l’esprit et l’entendement de l’homme luy vient de dehors et qu’il ne peut nous venir de nostre Pere : et par la spiritualité des opérations de nostre ame il conclud qu’elle est d’une autre nature que ce composé matériel qu’elle anime, et dont la grossiereté ne sait qu’offusquer les spéculations bien loin de contribüer à leur production. Aveugle Aristote, puisque selon vous, nostre composé matériel ne peut estre la source de nos pensées spirituelles, comment entendez-vous qu’une foible exhalaison puisse estre la cause des pensées sublimes, et de l’effor que prennent les Pythiens qui rendent les Oracles ? Vous voyez bien, mon enfant, que cet esprit fort se coupe, et que sa singularité le fait égarer. Vous raisonnez fort juste, Monsieur [luy dis-je ravy de voir en effet qu’il parloit de fort bon sens, et esperant que sa folie ne seroit pas un mal incurable] Dieu veüille que…

Plutarque si solide d’ailleurs (continua-t-il en m’interrompant) fait pitié dans son dialogue pourquoy les Oracles ont cessé. Il se fait objecter des choses convaincantes, qu’il ne résout point. Que ne répond-il donc à ce qu’on luy dit : que, si c’est l’exhalaison qui fait ce transport, tous ceux qui approchent du Trepied fatidique seroient saisis de l’entousiasme, et non pas une seule fille ; encore faut-il qu’elle soit vierge. Mais comment cette vapeur peut-elle articuler des voix par le ventre ? De plus cette exhalaison est une cause naturelle et nécessaire qui doit faire son effet régulièrement et toujours ; pourquoy cette fille n’est-elle agitée que quand on la consulte ? Et ce qui presse le plus, pourquoy la terre a-t-elle cessé de pousser ainsi des vapeurs divines ? Est-elle moins terre qu’elle n’estoit ? reçoit-elle d’autres influences ? a-t-elle d’autres mers et d’autres fleuves ? Qui a donc ainsi bouché ses pores ou changé sa nature ? J’admire Pomponace, Lucile, et les autres Libertins, d’avoir pris l’idée de Plutarque, et d’avoir abandonné la maniéré dont il s’explique. Il avoit parlé plus judicieusement que Ciceron et Aristote ; comme il estoit homme de fort bon sens et ne sçachant que conclure de tous ces Oracles, après une ennuyeuse irrésolution, il s’estoit fixé que cette exhalaison qu’il croyoit qui sortoit de la terre, estoit un esprit tres-divin : ainsi il attribuoit à la Divinité ces mouvemens et ces lumieres extraordinaires des Prestresses d’Apollon. Cette vapeur divinatrice, dit-il, une haleine, et un Esprit tres-divin et tres-saint. Pomponace, Lucile, et les Athées modernes, ne s’accommodent pas de ces façons de parler qui supposent la divinité. Ces exhaisons (disent-ils) estoient de la nature des vapeurs qui infectent les Atrabilaires, lesquels parlent des langues qu’ils n’entendent pas. Mais Fernel refute assez bien ces impies, en prouvant que la bile, qui est une humeur peccante, ne peut causer cette diversité de langues qui est un des plus merveilleux effets de la considération et une expression artificielle de nos pensées. Il a pourtant décidé la chose imparfaitement, quand il a souscrit à Psellus et à tous ceux qui n’ont pas penetré assez avant dans nostre Sainte Philosophie, ne sçachant où prendre les causes de ces effets si surprenans, il a fait comme les femmes et les Moines, et les a attribuez au Démon. À qui donc faudra-t-il les attribuer ? (luy dis-je). Il y a longtemps que j’attens ce secret Cabalistique.

Plutarque même l’a tres-bien marqué (me dit-il) et il eut bien fait de s’en tenir-là. Cette maniere irreguliere de s’expliquer par un organe indecent n’estant pas assez grave et assez digne de la Majesté des Dieux (dit ce Payen), et ce que les Oracles disoient surpassant aussi les forces de l’ame de l’homme, ceux-là ont rendu un grand service à la Philosophie, qui ont étably des creatures mortelles entre les Dieux et l’homme, ausquelles on peut rapporter tout ce qui surpasse la foiblesse humaine et qui n’approche pas de la grandeur Divine.

Cette opinion est de toute l’ancienne Philosophie. Les Platoniciens et les Pythagoriciens l’avoient prise des Egyptiens, et ceux-cy de Joseph le Sauveur et des Hebreux’ qui habitèrent en Egypte avant le passage de la mer rouge. Les Hebreux appelloient ces substances qui sont entre l’Ange et l’homme Sadaim ; et les Grecs transposant les Syllabes, et n’ajoûtant qu’une lettre, les ont appeliez Daimonas. Ces Démons sont chés les anciens Philosophes une gent Aérienne, dominante sur les elemens, mortelle, engendrante, méconnüe dans ce siecle par ceux qui recherchent peu la vérité dans son ancienne demeure, c’est à dire dans la Cabale et dans la Theologie des Hebreux, lesquels avoient par devers eux l’art particulier d’entretenir cette nation aérienne et de converser avec tous ces habitans de l’air.

Vous voila je pense encore revenu à vos Sylphes, Monsieur (interrompis-je.) Oüy, mon fils, (continuat-il.) Le Theraphim des Juifs n’estoit que la ceremonie qu’il falloit observer pour ce commerce : et ce Juif Michas qui se plaint dans le Livre des Juges, qu’on luy a enlevé ses Dieux, ne pleure que la perte de la petite Statüe, dans laquelle les Sylphes l’entretenoient. Les Dieux que Rachel déroba à son Pere, estoient encore un Teraphim : Michas ny Laban ne sont pas repris d’idolatrie, et Jacob n’eut eu garde de vivre quatorze ans avec un Idolâtre, ny d’en épouser la fille : ce n’estoit qu’un commerce de Sylphes ; et nous sçavons par tradition que la Synagogue tenoit ce commerce permis, et que l’Idole de la femme de David n’estoit que le Theraphim à la faveur duquel elle entretenoit les peuples élémentaires : car vous jugez bien que le Prophète du cœur de Dieu n’eust pas souffert l’idolatrie dans sa maison.

Ces Nations élémentaires, tant que Dieu négligea le salut du monde en punition du premier péché, prenoient plaisir à expliquer aux hommes dans les Oracles ce qu’elles sçavoient de Dieu, leur montrer à vivre moralement, leur donner des conseils tres-sages et tres-utiles, tels qu’on en voit grand nombre chez Plutarque et dans tous les Historiens. Dés que Dieu prit pitié du Monde, et voulut devenir luy-même son Docteur, ces petits maistres se retirerent. De là vient le silence des Oracles.

Il resuite donc de tout vostre discours, Monsieur (repartis-je,) qu’il y a eu assurément des Oracles, et que c’estoit les Sylphes qui les rendoient et qui les rendent même tous les jours dans des verres ou dans des miroirs. Les Sylphes ou les Salamandres, les Gnomes ou les Ondins (reprit le Comte.) Si cela est, Monsieur (repliquay-je) tous vos peuples élémentaires sont bien mal-honnêtes gens. Pourquoy donc ? (dit-il.) Hé peut-on voir rien de plus fripon (poursuivis-je) que toutes ces réponses à double sens qu’ils donnoient toujours. Toujours ? (reprit-il.) Ha ! non pas toujours. Cette Sylphide qui apparut à ce Romain en Asie et qui luy prédit qu’il y reviendroit un jour avec la dignité de Proconsul, parloit-elle-bien obscurément ? Et Tacite ne dit-il pas que la chose arriva comme elle avoit esté predite ? Cette inscription, et ces Statues fameuses dans l’Histoire d’Espagne qui aprirent au malheureux Roy Rodrigues, que sa curiosité et son incontinence seroient punies par des hommes habillez et armez de même qu’elles l’estoient, et que ces hommes noirs s’empareroient de l’Espagne et y regneroient longtemps, tout cela pouvoit-il estre plus clair, et l’evenement ne le justifia t-il pas l’année même ? Les Mores ne vinrent-ils pas détrôner ce Roy effeminé ? Vous en sçavez l’histoire : et vous voyez bien que le Diable, qui depuis le regne du Messie ne dispose pas des Empires, n’a pas pu estre auteur de cet Oracle et que ç’a esté asseurément quelque grand Cabaliste, qui l’a voit apris de quelque Salamandre des plus sçavans. Car comme les Salamandres aiment fort la Chasteté, ils nous apprenent volontiers les malheurs qui doivent arriver au monde par le défaut de cette vertu.

Mais, Monsieur (luy dis-je) trouvez-vous bien chaste et bien digne de la pudeur Cabalistique, cet Organe heteroclite dont ils se servoient pour prêcher leur Morale ? Ah ! pour cette fois [dit le Comte en riant] vous avez l’imagination blessée, et vous ne voyez pas la raison physique qui fait que le Salamandre enflammé se plaist naturellement dans les lieux les plus ignées, et est attiré par… J’entens, j’entens [interrompis-je] ce n’est pas la peine de vous expliquer plus au long.

Quand à l’obscurité de quelques Oracles (poursuivit-il sérieusement) que vous appeliez friponerie, les tenebres ne sont-elles pas l’habit ordinaire de la vérité ? Dieu ne se plaist-il pas à se cacher de leur voile sombre, et l’Oracle continuel qu’il a laissé à ses enfans, la Divine Ecriture n’est-elle pas enveloppée d’une adorable obscurité qui confond et fait égarer les superbes, autant que sa lumiere guide les humbles ?

Si vous n’avez que cette difficulté [mon fils] je ne vous conseille pas de differer d’entrer en commerce avec les peuples élémentaires. Vous les trouverez tres-honnestes gens sçavans, bienfaisans, craignans Dieu. Je suis d’avis que vous commenciez par les Salamandres : car vous avez un Mars au haut du Ciel dans vostre figure ; ce qui veut dire qu’il y a bien du feu dans toutes vos actions. Et pour le mariage je suis d’avis que vous preniez une Sylphide ; vous serez plus heureux avec elle qu’avec les autres : car vous avez Jupiter à la pointe de vostre Ascendant que Venus regarde d’un Sextil. Or Jupiter présidé à l’air et aux peuples de l’air. Toutes-fois il faut consulter vostre cœur la dessus ; car comme vous verrez un jour, c’est par les astres intérieurs que le Sage se gouverne, et les Astres du Ciel exterieur ne servent qu’à luy faire connoistre plus seurement les aspects des astres du Ciel intérieur qui est en chaque creature. Ainsi, c’est à vous à me dire maintenant quelle est vostre inclination afin que nous procédions à vostre alliance avec les peuples élémentaires qui vous plairont le mieux. Monsieur [respondis-je] cette affaire demande, à mon avis, un peu de consultation. Je vous estime de cette réponse [me dit-il] mettant la main sur mon épaule. Consultez meurement cette affaire, sur tout avec celuy qui se nomme par excellence l’Ange du grand Conseil : allez vous mettre en priere, et j’iray demain chez vous à deux heures après midy.

Nous revinsmes à Paris, je le remis durant le chemin sur le discours contre les Athées et les Libertins, je n’ay jamais oüi si bien raisonner ny dire des choses si hautes et si subtiles pour l’existence de Dieu et contre l’aveuglement de ceux qui passent leur vie sans se donner tous entiers à un culte serieux et continuel de celuy de qui nous tenons et qui nous conserve nostre estre. J’estois surpris du caractère de cet homme, et je ne pouvois comprendre comme il pouvoit estre tout à la fois, si fort, et si foible, si admirable et si ridicule.

QUATRIÈME ENTRETIEN Sur les Sciences Secrètes

J’attendis chez moy Monsieur le Comte de Gabalis, comme nous l’avions arresté en nous quittant. Il vint à l’heure marquée, et m’abordant d’un air riant : Hé bien, mon fils, (me dit-il) pour quelle espece de peuples invisibles Dieu vous donne-t-il plus de panchant, et quelle alliance aimerez-vous mieux, celle des Salamandres, ou des Gnomes, des Nymphes, ou des Sylphides ? Je n’ay pas encore tout-à-fait résolu ce mariage, Monsieur (repartis-je.) À quoy tient-il donc ? [repartit-il.] Franchement, Monsieur (luy dis-je) je ne puis guérir mon imagination ; elle me represente toujours ces pretendus hostes des elemens comme des Tiercelets de Diables. O Seigneur (s’écria-t-il) dissipez, ô Dieu de lumiere, les tenebres, que l’ignorance et la perverse éducation ont répandu dans l’esprit de cet Eleu, que vous m’avez fait connoître que vous destinez à de si grandes choses. Et vous, mon fils, ne fermez pas le passage à la vérité qui veut entrer chez vous : soyez docile. Mais non, je vous dispense de l’estre : car aussi bien est-il injurieux à la vérité de luy préparer les voyes. Elle sçait forcer les portes de fer et entrer où elle veut, malgré toute la résistance du Mensonge. Que pouvez-vous avoir à luy opposer ? Est-ce que Dieu n’a pû créer ces substances dans les elemens telles que je les ay depeintes ?

Je n’ay pas examiné [luy dis-je] s’il y a de l’impossibilité dans la chose même ; si un seul element peut fournir du sang, de la chair, et des os : s’il y peut avoir un temperament sans mélange, et des actions sans contrariété : mais supposé que Dieu ait pû le faire, quelle preuve solide y a t-il qu’il l’a fait ? Voulez-vous en estre convaincu tout à l’heure (reprit-il) sans tant de façons. Je m’en vay faire venir les Sylphes de Cardan ; vous entendrez de leur propre bouche ce qu’ils sont et ce que je vous en ay appris. Non pas cela ; Monsieur, s’il vous plaist (m’écriay-je brusquement ;) differez, je vous en conjure, cette espece de preuve, jusqu’à ce que je sois persuadé que ces gens là ne sont pas ennemis de Dieu : car jusques-là j’aimerois mieux mourir que de faire ce tort à ma conscience de…

Voilà, voila l’ignorance, et la fausse pieté de ces temps malheureux (interrompit le Comte d’un ton colere.) Que n’efface-t-on donc du Calendrier des Saints le plus grand des Anachorètes ? Et que ne brûle-t-on ses Statües ? C’est grand dommage qu’on n’insulte à ces cendres venerables ! et qu’on ne les jette au vent, comme on feroit celles des malheureux qui sont accusez d’avoir eu commerce avec les Démons. S’est-il avisé d’exorciser les Sylphes ? et ne les a-t-il pas traitez en hommes ? Qu’avez-vous à dire à cela, Monsieur le scrupuleux, vous et tous vos Docteurs miserables ? Le Sylphe qui discourut de sa nature à ce Patriarche, à vôtre avis estoit-ce un Tiercelet de Démon ? Est-ce avec un Lutin que cet homme incomparable conféra de l’Evangile ? Et l’accuserez-vous d’avoir prophané les mysteres adorables en s’en entretenant avec un Phantôme ennemy de Dieu ? Athanase et Jerôme sont donc bien indignes du grand nom qu’ils ont parmy vos sçavans, d’avoir écrit avec tant d’eloquence l’eloge d’un homme qui traitoit les Diables si humainement. S’ils prenoient ce Sylphe pour un Diable, il falloit ou cacher l’avanture, ou retrancher la prédication en esprit, ou cette apostrophe si pathétique que l’Anachorete, plus zélé et plus credule que vous, fait à la ville d’Alexandrie : et s’ils l’ont pris pour une creature ayant part, comme il l’asseuroit, à la redemption aussi bien que nous ; et si cette apparition est à leur avis une grâce extraordinaire que Dieu faisoit au Saint dont ils écrivent la vie, estes-vous raisonnable d’estre plus sçavant qu’Athanase et Jerôme, et plus Saint que le Divin Antoine ? Qu’eussiez vous dit à cet homme admirable, si vous aviez esté du nombre des dix mille Solitaires à qui il raconta la conversation qu’il venoit d’avoir avec le Sylphe ? Plus sage, et plus éclairé que tous ces Anges terrestres, vous eussiez sans doute remontré au Saint Abbé que toute son avanture n’estoit qu’une pure illusion, et vous eussiez dissuadé son disciple Athanase, de faire sçavoir à toute la terre une histoire si peu conforme à la Religion, à la Philosophie, et au sens commun. N’est-il pas vray ?

Il est vray (luy dis-je) que j’eusse esté d’avis, ou de n’en rien dire du tout, ou d’en dire davantage. Athanase et Jerôme n’avoient garde (reprit-il) d’en dire davantage ; car ils n’en sçavoient que cela, et quand ils auroient tout sceu, ce qui ne peut estre, si on n’est des nostres, ils n’eussent pas divulgué temerairement les secrets de la Sagesse.

Mais pourquoy ? (repartis je) ce Sylphe ne proposa-t-il pas à Saint Antoine ce que vous me proposez aujourd’huy ? Quoy (dit le Comte en riant) le mariage ? Ha ! c’eust esté bien à propos ? Il est vray [repris-je] qu’apparamment le bon homme n’eust pas accepté le party. Non seurement (dit le Comte) car c’eût esté tenter Dieu de se marier à cet âge-là, et de luy demander des enfans. Comment (repris-je) est-ce qu’on se marie à ces Sylphes pour en avoir des enfans ? Pourquoy donc, (dit-il) est-ce qu’il est jamais permis de se marier pour une autre fin ? Je ne pensois pas (repondis-je) qu’on pretendît lignée, et je croyois seulement que tout cela n’aboutissoit qu’à immortaliser les Sylphides.

Ha ! vous avez tort (poursuivit-il) ; la charité des Philosophes fait qu’ils se proposent pour fin l’immortalité des Sylphides : mais la nature fait qu’ils desirent de les voir fécondés. Vous verrez quand vous voudrez dans les airs ces familles Philosophiques. Heureux le monde, s’il n’avoit que de ces familles, et s’il n’y avoit pas des enfans de péché. Qu’appelez-vous enfans de péché, Monsieur, (interrompis-je).

Ce sont, mon fils (continua-t-il) ce sont tous les enfans qui naissent par la voye ordinaire ; enfans conceus par la volonté de la chair, non pas par la volonté de Dieu ; enfans de colere et de malédiction ; en un mot enfans de l’homme et de la femme. Vous avez envie de m’interrompre ; je voy bien ce que vous voudriez me dire. Oüy, mon enfant, sçachez que ce ne fut jamais la volonté du Seigneur que l’homme et la femme eussent des enfans comme ils en ont. Le dessein du tres-sage Ouvrier estoit bien plus noble ; il vouloit bien autrement peupler le monde qu’il ne l’est. Si le miserable Adam n’eut pas désobéi grossièrement à l’ordre qu’il avoit de Dieu de ne toucher point à Eve, et qu’il se fut contenté de tout le reste des fruits du jardin de volupté, de toutes les beautez des Nymphes et des Sylphides, le monde n’eût pas eu la honte de se voir remply d’hommes si imparfaits, qu’ils peuvent passer pour des monstres auprès des enfans des Philosophes.

Ouoy, Monsieur (luy dis je) vous croyez, à ce que je voy, que le crime d’Adam est autre chose qu’avoir mangé la pomme ? Quoy, mon fils (reprit le Comte) estes vous du nombre de ceux qui ont la simplicité de prendre l’histoire de la pomme à la lettre ? Ha ! sçachez que la langue sainte use de ces innocentes métaphores pour éloigner de nous les idées peu honnestes d’une action qui a causé tous les malheurs du genre humain. Ainsi quand Salomon disoit : je veux monter sur la palme, et j’en veux cüeillir les fruits ; il avoit un autre appétit que de manger des dattes. Cette langue que les Anges consacrent, et dont ils se servent pour chanter des Hymnes au Dieu vivant, n’a point de terme qui exprime ce qu’elle nomme figurément, l’appellant pomme ou datte. Mais le Sage démesle aisément ces chastes figures. Quand il voit que le goust, et la bouche d’Eve ne sont point punis, et qu’elle accouche avec douleur, il connoist que ce n’est pas le goust

qui est criminel : et découvrant quel fut le premier péché par le soin que prirent les premiers pecheurs de cacher avec des feüilles certains endroits de leur corps, il conclut que Dieu ne vouloit pas que les hommes fussent multipliez par cette lâche voye. O Adam ! tu ne devois engendrer que des hommes sem-blables à toy, ou n’engendrer que des Héros ou des Geans.

Hé ! quel expedient avoit-il (interrompis-je) pour l’une ou pour l’autre de ces générations merveilleuses ? Obéir à Dieu (repliqua-t-il) ne toucher qu’aux Nymphes, aux Gnomes, aux Sylphides, ou aux Salamandres. Ainsi il n’eut veu naître que des Héros, et l’Univers eût esté peuplé de gens tous merveilleux, et remplis de force et de sagesse. Dieu a voulu faire conjecturer la différence qu’il y eût eu entre ce monde innocent et le monde coupable que nous voyons, en permettant de temps en temps qu’on vist des enfans nez de la force qu’il l’avoit projetté. On a donc veu quelquefois, Monsieur (luy dis-je) de ces enfans des elemens ! Et un Licentié de Sorbonne, qui me citoit l’autre jour S. Augustin, S. Jerôme, et Gregoire de Nazianze, s’est donc mépris, en croyant qu’il ne peut naître aucun fruit de ces amours des esprits pour nos femmes, ou du commerce que peuvent avoir les hommes avec certains Démons qu’il nommoit Hyphialtes.

Lactance a mieux raisonné (reprit le Comte), et le solide Thomas d’Aquin a sçavamment résolu, que non seulement ces commerces peuvent estre féconds : mais que les enfans qui en naissent sont d’une nature bien plus genereuse et plus heroïque. Vous lirez en effet quand il vous plaira les hauts faits de ces hommes puissans et fameux, que Moyse dit qui sont nez de la sorte ; nous en avons les Histoires par devers nous dans le Livre des guerres du Seigneur, cité au vingt-troisième chapitre des Nombres. Cependant jugez de ce que le monde seroit, si tous ces habitans ressembloient à Zoroastre.

Zoroastre (luy dis-je) qu’on dit qui est l’Auteur de la Necromance ? C’est luy-même (dit le Comte) de qui les ignorans ont écrit cette calomnie. Il avoit l’honneur d’estre fils du Salamandre Oromasis, et de Vesta femme de Noë. Il vécut douze cens ans le plus sage Monarque du Monde, et puis fut enlevé par son Pere Oromasis dans la région des Salamandres. Je ne doute pas (luy dis-je) que Zoroastre ne soit avec le Salamandre Oramasis dans la région du feu : mais je ne voudrois pas faire à Noë l’outrage que vous luy faites.

L’outrage n’est pas si grand que vous pourriez croire ; (reprit le Comte) tous ces Patriarches-là tenoient à grand honneur d’estre les peres putatifs des enfans que les enfans de Dieu vouloient avoir de leurs femmes : mais cecy est encore trop fort pour vous. Revenons à Oromasis ; il fut aimé de Vesta femme de Noë. Cette Vesta étant morte fut le genie tutelaire de Rome ; et le feu sacré qu’elle vouloit que des Vierges conservassent avec tant de soin, estoit en l’honneur du Salamandre son amant. Outre Zoroastre il nâquit de leur amour une fille d’une beauté rare et d’une sagesse extrême ; c’estoit la divine Egerie, de qui Numa Pompilius reçeut toutes ses Loix. Elle obligea Numa qu’elle aimoit, de faire bâtir un Temple à Vesta sa mere, où on entretiendroit le feu sacré en l’honneur de son pere Oromasis. Voilà la vérité de la fable, que les Poëtes et les Historiens Romains ont contée de cette Nymphe Egerie. Guillaume Postel le moins ignorant de tous ceux qui ont étudié la Cabale dans les livres ordinaires, a sçu que Vesta estoit femme de Noë : mais il a ignoré qu’Egerie fut fille de cette Vesta ; et n’ayant pas lû les livres secrets de l’ancienne Cabale, dont le Prince de la Mirande acheta si chèrement un exemplaire, il a confondu les choses, et a creu seulement qu’Egerie estoit le bon Genie de la femme de Noë. Nous apprenons dans ces livres, qu’Egerie fut conçuë sur l’eau lors que Noë erroit sur les flots vangeurs qui innondoient l’Univers : les femmes estoient alors reduites à ce petit nombre qui se sauverent dans l’Arche Cabalistique, que ce second Pere du monde avoit bâtie ; ce grand homme, gémissant de voir le châtiment épouvantable dont le Seigneur punissoit les crimes causez par l’amour qu’Adam avoit eu pour son Eve, voyant qu’Adam avoit perdu sa postérité en préférant Eve aux filles des Elemens, et en l’ôtant à celuy des Salamandres, ou des Sylphes qui eût sceu se faire aimer à elle. Noë (dis-je) devenu sage par l’exemple funeste d’Adam, consentit que Vesta sa femme se donnât au Salamandre Oromasis Prince des substances ignées ; et persuada ses trois enfans de ceder aussi leur trois femmes aux Princes des trois autres elemens. L’Univers fut en peu de temps repeuplé d’hommes heroïques, si sçavans, si beaux, si admirables, que leur postérité ébloüie de leurs vertus les a pris pour des divinitez. Un des enfans de Noë, rebelle au conseil de son pere, ne pût resister aux attraits de sa femme, non plus qu’Adam aux charmes de son Eve : mais comme le peché d’Adam avoit noirci toutes les ames de ses descendans, le peu de complaisance que Cham eut pour les Sylphes, marqua toute sa noire postérité, De là vient (disent nos Cabalistes) le tein horrible des Ethiopiens, et de tous ces peuples hideux à qui il est commandé d’habiter sous la Zone Torride, en punition de l’ardeur profane de leur Pere.

Voilà des traits bien particuliers, Monsieur (dis-je admirant l’égarement de cet homme) et vostre Cabale est d’un merveilleux usage pour éclaircir l’antiquité. Merveilleux (reprit-il gravement) et sans elle, Ecriture, Histoire, Fable, et Nature sont obscurs et inintelligibles. Vous croyez, par exemple, que l’injure que Cham fit à son Pere soit telle qu’il semble à la lettre ; vrayement c’est bien autre chose. Noë sorti de l’Arche, et voyant que Vesta sa femme ne faisoit qu’embellir par le commerce qu’elle avoit avec son Amant Oromasis, redevint passionné pour elle. Cham craignant que son Pere n’allât encore peupler la terre d’enfans aussi noirs que ses Ethiopiens, prit son temps un jour que le bon vieillard étoit plein de vin, et le chastra sans misericorde.... Vous riez ?

Je ris du zele indiscret de Cham, (luy dis-je,) Il faut plûtost admirer (reprit le Comte) l’honnesteté du Salamandre Oromasis, que la jalousie n’empêcha pas d’avoir pitié de la disgrâce de son rival. Il apprit à son fils Zoroastre, autrement nommé Japhet, le nom du Dieu tout-puissant qui exprime son eternelle fécondité : Japhet prononça six fois, alternativement avec son frere Sem, marchant à reculons vers le Patriarche, le nom redoutable JABAMIAH ; et ils restituèrent le Vieillard en son entier. Cette histoire mal entenduë fait dire aux Grecs, que le plus vieux des Dieux avoit esté chastré par un de ses enfans : mais voilà la vérité de la chose. D’où vous pouvez voir combien la morale des peuples du feu est plus humaine que la nostre, et mesme plus que celle des peuples de l’air ou de l’eau ; car la jalousie de ceux-cy est cruelle, comme le divin Paracelse nous l’a fait voir dans une avanture qu’il raconte, et qui a esté veuë de toute la ville de Stauffenberg. Un Philosophe avec qui une Nymphe estoit entrée en commerce d’immortalité, fut assez mal-honnête homme pour aimer une femme ; comme il dinoit avec sa nouvelle Maistresse et quelques-uns de ses amis, on vit en l’air la plus belle cuisse du monde ; l’amante invisible voulut bien la faire voir aux amis de son infidelle, afin qu’ils jugeassent du tort qu’il avoit de luy preferer une femme. Après quoy la Nymphe indignée le fit mourir sur l’heure.

Haî Monsieur (m’écriay-je) cela pourroit bien me dégoûter de ces amantes si delicates. Je confesse (reprit-il) que leur delicatesse est un peu violente. Mais si on a veu parmy nos femmes des amantes irritées faire mourir leurs amans parjures, il ne faut pas s’étonner que ces amantes si belles et si fidelles s’emportent, quand on les trahit ; d’autant plus qu’elles n’exigent des hommes que de s’abstenir des femmes, dont elles ne peuvent souffrir les défauts, et qu’elles nous permettent d’en aimer parmy elles autant qu’il nous plaît. Elles preferent l’interest et l’immortalité de leurs compagnes à leur satisfaction particulière ; et elles sont bien-aises que les Sages donnent à leur Republique autant d’enfans immortels qu’ils en peuvent donner.

Mais enfin, Monsieur (repris-je) d’où vient qu’il y a si peu d’exemples de tout ce que vous me dites ? Il y en a grand nombre, mon enfant (poursuivit-il) mais on n’v fait pas réflexion, ou on n’y ajoute point de foy, ou enfin on les explique mal, faute de connoitre nos principes. On attribue aux Démons tout ce qu’on devroit attribuër aux peuples des Elemens. Un petit Gnome se fait aimer à la célébré Magdelaine de la Croix, Abbesse d’un Monastere à Cordouë en Espagne ; elle le rend heureux dés l’âge de douze ans, et ils continuent leur commerce l’espace de trente. Un directeur ignorant persuade Magdelaine que son Amant est un Lutin, et l’oblige de demander l’absolution au Pape Paul III. Cependant il est impossible que ce fût un Démon ; car toute l’Europe a sçeu, et Caffiodorus Remus a voulu apprendre à la postérité le miracle qui se faisoit tous les jours en faveur de la sainte fille, ce qui apparemment ne fût pas arrivé, si son commerce avec le Gnome eust esté si diabolique que le venerable Directeur I’imaginoit. Ce Docteur-là eust dit hardiment, si je ne me trompe, que le Sylphe qui s’immortalisoit avec la jeune Gertrude Religieuse du Monastere de Nazareth au Diocese de Cologne, estoit quelque Diable. Asseurément (luy dis-je) et je le crois aussi. Ha ! mon fils (poursuivit le Comte en riant.) Si cela est, le Diable n’est gueres malheureux de pouvoir entretenir commerce de galanterie avec une fille de treize ans, et luy écrire ces billets doux qui furent trouvez dans sa cassette.

Croyez, mon enfant, croyez que le Démon a dans la région de la mort, des occupations plus tristes et plus conformes à la haine qu’a pour luy le Dieu de pureté : mais c’est ainsi qu’on se ferme volontairement les yeux. On trouve, par exemple, dans Tite-Live, que Romulus estoit fils de Mars ; les esprits forts disent : c’est une fable ; les Theologiens, il estoit fils d’un Diable incube ; les plaisans, Mademoiselle Sylvie avoit perdu ses gans, et elle en voulut couvrir la honte, en disant qu’un Dieu les luy avoit voilez. Nous qui connoissons la Nature et que Dieu a appeliez de ces tenebres à son admirable lumiere, nous sçavons que ce Mars pretendu estoit un Salamandre, qui épris de la jeune Sylvie, la fit mere du grand Romulus, ce Héros qui après avoir fondé sa superbe Ville, fut enlevé par son Pere dans un char enflammé, comme Zoroastre le fut par Oromasis.

Un autre Salamandre fut pere de Servius Tullius ; Tite Live dit que ce fut le Dieu du feu, trompé par la ressemblance, et les ignorans en ont fait le mesme jugement que du Pere de Romulus. Le fameux Hercule, l’invincible Alexandre, estoient fils du plus grand des Sylphes. Les Historiens ne connoissant pas cela, ont dit que Jupiter en estoit le pere : ils disoient vray ; car comme vous avez appris, ces Sylphes, Nymphes, et Salamandres, s’étoient erigez en Divinitez. Les Historiens qui les croyoient tels, appelloient enfans des Dieux tous ceux qui en naissaient.

Tel fut le divin Platon, le plus divin Apollonius Thianeus, Hercule, Achille, Sarpedon, le pieux Ænée, et le fameux Melchisedech ; car sçavez vous qui fut le pere de Melchisedech ? Non vrayement (luy dis-je) car S. Paul ne le sçavoit pas. Dites donc qu’il ne le disoit pas (reprit le Comte) et qu’il ne luy estoit pas permis de reveler les Mysteres Cabalistiques. Il sçavoit bien que le Pere de Melchisedech estoit Sylphe ; et que ce Roy de Salem fut conçeu dans l’Arche par la femme de Sem. La maniéré de sacrifier de ce Pontife estoit la même que sa cousine Egerie apprit au Roy Numa, aussi-bien que l’adoration d’une Souveraine Divinité sans image et sans statué : à cause dequoy les Romains devenus Idolâtres quelques temps après brûlerent les Saints Livres de Numa qu’Egerie avoit dictez. Le premier Dieu des Romains estoit le vray Dieu, leur Sacrifice estoit le veritable, ils offroient du Pain et du Vin au Souverain Maître du Monde : mais tout cela se pervertit en suite. Dieu ne laissa pas pourtant, en reconnoissance de ce premier culte, de donner à cette Ville qui avoit reconnu sa Souveraineté, l’Empire de l’Univers. Le même Sacrifice que Melchisedech…

Monsieur (interrompis-je) je vous prie laissons-la Melchisedech, la Sylphe qui l’engendra, sa cousine Egerie, et le Sacrifice du Pain et du Vin. Ces preuves me paroissent un peu éloignées ; et vous m’obligeriez bien de me conter des nouvelles plus fraîches ; car j’ay oüi dire à un Docteur, à qui on demandoit ce qu’estoient devenus les compagnons de cette espece de Satyre qui apparut à Saint Antoine, et que vous avez nommé Sylphe, que tous ces gens-là sont morts présentement. Ainsi les peuples élémentaires pourroient bien estre péris, puisque vous les avoüez mortels, et que nous n’en avons nulles nouvelles.

Je prie Dieu (repartit le Comte avec émotion) je prie Dieu qui n’ignore rien, de vouloir ignorer cet ignorant, qui décidé si fortement ce qu’il ignore. Dieu le confonde et tous ses semblables ! D’où a-t-il apris que les Elemens sont deserts et que tous ces peuples merveilleux sont anéantis. S’il vouloit se donner la peine de lire un peu les Histoires, et n’attribuër pas au Diable, comme font les bonnes femmes, tout ce qui passe la chimérique Theorie qu’il s’est fait de la Nature ; il trouveroit en tous tems et en tous lieux des preuves de ce que je vous av dit.

Que diroit vostre Docteur à cette histoire authentique arrivée depuis peu en Espagne ? Une belle Sylphide se fit aimer à un Espagnol, vécut trois ans avec luv, en eut trois beaux enfans, et puis mourut. Dira-t-on que c’estoit un Diable ? La sçavante réponse ! selon quelle physique le Diable peut-il s’organiser un corps de femme, concevoir, enfanter, allaitter ? Quelle preuve y a-t-il dans l’écriture de cét extravagant pouvoir que vos Theologiens sont obligez en cette rencontre de donner au Démon ? Et quelle raison vraysemblable leur peut fournir leur foible physique. Le Jesuite Delrio, comme il est de bonne foy, raconte naïvement plusieurs de ces avantures, et sans s’embarasser de raisons physiques se tire d’affaire, en disant que ces Sylphides estoient des Démons ; tant il est vray que nos plus grands Docteurs n’en sçavent pas plus bien souvent que les simples femmes ! Tant il est vray que Dieu aime à se retirer dans son Trône nubileux, et qu’épaississant les tenebres qui environnent Sa Majeste redoutable, il habite une lumiere inaccessible, et ne laisse voir ses veritez qu’aux humbles de cœur. Apprenez à estre humble, mon fils, si vous voulez penetrer ces tenebres sacrées qui environnent la vérité. Apprenez des Sages à ne donner aux Démons aucune puissance dans la Nature, depuis que la pierre fatale les a renfermez dans le puits de l’abisme. Aprenez des Philosophes à chercher toujours les causes naturelles dans tous les évenemens extraordinaires ; et quand les causes naturelles manquent, recourez à Dieu, et à ses Saints Anges, et jamais aux Démons qui ne peuvent plus rien que souffrir : autrement vous blasphemeriez souvent sans y penser, vous attribüeriez au Diable l’honneur des plus merveilleux ouvrages de la Nature.

Quand on vous diroit par exemple que le divin Apollonius Thianeus fut conçeu sans l’opération d’aucun homme, et qu’un des plus hauts Salamandres descendit pour s’immortaliser avec sa mere : vous diriez que ce Salamandre estoit un Démon, et vous donneriez la gloire au Diable, de la génération d’un des plus grands hommes qui soient sortis de nos mariages Philosophes.

Mais, Monsieur (interrompis-je) cet Apollonius est reputé parmy nous pour un grand Sorcier, et c’est tout le bien qu’on en dit. Voilà (reprit le Comte) un des plus admirables effets de l’ignorance, et de la mauvaise éducation. Parce qu’on entend faire à sa nourrice des contes de Sorciers, tout ce qui se fait d’extraordinaire ne peut avoir que le Diable pour Auteur. Les plus grands Docteurs ont beau faire, ils n’en seront pas crus s’ils ne parlent comme nos nourrices. Apollonius n’est pas né d’un homme ; il entend les langages des oyseaux ; il est veu en même jour en divers endroits du monde ; il disparoistdevant l’Empereur Domitien qui veut le faire maltraiter ; il ressuscite une fille par la vertu de l’Onomance ; il dit à Ephese en une assemblée de toute l’Asie qu’à cette même heure on tue le Tyran à Rome. Il est question de juger cet homme ; la nourrice dit : C’est un Sorcier. S. Jerôme, et S. Justin le Martyr, dit que ce n’est qu’un grand Philosophe. Jerôme, Justin, et nos Cabalistes seront des visionnaires, et la femmelette l’emportera. Ha ! que l’ignorant perisse dans son ignorance : mais vous, mon enfant, sauvez vous du naufrage.

Quand vous lirez que le célébré Merlin naquit, sans l’opération d’aucun homme, d’une Religieuse, fille du Roy de la grand’ Bretagne, et qu’il predisoit l’avenir plus clairement qu’une Tyresie, ne dites pas avec le peuple qu’il estoit fils d’un Démon incube, puis qu’il n’y en eut jamais ; ny qu’il prophetisoit par l’art des Démons, puisque le Démon est la plus ignorante de toutes les Creatures, suivant la Sainte Cabale. Dites avec les Sages, que la Princesse Angloise fut consolée dans sa solitude par un Sylphe qui eut pitié d’elle, qu’il prit soin de la divertir, et qu’il sceut luy plaire, et que Merlin leur fils fut élevé par le Sylphe en toutes les sciences, et apprit de luy à faire toutes les merveilles que l’Histoire d’Angleterre en raconte.

Ne faites pas non plus l’outrage aux Comtes de Cleves, de dire que le Diable est leur pere, et ayez meilleure opinion du Sylphe que l’Histoire dit qui vint à Cleves sur un Navire miraculeux traîné par un Cygne qui y estoit attaché avec une chaîne d’argent. Ce Sylphe après avoir eu plusieurs enfans de l’heritiere de Cleves, repartit un jour en plein midy à laveuë de tout le monde sur son Navire aérien. Qu’a-t-il fait à vos Docteurs, qui les oblige à l’eriger en Démon ?

Mais ménagerez-vous assez peu l’honneur de la Maison de Lusignan ? et donnerez-vous à vos Comtes de Poitiers une genealogie diabolique ?Que direz-vous de leur mere célébré ? Je croy, Monsieur (interrompis-je) que vous m’allez faire les contes de Melusine. Ha ! si vous me niez l’Histoire de Melusine [reprit-il] je vous donne gagné : mais si vous la niez il faudra brûler les Livres du grand Paracelse qui maintient en cinq ou six endroits differens, qu’il n’y a rien de plus certain que cette Melusine estoit une Nymphe ; et il faudra dementir vos Historiens, qui disent que depuis sa mort, ou pour mieux dire, depuis qu’elle disparut aux yeux de son mary, elle n’a jamais manqué (toutes les fois que ses descendans estoient menacez de quelque disgrace ou que quelque Roy de France devoit mourir extraordinairement) de paroître en deüil sur la grande Tour du Chasteau de Lusignan, qu’elle avoit fait bastir. Vous aurez une querelle avec tous ceux qui descendent de cette Nymphe, ou qui sont alliez de sa Maison, si vous vous obstinez à soûtenir que ce fut un Diable.

Pensez-vous, Monsieur (luy dis-je) que ces Seigneurs aiment mieux estre originaires des Sylphes ? Ils l’aimeroient mieux, sans doute (repliqua-t-il) s’ils sçavoient ce que je vous apprens,et ils tiendroient à grand honneur ces naissances extraordinaires. Ils connoîtroient, s’ils avoient quelque lumière de Cabale, que cette sortedegeneration estant plus conforme à la maniéré dont Dieu entendoit au commencement que le monde se multipliât, les enfans qui en naissent sont plus heureux, plus vaillans, plus sages, plus renommez, et plus bénis de Dieu. N’est-il pas plus glorieux pour ces hommes illustres de descendre de ces creatures si parfaites, si sages, et si puissantes, que de quelque sale Lutin, ou quelque infâme Asmodée ?

Monsieur (luy dis-je) nos Theologiens n’ont garde de dire que le Diable soit pere de tous ces hommes qui naissent sans qu’on sçache qui les met au monde. Ils reconnoissent que le Diable, est un esprit, et qu’ainsi il ne peut engendrer. Gregoire de Nicée (reprit le Comte) ne dit pas cela ; car il tient que les Demons multiplient entr’eux comme les hommes. Nous ne sommes pas de son avis (repliquay-je.) Mais il arrive (disent nos Docteurs) que... Ha ! ne dites pas (interrompit le Comte) ne dites pas ce qu’ils disent, ou vous diriez comme eux une sottise tres-sale et tres-mal-honneste. Quelle abominable défaite ont-ils trouvé-là ? Il est étonnant comme ils ont tous unaniment embrassé cette ordure, et comme ils ont pris plaisir de poster des farfadets aux embusches pour profiter de l’oisive brutalité des Solitaires, et en mettre promprement au monde ces hommes miraculeux, dont ils noircissent l’illustre memoire par une si vilaine origine. Appellent-ils cela philosopher ? Est-il digne de Dieu, de dire qu’il ait cette complaisance pour le Demon de favoriser ces abominations ; de leur accorder la grace de la fécondité qu’il a refusée à de grands Saints et de recompenser ces saletez en créant pour ces embrions d’iniquité, des ames plus heroiques, que pour ceux qui ont esté formez dans la chasteté d’un mariage legitime ? Est-il digne delà Religion de dire comme font ces Docteurs, que le Demon peut par ce detestable artifice rendre enceinte une Vierge durant le sommeil, sans prejudice de sa virginité ? ce qui est aussi absurde que l’Histoire que Thomas d’Aquin (d’ailleurs Auteur très solide, et qui sçavoit un peu de Cabale) s’oublie assez luy-même pour conter dans son sixieme Quodlibet d’une fille couchée avec son père, à qui il fait arriver même avanture que quelques Rabins heretiques disent qui avint à la fille de Jeremie, à laquelle ils font concevoir ce grand Cabaliste Bensyrah en entrant dans le bain après le Prophete. Je jurerois que cette impertinence a esté imaginée par quelque...

Si j’osois, Monsieur, interrompre vostre declamation (luy dis-je) je vous avouërois pour vous appaiser qu’il seroit à souhaiter que nos Docteurs eussent imaginé quelque solution, dont les oreilles pures comme les vostres s’offensassent moins. Ou bien ils devoient nier tout-à-fait les faits sur quoy la question est fondée.

Bon expedient (reprit-il) Hé ? le moyen de nier les choses constantes ? Mettez-vous à la place d’un Theologien à fourrure d’hermine, et supposez que l’heureux Danhuzerus vient à vous comme à l’Oracle de sa Religion…

En cet endroit un Laquais vint me dire qu’un jeune Seigneur venoit me voir. Je ne veux pas qu’il me voye, (dit le Comte.) Je vous demande pardon, Monsieur (luy dis-je), vous jugez bien au nom de ce Seigneur, que je ne puis pas faire dire qu’on ne me voit point : prenez donc la peine d’entrer dans ce cabinet. Ce n’est pas la peine (dit-il),je vay me rendre invisible. Ha ! Monsieur (m’écriay-je) trêve de diablerie, s’il vous plaît, je n’entens pas raillerie là-dessus. Qu’elle ignorance, (dit le Comte en riant, et haussant les épaules) de ne sçavoir pas que pour estre invisible il ne faut que mettre devant soy le contraire de la lumiere ! Il passa dans mon cabinet, et le jeune Seigneur entra presque en mesme tems dans ma chambre : je luy demande pardon si je ne luy parlay pas de mon avanture.

CINQUIÈME ENTRETIEN Sur les Sciences Secrètes.

Le Grand Seigneur estant sorty, je trouvay en venant de le conduire le Comte de Gabalis dans ma chambre. C’est grand dommage [me dit-il] que ce Seigneur qui vient de vous quitter, sera un jour un des 72 Princes du Sanhédrin de la Loy nouvelle ; car sans cela il seroit un grand sujet pour la sainte Cabale ; il a l’esprit profond, net, vaste, sublime, et hardy ; voilà la figure de Geomance que je viens de jetter pour luy, durant que vous parliez ensemble : Je n’ay jamais veu des points plus heureux, et qui marquassent une ame si belle ; voyez cette Mere quelle magnanimité elle luy donne. Cette Fille luy procurera la pourpre ; je luy veux du mal et à la fortune, de ce qu’elles ostent à la Philosophie un sujet qui peut-estre vous surpasseroit. Mais où en estions-nous quand il est venu ?

Vous me parliez, Monsieur [luy dis-je] d’un Bien-heureux que je n’ay jamais veu dans le Calendrier Romain, il me semble que vous l’avez nommé DanhuZerus : Ha ! je m’en sou-viens [reprit-il] je vous disois de vous mettre en la place d’un de vos Docteurs, et de supposer que l’heureux Danhuzerus vient vous découvrir sa conscience, et vous dit :

Monsieur, je viens de delà les Monts, au bruit de vostre science ; j’ay un petit scrupule qui me fait peine. Il y a dans une montagne d’Italie une Nymphe qui tient là sa Cour ; mille Nymphes la servent, presque aussi belles qu’elle ; des hommes tres-bien faits, tres-sçavans et tres-honnestes gens, viennent là de toute la terre habitable, ils aiment ces Nymphes, et en sont aimez ; ilsy menent la plus douce vie du monde ; ils ont de tres-beaux enfans de ce qu’ils aiment ; ils adorent le Dieu vivant ; ils ne nuisent à personne ; ils esperent l’immortalité. Je me promenois un jour dans cette montagne ; je pleus à la Nymphe Reine, elle se rend visible ; me montre sa charmante Cour. Les Sages qui s’apperçoivent qu’elle m’aime, me respectent presque comme leur Prince ; ils m’exhortent à me laisser toucher aux soupirs et à la beauté de la Nymphe ; elle me conte son martyre, n’oublie rien pour toucher mon cœur et me remontre enfin qu’elle mourra, si je ne veux l’aimer, et que si je l’aime, elle me sera redevable de son immortalité. Les raisonnemens de ces sçavans hommes ont convaincu mon esprit, et les attraits de la Nymphe m’ont gagné le cœur ; je l’aime, j’en ay des enfans de grande esperance : mais au milieu de ma felicité je suis troublé quelque fois par le ressouvenir que l’Eglise Romaine n’approuve peut-estre pas tout cela. Je viens à vous, Monsieur, pour vous consulter qu’est ce que cette Nymphe, ces Sages, ces Enfans, et en quel estât est ma conscience ? Ça Monsieur le Docteur, que repondriez-vous au Seigneur Danhuzerus ?

Je luy dirois [répondis-je.] Avec tout le respect que je vous dois, Seigneur Danhuzerus, vous estes un peu phanatique ; ou bien vostre vision est un enchantement ; vos enfans, et vôtre maîtresse sont des Lutins ; vos Sages sont des foux, et je tiens vôtre conscience très cauterisée.

Avec cette réponce, mon fils, vous pourriez meriter le bonnet de Docteur : mais vous ne mériteriez pas d’estre reçeu parmy nous (reprit le Comte avec un grand soupir.) Voilà la barbare disposition où sont tous les Docteurs d’aujourd’huy. Un pauvre Sylphe n’oseroit se montrer qu’il ne soit pris d’abord pour un Lutin ; une Nymphe ne peut travailler à devenir immortelle sans passer pour un phantôme impur ; et un Salamandre n’oseroit apparoître de peur d’estre pris pour un Diable ; et les pures flammes qui le composent pour le feu d’Enfer qui l’accompagne par tout. Ils ont beau nous dissiper ces soupçons si injurieux, faire le signe de la Croix quand ils apparoissent, fléchir le genoüil devant les noms Divins, et même les prononcer avec reverence, toutes ces précautions sont vaines. Ils ne peuvent obtenir qu’on ne les repute pas ennemis du Dieu qu’ils adorent plus religieusement que ceux qui les fuyent.

Tout de bon, Monsieur (luy dis-je) vous croyez que ces Sylphes sont gens fort dévots ? Tres-devots [répondit-il] et tres zelez pour la Divinité. Les discours tres-excellens qu’ils nous font de l’Essence Divine, et leurs prieres admirables nous édifient grandement. Ont-ils des prieres aussi [luy dis-je] j’en voudrois bien une de leur façon. Il est aisé de vous satisfaire [repartit-il] et afin de ne vous en point rapporter de suspecte, et que vous ne puissiez soupçonner d’avoir fabriquée ; écoutez celle que le Salamandre qui réponditdans le Temple de Delphes, voulut bien apprendre aux Payens, et que Porphyre raporte ; elle contient une sublime Theologie et vous verrez par là qu’il ne tenoit pas à ces Sages Creatures, que le monde n’adorât le vray Dieu.

ORAISON DES SALAMANDRES

Immortel, Eternel, Ineffable, et Sacré Pere de toutes choses, qui es porté sur le chariot roullant sans cesse, des mondes qui tournent toûjours. Dominateur des Campagnes Etheriennes où est élevé le Thrône de ta puissance, du haut duquel tes yeux redoutables découvent tout, et tes belles et saintes Oreilles écoutent tout. Exauce tes Enfans que tu as aimez dès la naissance des Siècles ; car ta dorée et grande et éternelle Majesté resplendit au dessus du monde, et du Ciel des Estoilles ; tu es élevé sur elles, ô feu étincellant. Là tu t’allumes et t’entretiens toy-même par ta propre splendeur ; et il sort de ton Essence des ruisseaux intarissables de lumière qui nourrissent ton esprit infiny. Cet esprit infiny produit toutes choses, et fait ce trésor inépuisable de matière qui ne peut manquer à la génération qui Venvironne toûjours à cause des formes sans nombre dont elle est enceinte, et dont tu Vas remplie au commencement. De cet esprit tirent aussi leur origine ces Rois tres-saints qui son debout autour de ton Thrône, et qui composent ta Cour, ô Pere Universel ! ô Unique ! ô Pere des Bien-heureux mortels, et immortels ! Tu as crée en particulier des Puissances qui sont merveilleusement semblables à ton éternelle Pensée, et à ton Essence adorable. Tu les a établies supérieures aux Anges qui annoncent au monde tes volontez. Enfin tu nous ci créez une troisième sorte de Souverains dans les Elemens. Nostre continuel exercice est de te loiier et d’adorer tes désirs. Nous brûlons du désir de te posséder. O Pere ! ô Mere la plus tendre des Mer es ! ô l’Exemplaire admirable des sentimens et de la tendresse des Mer es ! ô Fils la fleur de tous les Fils ! ô forme de toutes les formes ! Ame, Esprit, Harmonie, et Nombre de toutes choses.

Que dites-vous de cette Oraison des Salamandres ? N’est-elle pas bien sçavante, bien élevée, et bien dévote ? Et de plus bien obscure (répondis-je) je l’avais ouïe paraphraser à un Prédicateur qui prouvoit par là que le Diable entr’autres vices qu’il a, est sur tout grand hypocrite. Hé bien ! (s’écria le Comte) quelle ressource avez-vous, donc pauvres peuples élémentaires ? Vous dites des merveilles de la Nature de Dieu, du Pere, du Fils, du S. Esprit, des Intelligences assistantes, des Anges, des Cieux. Vous faites des prieres admirables, et les enseignez aux hommes ; et après tout vous n’estes que Lutins hypocrites !

Monsieur (interrompis-je), vous ne me faites pas plaisir d’apostropher ainsi ces gens-là. Hé bien, mon fils (reprit-il) ne craignez pas que je les appelle : mais que vostre foiblesse vous empesche du moins de vous étonner à l’avenir de ce que vous ne voyez pas autant d’exemples que vous en voudriez de leur alliance avec les hommes. Helas ! où est lafemme, à qui vos Docteurs n’ont pas gâté l’imagination, qui ne regarde pas avec horreur ce commerce, et qui ne tremblât pas à l’aspect d’un Sylphe ? Où est l’homme qui ne fuit pas de les voir, s’il se pique un peu d’estre homme de bien ? Trouvons-nous que tres-rarement un honneste homme qui veuille de leur familiarité ? Et n’y a-t-il que des débauchez, ou des avares, ou des ambitieux, ou des fripons, qui recherchent cet honneur qu’ils n’auront pourtant jamais (VIVE DIEU) parce que la crainte du Seigneur est le commencement de la Sagesse.

Que deviennent donc [luy dis-je] tous ces peuples volans ; maintenant que le gens de bien sontsi préoccupez contr’eux ? Ha ! le bras de Dieu (dit-il) n’est point racourcy, et le Démon ne retire pas tout l’avantage qu’il esperoit de l’ignorance et de l’erreur qu’il a répendu à leur prejudice, car outre que les Philosophes qui sont en grand nombre y remedient le plus qu’ils peuvent en renonçant tout-à-fait aux femmes ; Dieu a permis à tous ces peuples d’user de tous les innocens artifices dont ils peuvent s’aviser pour converser avec les hommes à leur insceu. Que me dites vous là, Monsieur ? [m’écriay-je]. Je vous dis vray [poursuivit-il]. Croyez vous qu’un chien puisse avoir des enfans d’une femme ? Non (répondis-je.) Et un Singe (ajoûta-t-il). Non plus (répli-quayje). Et un Ours ? (continua-t-il). Ny chien, ny ours, ny singe (luy dis-je), cela est impossible sans doute ; contre la nature, contre laraison, et le sens commun. Fort bien (dit le Comte), mais les Rois des Goths ne sont-ils pas nez d’un ours et d’une Princesse suédoise ? Il est vray (repartis-je)que l’Histoire le dit. Et les Pegusiens et Syoniens des Indes (répliqua t-il) ne sont-ils pas nez d’un chien et d’une femme ? J’ay encore leu cela (luy dis-je). Et cette femme portugaise (continua-t-il) qui estant exposée en une Isle deserte, eut des enfans d’un grand Singe ? Nos Theologiens (luy dis-je) répondent à cela, Monsieur, que le Diable prenant la figure de ces bestes… Vous m’allez encore alleguer (interrompit le Comte) les sales imaginations de vos Auteurs. Comprenez donc, une fois pour toutes, que les Sylphes voyant qu’on les prend pour des Démons, quand ils apparoissent en forme humaine, pour diminuer cette aversion qu’on a d’eux, prennent la figure de ces animaux et s’accommodent ainsi à la bizarre foiblesse des femmes, qui auroient horreur d’un beau Sylphe, et qui n’en ont pas tant pour un chien, ou pour un singe. Je pourrois vous conter plusieurs historiettes de ces petits chiens de Bologne avec certaines pucelles de par le monde : mais j’ay à vous apprendre un plus grand secret.

Sçachez, mon fils, que tel croit estre fils d’un homme, qui est fils d’un Sylphe. Tel croit estre avec sa femme, qui sans y penser immortalise une Nymphe. Telle femme pense embrasser son mary, qui tient entre ses bras un Salamandre ; et telle fille jureroit à son réveil qu’elle est Vierge, qui a eu durant son sommeil un honneur dont elle ne se doute pas. Ainsi le Démon et les ignorans sont également abusés.

Quoy ! le Démon (luy dis-je) ne sçauroit-il réveiller cette fille endormie pour empêcher ce Salamandre de devenir immortel ? Il le pourroit (répliqua le Comte) si les Sages n’y mettoient ordre : mais nous apprenons à tous ces peuples les moyens de lier le Démon, et de s’opposer à leur éfort. Ne vous disois-je pas l’autre jour que les Sylphès et les autres Seigneurs des Elémens sont trop heureux que nous voulions leur montrer la Cabale. Sans nous, le Diable leur grand ennemy les inquiéteroit fort, et ils auroient de la peine à s’immortaliser à l’insçû des Filles.

Je ne puis (repartis-je), admirerassés la profonde ignorance. où nous vivons. On croit que les Puissances de l’Air aident quelquefois les Amoureux à parvenir à ce qu’ils désirent. La chose va donc tout autrement, les Puissances de l’Air ont besoin que les Hommes les servent en leurs Amours. Vous l’avés dit, mon Fils [poursuivit le Comte], le Sage donne secours à ces pauvres peuples, sans lui trop malheureux et trop foibles pour pouvoir résister au Diable : mais aussi quand un Sylphe a appris de nous à prononcer Cabalistiquement le nom puissant NEHMAHiMiHAH, et à le combiner dans les formes avec le nom délicieux ELIAEL ; toute les Puissances des Ténébres prennent la fuite, et le Sylphe joüit paisiblement de ce qu’il aime.

Ainsi fut immortalisé ce Sylphe ingénieux qui prit la figure de l’Amant d’une Demoiselle de Seville ; l’Histoire en est connuë. La jeune Espagnole étoit belle, mais aussi cruelle que belle. Un Cavalier Castillan, qui l’aîmoit inutilement, prit la resolution de partir un matin sans rien dire, et d’aller voyager jusqu’à ce qu’il fût guéri de son inutile passion. Un Sylphe trouvant la belle à son gré, fut d’avis de prendre ce tems, et s’armant de tout ce qu’un des nôtres luy apprit pour se défendre des traverses que le Diable envieux de son bonheur eût pû luy susciter, il va voir la Demoiselle sous la forme de l’Amant éloigné, il se plaint, il soûpire, il est rebuté. Il presse, il sollicite, il persévére ; après plusieurs mois il touche, il se fait aimer, il persuade, et enfin il est heureux. Il naît de leur Amour un Fils dont la naissance est secrète et ignorée des Parens par l’adresse de l’Amant Aérien. L’Amour continuë, et il est beni d’une deuxième grossesse. Cependant le Cavalier guéri par l’absence revient à Séville et impatient de revoir son inhumaine, va au plus viste luy dire, qu’enfin il est en état de ne plus luy déplaire, etqu’il vient lui annoncer qu’il ne l’aime plus.

Imaginés, s’il vous plaît, l’étonnement de la Fille ; la réponse, ses pleurs, ses reproches, et tout leur Dialogue surprenant. Elle luy soutient qu’elle l’a rendu heureux ; il le nie ; que leur Enfant commun est en tel lieu, qu’il est Pére d’un autre qu’elle porte ; il s’obstine à désavouer. Elle se désole et s’arrache les cheveux ; les Parens accourent à ses cris ; l’Amante désespérée continué ses plaintes et ses invectives ; on vérifie que le Gentilhomme étoit absent depuis deux ans ; on cherche le premier Enfant, on le trouve, et le second naquit en son terme.

Et l’Amant Aerien (interrompis-je) quel Personnage joüoit-il durant tout cela ? Je voy bien (répondit le Comte) que vous trouvés mauvais qu’il ait abandonné sa Maîtresse à la rigueur des Parens, ou à la fureur des Inquisiteurs : mais il avoit une raison de se plaindre d’elle. Elle n’étoit pas assés devote ; car quand ces Messieurs se sont immortalisez, ils travaillent sérieusement, et vivent fort saintement pour ne point perdre le droit qu’ils viennent d’acquérir à la possession du souverain bien. Ainsi ils veulent que la personne à laquelle ils se sont alliez, vive avec une innocence exemplaire, comme on voit dans cette fameuse avanture d’un jeune Seigneur de Baviere.

Il étoit inconsolable de la mort de sa Femme qu’il aimoit passionnément. Une Sylphide fut conseillée par un de nos Sages de prendre la figure de cette femme ; elle le crût, et s’alla présenter au jeune homme afligé, disant que Dieu l’avoit ressuscitée pour le consoler de son extrême afliction. Ils vécurent ensemble plusieurs années, et firent de très-beaux Enfans. Mais le jeune Seigneur n’étoit pas assés homme de bien pour retenir la sage Sylphide, il juroit et disoit des paroles malhonnêtes, Elle l’avertit souvent : mais voyant que ses remontrances étoient inutiles, elle disparut un jour, et ne lui laissa que ses juppes et le repentir de n’avoir pas voulu suivre ses saints conseils. Ainsi vous voyés, mon Fils, que les Sylphes ont quelquefois raison de disparoître ; et vous voyés que le Diable ne peut empêcher, non plus que les fantasques caprices de vos Téologiens, que les Peuples des Elémens ne travaillent avec succès à leur immortalité quand ils sont secourus par quelqu’un de nos Sages.

Mais en bonne-foy, Monsieur [repris-je], étes-vous persuadé que le Démon soit si grand ennemi de ces suborneurs de Demoiselles ? Ennemi mortel [dit le Comte] surtout des Nymphes, des Sylphes et des Salamandres. Car pour les Gnomes, il ne les haït pas si fort ; par ce que comme je croy vous avoir appris, ces Gnomes éfrayés des hurlemens des Diables qu’ils entendent dans le centre de la Terre, aiment mieux demeurer mortels que d’étre ainsi tourmentés, s’ils acquéroient l’immortalité. De là vient que ces Gnomes et les Démons leurs voisins ont assés de commerce. Ceux-ci persuadent aux Gnomes, naturellement trés-amis de l’Homme, que c’est lui rendre un fort grand service, et le délivrer d’un grand péril que de l’obliger de renoncer à son immortalité. Ils s’engagent pour cela de fournir à celui à qui ils peuvent persuader cette renonciation, tout l’argent qu’il demande ; de détourner les dangers qui pourroient menacer la vie durant certain tems, ou telle autre condition qu’il plaît à celuy qui fait ce malheureux pacte : Ainsi le Diable, le méchant qu’il est, par l’entremise de ce Gnome fait devenir mortelle l’Ame de cet Homme, et la prive du droit de la vie éternelle.

Comment, Monsieur (m’écriai-je), ces pactes à vôtre avis, desquels les Demonographes racontent tant d’exemples, ne sefont point avec le Démon ? Non sûrement (reprit le Comte). Le Prince du Monde n’a-t-il pas été chassé dehors ? n’est-il pas renfermé ? n’est-il pas lié ? n’est-il pas la Terre maudite et damnée, qui est restée au fonds de l’ouvrage du suprême et Archetype Distillateur ? Peut-il monter dans la Région de la Lumière, et y répandre ses ténebres concentrées ? Il ne peut qu’inspirer aux Gnomes, qui sont ses voisins, de venir faire ces propositions à ceux d’entre les Hommes, qu’il craint le plus qui soient sauvez, afin que leur Ame meure avec le Corps.

Et selon vous (ajoûtay-je), ces Ames meurent ? Elles meurent, mon Enfant (répondit-il). Et ceux qui font ces pactes-là ne sont point damnez ? [poursuivis-je.] Ils ne le peuvent être (dit-il), car leur Ame meurt avec leur Corps. Ils sont donc quittes à bon marché (repris-je), et ils sont bien légèrement punis d’avoir fait un crime si énorme que de renoncer à leur Baptême et à la Mort du Seigneur.

Appelés vous (repartit le Comte) être légèrement puni, que de rentrer dans les noirs abymes du néant ! Sachez que c’est une plus grande peine que d’étre damné, qu’il y a encore un reste de miséricorde dans la justice que Dieu exerce contre les pécheurs dans l’Enfer : que c’est une grande grâce de ne les point consumer par le feu qui les brûle. Le néant est un plus grand mal que l’Enfer ; c’est ce que les Sages prêchent aux Gnomes quand il les assemblent, pour leur faire entendre quel tort ils se font de préférer la mort à l’immortalité, et le néant à l’esperance de l’éternité bienheureuse, qu’ils seroient en droit de posséder, s’ils s’allioient aux hommes sans exiger d’eux ces renonciations criminelles. Quelques-uns nous croyent, et nous les marions à nos Filles.

Vous Evangélisez donc les Peuples Souterrains, Monsieur ? (luydis-je). Pourquoy non ? (reprit-il). Nous sommes leurs Docteurs aussi bien que des Peuples du Feu, de l’Air, et de l’Eau ; et la charité Philosophique se répand indiféremment sur tous ces Enfans de Dieu. Comme ils sont plus subtils et plus éclairés que le commun des hommes, il sont plus dociles et plus capables de discipline ; et ils écoutent les vérités divines avec un respect qui nous ravit.

Il doit être en éfet ravissant (m’écriay-je en riant) de voir un Cabaliste en chaire prôner à ces Messieurs-là. Vous en aurés le plaisir, mon Fils, quand vous voudrés (dit le Comte) et si vous le désirés, je les assembleray dés ce soir, et je leur prêcherav sur le minuit. Sur le minuit (me récriay-je) j’ay oüi dire que c’est-là l’heure du Sabat. Le Comte se prit à rire : Vous me faites souvenir-là (dit-il) de toutes les folies que les Démonographes recontent sur ce chapitre de leur imaginaire Sabat. Je voudrois bien pour la rareté du fait, que vous le crûssiez aussi. Ha ! pour les contes du Sabat (repris-je) je vous assûre que je n’en croy pas un.

Vous faites bien, mon Fils (dit-il), car encore une fois, le Diable n’a pas la puissance de se joüer ainsi du Genre humain, ni de pactiser avec les Hommes, moins encore de se faire adorer, comme le croyent les Inquisiteurs. Ce qui a donné lieu à ce bruit populaire, c’est que les Sages, comme je viens de vous dire, assemblent les Habitans des Elémens, pour leur prêcher leurs Mystères et leur Morale ; et comme il arrive ordinairement que quelque Gnome revient de son erreur grossière, comprend les horreurs du néant, et consent qu’on l’immortalise, on luy donne une Fille, on le marie, la noce se célébré avec toute la réjouissance que demande la conquête qu’on vient de faire. Ce sont là les danses, et ces cris de joye qu’Aristote dit qu’on entendoit dans certaines Isles, où pourtant on ne voyoit personne. Le grand Orphée fut le premier qui convoqua ces Peuples Souterrains ; à sa première semonce Sabatius le plus ancien des Gnomes fut immortalisé ; et c’est de ce Sabatius qu’a pris son nom cette Assemblée, dans laquelle les Sages luy ont adressé la parole tant qu’il a vécu, comme il paroît dans les Hymnes du divin Orphée. Les ignorans ont confondu ces choses, et ont pris occasion de faire là-dessus mille contes impertinens et de décrier une Assemblée que nous ne convoquons qu’à la gloire du Souverain Etre.

Je n’eusse jamais imaginé (luy dis-je) que le Sabat fût une Assemblée de dévotion. C’en est pourtant une (repartit-il) trés-Sainte et très Cabalistique ; ce que le monde ne se persuaderoit pas facilement. Mais tel est l’aveuglement déplorable de ce siècle-injuste ; on s’entête d’un bruit populaire, et on ne veut point être détrompé. Les Sages ont beau dire, les sots en sont plutôt crûs. Un Philosophe a beau montrer à l’œil la fausseté des chimères que l’on s’est forgées et donner des preuves manifestes du contraire : quelque experience et quelque solide raisonnement qu’il ait employé, s’il vient un homme à chaperon qui s’inscrive en faux ; l’expérience et la démonstration n’ont plus de force, et il n’est plus au pouvoir de la vérité de rétablir son empire. On en croit plus à ce chaperon qu’à ses propres yeux. Il y a eu dans vôtre France une preuve mémorable de cet entêtement populaire.

Le fameux Cabaliste Zedechias se mit dans l’esprit, sous le régne de vôtre Pépin, de convaincre le Monde, que les Eléments sont habitez par tous ces Peuples dont je vous ay décrit la Nature. L’expédient dont il s’avisa, fut de conseiller aux Sylphes de se montrer en l’Air à tout le monde ; ils le firent avec magnificence ; on voyoit dans les Airs ces Créatures de forme humaine, tantôt rangées en bataille, marchant en bon ordre, ou se tenant sous les armes, ou campées sous des pavillons superbes, tantôt sur des Navires Aériens d’une structure admirable, dont la Flote volante voguoit au gré des Zéphirs. Qu’arriverat-il ? Pensez-vous que ce Siècle ignorant s’avisât de raisonner sur la nature de ces spectacles merveilleux ? Le peuple crût d’abord que c’étoit des Sorciers qui s’étoient emparez de l’Air pour y exciter des orages et pour faire grêler sur les moissons. Les Savans Théologiens et les Jurisconsultes furent bientôt de l’avis du Peuple ; les Empereurs le crurent aussi et cette ridicule chimère alla si avant, que le sage Charlemagne, et après luy, Louis le Débonnaire, imposèrent des griéves peines à tous ces prétendus Tyrans de l’Air. Voyés cela dans le premier chapitre des Capitulaires de ces deux Empereurs.

Les Sylphes voyant le Peuple, les Pédans et les Têtes couronnées même s’allarmer ainsi contr’eux, résolurent pour faire perdre cette mauvaise opinion qu’on avoit de leur Flote innocente, d’enlever des Hommes de toutes parts, de leur faire voir leurs belles Femmes, leur République et leur Gouvernement, et puis les rémettre à terre en divers endroits du Monde. Ils le firent comme ils l’avoient projetté. Le Peuple qui voyoit décendre ces Hommes y accouroit de toutes parts, prévenu que c’étoit des Sorciers qui se détachoient de leurs Compagnons pour venir jetter des venins sur les fruits et dans les fontaines, suivant la fureur qu’inspirent de telles imaginations entraînoit ces innocens au suplice. Il est incroyable quel grand nombre il en fit périr par l’eau et par le feu dans tout ce Royaume.

Il arriva qu’un jour entr’autres, on vit à Lyon décendre de ces Navires Aériens, trois hommes et une femme ; toute la Ville s’assemble à l’entour, crie qu’ils sont Magiciens, et que Grimoald Duc de Bennevent ennemi de Charlemagne, les envoye pour perdre les moissons des François. Les quatre innocens ont beau dire pour leur justification qu’ils sont du païs même, qu’ils ont été enlevés depuis peu par des Hommes miraculeux qui leur ont fait voir des merveilles inoüies, et les ont priés d’en faire le récit. Le Peuple entêté n’écoute point leur défense, et il alloit les jetter dans le feu, quand le bonhomme Agobard, Evêque de Lyon, qui avoit acquis beaucoup d’autorité étant Moine dans cette Ville, accourut au bruit, et ayant oüi l’accusation.du Peuple, et la défense des Accusés prononça gravement que l’une et l’autre étoient fausses, qu’il n’étoit pas vray que ces hommes fussent decendus de l’Air, et que ce qu’ils disoient y avoir vû, étoit impossible.

Le Peuple crût plus à ce que disoit son bon Pére Agobard qu’à ses propres yeux, s’appaisa, donna la liberté aux quatre Ambassadeurs des Sylphes, et reçût avec admiration le livre qu’Agobard écrivit pour confirmer la sentence qu’il avoit donnée ; ainsi le témoignage de ces quatre témoins fut rendu vain.

Cependant comme ils échapérent au suplice, ils furent libres de raconter ce qu’ils avoient vû ; ce qui ne fut pas tout-à-fait sans fruit ; car s’il vous en souvient bien, le Siècle de Charlemagne fut fécond en Hommes héroïques ; ce qui marque que la Femme qui avoit été chés les Sylphes, trouva créance parmi les Dames de ce tems-là, et que par la grace de Dieu beaucoup de Sylphes s’immortalisèrent. Plusieurs Sylphides aussi devinrent immortelles par le récit que ces trois Hommes firent de leur Beauté, ce qui obligea les gens de ce tems-là de s’appliquer un peu à la Philosophie ; et de là sont venuës toutes ces Histoires des Fées que voùs trouvés dans les Légendes Amoureuses du Siècle de Charlemagne et des suivans. Toutes ces Fées prétenduës n’étoient que Sylphides et Nymphes. Avés-vous lu ces Histoires de Héros et des Fées ? Non, Monsieur (luy dis-je.)

J’en suis fâché (reprit-il), car elles vous eussent donné quelque idée de l’état auquel les Sages ont résolu de reduire un jour le Monde. Ces Hommes héroïques, ces Amours de Nymphes, ces Voyages au Paradis terrestre, ces Palais, et ces Bois enchantés, et tout ce qu’on y voit des charmantes avantures ce n’est qu’une petite idée de la vie que mènent les Sages, et de ce que le monde fera quand ils y feront régner la Sagesse. On n’y verra que des Héros, le moindre de nos Enfans sera de la force de Zoroastre, Apollonius, ou Melchisedech, et la plûpart seront aussi accomplis que les Enfans qu’Adam eût eus d’Eve s’il n’eut point péché avec elle.

Ne m’avés-vous pas dit, Monsieur (interrompis-je), que Dieu ne vouloit pas qu’Adam et Eve eussent des Enfans, qu’Adam ne devoit toucher qu’aux Sylphides, et qu’Eve ne devoit penser qu’à quelqu’un des Sylphes ou des Salamandres ? Il est vray (dit le Comte) ils ne devoient pas faire des Enfans par là voye qu’ils en firent. Votre Cabale, Monsieur (continuay-je), donne donc quelque invention à l’Homme et à la Femme de faire des Enfans autrement qu’à la méthode ordinaire ? Assûrément (reprit il). Hé, Monsieur ! (poursuivis-je) apprenés là moy donc, je vous en prie. Vous ne le saurez pas d’aujourd’huy, s’il vous plaît ; (me dit-il en riant.) Je veux vanger les Peuples des Elémens, de ce que vous avés eu tant de peine à vous détromper de leur prétenduë diablerie. Je ne doute pas, que vous ne soyés maintenant revenu de vos terreurs panniques. Je vous laisse donc pour vous donner le loisir de méditer et délibérer devant Dieu, à quelle espèce de Substances Elémentaires il sera plus-à-propos pour sa gloire et la vôtre de faire part de votre immortalité.

Je m’en vay cependant me recuëillir un peu, pour le Discours que vous m’avés donné envie de faire cette nuit aux Gnomes. Allés-vous (luy dis-je), leur expliquer quelque chapitre d’Averroës ? Je croy (dit le Comte) qu’il y pourra bien entrer quelque chose de cela ; car j’ay dessein de leur prêcher l’excellence de l’Homme, pour les porter à en rechercher l’alliance. Et Averroës après Aristote, a tenu deux choses qu’il fera bon que j’éclaircisse ; l’une sur la Nature de l’Entendement, et l’autre sur le Souverain-Bien. Il dit qu’il n’y a qu’un seul Entendement Créé, qui est l’image de l’Incréé, et que cet unique entendement suffit pour tous les Hommes ; cela demande expli cation. Et pour le Souverain-Bien, Averroës dit, qu’il consiste dans la conversation des Anges ; ce qui n’est pas assez Cabalistique, car l’Homme dés cette vie, peut, et est créé pour joüir de Dieu, comme vous entendrés un jour et comme vous éprouverés quand vous serez au rang des Sages.

Ainsi finit l’Entretien du Comte de Gabalis. Il revint le lendemain, et m’apporta le Discours qu’il avoit fait aux Peuples Soûterrains ; il est merveilleux ! Je le donnerois avec la suites des Entretiens qu’une Vicomtesse et moy avons eus avec ce Grand Homme, si j’étois sûr que tous mes Lecteurs eussent l’esprit droit, et ne trouvassent pas ’mauvais que je me divertisse aux dépens des fous. Si je voy qu’on veüille laisser faire à mon Livre le bien qu’il est capable de produire et qu’on ne me fasse pas l’injustice de me soupçonner de vouloir donner crédit aux Sciences Secrètes, sous le prétexte de les tourner en ridicules, je continuëray à me réjoüir de Monsieur le Comte, et je pourray donner bien tôt un autre Tome.